Cependant, déjà dans cet aveu temporaire de banalité, de platitude, surgit la question du rapport de la langue à l'espace, au temps, et à l'unité structurelle et fonctionnelle vivante et singulière de chaque langue. Certes, on peut assigner historiquement au XVIII ème siècle (siècle de la raison et des lumières), l'émergence de la préoccupation à propos des langues, comme en témoigne d'ailleurs l'essai que Rousseau a consacré à ce thème (Essai sur l'origine des langues). Pourquoi peut-on être préoccupé par ce thème? N'est-ce pas d'un part par le sentiment humain de l'importance du temps, comme passé, histoire, évolution et devenir? Et d'autre part n'est-ce pas le souci d'établir une traçabilité du phénomène linguistique qui est à l'origine de la préoccupation de l'origine des langues? En effet ne se doit-on pas de penser l'interface, l'intersection problématique et féconde entre d'une part le caractère positif, matériel, social, des langues, et d'autre part leur rapport avec l'activité de l'esprit dans ses dimensions de raison, de langage, et de pensée? Bref, il semblerait que ce soit le problème du rapport entre la particularité et l'universalité qui soit posé à travers la question de l'origine des langues.
Se poser la question de l'origine n'est jamais un pur souci archéologique, historien, positif. Se profile en effet immédiatement à l'horizon la préoccupation de l'état actuel des langues, et leur devenir en fonction des modifications de l'existence dues à la perfectibilité et au progrès dans le temps. La question de l'origine apparaît en effet comme un thème majeur au XVIII ème siècle. A tel point que Rousseau, entre autres, a pu consacrer sa pensée à l'examen de l'homme dans l'état de nature (Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes), mais aussi à l'examen du devenir des sciences et des arts (Discours sur les sciences et les arts et si leur progrès a contribué à épurer les moeurs). Mais il a accompli cette démarche toujours animé par le souci du présent et de la détermination de solutions politiques (Le contrat social), ou anthropologiques (Emile ou de l'éducation, Julie ou la nouvelle Héloïse), en rapport étroit avec le souci du devenir humain.
Il en va ici de même avec le souci généalogique (la recherche d'une origine) et génétique (la reconstitution d'un processus de formation) appliqué aux langues. On sait d'emblée que les langues présentent une positivité de fait : leur multiplicité, leur diversité, leur détermination dans l'espace et le temps, leur exercice et usage transformatifs dans l'élément social. Mais par-delà cette positivité on pressent aussi que se trouve et se tient la question de leur rapport à la pensée (par la médiation de la faculté de langage) et au corps (par la médiation des sens, de l'imagination, des besoins et des passions). Dès lors il est nécessaire de déterminer la notion même d'origine selon trois axes. En effet on sait que les langues n'ont pas été entièrement faites et fabriquées par l'homme — à la différence par exemple des langages formels, informatiques, automatiques. Mais aussi on pressent qu'il reste à penser ce noyau principal dérobé derrière tout ce qu'on peut assigner de positivement constitué et institué dans la structure et la pratique des langues. Subsiste toujours ainsi (qui empêche que la recherche ne soit que gratuite), de déterminer ce qu'est le présent des langues — dans leurs réussites comme dans leurs déviations —, afin d'esquisser ce qui pourrait raisonnablement être leur devenir. L'origine des langues pourra donc s'entendre successivement selon trois axes. D'abord du point de vue de l'espace et de la mise en espace (originarité). Ensuite du point de vue de leur commencement dans le temps (originellité). Enfin, du point de vue de leur unité intrinsèque, dans l'examen de la question de savoir si elles maintiennent en elles toujours déjà une finalité, un but immanent (originalité).
Dès lors la question de l'origine n'apparaît plus comme exclusivement d'ordre philologique (muséal), historique (narratif), ou ethno-linguistique (anthropologique). Elle s'avère au contraire éminemment problématique (d'ordre philosophique et éthique), en ce qu'elle se déploie en une série de points de vue antinomiques et critiques. L'origine des langues est-elle absolue ou relative? Est-elle une intériorité ou une pure extériorité? Est-elle transcendante ou immanente? Est-elle naturelle ou conventionnelle? Prend-elle racine dans les besoins du corps ou dans les passions de l'âme?
Il semblera donc de bonne méthode d'inverser provisoirement le thème de l'origine des langues et de se préoccuper d'abord à l'inverse de ce qu'ont pu être les langues de l'origine (supposée) de l'homme — et si ce concept peut recouvrir un sens. En suivant ce fil directeur méthodologique de la traçabilité et de la régulation, peut-on montrer que l'origine des langues n'est nullement figée dans le temps? Cet acquis éventuel ne laissera-t-il pas l'espoir de comprendre leur état et statut présents, et d'esquisser un devenir possible? Mais d'abord qu'en est-il du rapport des langues à l'espace (localisation géographique) et à leur mise en espace (tissu social)?
On doit d'abord poser minimalement que parler c'est faire usage dune langue comme système de signes pour exprimer et communiquer ses sentiments et ses pensées. Il en découle que parler c'est toujours parler en un lieu et à partir (depuis) d'un lieu. Parler en effet c'est d'abord raconter, narrer, établir un récit qui retrace une continuité dans le temps : celle de phénomènes, d'événements et d'actions, comme celle d'états intérieurs et antérieurs de la conscience, de l'âme, de l'esprit. Mais pour inscrire cette narrativité dans l'élément du temps encore faut-il une référence (un appui) à une entité stable. C'est donc le rassemblement globalement stable qui fournit le premier élément essentiel à la pratique de la langue. En effet l'homme primitif (au sens de celui qui habite en premier la Terre), au sein d'une nature abondante voire luxuriante, n'a pu faire l'usage d'une langue au sens où nous l'entendons. Certes, il possédait l'organe du même nom, constitué nécessairement par la nature en vue d'un usage vital (ingérer et crier). Cet usage vital est au fond relatif à la fonction première de conservation. Mais il est lié aussi à la fonction seconde, qui consiste à fuir (en déclenchant par la modulation brute de sa propre voix un mouvement impulsif du corps), ou faire fuir (par le même mécanisme) le vivant susceptible de présenter un danger pour la conservation de soi.
Il ne faut cependant pas se leurrer, et accepter pour l'instant de laisser de côté l'idée religieuse d'une transcendance divine de la langue introduite en l'homme afin qu'il nomme et dénomme les choses. L'espace ici envisagé est rien moins qu'utopique (adamique et édénique), il est l'espace vital commun à tous les vivants. Dans ces conditions, comme on le voit encore chez les animaux l'organe de la langue présente plusieurs fonctions de base. Il est d'ailleurs plus long et puissant chez les mammifères supérieurs que chez l'homme, car la fonction crée et façonne l'organe selon un principe biologique admis. Chez les animaux, il sert d'abord à exprimer (par des cris inarticulés, grognements, borborygmes et éructations diverses) la nécessité de l'accouplement (comme expression brute d'un besoin). Ensuite il sert à rasséréner et nettoyer par la caresse buccale : il n'y a d'ours mal léché que chez les humains, et par métaphore uniquement!
Dans ces conditions de prédominance d'un espace brut, primitif, non différencié symboliquement (espace vital et non espace social), il est certain que la langue — comme système ustensilaire et utilitaire de communication, de conversation et de conservation spirituelle — n'est pas possible. Car il n'y a rien à dire, rien à raconter. Aucune continuité dans le temps n'est possible ni souhaitable, seul règnent l'immédiateté et l'instantanéité du besoin ponctuel et sa satisfaction aléatoire. Il est d'ailleurs étonnant de noter que par un affinement successif la langue comme organe finit par désigner la langue comme système symbolique et articulé de signes. Ce résultat est sans doute imputable à la métaphore (déplacement de sens), puis à la métonymie (considération d'une partie pour désigner le tout), enfin à la synecdoque (détermination du caractère principal d'une partie pour désigner l'ensemble).
Mais cette équivalence des dénominations (homonymie) ne se trouve précisément peut-être pas dans toutes les langues, tellement celles-ci sont riches, variées et pleines de ressources et d'expédients. "Par divers moyens on arrive à pareilles fins", "Quel sujet merveilleusement divers et ondoyant que l'homme" (Montaigne). L'entité matérielle, anatomo-physiologique, qu'est la langue, passe de sa fonction la plus basse — ingérer, moduler des cris d'attraction et de répulsion, caresser, rasséréner et nettoyer — à sa fonction la plus haute : moduler des expressions de sens, signes de l'activité la plus haute de l'esprit, de la pensée et de la raison.
Ce passage est précisément rendu possible par la réappropriation de l'espace vital en espace social, stable, espace de communications et d'échanges verbaux. On peut ainsi supputer une certaine originarité des langues dans la lente constitution et institution d'un espace qui devient un lieu, dans lequel on parle et duquel on parle. En témoigne ce qu'a rendu possible le progrès de la culture, à savoir une véritable Poétique de l'espace (Bachelard), où le génie de la langue et la singularité de son utilisateur se donnent carrière pour décrire, articuler, et raconter les différents lieux de vie. Au départ l'espace n'est qu'un champ, autrement dit un ensemble de possibilités, de virtualités et de potentialités, permises par la conformité aux lois de l'expérience. Puis il s'affine en territoire, en un mot l'inscription et la détermination de limites qui rendent possible la stabilité, en atténuant le caractère métastable de la précarité dans la primitivité. Enfin apparaît la constitution d'un domaine, c'est-à-dire un espace social maîtrisable, transformable, dans lequel la culture se déploie rationnellement.
Alors les langues (organes individuels) se dé-lient, se dé-prennent de l'assujettissement à des besoins massifs et unilatéraux. Mais par compensation elles se lient, se relient et s'allient d'une autre manière, plus spirituelle. Cette mise en espace apparaît dès lors comme la condition de l'émergence du sentiment qu'autrui existe, en tant que sa présence peut instituer un régime stable de l'usage de la langue. On ne parle (et on ne peut parler) qu'à l'autre. Le soliloque n'est jamais que l'introjection de l'autre, par dédoublement rationnel, sous la figure du même. On comprend ainsi par illustration génétique, la profonde remarque de Saussure dans son Cours de linguistique générale, selon laquelle la langue est un système clos de différenciations pourtant non figées. Cette clôture, pour effective qu'elle soit, reste d'ordre organique. Sa structure plastique en effet permet l'infusion de modifications provenant de configurations extérieures. Tout comme un corps vivant est clos (il possède une unité interne), mais s'établit dans une relation osmotique avec son milieu extérieur : il procède à des échanges et des modifications tout en conservant son unité.
De tout temps les langues sont donc vivantes bien que transformatives. A l'intérieur du discours, d'après ce qu'on peut appeler le théorème de Platon (Auroux, Philosophie du langage), s'effectuent un entrelacement et un entrecroisement de verbes et de noms pour assurer sa trame : onomaï kaï rhémaï kata sumplokeïn. De même la langue émerge d'une communauté à travers la profération individuelle qu'elle contribue à transformer en retour (thèse de Sapir-Worf). La langue est utilisée par le locuteur individuel pour représenter son monde social, qui en retour ne cesse d'en modifier, toujours organiquement selon le principe du système clos mais vivant, les configurations diverses. Autrui apparaît évidemment dans ces conditions comme le médiateur par excellence de ce processus d'émergence, de transformation, de confirmation et conservation de la langue, par son usage et sa pratique conversationnels. La présence et le mouvement des corps individuels — en fonction des situations concrètes extérieures — constituent par les gestes, les attitudes, les conduites, les mimiques, les postures, à la fois un élément extérieur et une force intérieure dans la constitution d'une langue.
Cependant, en tout état de cause, l'analyse du rapport de la langue à l'espace ne serait pas complète, si n'était prise en considération, non plus l'appropriation de l'espace, mais le déplacement dans l'espace. C'est un fait archéologique et paléontologique incontestable que des migrations importantes de groupes humains, à partir d'une certaine stabilité interne acquise, ont dû avoir lieu, à partir de pressions objectives externes. Doivent par conséquent être pris en compte les changements de climat, la raréfaction du biotope, les modifications de la configuration du relief (sur de grandes échelles de temps). Doit aussi y être ajoutée la pulsion aventureuse de l'humain (due à ses potentialités indéfinies. Nietzsche nous le rappelle: "L'homme est l'animal le plus aventureux, le plus courageux, le plus exposé", car précisément l'homme est de fait "l'animal dont le caractère propre n'est pas encore défini".
Dans ces migrations, ces collapsus, les systèmes de langue restent globalement clos, mais se modifient de l'intérieur dans les différenciations de leurs éléments. Se posent dès lors des problèmes de traduction, de passage d'une langue à une autre, et leurs conséquences. On peut observer comme conséquences par exemple l'abandon de certaines formes, la contamination de certaines autres. La migration d'Est en Ouest, du Sud au Nord, constitue donc aussi une partie de l'originarité des langues. Il est indéniable qu'il y a une raison explicative à la différence des sons des langues du Nord (gutturaux, cassants) et du Sud (volubiles, labiles, presque volatils). On peut aussi noter une différence dans l'exercice, l'usage et la pratique de la langue : sobre et parcimonieux dans le Nord, exubérant et généreux dans le Sud.
On peut se trouver en mesure, à ce stade de la réflexion, d'esquisser une détermination des cinq figurations problématiques de l'origine des langues, posées en introduction.
1°/ L'origine des langues n'est pas absolue, donnée en soi et par soi, mais plutôt relative, liée et limitée au mouvement dans l'espace et à la constitution de l'espace social.
2°/ L'origine des langues n'est donc pas transcendante, comme aurait pu l'accréditer la représentation religieuse du don divin d'un usage originaire (utopique) complet de la langue.
La Tour de Babel n'est qu'un récit religieux, de nature mythique Il n'a jamais existé une seule langue, qui aurait rendu l'homme puissant et orgueilleux et aurait déterminé Dieu à la faire éclater par al confusion en vue d'un affaiblissement. On peut montrer au contraire que la diversification des langues est la marque de l'enrichissement de l'esprit plus qu'un appauvrissement, en ce qu'il ne perçoit plus unilatéralement la réalité, mais s'enrichit de la multiplicité des points de vue sur le réel, par la médiation de la traduction — mais il est vrai aussi que le Diable parle toutes les langues! L'interprétation rationnelle de ce mythe consiste à comprendre que c'est l'appétit de pouvoir qui provoque l'incompréhension et la confusion. L'originarité de la langue semble au contraire immanente à sa mise en espace. Elle se déploie en effet de l'intérieur selon des lois intrinsèques, qui intègrent évidemment les conditions d'existence.
3°/ Mais pour autant cette originarité des langues n'est pas une pure intériorité, innée, mais se constitue, s'acquiert progressivement dans un mouvement incessant d'extériorité. Le système de chaque langue est clos, organiquement, mais mécaniquement et matériellement ouvert. Cette clôture est comme celle d'un organisme vivant, dont la vie est ce principe d'unité interne, cette entéléchie première. Cette ouverture est en revanche condition de ses échanges et de ses représentations, qui ne peuvent prendre leur source que de l'extérieur, car vivre c'est agir selon des représentations.
4°/ En outre cette originarité des langues ne présente nullement le caractère de naturalité — au sens d'une immuabilité, d'une unité et d'un nécessité —, mais plutôt celui de conventionalité. C'est en effet un débat traditionnel depuis le Cratyle de Platon, de chercher à déterminer si l'origine de noms est naturelle ou conventionnelle. La thèse naturaliste admet que les noms représentent directement des idées immuables qui existent par nature et en soi. La thèse conventionnaliste au contraire est le fruit d'une concertation raisonnable qui tient compte dans la dénomination des effets du temps et de l'utilité concrète de la langue. Ce peut en effet être une tendance irrépressible de l'esprit que d'assigner aux langues une origine immuable, donc naturelle. Mais les faits démentent cette position.
Le génie de chaque langue peut sans doute s'offrir à un usage national (l'usage des natifs qui croissent dans cet élément initial) et un usage naturel, au sens où la langue possède déjà une certaine unité qui la dispense pour être efficace d'être travaillée et rendue savante. Mais ces deux dispositions n'en attestent pas moins, par la variété de ses figures positives, la présence d'un travail collectif de concertation au fil immémorial du temps. On sait que le lien social atteint sa forme la plus riche, solide et achevée, par un lent travail de concertations et de conventions raisonnables, qui intègrent des paramètres comme l'habitude, la nécessité, les fantaisies. De même une langue, même si elle forme toujours un système clos organiquement, atteint cependant la perfection de son contenu en s'enracinant dès son originarité dans le principe du conventionnalisme. Ce principe du conventionnalisme s'appuie sur la discussion, l'examen, le dialogue, trois formes qui participent au contenu qu'elles ont en charge d'élaborer, non par une circularité stérile, mais par une osmose féconde.
5°/ En fin, "last but not least", la question de l'originarité de langues (question de l'origine de leur lieu ou de leur lieu d'origine), rencontre nécessairement l'alternative problématique de savoir si elles dérivent de l'expression des besoins ou de la représentation des passions. On sait que Rousseau dans son Essai sur l'origine des langues tente de réfuter la position de Condillac. Pour celui-ci en effet ce sont les besoins et leur irrépressible tendance à la manifestation expressive en vue d'une satisfaction immédiate (ou médiate), qui déterminent le recours la constitution progressive de langues.
Qui, de Rousseau ou de Condillac, se rapproche le plus de la vérité? Comme partout, le faux n'est pas tant l'extériorité de la vérité que son incomplétude, autrement dit sa perception unilatérale (position de Hegel). Il n'est sans doute pas faux de dire que l'usage de la langue a partie liée avec l'expression des besoins et la nécessité de les satisfaire de manière urgente ou médiatisée. Cette position s'inscrit dans une perspective sensualiste cohérente selon laquelle toutes nos représentations dérivent des sens et y retournent.
Cependant on est droit de concevoir que cette position est incomplète, car elle ne perçoit qu'une partie de la réalité : vraie dans ce qu'elle affirme, fausse dans ce qu'elle nie (position de Leibniz).
C'est ce que voit finement Rousseau en montrant par des arguments d'extériorité et d'intériorité que la position de Condillac ne recouvre pas toute la réalité. En effet, d'une part, il est cohérent d'admettre que l'homme dans l'état de nature, au sein d'une nature abondante et facile, n'éprouve aucun mal à satisfaire le besoin sans l'aide d'autrui (dont la présence est liée à la communication de l'aide ou à l'association). Pourquoi dès lors se compliquerait-il la vie à inventer une langue ou un système de signes destinés à communiquer ses besoins et les intentions de les satisfaire (avec l'aide d'autrui ou malgré lui)? C'est seulement après une modification extérieure de la nature, qui va dans le sens d'une raréfaction et d'une précarité croissantes — le fameux écart fatal (clinamen, parenklisis) de l'axe de la Terre — qu'il en éprouve deux effets corrélés.
D'une part il ressent la nécessité de se rassembler et d'émigrer, et ressent des passions qui n'existaient pas dans l'état de nature. S'ensuivent alors nécessairement des rapports de comparaison et de concurrence aux autres, des inclinations au commandement, à la vanité, à l'orgueil, étouffant la pitié et l'amour de soi.
Mais aussi peut intervenir comme par un processus de compensation la perfectibilité comme état de fait, inscrite dans la nature de l'homme, mais qui ne peut seulement commencer que dans le temps de la raréfaction et de la pénurie. Par parenthèses et pour prolonger l'idée de Rousseau d'une certaine dialectique de la nature (qui se retire pour favoriser la nature de l'homme), on peut espérer que le nihilisme actuel qui dure depuis trois siècles, et qui est une autre figure de la raréfaction, va permettre une ré-initialisation, un début inchoatif d'une nouvelle perfectibilité humaine, d'un nouveau mode inouï de sa perfectibilité. C'est ce que croyait Nietzsche qui pourtant n'aimait pas Rousseau : la raréfaction et le rétrécissement de la figure humaine sont susceptibles de faire émerger la figure du surhumain.
En tout état de cause, et quoi qu'il en soit, les passions naissent de tels rapprochements et rassemblements, dus à des modifications externes des conditions, alors qu'elles étaient au préalable ensevelies dans la sphère purement sensible de l'existence. Les sens en effet sont clos sur eux-mêmes et réglés immuablement sur les besoins vitaux minimaux (se conserver, se reproduire). Les passions au contraire sont ouvertes, aventureuses, mais susceptibles en revanche, par compensation, d'être traitées et sublimées par la perfectibilité. C'est d'ailleurs autour du fameux "pur cristal des fontaines", que des humains en se retrouvant communiquent leurs passions, autrement dit le sentiment de la différence de soi et d'autrui, et ce qui s'ensuit. L'interprétation de Rousseau est donc plus complète, et ainsi plus satisfaisante, que celle de Condillac, qui n'en représente qu'un moment initial.
L'erreur de Condillac n'est pas tant une extériorité radicale au vrai qu'une incomplétude ou unilatéralité dans l'élément du vrai. Elle est d'avoir projeté un mécanisme abstrait, modélisé sur la figure de l'homme, dans une recherche pourtant légitime de l'origine. Mais cette recherche reste statique et figée. Comme si l'homme pouvait se satisfaire uniquement de ses sens! (position que toute expérience ne cesse de démentir). Cette recherche n'est pas dynamique et génétique, elle ne laisse pas sa place au temps, à l'histoire, à la perfectibilité.
Si on prend par ailleurs l'usage et l'exercice de la langue dans sa dimension de commandement, de domination et de pouvoir, il apparaît qu'elle est liée aux passions, et qu'elle était nulle et non avenue dans les circonstances primitives d'isolement et d'abondance.
Car il faut nécessairement un espace social (même minimal et embryonnaire) et des limites certaines qui lui assurent sa stabilité, pour que naisse cette passion de dominer, de commander, de persuader, et d'accéder ainsi par l'effet de la parole et de l'invocation des mots à la reconnaissance d'une image (fut-elle artificielle et falsifiée) de soi par les autres. Cet usage abusif de la langue peut être interprété comme le dérèglement d'un corps vivant, organiquement. Il n'est au fond que l'usage pervers, perverti, "dé-généré", de l'usage de la langue initiale. Cet usage initial pouvait s'entendre comme expression d'un chant et d'une musicalité poétiques, non pas tant de la vie que du rapport entre la vie (la nature dans ce qu'elle a de serein) et ce vivant particulier, spirituel, qu'est l'homme.
L'intuition fondamentale de Rousseau — qu'il a d'ailleurs appliqué à sa propre personne en se tenant à l'écart — est que la proximité et la promiscuité, dues à une compression et réorganisation de l'espace, engendrent à la fois des passions et l'outil (la langue) pour les satisfaire. L'insociabilité, le désir de commander s'entendent dès lors comme le souci, dans la sociabilité naissante, d'une part de démultiplier le pouvoir par la force et le pouvoir des mots et de leurs combinaisons dans la langue, et d'autres part en retirer un profit symbolique dans la satisfaction d'être préféré aux autres. C'est précisément tout le mystère de l'insociable sociabilité — Kant prolonge et achève l'intuition de Rousseau — que de rendre possible une résolution harmonieuse de ce conflit fondamental dont la langue reste l'outil privilégié. On pourrait presque dire que l'origine réside dans la langue, même s'il reste inexact de dire que l'origine de la langue demeure dans le pouvoir, sa condition de possibilité et son effectuation.
Ainsi le lieu de parole où s'exerce l'usage de la langue par la faculté de langage, permet de s'approprier le discours sur un lieu, qui est celui du pouvoir.
Mais en tout état de cause la question du lieu ne suffit pas pour analyser l'origine possible et éventuelle des langues. Certes, l'ethnolinguistique examine les déterminations spatiales des langues et les pense comme enracinées dans un espace social de communication, d'échanges et de pouvoirs : commandements, injonctions, persuasions, magie invocatoire des mots, des tournures sacrées et rituelles. Mais il reste à penser en un second temps, consacré à l'histoire, au récit et à la perfectibilité, l'éventualité et la possibilité d'une origine temporelle des langues.
Il sera donc maintenant question de l'originellité, si l'on nous pardonne ce néologisme qui met en symétrie les trois figures de l'origine. Il n'y a sans doute pas tant un temps de commencement des langues qu'un commencement du temps de langues, temps exactement coextensif à l'homme lui-même. Car l'origine de l'homme est spirituellement inassignable, il est toujours déjà donné comme un tout, malgré la récurrence des fables qui entreprennent de persuader d'une dissociation de ses facultés. Ce n'est sans doute pas tant le problème abstrait, et sans doute comme tel illusoire, du commencement dans le temps, des langues — ni celui, tout aussi suspect, du commencement du temps des langues —, que celui de leur perfectibilité, qu'il nous faut maintenant examiner.
Nous avons vu en effet quel rôle jouent l'espace et la transformation de ses figures dans la constitution des langues. Maintenant examinons quel rôle peut jouer le temps dans l'accomplissement d'une langue. Les langues émergent d'un certain lieu qu'elles contribuent à constituer et dont elles maintiennent une certaine permanence dynamique. Mais simultanément — car le temps est tout autant que l'espace la forme de l'humaine condition —elles émergent d'une certaine continuité créatrice de la durée, qu'elles contribuent en retour, par l'usage récitatif, narratif et historique qu'on en fait, à en confirmer la stabilité.
Certes, on ne saurait nier l'existence de langues de tradition orale, dans lesquelles seule al continuité physique de la transmission est assurée. Certaines de ces langues — parmi les quelques six mille qui existent encore actuellement — sont vivantes, mais on observe qu'elles n'ont pas évolué. On les nomme des langues fossiles (Hagège, l'homme de paroles). Cette découverte tendrait à prouver que la condition de perfectibilité dans le temps, d'une langue, est sa grammatisation ou son alphabétisation (Auroux, Philosophie du langage). Ce sont des processus par lesquels on fixe et systématise les items phonétiques et sonores d'une langue, à l'origine bien évidemment de nature orale. Ce fait n'a été possible dans l'histoire humaine que par l'apparition de l'écriture (en 3000 avant notre ère). Cette première révolution techno-linguistique précède l'invention de l'imprimerie, comme objectivation et diffusion exponentielle de l'écriture. Cette deuxième révolution techno-linguistique rend possible la toute récente invention des langues formelles, dans le cadre d'une tentative de digitalisation de l'esprit : automatisation, traduction, documentation, logique, informatique.
Dans ces conditions, quoi qu'il en soit et en tout état de cause, on est par conséquent légitimement amenés à se poser la question de savoir si une langue atteint sa perfection, son achèvement, à partir du moment où elle est déposée dans l'écriture. L'écriture apparaîtrait alors comme le pivot temporel, indéfiniment perfectible, qui marquerait la véritable origine des langues, comme commencement des langues dans le temps de l'écriture.
Mais l'écriture n'ouvre-t-elle pas aussi à une multitude de déperditions, dégradations et déprédations de la langue? En témoignent par exemple la publicité écrite, et la profusion des écrits insipides ou tendancieux. Ce commencement des langues, vers quelle fin, pour quels buts, par référence à quel type de début, est- il amorcé?
On connaît les célèbres récriminations contre l'écriture, de Platon (Phèdre) puis de Rousseau (Essai sur l'origine des langues, Emile ou de l'éducation), qui ne se privaient pourtant pas, contradictoirement, de ce moyen pour le dénoncer. Certes, il est indéniable, à la décharge de l'écriture, que ce moyen a été complètement inventé et fait par les hommes. Son origine est donc parfaitement assignable, à la différence de l'oralité, dont l'origine se perd dans la nuit des temps. Or, on ne comprend bien que ce que l'on a fait soi-même (thèse de Vico sur l'histoire).
On ne cherchera cependant pas à développer une thèse peut-être excessive, selon laquelle l'écriture comme forme et intention pré-existerait de tout temps à toute oralité. Cette perspective (Derrida, De la grammatologie) pose que subsiste une archi-écriture, ensevelie sous la polarisation de la langue orale. Cette archi-écriture serait au principe de toutes les différenciations des langues et de leurs éléments. L'étude en serait la grammatologie (science nouvelle, dont le néologisme revendiqué par Derrida se réfère néanmoins à une occurrence plus ancienne), qui chercherait à nous déprendre de la tyrannie traditionnelle de la langue parlée. On peut admette néanmoins que l'écriture présente au moins le mérite de conserver, restaurer et protéger la parole orale. Elle marque sans doute le commencement d'une rationalisation de l'esprit, qui peut paraître menacer la vie même de la langue, dans sas dimension native, naturelle, maternelle. En effet, la perfectibilité de l'écriture ne va-t-elle pas jusqu'à faire tendre à une recherche de la langue universelle, de la langue formelle absolument univoque? Ne permet-elle pas de rendre savante, pour partie, une langue d'abord commune? Mais d'un autre côté elle rend possible la philologie, autrement dit l'amour et l'étude du texte et des textes, le désir corrélatif de comprendre, restaurer et conserver ce qui a été déposé, inscrit. On est donc en droit de se demander si c'est la pratique orale ou la pratique écrite d'une langue qui la rend la plus apte à se perfectionner dans la continuité du temps.
On peut (sup-) poser, comme c'est probable, que l'origine téléologique d'une langue est de permettre le maintien d'une unité vivante et dynamique de l'esprit humain dans le temps — ce qui serait la finalité essentielle des langues et la condition de leur véritable début. Dans ces conditions ne doit-on pas constater que la prolifération de l'écriture sous toutes ses formes, sous tous ses modes, et dans tous ses contenus, menace d'engloutir et d'ensevelir cette unité originelle?
Certes, le pessimisme et l'alarmisme ne constituent pas une bonne méthode d'analyse philosophique, et ils apparaissent même comme l'abandon de toute méthode. Il est nécessaire d'aller dans le sens de l'histoire et d'admettre que, puisque l'écriture est un fait attesté — car elle présente le caractère d'une maîtrise totale de l'humain, qui l'a entièrement fait, à la différence de l'oralité —, elle s'intègre dans un destin qu'il s'agit de penser. On admet donc que l'émergence de l'écriture constitue l'origine véritablement temporelle des langues, en ce qu'elle leur permet de se compléter, d'accéder à une figure plus haute d'elles-mêmes. L'écriture vérifie la langue, la rend vraie, elle la rend plus complète, moins unilatérale, et au fond plus vivante en un sens spirituel. Cette perspective évite de sombrer dans la nostalgie illusoire régressive d'un temps de l'oralité pure.
Ce qui est perdu de la langue par l'écriture, se retrouve intégré à elle sous une autre forme, selon le principe universel de la compensation (Leibniz). La seconde révolution techno-linguistique (l'imprimerie), malgré ses excès, ses perversions, reste globalement positive et permet la diffusion et le contrôle de la pensée. Mais elle permet aussi sa sauvegarde et son déploiement, malgré la prolifération superfétatoire, la confiscation au profit du pouvoir, et peut-être la sclérose de l'imagination vivante. La troisième révolution techno-linguistique, celle de la constitution logique et cohérente des langues formelles, va aussi dans le sens du progrès de l'histoire. Il ne s'agit pas ici des dérivations naïves : faire "parler" un ordinateur, traduire mécaniquement, réduire toutes les langues à une seule, faire "parler" les animaux. Ce ne sont ici que des résultats de la recherche dont les effets pourront être intégrés à des voies plus fécondes. Il s'agit en effet de produire une parole artificielle qui permette d'utiliser des signes. Cette troisième révolution (d'abord l'écriture, puis l'imprimerie, enfin le langage formel) permet de comprendre le mécanisme et la finalité (mécanique) de l'usage de la langue, afin de l'orienter, dans sa forme écrite et orale, vers une purification et une régénération.
Ces constatations ne doivent pas nous empêcher alors, après avoir assigné une origine spatiale et une origine temporelle aux langues, d'examiner une éventuelle origine poétique des langues. Cette origine créatrice (fondée sur l'imagination réglée par le sens) constituerait alors l'unité intrinsèque des langues, par-delà les vicissitudes de l'histoire et les avatars de l'espace et du temps.
Qu'en est-il donc de l'originalité des langues? Comment penser l'origine des langues comme unité vivante, créatrice et intrinsèque? Il n'y a pas tant une caractère idiotique qu'un caractère génial, qui affecte profondément chaque langue. Plus que les idiomes de chaque langue, c'est le génie de chaque langue qu'il convient d'examiner et d'envisager comme origine essentielle, en un mot comme ouverture vivante et finalisée vers sa propre affirmation et confirmation dans la sphère du sens.
Une langue est d'abord constituée de mots, de noms (propres ou communs, sujets ou adjectifs) et de verbes. Par-delà son usage utilitaire ou scientifique, c'est la présence poétique de la langue qui se découvre. Comme un corps vivant constitue sa propre substance en fonction des lois internes qui le gouvernent, la langue, le corps de la langue, se fait par une activité poétique, au sens d'une fabrication. L'ethnolinguistique montre la constitution de la langue dans l'espace, la philologie découvre la constitution de la langue par l'étude chronologique des textes.
Mais c'est à la poésie qu'il revient, comme activité étymologique (au sens non technique) d'indiquer l'unité profondément originale de chaque langue. La traduction de tout poème est ou bien un autre poème, ou bien de la prose : l'échec de toute traduction poétique, prouve le caractère idiosyncrasique de toute langue particulière. Chaque langue peut en effet se penser comme une monade qui se déploie et se déplie selon ses lois internes, tout en demeurant en harmonie avec les autres langues. De même que tout poète est un créateur individuel (comme tout artiste), chaque langue est à elle-même son propre créateur vivant. Certains poètes restent incompréhensibles, ésotériques, mais nullement inintelligibles, car c'est d'une forme commune de la langue dont ils usent, introduisant dans la liaison d'éléments communs un sens cependant inouï. La preuve en est que dans chaque mot, nom ou verbe, réside une étymologie, un étymon, une racine, enveloppée et protégée dans la gangue formelle de son usage commun, édulcoré. Cet étymon contient tout l'imaginaire lié à une langue, comme expression particulière et singulière de l'esprit. Ce point de vue, sans portes ni fenêtres (sauf les simplifications fonctionnelles inhérentes à la forme utilitaire de la langue), signe la présence de l'esprit infini dont participe l'esprit fini de l'homme en la multiplicité de ses figures.
En ce sens tout élément de la langue est toujours déjà en son fond une métaphore, un univers poétique riche de sens et déployable selon une unité et une cohérence de l'imaginaire qui s'y est abrité. C'est précisément l'originalité de Vico dans sa Science nouvelle, en tant que penseur synthétique du langage et de l'histoire, d'avoir montré comment la langue recèle toute la sagesse poétique d'une nation. En effet cette sagesse poétique des nations rassemble et recueille en ses éléments toutes les déterminations de lieu (originarité) et de temps (originellité), qui affectent essentiellement son originalité, son génie, son unité profonde, développable dans le lieu, dans la durée, mais toujours profondément liée à sa vie unitaire propre.
Nous sommes sans doute désormais en mesure d'assigner à la question et au thème de l'origine des langues deux déterminations globales et essentielles (qui sont au fond des déterminités objectives). D'une part la vie de l'esprit, d'autre part l'amour de l'esprit pour lui-même. Ce résultat est rendu possible par une déduction progressive d'une synthèse des trois dimensions de l'originarité, de l'originellité et de l'originarité, dans leur rapport respectif au lieu, à la durée, à l'imaginaire, dimensions maintenues dans l'unité vivante et systémique de toute langue. La vie de l'esprit reste mystérieuse pour un esprit fini, mais elle demeure un fait, le fait de ce qui ne cesse de se faire, dans sa figure finie, à travers son incarnation vivante dans le corps d'une langue. Certes, ce corps, s'il présente une unité intrinsèque indéfectible, n'en reste pas moins dans l'interaction avec l'extériorité. Il peut se dégrader, se déformer, vieillir, mourir, mais l'idée de sa vie propre reste éternelle. De même les langues peuvent se dégrader, s'appauvrir, se déformer, s'exténuer et s'éteindre, sous l'impulsion d'exploitations et de confiscations diverses. Mais elles n'en demeurent pas moins le témoin martyr du principe et de la finalité de l'esprit fini humain, développant sous la figure de sa finitude une dimension de l'esprit infini. L'origine des langues est donc ce qui, dans l'origine de chaque langue, constitue à la fois son principe et sa fin toujours déjà contenus l'un dans l'autre : pure entéléchie, pure énergie ergative et poïétique.
Dans ces conditions, il n'est pas excessif de dire que l'élément même de cette origine vivante est l'amour spontané et naturel que chaque esprit fini se voue et s'avoue à lui-même. La langue est donc cet esprit de feu (les langues de feu de l'esprit saint qui descendent sur les apôtres à la Pentecôte) dans lequel chaque esprit respire, se meut et tient. Cette ouverture origo-organique ne cesse de débuter d'elle-même et de se reconduire incessamment à son point d'achèvement accompli. De l'enfant (où l'esprit fini se trouve encore endormi et enveloppé) jusqu'au philosophe spéculatif (dans lequel l'esprit s'est mis en marche et en acte), cet amour de la langue qui en constitue l'origine la plus sublime se dévoile comme marque essentielle, sous sa figure finie, de l'amour que l'esprit infini se porte incessiblement, inamissiblement à lui-même, sous la triple forme, écrite et orale, de la langue maternelle, commune et savante. En ce sens la philosophie de la langue se résorbe dans l'amour rationnel de la langue. Elle assume ainsi tout à la fois la déontologie — maximes conversationnelles de Grice et de Locke —, la rigueur scientifique, et la richesse poétique qui forment toutes trois l'éthique même de la langue.
Christophe Steinlein (janvier 2004).
Ces constatations ne doivent pas nous empêcher alors, après avoir assigné une origine spatiale et une origine temporelle aux langues, d'examiner une éventuelle origine poétique des langues. Cette origine créatrice (fondée sur l'imagination réglée par le sens) constituerait alors l'unité intrinsèque des langues, par-delà les vicissitudes de l'histoire et les avatars de l'espace et du temps.
Qu'en est-il donc de l'originalité des langues? Comment penser l'origine des langues comme unité vivante, créatrice et intrinsèque? Il n'y a pas tant une caractère idiotique qu'un caractère génial, qui affecte profondément chaque langue. Plus que les idiomes de chaque langue, c'est le génie de chaque langue qu'il convient d'examiner et d'envisager comme origine essentielle, en un mot comme ouverture vivante et finalisée vers sa propre affirmation et confirmation dans la sphère du sens.
Une langue est d'abord constituée de mots, de noms (propres ou communs, sujets ou adjectifs) et de verbes. Par-delà son usage utilitaire ou scientifique, c'est la présence poétique de la langue qui se découvre. Comme un corps vivant constitue sa propre substance en fonction des lois internes qui le gouvernent, la langue, le corps de la langue, se fait par une activité poétique, au sens d'une fabrication. L'ethnolinguistique montre la constitution de la langue dans l'espace, la philologie découvre la constitution de la langue par l'étude chronologique des textes.
Mais c'est à la poésie qu'il revient, comme activité étymologique (au sens non technique) d'indiquer l'unité profondément originale de chaque langue. La traduction de tout poème est ou bien un autre poème, ou bien de la prose : l'échec de toute traduction poétique, prouve le caractère idiosyncrasique de toute langue particulière. Chaque langue peut en effet se penser comme une monade qui se déploie et se déplie selon ses lois internes, tout en demeurant en harmonie avec les autres langues. De même que tout poète est un créateur individuel (comme tout artiste), chaque langue est à elle-même son propre créateur vivant. Certains poètes restent incompréhensibles, ésotériques, mais nullement inintelligibles, car c'est d'une forme commune de la langue dont ils usent, introduisant dans la liaison d'éléments communs un sens cependant inouï. La preuve en est que dans chaque mot, nom ou verbe, réside une étymologie, un étymon, une racine, enveloppée et protégée dans la gangue formelle de son usage commun, édulcoré. Cet étymon contient tout l'imaginaire lié à une langue, comme expression particulière et singulière de l'esprit. Ce point de vue, sans portes ni fenêtres (sauf les simplifications fonctionnelles inhérentes à la forme utilitaire de la langue), signe la présence de l'esprit infini dont participe l'esprit fini de l'homme en la multiplicité de ses figures.
En ce sens tout élément de la langue est toujours déjà en son fond une métaphore, un univers poétique riche de sens et déployable selon une unité et une cohérence de l'imaginaire qui s'y est abrité. C'est précisément l'originalité de Vico dans sa Science nouvelle, en tant que penseur synthétique du langage et de l'histoire, d'avoir montré comment la langue recèle toute la sagesse poétique d'une nation. En effet cette sagesse poétique des nations rassemble et recueille en ses éléments toutes les déterminations de lieu (originarité) et de temps (originellité), qui affectent essentiellement son originalité, son génie, son unité profonde, développable dans le lieu, dans la durée, mais toujours profondément liée à sa vie unitaire propre.
Nous sommes sans doute désormais en mesure d'assigner à la question et au thème de l'origine des langues deux déterminations globales et essentielles (qui sont au fond des déterminités objectives). D'une part la vie de l'esprit, d'autre part l'amour de l'esprit pour lui-même. Ce résultat est rendu possible par une déduction progressive d'une synthèse des trois dimensions de l'originarité, de l'originellité et de l'originarité, dans leur rapport respectif au lieu, à la durée, à l'imaginaire, dimensions maintenues dans l'unité vivante et systémique de toute langue. La vie de l'esprit reste mystérieuse pour un esprit fini, mais elle demeure un fait, le fait de ce qui ne cesse de se faire, dans sa figure finie, à travers son incarnation vivante dans le corps d'une langue. Certes, ce corps, s'il présente une unité intrinsèque indéfectible, n'en reste pas moins dans l'interaction avec l'extériorité. Il peut se dégrader, se déformer, vieillir, mourir, mais l'idée de sa vie propre reste éternelle. De même les langues peuvent se dégrader, s'appauvrir, se déformer, s'exténuer et s'éteindre, sous l'impulsion d'exploitations et de confiscations diverses. Mais elles n'en demeurent pas moins le témoin martyr du principe et de la finalité de l'esprit fini humain, développant sous la figure de sa finitude une dimension de l'esprit infini. L'origine des langues est donc ce qui, dans l'origine de chaque langue, constitue à la fois son principe et sa fin toujours déjà contenus l'un dans l'autre : pure entéléchie, pure énergie ergative et poïétique.
Dans ces conditions, il n'est pas excessif de dire que l'élément même de cette origine vivante est l'amour spontané et naturel que chaque esprit fini se voue et s'avoue à lui-même. La langue est donc cet esprit de feu (les langues de feu de l'esprit saint qui descendent sur les apôtres à la Pentecôte) dans lequel chaque esprit respire, se meut et tient. Cette ouverture origo-organique ne cesse de débuter d'elle-même et de se reconduire incessamment à son point d'achèvement accompli. De l'enfant (où l'esprit fini se trouve encore endormi et enveloppé) jusqu'au philosophe spéculatif (dans lequel l'esprit s'est mis en marche et en acte), cet amour de la langue qui en constitue l'origine la plus sublime se dévoile comme marque essentielle, sous sa figure finie, de l'amour que l'esprit infini se porte incessiblement, inamissiblement à lui-même, sous la triple forme, écrite et orale, de la langue maternelle, commune et savante. En ce sens la philosophie de la langue se résorbe dans l'amour rationnel de la langue. Elle assume ainsi tout à la fois la déontologie — maximes conversationnelles de Grice et de Locke —, la rigueur scientifique, et la richesse poétique qui forment toutes trois l'éthique même de la langue.
Christophe Steinlein (janvier 2004).
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