vendredi 7 juillet 2017

Y a-t-il une réalité du temps?

Quand on pose la question de savoir s'il y a une réalité du temps, on suppose tout d'abord nécessairement que la représentation empirique que l'esprit se donne du temps est problématique. Le sentiment qu'il y a du temps semble ne pas être aussi immédiat que l'opinion selon laquelle il y a du mouvement, des sensations ou de la matière. Pourtant nous faisons un usage courant du temps, ne serait-ce que par le minutage d'un mouvement ou d'une action en général. Nous employons instinctivement la notion de temps pour la remémoration et la représentation du temps qui fuit (le vieillissement, la dégradation). Ou bien, encore plus généralement, nous avons accès à la représentation d'une durée intérieure, d'un ensemble de moments qui s'étendent ou qui passent.

Pourquoi donc en vient-on alors à se demander si le temps est réel, s'il est une chose qui existe en soi et par soi, bien qu'elle ne puisse être saisie qu'abstraitement, de l'extérieur, dans la spatialisation de la perception ou concrètement de l'intérieur mais toujours de manière confuse et presque vertigineuse? Ou, plus modestement, pourquoi en vient-on à se demander si le temps est doté d'une quelconque forme de réalité, qui ne serait assurément pas du même genre que la réalité matérielle des objets tangibles?

On peut supposer pour répondre à cette interrogation que le temps nous apparaît sous un jour paradoxal. En effet, d'un côté il est la condition de la saisie de tout objet de l'expérience. Il est en effet la forme du sens interne, à laquelle doit nécessairement être rapportée toute représentation du sens extérieur, qui se déploie sous la catégorie de succession. D'un autre côté il n'apparaît pas lui-même comme une réalité parmi d'autres, juxtaposée à elles, alors que l'espace, qui est la condition de tous les phénomènes du sens externe, présent une dimension qui apparaît concrètement sous la configuration de la matière étendue et colorée.

Certes, l'expression la plus immédiate du temps est la mesure. C'est ce qui fait que le temps n'est pourtant pas rien, bien que sa réalité apparaisse problématiquement à l'esprit. Cette mesure est liée à la notion de mouvement dont le temps au sens banal et matériel du terme est la mesure. Si le temps n'est pas le mouvement il ne se réduit pourtant pas à celui-ci.

Dès lors la réflexion philosophique peut-elle tenter de dégager la spécificité humaine du contenu de l'idée de temps, comme unité des fins pratiques de la raison? Il est alors nécessaire de penser la possibilité de s'arracher aux apories immédiatement suscitées et constituées par la représentation intellectuelle du temps. La réalité du temps est-elle constituée par les concepts centraux liés à sa notion : l'instant, le passé, le présent, le futur? A quelles conditions peut-on prendre des distances respectueuses par rapport à la représentation imagée comme évolution créatrice d'une dimension métaphysique et ontologique de la durée?

Il convient dans une première approche de la recherche d'un contenu effectif de l'idée de temps, de savoir ce que l'on peut entendre exactement par le concept de réalité et ce qu'il recouvre en toute rigueur. Dans laquelle des déterminations de la notion de réalité, celle-ci peut trouver un sens pour le temps? Est réel en effet, un objet de la représentation qui n'est pas produit entièrement par l'esprit, mais qui se tient hors de lui (in re) par l'effet d'une subsistance en soi et par soi. Cependant il a été montré par Kant que le rapport sous lequel est subsumé l'ensemble des représentations que nous pouvons assigner à tel objet dépende de la structure transcendantale de la subjectivité.

La réalité du temps apparaît chez Kant comme une effectivité, celle de l'effectuation, par le processus du schématisme, de l'assignation d'une intuition à un concept correspondant. Le temps n'a donc pas une réalité absolue, figée, comme ordre immuable, dans les choses, de leurs rapports de succession. Mais il est une idéalité transcendantale en ce qu'il règle constitutivement la représentation perceptive que l'entendement tire du réel. Celui-ci ne peut donc nous être donné que dans le rapport aux conditions de possibilité de notre faculté de connaître. Kant a inversé l'opposition platonicienne entre l'idéalité empirique du réel (qui n'est que l'ombre des idées) et la réalité transcendante des idées (qui sont seules réelles véritablement). Cette opposition se retrouve maintenant dans la complémentarité entre la réalité empirique des phénomènes et l'idéalité transcendantale des formes par lesquelles l'entendement saisit l'unité des concepts de l'expérience.

Ainsi c'est par la critique de la position kantienne sur l'idéalité transcendantale du temps que prend tout son sens la question posée de la réalité (ou d'une réalité) du temps. Si le temps n'est qu'un point de vue (certes constitutif et donc inévitable) de l'esprit sur le réel, que reste-t-il de lui si l'on supprime par la pensée la possibilité même de la subjectivité transcendantale? Il faudrait en outre supposer que cette opération ne soit pas contradictoire, puisque supprimer la pensée par la pensée revient à réaffirmer celle-ci.

On pressent bien dans l'urgence de la question posée l'inquiétude propre à l'esprit qui, en la conscience modeste de sa propre finitude, s'enquiert d'un fondement plus solide des choses. Ainsi qu'en est-il du temps en particulier, comme fondement du rapport de l'esprit au monde? La très fragile et précaire faculté de connaître par la forme temporelle du sens interne peut-elle se prévaloir de donner accès à une quelconque réalité? Ainsi, de cette impuissance même la réalité du temps ne fait-elle pas elle-même problème?

C'est en effet à partir du moment où l'esprit commence à penser le concept de temps que les apories surgissent de concert et entreprennent de décourager une enquête à la fois nécessaire et problématique sur la nature du temps. L'esprit ne peut en effet pas s'empêcher constitutivement de s'inquiéter de la nature réelle ou irréelle du temps, tout en sachant tragiquement que l'objectivité recherchée sera manquée puisque le temporalité est impliquée dans la pensée même de la temporalité. Qu'en est-il donc de la réalité du temps? Certes une réalité porte toujours en elle une nature ou une essence, et inversement l'essence est ce qui dans la chose même peut être considéré comme le plus réel. Il est bien naturel à l'esprit d'entrer dans l'examen du concept de temps par une réflexion sur la mesure mathématique du mouvement telle qu'elle est rendue possible dans et par la constitution même de l'entendement, à partir de concepts abstraits d'instantanéité, de simultanéité et de numération par dénombrement. Or les idéalités mathématiques — l'instant, la simultanéité t1=t2 — et les opérations arithmétiques qui président à la mesure du mouvement et la rendent possible, existent effectivement dans l'esprit qui, par nature leur confère une certaine effectivité. Le problème reste que, si ces effectuations abstraites satisfont pleinement la nature de l'esprit, elles font du temps une simple dénomination abstraite et mathématique. Celle-ci apparaît certes en parfait accord avec les conditions et les pouvoirs de notre faculté de connaître, mais elles laissent échapper l'essentiel de l notion d temps. A tel point qu'il apparaît comme évident que la question : "Y a-t-il une réalité du temps?" ne pourrait être posée si l'esprit se trouvait entièrement satisfait par la reconstitution abstraite, par vues de l'esprit, du mouvement, entendu soit comme changement en général ou plus métaphysiquement comme évolution créatrice.

Or l'esprit reste insatisfait dans sa formulation inquiète d'une recherche de la réalité du temps. Il reste inquiet aussi de la facilité avec laquelle il peut transposer la réalité effective — qui se prouve par des effectuations rigoureuses — des idéalités mathématiques. Celles-ci servent à saisir précisément les modalités du mouvement, de manière subreptice et tout autant illégitime dans le champ de ce qui, tout en n'étant pas un pur néant ou un vain mot, ne se laisse pourtant pas enfermer dans l'espace étroit d'un notion abstraite à laquelle on voudrait trop complaisamment le réduire. On peut difficilement cerner localement l'expansion de la temporalité, et la spatialisation du temps semble irréelle, bien qu'elle se montre très utile à la contemplation théorique et à l'action pragmatique. Le temps n'est donc pas rien, mais il ne se réduit pas à une idéalité mathématique.

C'est ainsi que Bergson, dans son ouvrage Durée et simultanéité reconnaît le caractère mathématiquement exact, rigoureux, effectif de ce raffinement théorique de la notion abstraite de temps que constitue la théorie de la relativité restreinte. Mais il montre en même temps que celle-ci laisse philosophiquement à désirer, car elle laisse échapper l'essence même du temps. En effet, le monde dans sa vitalité et dans son intériorité créatrice lui est fondamentalement indifférent. D'un autre côté on peut raisonnablement penser que l'opposition entre Bergson et Einstein reste un dialogue de sourds, puisque telle n'était pas la prétention de la théorie de la relativité que d'apporter une nouvelle vision métaphysique de la réalité. Tel n'est pas non plus symétriquement le propos de Bergson que de vouloir remplacer les équations de la relativité restreinte par des considérations métaphysiques sur la durée créatrice. C'est bien évidemment une maladresse consubstantielle au journalisme scientifique et à la vulgarisation en général que de vouloir ajouter indûment à la belle rigueur mathématique de la théorie physique, dans ses principes, ses conséquences logiques et ses corroborations expérimentales, des philosophèmes métaphysiques d'origine et d'aspect douteux, qui ne peuvent raisonnablement y trouver aucune place.

Réciproquement, c'est par réaction contre l'empiétement de son domaine, que la métaphysique bergsonienne dénonce cette importation frauduleuse des idéalités mathématiques du temps, dans l'être même de la durée concrète.

Il existe sans doute une réalité du temps. En effet, l'esprit ne cesse de s'en suggérer l'idée implicitement en posant une telle question. Car celle-ci prend nécessairement son sens dans la temporalité et ne laisse donc pas d'affirmer imperturbablement l'existence de cette temporalité. Elle ne peut se saisir dans aucune effectuation abstraite, mais seulement dans le mouvement même de l'esprit qui se porte toujours déjà vers son idée. Cette réa lité du temps n'est pas de nature empirique. Car si le temps pouvait se saisir empiriquement comme tel ou tel objet matériel, l'esprit, qui est temporalité, aurait objectivé cette réalité, ce qui est contradictoire. Cette réalité du temps n'est pas non plus de nature abstraite, comme le montre les apories zénoniennes, la première antinomie kantienne et en général tout concept de limite instantanée.

Mais le temps semble en revanche constitué comme une nature, une essence, une densité ontologique comme déploiement de l'esprit par rapport à sa mémoire (dans sa faculté de rétention) et par rapport à son projet (dans sa faculté de protension ou de projection expansive). L'esprit se (main-) tient dans le temps au moment même où il se saisit comme conscience du passé, dans l'évolution créatrice. Mais il ne peut prendre pour fixer la temporalité instantanément que des esquisses schématiques et abstraites dont l'infinie diversité et multiplicité exclue pourtant qu'il puisse en réaliser l'unité. L'unité du temps, comme l'a montré Bergson à travers tout l'évolution créatrice de son oeuvre, est d'un autre ordre. Le temps peut se penser comme l'expression absolue d'une esprit qui, au sein du mouvement total du réel cherche sa propre forme et la trouve à chaque moment. Le temps apparaît donc comme une donnée immédiate de la conscience qui ne saurait jamais être reconstituée dans son unité, par la sommation, aussi exacte soit-elle des instants multiples (instantanés, au sens des clichés photographiques) que prend nécessairement l'esprit de lui-même au cours de son évolution créatrice.

Autrement dit, la réalité du temps, comme l'avait déjà bien senti Augustin, ne se réduit pas à la donnée figée des représentations abstraites du passé, du présent, du futur. Il n'y pas de futur en tant que tel car ce serait un présent, de même pour le passé. En effet le futur n'est rien parce qu'il n'est pas encore. Le passé non plus n'est rien parce qu'il n'est déjà plus. Quant au présent il n'est rien parce qu'il est le néant qui se tient entre deux néants.

Il n'y a donc que le présent comme distension de l'âme. Le présent n'est que la présence de l'âme à soi-même qui consiste dans le présent du présent, le présent du passé, le présent du futur. Ces extases de la temporalité recouvrent une réalité dans la vie de la conscience, mais leurs dépouilles abstraites et conceptuelles ne sont que des vues commodes et accommodantes que l'esprit prend de lui même et qui lui servent de repères pour son action pragmatique, mais qui sont dénuées de tout réalité substantielle.

Ainsi en vertu des nécessités de son activité concrète dans la réalité, l'esprit tire les leçons de son passé, maîtrise son emploi du temps présent, et se projette dans l'avenir. Les extases de la temporalité ne sont pas constitutives de la réalité du temps, mais seulement consubstantielles et co-naturelles à l'esprit. Celui-ci prend des instantanés sur lui-même et son activité, mais ne sort pas du temps ni de lui-même. Au contraire il se maintient au coeur de la temporalité qui est l'évolution créatrice de l'esprit.

Le terme d'extase est précisément suggestif en ce qu'il associe au temps la contemplation mystique de l'absolu. Mais il est philosophiquement inopérant dans la problématique de la temporalité. Car il ne saurait être question pour l'esprit de sortir de soi. Au contraire il s'y maintient fermement en se retrouvant entièrement dans ces trois vues de l'esprit qu'il a introjectées et projetées à l'intérieur de lui. Encore moins est-il concevable que par ces trois extases, l'esprit puisse sortir de la temporalité puisqu'elle reste précisément la condition suprême du déploiement de l'esprit en ses déterminations nécessaires.

Ceci posé, il faut bien cependant s'interroger sur la nécessité pour la pensée de découper abstraitement sa propre temporalité en trois moments distincts, dont l'abstraction et la simple juxtaposition par une limite évanescente ne doivent pas faire illusion. Pour Bergson, la réalité du temps réside dans le changement absolu par lequel l'être, en son évolution créatrice, sort constamment de soi pour s'ajouter indéfiniment à lui-même et ainsi tirer de lui plus qu'il ne contient. On pourrait cependant à bon droit soupçonner cette image bergsonienne du changement absolu, en objectant que le concept de changement ne peut revêtir un sens minimal que sous la condition de la donnée d'un référentiel qui, lui, ne change pas. Mais, précise Bergson, cette objection est vaine et se détruit immédiatement en son inconsistance même. En effet l'on remarque que cette exigence d'un référentiel absolu est la conséquence néfaste de la tentative d'appliquer violemment les abstractions mathématiques de la mécanique rationnelle à la réalité continue, irréversible et mouvante du devenir total. Et cela même dans l'hypothèse non pas d'une structure absolue, mais plus subtilement dans l'idée relativiste qu'un mouvement doit toujours être rapporté à un autre mouvement.

C'est dans cet esprit que William James, fervent défenseur et disciple du bergsonisme — comme on peut le remarquer dans la correspondance des deux penseurs — réfute brillamment le principe abstrait de la relativité du mouvement. De la même manière que Diogène de Sinope se déplace pour réfuter in concreto et de visu les apories zénoniennes du mouvement, James remarque qu'un homme A, immobile et rouge de colère, ne saurait avoir le même mouvement qu'un homme B, pâle et qui s'éloigne de lui. Les états vitaux respectifs des deux hommes ne sauraient s'échanger. Si B est réellement en mouvement par rapport à A, du point de vue réel, et non simplement grâce à une vue de l'esprit, alors on ne pourra pas dire que A est en mouvement par rapport à B. De même il n'y a pas de contradiction mathématique à ce que le monde entre en expansion infinie en conservant ses proportions, mais par contre ce changement ne laisserait pas indifférent le devenir vital.

En effet, il faut tenir compte de l'inexorabilité et de l'irréversibilité du temps. Celui-ci ne saurait en effet se réduire à un vecteur abstrait mais recouvre l'évolution créatrice de la totalité du réel en sa durée même. Notre représentation du temps ne peut au fond consister, en vertu des lois de notre esprit, qu'en une recomposition mosaïque toujours incomplète. Car son unité reste par définition toujours repoussée et introuvable puisque cette mosaïque est constituée d'instantanés pris arbitrairement sur la durée créatrice. Ces instantanés apparaissent comme autant de vues de l'esprit, figées et abstraites, absolument nécessaires cependant pour nous permettre d'agir sur le réel.

Mais la doctrine bergsonienne de la temporalité comme durée créatrice évite l'évacuation de l'essence même du temps par les abstractions mathématiques. Car celles-ci satisfont certes l'entendement en sa virtualité logique, mais maintiennent dans sa recherche inquiète l'esprit en son essence métaphysique. D'autre part cette doctrine réhabilite la temporalité. Chez Platon en effet la temporalité est réduite (dans le Timée) à n'être plus que le pâle reflet fugace et inconsistant de l'éternité naturelle des idées. Pour Platon "le temps est l'image mobile de l'éternité immobile". Il est réduit à n'être qu'une ombre fugitive et irréelle, insaisissable dans son inconsistance même. Il s'agit alors d'une conception négative du temps. Le temps n'est rien par lui-même, mais une simple ombre projetée et portée, d'une réalité qui seule demeure subsistante par soi. Cette perspective sera reprise et aggravée par le néo-platonicien Plotin, qui en son Ennéade (I, 7) ira jusqu'à montrer que le temps est la marque indélébile de la chute et de la déchéance de l'âme dans le corps—ou, transposé au niveau hiérarchique supérieur, dans l'hypostase supérieure, la marque de l'émanation de l'âme à partir de l'intellect. Mais on pourrait cependant à bon droit et à juste titre se demander si les images et métaphores bergsoniennes, pour séduisantes suggestives qu'elles soient et paraissent, peuvent néanmoins légitimement prétendre apporter un contenu positif et effectif (en acte dans l'esprit) à l'idée de temps? Certes, par elles l'esprit saisit l'idée, satisfaisant son exigence d'autonomie, de cohérence et d'unité, suivant laquelle la vie ne recourt qu'à elle-même et à rien d'autre pour se représenter adéquatement à ses propres yeux. Mais peut-elle néanmoins faire coïncider, au sein de l'évolution créatrice, la durée avec sa propre idée?

Nous avions en effet commencé, en partant du point de vue pragmatique que l'esprit prend sur le réel, à montrer que la notion théorique du temps dérive directement — au prix, certes, de médiations mathématiques — de l'usage que l'on peut faire du nombre pour mesurer le mouvement. Cette perspective pragmatique concerne la visée immédiate de l'action utile à la conservation générale de la vie. Ces abstractions mathématiques sont des idéalités dont l'effectivité n'est jamais remise en cause, au niveau de leur capacité opératoire dans l'effectuation des mesures et des développements numériques. Elles séjournent adéquatement auprès de l'esprit en sa dimension logique. Elles ne sauraient cependant assigner aucun contenu consistant à la notion de temps. En effet la temporalité est d'un autre ordre, elle n'est pas saisissable en tant que telle dans l'expérience ou dans l'abstraction. Le temps peut être dit en ce sens immatériel ou incorporel, invisible et intangible car on n'observe et on ne calcule jamais que des identités que l'esprit fige pour le saisir. Mais cette temporalité n'en manifeste pas moins pour autant sa présence lancinante dont le mystère et l'impénétrabilité sont sans cesse reconduits par la fameuse question d'Augustin : "Qu'est-ce donc enfin que le temps?" Cette question, aussi éternelle et immémoriale que son objet, figure le témoignage tragique d'une contradiction aussi inévitable que naturelle de l'esprit. En effet celui-ci montre que cette question ne peut jamais recevoir de réponse parce qu'elle est toujours déjà à elle-même sa propre réponse. Autrement dit la possibilité même que cette question puisse être posée et ne pas recevoir de réponse — ou recevoir une fausse réponse qui évacue dans son extériorité ce qu'elle prétendait saisir en même temps qu'elle s'y installe — constitue exactement la réponse àla question. Pour Bergson, le temps est ce qui se fait, plus exactement ce qui fait que tout se fait. Dans ces conditions il est nécessaire que l'esprit éprouve l'invincible besoin de figer pour un instant, en un concept ou une image, la temporalité. Car une des formes de l'esprit est l'élan vital auquel il participe d'ailleurs par son énergie spirituelle, et par lequel il satisfait à sa vocation de spéculation et d'action. L'esprit pose donc la question de la quiddité de la temporalité, autrement dit de l'identité absolue de son essence. Il y répond par la doctrine de la durée créatrice. Cette doctrine n'est qu'un ensemble d'images et de métaphores. Il ne vaut d'ailleurs pas moins que l'ensemble des idéalités et des abstractions mathématiques qui prétendent désigner le temps et en épuiser la signification dans des opérations quantitatives. Mais ces images et ces métaphores ne sont pas purement linguistiques. Elles sont plutôt l'expression même de la temporalité qui sort d'elle-même à l'intérieur d'elle-même — en une sorte d'approfondissement continuel de soi — et se parcourt le long de sa propre puissance créatrice.

La doctrine bergsonienne du temps n'est pas une simple abstraction théorique. Il est nécessaire et essentiel à sa nature qu'elle revête une forme mathématiquement non rigoureuse et indéterminée. Elle peut dans ces conditions assigner un contenu effectif et adéquat à l'idée de temps. Cependant il convient maintenant de s'enquérir de ce que peuvent être les déterminations finies des représentations humaines de la temporalité qui pourraient se maintenir dans la compatibilité avec cette doctrine, indéterminée — non pas abstraite mais au contraire effective et réelle — de la durée créatrice.

En effet, une idée générale, comme celle de durée créatrice chez Bergson, apparaît comme un pur contenu dynamique dont la forme n'est qu'une perspective figée. Elle doit pouvoir se retrouver dans la sphère pratique de l'idée en général d'un progrès et d'un accomplissement moral, politique (historique) et religieux de l'humanité. Il n'existe certes pas, comme nous l'avons montré, d'idéalité abstraite ou de concrétude pragmatique du temps. Mais l'idée que se fait la raison humaine en général dans sa faculté pratique d'une destination morale, historique (politique) et religieuse de l'humanité, dans son devenir et sa perfectibilité, doit être prise en compte dans le contenu effectif du temps. La temporalité s'offre en effet également à la raison pratique de l'esprit humain. Celui-ci se représente naturellement l'idée d'un accomplissement de lui-même dans le temps. Car il se fixe par son action et son projet l'atteinte d'un état dans lequel ce qui sera, sera enfin conforme à ce qui, de tout temps, aura dû être. Cet état sera celui dans lequel l'homme sera enfin tout ce qu'il avait à être. Il peut se fixer ce but dans la mesure où il tient compte des leçons du passé, des conditions du présent et de perspectives d'avenir et où il fait fonctionner toute sa perfectibilité et son progrès incessants.

Ainsi les idées de temps historique (politique) constituent la condition d'expression du désir de paix perpétuelle comme concorde absolue entre les nations et les individus. L'idée de temps religieux comme fin des temps, fin de toutes choses, et jugement dernier constituent l'élément dans lequel l'effort moral trouvera sa destination extérieure dans le bonheur (la béatitude). Ces idées de temporalité ne sont pas négligeables dans la réalité humaine. Car l'homme est cet être-là pour qui temps et être sont irrémédiablement un. Dans ce simple idéal régulateur ou horizon asymptotique l'esprit trouve toutes les armes pour lutter contre la notion trop commune de temps. Il lui faut en effet dépasser et surmonter l'idée de temps comme destruction et dégradation inexorables — vieillissement, ennui, pertes de temps, mauvais emploi de son temps.

La réalité du temps en accord avec l'idée de durée créatrice consiste bien dans la production pratique d'une idée régulatrice. Cette idée régulatrice et pratique n'est ni pragmatique, utilitairement simplificatrice, ni abstraite, mathématiquement simplificatrice. Le contenu de cette idée est celui d'un accomplissement nécessaire de soi par une perfectibilité et un progrès croissants. En effet, selon Thalès de Milet, "le temps est ce qu'il y a de plus sage, car il finit par tout dé-couvrir." C'est précisément cette temporalité créatrice et pratique qui apparaît au philosophe comme la plus réelle et la plus précieuse. Car elle produit dans l'esprit l'idée nécessaire d'une destination finale, morale, historique, religieuse. Comme dit louis Lavelle : "Le bon usage du temps, c'est toute la philosophie".

Nietzsche réintroduit formidablement le temps mythologique par l'idée de l'éternel retour comme caractère nécessaire et cyclique du temps. Il situe le temps par-delà les trois figures concrètes de la temporalité. D'abord le temps esthétique, vécu dans la sensibilité à la dégradation, à l'ennui, au vieillissement. Puis le temps historique de l'accomplissement politique. Enfin le temps religieux de l'accomplissement moral. Il peut ainsi prétendre combatte la formule désabusée de Shakespeare :

But thoughts, the slave of life, 
and life, time’s fool

(Henry IV, Part 1, Act 5, Scene 4)

"La vie est le bouffon du temps". Le temps ne peut pas être restreint à une vision féminine, esthétique et faible d'une inexorabilité destructrice. Cette idée de l'éternel retour développée par la philosophie stoïcienne apparaît comme un mythe archétypal. Elle peut conférer à la temporalité son contenu le plus élevé et en même temps le plus profond. Elle montre en effet que c'est par l'exercice sur soi de la volonté de puissance que l'on parvient à vaincre l'esprit de pesanteur et à réaffirmer le passé dans son éternel retour à venir.

La réalité du temps consiste donc bien dans cette vie intérieure, qui nous fait sans cesse nous affronter à nous-mêmes, et nous force à créer en nous dépassant. C'est un travail qui implique pour soi l'affrontement à une résistance, celle de l'extériorité qui dans sa dureté nous permet précisément de réaliser le dur désir de durer. Et c'est cette durée créatrice intérieure qui constitue l'essence même de la réalité du temps, et qui nous permet d'affirmer avec Spinoza : "Nous sentons et nous savons par expérience que nous sommes éternels".

Christophe Steinlein (octobre 1990).

Pourquoi renoncer à tel ou tel plaisir ?

Quand on pose, ou plus exactement quand on se pose, la question de savoir pourquoi renoncer à tel ou tel plaisir, émerge immédiatement à la conscience une connotation psychologique et même morale. Elle nous fait ressentir à quel point la question sitôt posée, et presque avant même qu'elle soit posée, nous suggère une réponse par la négative. On se convainc facilement en effet dans beaucoup de cas qu'il n'y a pas de raisons majeures pour renoncer à tel ou tel plaisir, à supposer déjà qu'on accède à l'exigence de formuler la question. Ainsi, d'emblée, une telle question véhicule en elle un élément sournois. Presque de la même façon que la tentation du Christ par le Satan au désert, scène au cours de laquelle le Démon demande au Christ pourquoi il renoncerait au plaisir facile et gratifiant de montrer à tous la puissance qui lui vaut d'être obéi par la Anges du Ciel. Mais déjà cette parabole nous suggère que la joie de renoncer à un plaisir facile est le signe d'une grandeur véritablement humaine. Mais la menace constante, insidieuse et sournoise de céder à la tentation d'un plaisir facile ou attirant nous invite à poser la question uniquement pour la forme en s'empressant de montrer son non-lieu et de se ruer ainsi avec bonne (i.e. mauvaise) conscience sur le plaisir.

Mais une fois comprise et écartée la modalité tentatrice sournoise et insidieuse qui se fait jour dans la formulation même de la question, si l'on considère celle-ci en elle-même, elle apparaît en effet sous un aspect paradoxal. Car c'est précisément une telle apparence spontanée qui fait problème et motive un examen analytique des concepts de plaisir et de renoncement. On peut en effet définir le plaisir d'une manière générale comme la sensation uniquement corporelle d'un état dans lequel l'organisation en nous des atomes (au sens métaphysique d'Epicure et de Lucrèce) s'avère compatible avec la structure naturelle de notre être. Qu'on ne s'y trompe d'ailleurs pas : un plaisir dit intellectuel ou d'étoffe purement mentale est au fond la projection contraignante dans le corps de l'idée de plaisir. C'est précisément ce qui fait que Pascal pouvait jouir de la résolution acharnée d'un exercice de mathématiques en pleine rage de dents. Il apparaît alors nettement que l'on ne peut pas renoncer au plaisir en tant que tel. Car il est là et nous envahit, indépendamment de l'impression qu'on en a. On peut seulement dans ces conditions renoncer à la représentation abstraite que l'esprit construit de lui en fonction de son expérience passée et des conséquences, fastes ou néfastes, à venir.

La question porte donc, non sur le concept en général du plaisir, mais sur ses figures concrètes et singulières, plus ou moins perverses et déviées (plaisirs dits honnêtes, plaisirs réputés malhonnêtes). On peut dans ces conditions tenter d'esquisser une typologie hiérarchique des diverses variétés de plaisir. Elle sera nécessairement liée à un calcul au sens benthamien du terme.

Peut-on alors envisager corrélativement, par l'analyse du concept de renoncement, les motifs, qui répondent à la question : Warum? Puis plus subtilement les intentions qui répondent à la question : Wozu? Ces motifs et ces intentions déterminent et orientent en effet un tel choix de renonciation, qui n'est pas identique à la résignation. Peut-on dans ces conditions envisager la perspective de la possibilité pour l'esprit d'assigner une valorisation positive et gratifiante à son acte de renoncement, en se donnant les moyens de s'arracher à la sphère immédiate de l'opposition plaisir / douleur? Dans la traversée des termes de la série plaisir / passivité / consommation / consomption, peut-on espérer atteindre, au terme d'un exil qui est aussi bien une odyssée de la conscience, la sphère légitime et essentielle de la complémentarité de la joie, de la création, du dépassement et de l'accomplissement? Ceux-ci n'excluent d'ailleurs pas absolument la coexistence de la souffrance, du mal, de la douleur avec le contentement véritable?

Les Grecs, dans la puissante simplicité de leur rationalité n'ont pas connu la honte morale qui s'est ensuite attachée au plaisir, non pas tant dans ses manifestations sensibles diverses que dans son concept le plus radicalement métaphysique. Car le mal radical thématisé par Kant dans son ouvrage La religion dans les limites de la simple raison n'est rien d'autre que l'inclination aveugle (à n'importe quel prix) au plaisir. On pourrait presque dire que la morale nietzschéenne quant à elle apparaît comme l'avatar le plus subtil de la morale religieuse chrétienne. Car Nietzsche, s'il pense contre le christianisme, pense tout contre lui, notamment dans son mépris pour le plaisir et dans son désir d'assomption et de dépassement de soi.

Pour la philosophie grecque à l'origine (celle de Démocrite et d'Aristippe) il ne s'agit pas de renoncer au plaisir mais d'éviter la démesure (hubris) c'est-à-dire la sortie de la limitation rationnelle (péras), immanente par nature à la nature de chaque être, afin d'éviter aussi le naufrage dans l'illimitation chaotique de l'a-peiron. Et précisément, force est de remarquer que la démesure dans le plaisir, loin de conduire à un surcroît de plaisir, conduit à la destruction naturelle. Car le plaisir est ce qui jamais ne peut sortir de soi pour se reposer sur la terre ferme de la raison. Mais au contraire constamment le plaisir s'affaisse sur soi, effondré sous son propre poids et entraînant dans son engloutissement l'âme qui n'a pas su imposer au plaisir un centre de gravité extérieur à lui. La démesure dans le plaisir, chaque individu y est constamment et fortement convié, car le plaisir est incapable de trouver sa raison d'être en lui-même mais au contraire ne peut être limité que par une raison extérieure.

C'est d'ailleurs de cette manière que Leibniz expose dans sa Théodicée la corrélation nécessaire qui se montre entre le mal moral et le mal physique qui apparaît comme la résultante inexorable de l'excès d'égoïsme et de méchanceté, qui sont tous deux fondés en dernière analyse sur la recherche effrénée du plaisir. Le mal moral peut se définir essentiellement comme une inclination à l'égoïsme, c'est-à-dire la recherche débridée du plaisir, et il ne saurait découler du mal métaphysique de la limitation ontologique.

Autrement dit l'excès de plaisir n'est déjà plus un plaisir mais au contraire une distorsion, un relâchement entre les éléments naturels qui constituent l'individu, et qui laissent bientôt s'introduire les germes de la dégradation et de la corruption. Leur présence est bientôt signalée par une symptomatologie infaillible, par le sentiment de malaise et de mal-être, sinistres augures de la douleur imminente. La recherche effrénée et inconditionnelle du plaisir est un lieu précisément déserté par le plaisir, pour deux raisons.

D'abord, parce qu'il est d'abord abandonné par la mesure rationnelle du logos.

Ensuite, il est déchiré par une contradiction vivante et infernale du même type que celle des Danaïdes condamnées éternellement à remplir un tonneau percé avec une passoire. Cette double absurdité manifeste celle, double aussi, de la recherche passionnée, effrénée, irraisonnée, du plaisir. Cette recherche en effet, non contente d'être déjà déplaisante par elle-même parce qu'elle ne nous fait pas demeurer un seul instant et redouble notre inquiétude et notre angoisse, nous fait aboutir, pour prix ultime de tous nos efforts, déplaisants en soi, au déplaisir d'autant plus virulent qu'il est sourd, de se sentir corrompu, altéré et épuisé. N'en a-t-on pas jamais assez? N'est-on pas constamment la proie de l'envie? Ainsi Kant dans ses Fondements de la métaphysique des moeurs esquisse le triste tableau de celui qui a vendu son âme au plaisir.

Pour les Grecs donc, et Aristippe de Cyrène en particulier, le plaisir est un indifférent, qui n'est ou ne doit jamais être un principe d'action mais uniquement une conséquence, l'indice d'un état naturel accompli. Précisément parce que celui-ci apparaît comme inscrit à sa place nécessaire et éternelle, à l'intérieur de la sphère de la mesure et de la limitation rationnelle (peras), c'est-à-dire au fond du logos.

Ce n'est donc pas au plaisir qu'il est possible de renoncer, mais plutôt à la démesure et à la transgression de la sphère de la rationalité naturelle, auxquelles l'on doit s'empresser de faire volte-face. A l'intérieur de cette sphère le plaisir est un indifférent qui se tient absolument en dehors de toute répulsion et en dehors de toute fascination. Par exemple le personnage hugolien de Dom Claude Frollo, dans Notre-Dame de Paris de Hugo montre que le renoncement morbide et artificiel aux plaisirs, en particulier ceux de la chair, ne mène qu'à la catastrophe. De même la goinfrerie sadienne en tous genres apparaît aussi prétentieuse que naïve car il est bien ridicule d'imaginer comme cet auteur qu'il existe un absolu du laisir, ce qui constitue une contradictio in adjecto, car le plaisir trouve par nature sa raison d'être entièrement hors de lui-même, de manière donc absolument conditionnée.

C'est ce détachement magistral par rapport au plaisir que nous montre de visu la vie sereine d'Aristippe de Cyrène, admirablement décrite par Diogène de Laërte dans ses Vies des philosophes illustres. Le plaisir accompagne une situation contingente qu'il s'agit de maîtriser sans en être dominé : "Je possède Laïs (la plus brûlante hétaïre d'Athènes), mais je n'en suis pas possédé", nous affirme sereinement Aristippe.

De toutes façons, la nature fait bien les choses et ne fait même jamais rien en vain. Elle a prévu la possibilité du malaise, du sentiment du mal-être généralisé, de la douleur, de la souffrance comme émotions limites pour nous signaler que l'individu dépasse les bornes de la mesure et de la raison. Il tombe alors, averti par l'alarme de la douleur (qui peut confiner à la limite à l'évanouissement, qui est un endormissement artificiel tout comme l'endormissement est un évanouissement naturel quand la douleur de la veille devient insupportable), non pas dans une anti-nature (ou un enfer) juxtaposé à elle, mais dans l'absence de nature au sein même de la nature. Car la représentation simplifiée de la sphère géométrique du logos et de son extériorité chaotique reste insuffisante pour nous faire comprendre que c'est à l'intérieur même de la nature — dans les vides abyssaux laissés par le jeu des lois naturelles immuables — que s'engloutit précisément, en son néant et anéantissement, la démesure.

D'ailleurs, même chez Epicure, l'eudémonisme peut être plus subtil que le simple hédonisme cyrénaïque. Mais il n'en est pas moins pour autant suggestif, en dépit de la tripartition des plaisirs en naturels et nécessaires, naturels et non nécessaires, et non nécessaires et non naturels. Cette tripartition peut nous inviter à croire en effet que la distinction mesure naturelle / démesure (non naturelle) ne s'applique plus au plaisir. Car le plaisir semble n'avoir de sens que si l'âme se maintient à l'écart des aleas du clinamen qui ne seraient pas compatibles avec les lois générales de la nature. Les plaisirs non naturels ne peuvent bien entendu pas l'être absolument. Car ce qui n'est pas naturel, ce n'est pas le plaisir, mais l'excès et la démesure au sein desquels d'ailleurs le plaisir n'en est plus un, car il s'effondre alors dans son propre néant.

En somme il ne saurait se trouver d'excès de plaisir dans les plaisirs de l'excès. En effet l'excès de plaisir n'est plus un plaisir, mais seulement un excès (ce qui annule une grande partie des théories de Sade). En tant que tel il provoque le déplaisir (ou le sentiment de malaise ou de mal-être généralisés, même confusément perçus). La douleur n'est plus la continuation normale d'un plaisir excessif, mais l'autre du plaisir, l'assoupissement, l'affaissement et l'ensevelissement sur soi dans l'indistinction et la confusion la plus complète.

On peut donc comprendre et admettre que rechercher le plaisir est un non-lieu. Car il accompagne soit le succès d'une action, et il est donc annexe et non visé comme fin. Ou alors il est nécessairement attaché à une situation matérielle contingente dont ce serait un excès et une démesure déplaisante de nous y attacher au point de conditionner et subordonner notre existence à cette démesure.

Mais alors l'acte même de renoncer perd nécessairement toute sa pertinence. Sa valorisation sémantique demeure certes toujours négative mais elle résonne comme plus aggravante que la simple résignation. On ne renonce alors en effet qu'à contre-coeur. On ne renonce que parce qu'on n'a pas encore tout à fait renoncé. Nous sommes alors en état de ressentiment, de négation de l'affirmation de la vie, entraîné par une sorte de fascination-répulsion morbide comme celle qui conduira Dom Claude Frollo dans Notre Dame de Paris (et bien d'autres) aux pires catastrophes.

Renoncer, c'est laisser de soi-même retrancher quelque chose, c'est se mutiler, se tronquer aussi sauvagement que stupidement. Car le renoncement est un non-lieu ridicule et dérisoire quand on ne s'est jamais engagé, quand on s'est détaché de toutes choses a priori. La question "pourquoi ?" semblerait de ce point de vue n'avoir aucun lieu d'être. Si l'on annonce à soi-même qu'on se tient résolument en dehors de toute tentation qui pourrait nous nuire, si l'on se prononce pour le principe d'économie et de rigueur, alors renoncer à tel ou tel plaisir perd tout sens assignable. Car on ne renonce à rien puisqu'on ne fait aucune erreur. L'attitude d'Aristippe de Cyrène, constamment offerte aux possibilités du plaisir, et constamment détachée d'elles, constitue certes un exemple héroïque, mais il est peu vraisemblable.

Pourtant la vertu n'existe que dans et par l'exercice, comme l'ont bien montré les stoïciens et en particulier Epictète et Marc Aurèle, qui sont restés indifférents aux plaisirs et aux souffrances liés à leur condition sociale respective (esclave et empereur, les deux extrêmes mais au fond les deux semblables positivement ou négativement).

Mais le renoncement stoïcien n'apparaît ni excessif, ni négatif. En effet il est pensé comme l'acte même par lequel la vertu, affrontant la tentation et la tentative du vice et de la faiblesse, se déploie et se dépasse elle-même en une lutte incessante. Cette positivité de l'épreuve de force entre la vertu et le vice (le penchant ou l'inclination au plaisir) ne se montre en outre nullement excessive. Elle reste dans les limites de la mesure, puisqu'elle est nécessairement prescrite par la raison naturelle. Il ne s'agit donc pas d'un dégoût ascétique et morbide de la vie: car précisément les faibles et les morts-vivants, ceux des arrière-mondes renoncent difficilement aux petits plaisirs mesquins de la vie quotidienne. Ils ne renoncent pas à tel ou tel plaisir, parce qu'ils ont déjà renoncé à la dimension créatrice de la vie. C'est certes une alternative profonde que de se demander si la vie consiste à affirmer des petits plaisirs ou bien à rechercher les grandes joies affirmatives. La réponse peut consister à dire que tout est dans l'art et la manière. Peu importe ce qu'on affirme, qui ne dépend pas de nous. Ce qui est important est la manière dont on l'affirme, par la noblesse, la dignité, la légèreté, la hauteur avec laquelle on se tient au-dessus de tout ressentiment. La règle générale est de se tenir éloigné, non pas tant de tous les plaisirs bas, que de toute attitude qui nous ferait accepter bassement un plaisir. Les stoïciens renoncent pleinement et affirmativement à l'altération par les plaisirs ou les douleurs, parce qu'ils ne renoncent pas à ce qui fait la dignité de l'hommes la pensée. Il s'agit sans doute comme le souligne Pascal d'une superbe insupportable, parce qu'elle vise un absolu et se croit invincible dans sa prétention à s'égaler aux dieux. Cependant le renoncement est dissipé au profit d'une affirmation positive. Le plaisir devient un indifférent : il n'y a plus tel ou tel plaisir, il n'y plus de hiérarchie morale des plaisirs (plaisirs dits honnêtes ou malhonnêtes). Il ne reste plus que la force morale d'affirmation de la grandeur de l'esprit. Ainsi la notion de "pourquoi ?" est redéfinie. Cette locution interrogative présente trois aspects : d'abord pour quels motifs (pour quelles raisons), ensuite en vue de quel but (de quelle finalité ou objectif), et enfin à la place de quoi on adopte telle ou telle attitude de renoncement. Le stoïcisme rassemble les trois sens fondamentaux de la locution interrogative "pourquoi ?" en une seule détermination transcendante qui lui assigne un contenu définitif. C'est en effet en l'honneur et en vertu de la dignité humaine de la pensée que le stoïcien change de plan et se place résolument en dehors de toute problématique du renoncement.

On a donc montré que pour les hédonistes et les eudémonistes la question posée ne trouve guère de réponse parce qu'elle ne présente guère de sens. En effet le plaisir apparaît comme un indifférent dans lequel on ne s'engage pas, mais qu'on saisit, à l'occasion, du bout des lèvres et duquel on se maintient sereinement mais non ascétiquement détaché. Que l'on pense à l'image employée par Marc Aurèle des plats qui passent devant soi et dont on peut profiter d'une manière distraite si l'occasion se présente, mais sans aucune convoitise et comme par indifférence. Mais pour les stoïciens la question initialement posée reçoit une réponse éclatante qui est le souci de se hisser à l'égal des dieux.

Mais cependant, n'est-ce pas aussi un plaisir suprême que de sentir qu'en renonçant affirmativement à tout plaisir on s'est hissé à la hauteur des dieux, de telle sorte que précisément le talon d'Achille de l'orgueil vertueux resterait précisément la vanité de se sentir l'égal des dieux? Et précisément ne devrait-on pas renoncer à ce divin plaisir de se croire l'égal des dieux de peur de susciter leur jalousie et de se préparer une fin tragique? Pascal verra dans cette attitude stoïcienne une grandiloquence déprimante ("ils n'ont pas connu leur bassesse", in Entretien de Pascal avec M. de Sacy), et Nietzsche une farce dérisoire in Par delà bien et mal (§9).

Dans ces conditions, peut-être pourrait-on trouver quelque intérêt à rechercher le plaisir, mais de manière rationnelle, raisonnable et raisonnée ? Il s'agirait en premier lieu d'établir une hiérarchie des plaisirs : du plus bas, le plaisir des sens, au plus haut, le plaisir de la culture de l'esprit. Dans ces conditions on pourrait espérer fonder la suspension de la recherche de chaque degré sur l'espoir de jouir plus profondément du degré supérieur. Car il est bien connu que nul ne peut servir deux maîtres simultanément. Même dans toute l'oeuvre fantasmatique du Marquis de Sade, on ne parvient pas à croire un seul instant au maintien simultané du plaisir de la débauche et de la pornographie (même dans ses formes les plus cruelles de sadisme) et du plaisir de la dissertation en bonne et due forme, logique dialectique et rhétorique.

Il s'agirait donc d'établir un calcul des plaisirs, dont le juriste et économiste anglais (XVIIème siècle) Bentham fut le premier instigateur. Il s'agit pour lui d'obtenir le meilleur compromis entre le plaisir et l'utilité de façon à favoriser d'un point de vue utilitariste et pragmatique le meilleur ordre pour soi et pour la société en faisant fi des principes moraux rigides. Il s'agit d'abord de régler la valeur des actions sur le succès dans l'atteinte de la fin visée. Ensuite il convient de combiner l'obtention des différents plaisirs en méditant rationnellement sur leur valeur comparative, relative et corrélative. Enfin il s'agit d'éviter par la prévision les conséquences fâcheuses de certains plaisirs pour mieux libérer, au terme d'une rétention calculée, le désir de jouissance dans une combinaison de plaisirs susceptible de mieux l'épanouir en lui procurant des gratifications mieux choisies, plus utiles et durables.

Il ne s'agit plus alors de renoncement, mais de choix judicieux et raisonnable. Celui-ci est motivé par la raison qu'au fond, le plaisir est la chose du monde la plus sainte, la plus précieuse, en ce qu'elle ne peut tolérer un traitement grossier et en définitive destructeur — dont les moyens atteignent l'opposé de la fin visée. Dans cette perspective la réponse semble être dûment motivée par la négative, et elle apparaît satisfaisante. Il subsiste cependant une objection. En effet, cette application excessivement rationnelle de l'esprit à un objet qui n'en est pas digne par nature, entraîne une conséquence fâcheuse, puisque le plaisir est par définition le corrélat naturel et borné d'une action réussie qui a atteint sa fin naturelle. Le sujet décide alors, non seulement de ne pas renoncer au plaisir, mais plus gravement il choisit de placer celui-ci au centre de ses préoccupations. Cependant, le plaisir de s'accomplir soi-même dans la culture de l'honnête homme reste la fin dernière de la morale benthamienne. Il renonce ainsi précisément à ce qui constitue l'essence de l'humain : le désir du dépassement vers une grandeur et une hauteur dont il veut se rendre digne.

C'est en effet renoncer à sa propre grandeur, comme par un principe inverse du stoïcisme, que de faire déchoir la noble faculté de raison jusqu'à des préoccupations pusillanimes qui ne sont pas dignes d'elle. Mais à l'opposé de la gargouillante morale du plaisir et de l'intérêt bien compris et bien calculé, telle qu'on peut la voir à l'oeuvre chez les utilitaristes et les pragmatistes anglo-saxons, se dresse dans toute sa majestueuse simplicité la morale du devoir. En tant qu'impératif catégorique, en effet, elle prescrit de renoncer a priori à toute évaluation comparative entre, d'un côté, la recherche raisonnable de l'intérêt égoïste, et de l'autre côté, l'élévation inconditionnée jusqu'à l'universalité du devoir.

Bien entendu, Kant note dans les Fondements de la métaphysique des moeurs, qu'on ne saurait renoncer in abstracto et même materialiter au simple espoir du bonheur. Le bonheur est défini en effet par Kant comme la satisfaction intégrale de tous nos penchants dans l'élément d'une compatibilité qui ne menace pas notre complexion naturelle singulière. Sinon en effet une trop grande lacune dans le sentiment du bien-être inclinerait tout sujet à occulter la nécessité d'accomplir le devoir.

Cependant, en revanche, la représentation du devoir ne saurait souffrir un seul instant l'évaluation comparative avec la représentation concurrentielle des motifs présidant à la recherche de l'intérêt immédiat (l'utile et l'agréable apparents). Il ne s'agit plus alors pour Kant de présenter des justifications plausibles, rationnelles, habiles ou astucieuses pour montrer qu'on a eu raison de renoncer à tel ou tel plaisir. Car le commandement est l'impératif inconditionné, qui ne conditionne pas son choix par des motifs, quels qu'ils soient. Et il répond immédiatement à la question posée : je dois renoncer à tel ou tel plaisir parce que c'est le devoir qui le commande, en tant qu'il me commande d'accomplir inconditionnellement, ne serait-ce qu'en idée, et au mépris de la mort ou de la dégradation, mon devoir.

Nous avions décelé précédemment une objection insidieuse et sournoise dans le contenu immédiat psychologiquement saisissable dans la tonalité et même la formulation de la question posée. C'était l'idée suivant laquelle le plaisir, bien qu'immédiat et peut-être fugitif, est néanmoins certain, alors que le devoir, pour universel et absolu qu'il soit, n'en reste pas moins d'atteinte douteuse. C'est l'exemple fameux pris par Locke dans son ouvrage Essai sur l'entendement humain. Un goutteux souffre de la goutte et verrait comme un plaisir immédiat l'absorption d'alcool, tout en pensant que ce breuvage ne fera qu'aggraver ultérieurement son désespoir de malade. Or nous avons le devoir de nous maintenir en santé le plus possible. Pourtant ce qui fait l'inquiétude constant du goutteux, explique Locke, c'est qu'il préférera toujours ce plaisir immédiat à la satisfaction différée d'avoir accompli son devoir (se maintenir le plus possible en santé par devoir pour le genre humain). Kant s'est bien rendu compte de cette objection empirique quand il envisage que peut-être jamais aucune action n'a été accomplie par devoir, mais seulement hypocritement ou au contraire naïvement, seulement conformément au devoir.

Ainsi celui qui manque au devoir se propose sournoisement d'élever l'objection du devoir, uniquement pour la forme, avant de se ruer, avec bonne conscience et d'autant plus frénétiquement et fébrilement, dans le sein vaseux et visqueux du plaisir. Que l'on pense à titre d'illustration au magnifique vers de Baudelaire dans la préface Au lecteur, des Fleurs du mal : "comme un débauché pauvre baise et mange le sein martyrisé d'une antique catin". Mais en réalité le devoir reste lui-même en sa simplicité, malgré cette rétention hypocrite de son exigence sainte, et bien que son échec et le triomphe corrélatif du vice ne laissent aucun doute sur l'issue de la situation, dans les replis scrupuleux de la conscience morale.

Kant prend bien en effet la peine de nous mettre en garde contre la confusion toujours possible et trop facile de la morale du devoir et d'une morale esthétisante quelconque, à la Tartufe. Celle-ci en effet, en son inauthenticité même, déploie l'unique souci, à travers cette renonciation grandiloquente au plaisir, dont la teneur et l'issue ne font aucun doute, et ne nourrit pas d'autre but, que de se faire valoir aux yeux du plus grand nombre et d'en retirer ainsi, au moment même où l'on fait semblant d'y renoncer, le plaisir vain de la réputation et de la renommée chez les sots et les vicieux.

Kant achève ainsi de montrer que la réponse à la question, dans sa nécessité même, ne saurait recevoir la base d'une thèse qui fait de la vertu un exercice en soi valant pour lui-même, càd pour le plaisir de l'orgueil de se sentir l'égal des dieux, et la vanité de se croire au-dessus du genre humain. Certes pour Kant, il faut et nous devons renoncer a priori et inconditionnellement au plaisir de se sentir, par l'attraction du mauvais penchant, inclinés vers le plaisir. Pas davantage ne peut-on tolérer dans la perspective de Kant l'affirmation d'une thèse pragmatiste qui place illégitimement au centre de ses préoccupations un objet qui par nature ne saurait en être digne. En somme nous avons montré que l'indifférence sereine au plaisir se contredit, parce qu'on n'est jamais indifférent au plaisir de se montrer indifférent au plaisir.

Mais la thèse stoïcienne et la thèse utilitariste apparaissent également contradictoires. La première parce qu'elle réintroduit subrepticement, par la satisfaction orgueilleuse de soi, la jouissance du plaisir qu'elle prétendait évacuer. La seconde parce qu'elle renonce implicitement à l'idée la plus haute de l'humain en prétendant irrationnellement ne pas renoncer à ce qui pourtant ne se trouve pas digne de la considération qu'on lui accorde.

Le mérite de Kant est donc d'avoir montré que c'est un devoir de renoncer à la représentation du principe de plaisir dans la morale de l'intérêt, en affirmant positivement la précellence et la prééminence a priori du principe du devoir. Il n'en demeure pas moins que la perspective kantienne, pour rigoureuse et solide qu'elle soit, n'en reste pas moins trop statique dans l'abstraction même de son formalisme absolu et inconditionné.

En effet, le plaisir ou la représentation du plaisir dans le désir, apparaît comme une réalité vivante, qui bouge et fait bouger (émeut), même si son mouvement conduit droit au néant. Le plaisir, le désir, la passion sont les pentes qui mettent chaque individu en mouvement, selon précisément son inclination et son penchant. Dans ces conditions, cette dimension ne saurait trouver ni se satisfaire, en sa dimension positive d'élan vital, aucun équivalent substituable dans la rigidité statique et figée du principe du devoir. Il est en effet plus que douteux que celui-ci puisse nous faire agir, vivre et au fond, créer. Il suffit ici de penser à la critique bien connue de Péguy à l'égard de Kant : "Le kantisme a les mains pures mais il n'a pas de mains". Mais il reste cependant parfaitement entendu que, à l'intérieur de la cohérence kantienne, ce sont les idées régulatrices qui mènent le monde. Il apparaît par conséquent tout à fait vain de faire dériver ce qui doit être de ce qui est, c'est bien plutôt à l'inverse que l'on doit procéder. On ne saurait donc trouver de réelle contradiction dans l'injonction kantienne de régler le dynamisme de la vie et de l'existence humaine sur la statisme immuable du devoir Mais Kant en revanche passe sous silence le mouvement vital propre à l'être humain, il ignore le vouloir-vivre et la volonté de puissance qui commence et commande tout vivant.

Cependant, on ne saurait trouver une satisfaction complète pour l'esprit humain, en son rapport intime à la vie, dans la simple thèse kantienne. La vie en effet apparaît pour Nietzsche comme une affirmation pleinement et éternellement réitérée de la volonté de puissance créatrice. Celle-ci peut seule permettre à l'homme de se dépasser et d'atteindre un horizon asymptotique dans lequel son caractère propre n'est pas encore fixé, ce qui fait par conséquent que : " Il est encore beaucoup d'aurores qui n'ont pas encore lui". La thèse kantienne se révèle belle dans sa simplicité formelle, et magistrale dans son contenu, mais insuffisante. Elle passe en effet sous silence la nécessité pour l'homme de se régler sur l'idée centrale de création et de dépassement de soi.

Certes, faire son devoir apparaît comme un acte de discipline au sens où il évacue toutes les scories et les laides protubérances de la morale de l'intérêt. On atteint ainsi le poli formel et parfait d'un objet de la mathématique pure, mais qui ne saurait se présenter positivement comme un acte créateur. Ainsi faire son devoir ne permet pas de se dépasser, mais seulement de rester soi-même conformément aux injonctions de la raison (il faut savoir raison garder). Il nous fait certes renoncer souvent salutairement aux plaisirs, mais sans rendre possible la joie — toute mêlée de déchirement et de souffrance tragique — du dépassement de soi dans l'affirmation de la volonté de puissance créatrice et législatrice. Le spinozisme exerce aussi une influence et une incidence dirimante, symétrique de celle de Kant, sur la pusillanimité benthamienne. Il montre en effet que la véritable joie est l'installation de soi dans la durée intérieure au terme d'un véritable dépouillement des extériorités du soi. Cette joie spinoziste ne saurait s'identifier au vulgaire plaisir utilitariste et pragmatiste. Ce plaisir (intellectuel, culturel et spirituel) de l'organisation des plaisirs consiste à agencer avec beaucoup d'intelligence, de sagacité et de perspicacité rationnelles l'ensemble de la hiérarchie des jouissances les plus diverses et composites. Le benthamisme introduit ainsi au sein de la temporalité sociale cette composition harmonieuse des intérêts bien compris et bien calculés. Mais n'est-elle pas au fond impuissante, sous couvert d'une efficacité seulement apparente ? Symétriquement, le nietzschéisme peut prétendre dépasser la simple opposition entre le plaisir (ou bonheur, intérêt) et le devoir dans laquelle se maintient enfermé "le vieux Kant" (Par delà bien et mal). Nietzsche nous y raconte plaisamment en effet comme Kant, après avoir scié les barreaux de sa cage et s'être aventuré au-dehors, fut pris d'une peur panique, celle de ne rien pouvoir tirer de son principe du devoir, face à l'immense exigence créatrice. Il s'est alors empressé de réintégrer frileusement les murs de son ancienne prison, à savoir l'obsession pusillanime de l'intérêt égoïste du plaisir qu'il fallait diaboliser à tout prix. Il avait eu pourtant selon Nietzsche le mérite d'ébranler cette cage morale, en introduisant la grandeur et la majesté universelle du devoir face à la petitesse mesquine de la recherche du plaisir. Il serait cependant faux d'identifier le nietzschéisme avec le spinozisme, avec lequel il entretien pourtant de formidables correspondances sous-jacentes.

Or pour Nietzsche, Kant n'est ni un créateur ni un législateur. Pour le penseur de la volonté de puissance en effet le créateur est toujours le législateur de nouvelles lois et valeurs. Il n'a ni la faiblesse féminine du créateur artistique, ni l'outrecuidance bornée et dérisoire du créateur scientifique. Kant n'est aux yeux de Nietzsche qu'un ouvrier de la philosophie et non un architecte. Il est un simple juriste de la philosophie en ce qu'il règle la discipline de la raison, son exercice de soi sur soi comme propédeutique à l'accomplissement d'une fin qui le dépasse et le déborde complètement et totalement.

Il faut cependant reconnaître à Kant le mérite de combattre la mesquinerie hédoniste en lui opposant vigoureusement la majesté rigoureuse et grandiose du pur formalisme moral. Mais en revanche il est resté enfermé dans cette opposition plaisir / devoir, qu'il avait pourtant construite pour libérer la raison de son mauvais penchant. Mais il n'a pu envisager la possibilité d'un dépassement créateur et législateur, non seulement par-delà la distinction bien / mal, mais aussi en dehors de la distinction trop bassement utilitariste entre plaisir et douleur.

Pour Nietzsche en effet le plaisir est méprisable. Et pourtant il admire Montaigne qui se range dans la catégorie des indifférents sereins au plaisir, et comme Aristippe, à égale distance des forcenés de la réplétion (Sade) et des obsédés du renoncement ascétique (Plotin). Il affirme nettement : "La plaisir est comme la femme : il court après celui qui le méprise!". Il ne s'agit pas de mépriser le plaisir comme un esclave méprise son maître, servilement. Ainsi l'esclave s'enferme dans une contradiction en refusant à son maître le droit de posséder ce à quoi il voudrait cependant accéder pour lui-même. C'est ce qu'on nomme proprement l'envie, la plus basse des passions, plus basse encore que la jalousie ou la volupté. Mais il s'agit plutôt d'annuler complètement la sphère de l'opposition entre le plaisir et la douleur par l'affirmation éternelle qui permet de lancer la volonté de puissance à la hauteur de la création et de la législation dans le dépassement de soi.

Ainsi, changeant de plan et de perspective, et en se plaçant du côté de la joie et de la souffrance créatrices — intimement liées par nature — Nietzsche peut affirmer : "Est-ce à mon bonheur que j'aspire ? J'aspire à mon oeuvre." Et aussi : "As-tu dit oui à la vie ? Alors tu as dit oui à toute souffrance, à toute joie, et à leur éternel retour". Pour Nietzsche la philosophie doit être considérée comme l'activité législatrice la plus haute, et comme l'application de la volonté de puissance à l'exploration incessante de nouvelles perspectives. Seules la joie et la souffrance les plus hautes s'unissent par convergence, alors que les déterminations inférieures de la douleur et du plaisir, loin de s'unir dans un même dépassement créateur, s'excluent mutuellement en leurs positions métaphysiquement figées.

Nietzsche indique ainsi par ces traits quel le renoncement perd tout son sens chez celui pour qui l'opposition entre plaisir et douleur n'a plus aucun sens. Le renoncement, comme réaction pleine de ressentiment et de rétractation de la vie dans le remords de l'esprit de pesanteur, consiste dans le repentir impuissant envers le passé. Mais l'affirmation de la double unité, du plaisir et de la douleur, et de la joie avec la souffrance, si elles sont intégrées dans une perspective créatrice se tient et se maintient dans la complémentarité créatrice du dépassement et du surmontement de soi.

Non moins saines et sublimes que les abstractions nietzschéennes nous apparaissent celles de Kant, qui contiennent cependant un statisme figé et froid, dépassé par le dynamisme central et vital de la volonté de puissance créatrice et législatrice. Celle-ci ne se trouve authentiquement elle-même qu'en luttant et en se dépassant, "pour rien, pour le plaisir" (pour reprendre une expression souvent usitée par Bergson). Il reste cependant que le plaisir, lui, ne saurait se réduire à une simple idée régulatrice et asymptotique. Au contraire il revêt une forme concrète en la figuration multiple des plaisirs singuliers.

Mais cette constatation aussi vraie que nécessaire ne saurait exposer les belles abstractions idéalistes de la volonté de puissance au danger d'une quelconque annulation. Car l'esprit producteur d'idées, celle du surhumain en particulier, n'est rien d'autre que la volonté de puissance qui mord dans sa propre chair et se retourne contre elle-même pour se dépasser vers une de ses figures les plus hautes. Celui dont la volonté de puissance, par conséquent, reste tout entière tournée vers le dépassement de soi et l'affirmation éternelle du retour dans la joie et la souffrance créatrices et législatrices, ne tiendra aucun compte de cette ombre inconsistante, pâle et fugitive du plaisir, et de son symétrique tout aussi cadavérique (la douleur).

Il ne s'agira même pas de renoncer platoniquement au plaisir de la caverne et de sa pénombre douteuse, pour rejoindre le bonheur. Car celui-ci n'est au fond qu'un plaisir suprême, celui du séjour du soleil dans le bien. Le statisme du bien ne saurait rendre compte, en tant qu'il se terre lui aussi, et lui surtout, dans un arrière-monde — qui frelate et falsifie le goût du sens et du sel de la Terre —, de l'exigence infinie du dépassement créateur et législateur vers de nouvelles lois et de nouvelles valeurs.

Il n'y a pas, il ne saurait y avoir de renoncement chez Nietzsche. Car il n'aurait pas d'objet, Expulsé alors par l'affirmation totale de la joie créatrice, le plaisir du renoncement ne pourrait alors que s'affaisser et s'effondrer sur sa propre inconsistance.

Au contraire — et c'est ce qui sauve bien entendu les apparences phénoménales — ceux qui ne s'élèvent pas à la hauteur de la joie créatrice martyre de sa propre tâche nécessaire, imiteront la vertu législatrice en s'efforçant de renoncer à tel ou tel plaisir. Ou bien ils s'efforceront, bien vainement — car la nature annule le plaisir dès que l'excès ou même l'attention à la jouissance se font sentir — de s'ensevelir tristement sous l'apparence dérisoire de la totalité des plaisirs possibles. Mais dans les deux cas de figure, ils resteront enfermés à jamais dans l'opposition plaisir / douleur, parce qu'ils auront d'abord renoncé à eux-mêmes en leur vocation créatrice.

On ne saurait donc déceler aucune contradiction entre le caractère délibérément concret de la question posée et la magistrale composition idéaliste de la vision nietzschéenne de l'homme. Cette question concrète prend sens en effet à partir des multiples cas de figures de la réalité quotidienne. Ainsi on s'autorise la jouissance mesquine et frileuse de petits plaisirs quotidiens dérisoires, ou à l'inverse, on s'interdit de manière tout aussi grotesque et dérisoire certains petits plaisirs quotidiens. Et l'on s'imagine illusoirement dans l'un et l'autre cas, soit qu'on fait preuve de maîtrise et d'affirmation de la vie, soit au contraire de vertu prud'hommesque et héroïque.

L'idée kantienne de devoir impose l'exigence de déduire ce qui est ou sera de ce qui doit être (et non l'inverse). De même l'idée nietzschéenne de la joie créatrice doit nous contraindre violemment à renvoyer à son propre néant l'opposition du plaisir et de la douleur. L'homme ainsi s'efforcera de ne plus singer son idéal, mais tentera de l'accomplir pour réconforter le "désabusé" qui, dans le Crépuscule des idoles, constate : "J'ai cherché des grands hommes, et je n'ai trouvé que des hommes singeant leur idéal".

Christophe Steinlein (juin 1990).

Penser, c'est distinguer

Quand on affirme que penser c'est distinguer, on se place d'emblée dans une équivocité au niveau du sens des termes, comme au niveau de la méthode de recherche d'une définition de l'acte de penser. On peut distinguer en première approche le penser, du méditer, du réfléchir, du raisonner, du calculer. Il semble que le penser soit l'acte le plus haut et le plus lumineux de l'esprit, celui par lequel tous les autres prennent un sens. On peut concevoir de rapporter le penser, identiquement ou par un équivalence pour le moins problématique, à une opération mentale, qui lui semblerait subordonnée. Cette opération serait précisément l'acte de distinguer, qui devra être distingué en l'occurrence de la différenciation, de l'abstraction, de la séparation. D'un côté, l'acte de penser, comme condition et cause de toute clarté et de toute distinction en l'esprit, devrait apparaître comme indéfinissable et surtout irréductible à toute équivalence. D'un autre côté, l'acte de penser apparaît aussi comme l'instance qui, dans l'esprit, exige que tout soit défini, clairement et distinctement, par réduction à l'identique d'un équivalent, qui doit être plus qu'un simple attribut ou prédicat. Penser, en effet, consiste à lier le même et l'autre, d'une manière générale et suivant des lois, en reconnaissant dans l'autre une identité en puissance du même. Dans ces conditions, que vaut cet acte de penser par lequel on affirme l'équivalence entre penser et distinguer? Car cet acte semble ne pouvoir synthétiser — trouver la raison suffisante de chaque élément composant — qu'une unité, pourtant non tautologique. De plus cet acte semble ne pouvoir lier ou réunir sous l'unité d'une même conscience de penser que des éléments distincts bien qu'homogènes.

Est-il dès lors possible d'examiner la validité de cette double implication par laquelle sont affirmées au moins deux propriétés :

  1. La condition nécessaire de la pensée est la faculté de distinguer, ou ce qui en résulte, à savoir la distinction ou l'idée distincte. 
  2. La distinction comme une condition suffisante pour qu'apparaisse la pensée, ce qui reste éminemment problématique.

Ne peut-on pas, en somme, déceler et discerner dans l'acte de penser une autre faculté que la distinction? Au prix de quelle redéfinition conjointe du penser et du distinguer pourrait-on affirmer, logiquement aussi bien qu'ontologiquement, l'équivalence stricte, qui ne se réduit pourtant pas à la tautologie simple d'une identité remarquable du type A=A, entre l'acte de penser et l'acte de distinguer? Le seul critère opératoire de la pensée est-il donc l'acte de distinguer? Celui-ci est-il la seule projection principale de la pensée par elle-même sur le plan de conscience d'une recherche de la définition de ce que penser veut dire?

Si on pose la question de savoir comment (et si cela s'avère possible) définir l'acte de penser, on devra éviter à la fois l'indétermination d'une représentation de tout état mental, et la trop étroite précision d'une définition trop restrictive. D'un côté, Descartes appelle "pensée" tout ce qui se tient dans notre esprit, de telle sorte que nous en ayons immédiatement conscience par nous-mêmes. Il s'agit alors au fond de n'importe quelle représentation mentale, ou bien de tout acte indéterminé de l'esprit : "J'appelle une chose qui pense tout ce qui entend, conçoit, veut, ne veut pas, qui imagine aussi et qui sent" (Descartes, Méditations II). D'un autre côté nous sommes tentés de définir la pensée par une opération mentale plus restrictive, en la désignant successivement comme raisonnement inductif ou déductif, méditation mystique ou rêverie poétique, calcul, perception ou bien, enfin, simple conscience perceptive de soi. Dès lors il semble légitime de se demander si l'acte même de distinguer peut être un élément privilégié de la représentation de l'acte de penser. Bien sûr, Pascal, dans ses Pensées, se donne pour vocation et pour effort de penser. De même, Marc Aurèle dans ses Pensées pour moi-même. Dans ces conditions apparaît tout naturellement l'acte de distinguer, se profilant à l'horizon de toute pensée. Il distingue dans ses Pensées, l'esprit de géométrie et l'esprit de finesse. Cette distinction est faite en finesse, non suivant les différenciations grossières — bien que rigoureuses — propres à l'esprit géométrique. Il semble en aller de même dans la distinction pascalienne, à l'oeuvre dans le Discours sur la condition des Grands, entre grandeurs naturelles et grandeurs d'établissement. Dans ce discours, d'ailleurs, la grandeur naturelle du styliste de la langue française qu'était Pascal, se distingue élégamment par la pensée, de la prétention aveugle et confuse des grandeurs d'établissement. Ainsi, dans ces deux exemples, il semble que la distinction demeure co-naturelle et con-substantielle à la pensée. Tout ce qui se conçoit bien s'énonce clairement, nous dit le poète. Mais précisément toute énonciation claire et distincte, véhicule effectif d'une pensée, se divise nécessairement en parties du discours, ainsi distinguées, autant d'un point de vue grammatical que rhétorique.

Une pensée, en effet, est toujours une pensée de quelque chose et sur quelque chose. Elle consiste, comme il a été rappelé, à unir nécessairement le même et l'autre, l'un et le multiple, qui sont dès lors reconnus comme distincts., tout en restant pourtant présents l'un dans l'autre (dans le jugement analytique) ou s'appelant l'un par l'autre nécessairement (dans le jugement synthétique). Comment, dans ces conditions, cette pensée peut-elle se présenter à la pensée et à la conscience de l'acte de penser, sans unir ipso facto et de facto ce qui est distinct, et sans distinguer ce qui doit pourtant être réuni? Il est donc nécessaire à ce stade de la réflexion de procéder à une analyse phénoménologique afin de déterminer, au terme d'une réduction eïdétique, si l'essence de l'acte de penser coïncide bien réellement avec l'acte de distinguer.

Nous ne pouvons pas donner, nous dit Bergson, une définition de la conscience car précisément la conscience est la condition de toute définition et demeure donc toujours plus claire que toute définition. De même nous ne pouvons pas définir la liberté, car nous sommes libres, et toute définition de la liberté donnera toujours raison au déterminisme, autrement dit toute définition déterminerait ce qui précisément ne peut pas l'être. Dans ces conditions, ne peut-on pas ressentir une certaine gêne dans la nécessité tragique exigée et en même temps toujours par essence vouée à l'échec —, d'aplatir le relief essentiel de la pensée, en le projetant arbitrairement, ou pour le moins approximativement, sur le plan de conscience lié à l'acte de distinguer?

Bien entendu, une définition, même sommaire et minimale, de ce que distinguer peut vouloir signifier, s'impose. La pensée qui, en son acte même, prend conscience qu'elle effectue sur un objet l'opération de distinction, reste toujours en excès de cette représentation parce qu'elle la conditionne. On pourrait objecter que la pensée, en prenant conscience qu'elle distingue, distingue qu'elle distingue, etc. Par une régression à l'infini, la convergence de cette suite de puissances de la distinction, en les exposant chaque fois à une nouvelle épreuve de soi, vérifierait l'identité de la pensée et de l'acte de distinguer. Mais il faut chercher, pour éviter ce simple sophisme, les critères qui rendent possible une telle distinction de la pensée sur un objet extérieur à elle. L'examen de la distinction d'une distinction, donc des puissances de la distinction (de ses limites et de ses seuils), demeure plus problématique ici que celui d'une pensée de la pensée.

Distinguer en effet, ce n'est pas ratiociner, comme le faisait le sophiste Prodicos de Céos. Sa pseudo méthode est raillée par Platon dans son Gorgias, et il menace d'y renvoyer le jeune sophiste Pôlos. En effet, pour Platon, un raffinement excessif dans l'art des distinguo subtils ne fait que "couper les cheveux en quatre" (selon l'expression populaire, vigoureuse et imagée), et ne mène qu'à la confusion et à l'immobilisation stérile de la pensée, plutôt qu'à la distinction et à la réussite de la pensée. Distinguer ne consiste donc pas dans l'application mécanique d'un schéma abstrait de distribution dichotomique des significations, des sens et des catégories lexicales. Car tout automatisme ou ergotage mécanique exclut d'emblée la pensée qui est création d'imprévisible nouveauté dans l'élément vivant sens. Il est vrai cependant que la pensée de Socrate s'exprime naturellement par un acte de distinction des idées, des termes, des valeurs, dont les jongleries verbales des sophistes ne sont que la triste et vaine caricature. Mais peut-on identifier une cause à son effet, ou plus exactement réduire la cause à l'effet? Il est vrai de dire que l'effet principal d'une pensée en acte est de procéder à des distinctions en les faisant jaillir naturellement, sans contrainte artificielle, et dans l'exacte mesure requise par les lois de la pensée, par le simple effort de soi sur soi. La pensée est ici un acte réfléchissant, méditant, qui s'efforce de discerner et découvrir les articulations naturelles des parties d'un concept.

Précisément, penser c'est faire usage du jugement. Ce jugement peut être soit déterminant, en tant qu'il détermine, en la subsumant, une diversité sous l'unité d'un même concept. Il peut être au contraire réfléchissant, en tant qu'il retrouve l'universel au sein même de la singularité d'un objet. Dans ces conditions, peut-il être suffisant d'affirmer que la distinction épuise l'essence de la pensée? Car dans cette hypothèse, on ne peut plus se représenter l'unité de la conscience comme la condition de possibilité de l'acte de distinguer. Car sinon il faudrait imaginer que toutes les distinctions sont déjà présentes en acte au sein de la pensée. On supprimerait alors l'inventivité et le génie même du jugement qui serait réduit à un pur automatisme, extériorisant des distinctions mortes, figées, pétrifiées et préfabriquées.

Si l'on prend conscience de ne devoir pas prendre le prétexte de la distinction pour opérer de fausses différences, on constate aussi la possibilité d'éviter un second sens inauthentique et non pertinent de ce que pourrait être l'acte de distinguer. Distinguer en effet ne saurait s'identifier à l'acte de séparer instinctivement, intuitivement, selon un principe subjectif d'action immédiate — ce qui est intéressant de ce qui ne l'est pas —, dans la perspective de la conservation vitale. Les analyses bergsoniennes montrent que la pensée est toujours d'une certaine façon une opération mécanique qui consiste à projeter un schéma, lié à l'instinct, sur la diversité et la mouvance du réel, indifférent et indéterminé, pour découper en filigrane et en pointillé les lignes de force d'une action. En ce sens, n'importe quel mammifère, aux prises avec les exigences de sa conservation vitale, fait instinctivement la différence entre ce qui ressortit et a trait à son intérêt du moment, et l'élément primordial dans lequel il se tient par nature et qui le sollicite à s'y retrouver sans répit, dès lors qu'un écart accidentel l'en maintient temporairement éloigné, et l'indétermination radicale de tout ce qui en est exclu. Cette explication de ce qu'est une distinction, autrement dit une puissance mécanique de différenciation grossière, et par suite une pensée, pour séduisante qu'elle paraisse, laisse insatisfaite la pensée, qui par l'acte de penser se voue à la recherche d'elle-même. Car cette interprétation psychologisante de la pensée et de la distinction n'épuise pas l'impensé que la pensée retient en elle à son insu, alors qu'elle cherche, pour s'éclairer sur sa propre identité, à se projeter, et ainsi se tronquer, sur différents plans de conscience (celui de l'acte de distinguer en particulier). On pourrait par ce biais, à la rigueur, identifier agir et distinguer. Agir peut en effet signifier s'engager dans le réel suivant la prescription que permet la représentation d'une loi ou d'une maxime. Il devient alors clair qu'on ne saurait agir sans distinguer. Il s'agit d'abord de percevoir, dans l'uniformité indifférente de l'infinie profusion du réel, des voies privilégiées préalablement découpées, car il faut lutter contre l'apparence d'une diversité infinie indéterminée qui équivaudrait à une uniformité absolue. Il s'agit ensuite de s'accommoder aux exigences et aux nécessités de l'action du sujet ou de l'individu.

Mais la pensée, puissance de contemplation et de spéculation, ne saurait être confondue avec l'action. Car au contraire elle apparaît comme suspension et élévation au-dessus du sensible, suivant le précepte cartésien : "Abducere mentem a sensibus". Il s'agit en effet d'abstraire l'esprit des sens, précisément peut-être pour atteindre à une plus grande précision dans la distinction des idées. Distinguer s'entend alors au sens cartésien d'abstraire, autrement dit séparer en esprit et par l'idée — en portant et en concentrant l'attention sur un des aspects de l'objet —, les diverses déterminations de celui-ci. Ce procédé indique d'ailleurs le sens même où est effectué, par inspection de l'esprit, l'examen du morceau de cire (Descartes, Méditations II). Distinguer ne représente plus dans ces conditions le fait d'exclure mécaniquement, mais concerne plutôt la faculté de trouver la raison suffisante de chaque idée, par quoi elle maintient entièrement en elle son identité, et ne saurait ainsi se confondre avec aucune autre. Cette idée de l'idée distincte, Leibniz croira pouvoir la compléter en la prolongeant par l'idée adéquate, symbolique et intuitive, dans son opuscule sur les Méditationes de cognitione, veritate et ideis. Elle permet en effet de penser en sa radicalité l'acte de penser dans son rapport intime avec l'acte de distinguer. Le critère authentique d'une pensée véritablement achevée, pensée en acte, est réalisé lorsque, comme le montrera Spinoza, l'ordre de l'esprit, qui réfléchit sur lui-même et se découvre en sa structure propre, coïncide parfaitement avec l'ordre des choses, dont il épouse la structure concaténative.

Dès lors, distinguer se pense moins comme l'acte de différencier que comme le fait d'accéder à l'idée distincte, qui existe en soi et par soi, et qui n'attend plus que l'entendement, tâtonnant en lui-même par induction, déduction ou intuition, se règle sur elle de l'intérieur, et devienne ainsi, pour lui-même, parfaitement distinct à lui-même. L'acte de distinguer s'offre ainsi dans sa triple dimension comparative, abstractive, et séparatrice. On ne saurait alors le confondre avec l'acte radical par lequel l'esprit saisit immédiatement une idée distincte. Mais il apparaît dès lors comme un des effets empiriques de l'acte de penser. Rousseau souligne bien cette conséquence dans son Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes, quand il prend l'exemple de la formation du concept d'arbre, ou Kant à sa suite, dans sa Logique, quand il prend l'exemple de la recherche du dénominateur commun entre le pin, le saule et le tilleul.

Penser, bien entendu, ne consiste pas uniquement dans la saisie immédiatement distincte en sa simplicité réflexive. C'est aussi et d'abord un humble acte opératoire de l'esprit par lequel les éléments d'une diversité sont comparés, réfléchis, et dont le dénominateur commun est abstrait, c'est-à-dire extrait, d'une suite apparemment rhapsodique.

Cependant, d'après la généralité de l'affirmation proposée, dont il s'agit de montrer la validité en sa double implication, on ne saurait recouvrir la multiplicité très grande des objets de pensée, par la définition, pure en son absolue rigueur, de la distinction comme saisie de l'idée distincte. En effet, la finitude de l'esprit humain lui interdit de saisir la distinction infinie des éléments du réel. Car pour penser distinctement la représentation d'un objet empirique, il faudrait aller jusqu'au bout de celui-ci en sa nécessaire insertion dans le texte infini de la causalité mécanique, ce qui est impossible. Il apparaît en définitive, que bien peu d'objets sont susceptibles d'être pensés.

L'idée du moi peut être pensée, car le "cogito ergo sum" se réduit à la pureté d'une saisie transcendantale par elle-même de la condition de toute saisie. L'idée de la pensée peut également être pensée. Mais il apparaît que l'idée de monde (en sa causalité mécanique indéfinie) et l'idée de Dieu (en son être absolu, inaccessible à la relation entre sujet pensant et objet connu) ne se laissent pas penser. En effet, il ne se laisse pas saisir distinctement, avec une distinction totale, c'est-à-dire un développement intégral de tous leurs attributs et prédicats.

Dès lors, peut-on encore affirmer que l'acte de distinguer est condition suffisante de l'acte de penser?

Il apparaît, au terme de cette analyse, que la tentative de penser la pensée comme identité avec la distinction, échoue pour au moins deux raisons. D'abord, parce qu'un esprit fini ne peut pas aller jusqu'au bout de la distinction des choses dont le détail enveloppe une différenciation infinie, comme l'a bien montré Leibniz. Nous ne nous arrêtons jamais, en nos analyses, qu'à des distinctions sommaires qui, sans être des processus sophistiques de ratiocination ou des procédés pragmatistes de maîtrise du réel, n'en demeurent pas moins des approximations de l'infinie complexité du réel. En second lieu, en admettant qu'une pensée soit parvenue au point d'une distinction infinie — en d'autres termes si cette pensée pouvait s'être isolée elle-même de toute autre chose —, elle n'aurait plus évidemment qu'à devenir ou être une pensée de la pensée, une "nôésis nôéséôs, comme la nomme Aristote. Cette éventualité est réfutée par Plotin (Ennéades, V) par la simple idée que, pour se penser, cette pensée aurait encore à produire en elle-même une distinction supplémentaire. Cette condition supplémentaire s'avère contradictoire, puisque par hypothèse, pour se penser soi-même, il faut s'être absolument distingué de toute chose, c'est-à-dire très exactement avoir épuisé radicalement toute distinction possible.

D'un côté, l'être humain exerce donc bien une pensée qui ne se réduit pas entièrement à son acte. Mais elle est mélangée à une participation en puissance à l'idée pure d'une pensée totalement distincte. D'un autre côté cette pensée, en son développement inaugural, jamais achevé, — car c'est la réflexion sur soi d'une pensée qui prend conscience de son acte, qui seule peut prétendre à l'achèvement —, s'appuie nécessairement sur un processus qui ne peut malheureusement être pensé que comme discernement ou différenciation. Ce processus reste en effet totalement étranger à une distinction purement en acte. Il est toujours développement, déploiement toujours mêlé d'un enveloppement partiel dont le détail infini reste à jamais caché à un entendement lié à une finitude intrinsèque.

La formule proposée à la réflexion s'offre, en son dogmatisme même, entièrement à son propre examen en voulant nier la fragilité de la pensée. En effet l'acte de distinguer n'est que le commencement inaugural et inchoatif de l'acte de penser, mais n'en saurait nullement se donner pour la finalité. Car celle-ci serait alors contradictoire puisque la pensée ne saurait s'affirmer dans l'abolition de ce qui pourtant la constitue.

Penser c'est peser, suggère Alain. Pour peser exactement, pour évaluer les choses à leur juste mesure, il faut disposer d'éléments différentiels précisément distincts. Penser c'est refuser, c'est dire non, remarque Alain, aux choses elles-mêmes en leur nécessité, mais à l'amalgame entre les choses. Penser, c'est peser, en refusant le plus possible la confusion, l'amalgame, c'est-à-dire en s'efforçant d'assigner à toute chose un ordre nécessaire et une raison suffisante, ce qui se nomme critiquer au vrai sens du terme, sans exclure ni dénigrer, ni opérer des ségrégations arbitraires vouées à l'éparpillement et à la dispersion. Ainsi, positivement et affirmativement, la formule proposée initialement dénonce en définitive son impuissance radicale à se distinguer définitivement en ses éléments constitutifs, pour s'affirmer dans sa pure identité indicible, par-delà ce dédoublement temporaire et méthodique, qui demeure pour elle seulement un moindre mal et un accident nécessaire.

Christophe Steinlein (octobre 1990).

La pensée est-elle assimilable à un travail?

Pour penser et pour travailler le lien et le rapport entre la pensée et le travail il est nécessaire de s'astreindre tout d'abord à penser et à travailler quelques différenciations et déterminations conceptuelles à l'intérieur de chacune de ces deux notions. On peut en effet distinguer d'emblée deux modalités de la pensée. D'abord une pensée pure, ne s'occupant que d'elle-même — autrement dit finalement des conditions de possibilité de son pouvoir de connaître — ou d'un au-delà de l'expérience. Ensuite une pensée appliquée, qui se déploie et se développe logiquement non pas en vue d'elle-même, mais en visant l'effectivité d'une production concrète dont la possibilité est nécessairement conditionnée par un impératif hypothétique et technique. Car il faut malgré tout aussi penser, pour mener à bien la réalisation matérielle de projets conformément au déterminisme des lois de la nature. Quant au travail, on peut l'entendre de manière générale comme un exercice et un jeu des facultés se déployant toujours dans un effort et une tension de la volonté et de la raison. Mais alors il est nécessaire de lui assigner une dimension spécifiquement humaine et sociale, car seul l'homme peut se fixer librement une fin et chercher les moyens adéquats pour l'atteindre, et seul l'homme peut échanger librement les fruits de son effort.

On remarque donc que, dans le cas de la pensée et du travail, l'acte (exprimé par le verbe) et le résultat (exprimé par le nom) se trouvent apparemment confondus sous une même dénomination. Il est alors nécessaire de se demander si l'acte — comme d'un développement d'une virtualité de penser — donne une pensée, comme suite unitaire d'idées, au même titre que l'action de travailler — comme visée d'un but et définition des moyens pour l'atteindre — donne un travail, comme suite organisée d'éléments transformés et fonctionnant unitairement.

La position du problème est donc nette. Ou bien on considère que l'activité intellectuelle ne se suffit pas à elle-même parce qu'elle aurait besoin dans tous les cas d'être reconnue socialement comme offrant des produits utiles et commercialisables. Mais alors on cherche à l'assimiler à un travail social, et elle perd ainsi toute son autonomie et sa puissance d'unification. Ou bien, au contraire, on décide pour conférer à la pensée une dignité et une majesté incontestables, de la séparer radicalement du travail entendu socialement. Mais alors, elle s'expose au danger d'être considérée comme abstraite et dévalorisée en tant qu'elle ne contribue à rien d'effectivement et d'immédiatement utile au tissu social.

On peut donc se demander si on peut appeler "pensée" une simple rêverie ou méditation qui ne produirait rien d'immédiatement utile ou d'effectivement concret. Inversement, peut-on appeler "travail" une simple routine — celle du travail à la chaîne par exemple — qui se présenterait comme une activité ne se représentant aucune fin et inconsciente d'elle-même? Travailler et penser le rapport entre la pensée et le travail requièrent donc ici de se poser deux questions décisives. D'abord, la pensée peut-elle se démarquer du travail social tout en préservant une effectivité? Autrement dit, le travail peut-il accueillir en lui la pensée sans perdre pour autant son utilité sociale? Ensuite, le travail social peut-il se démarquer de la pensée tout en gardant une liberté et une dignité? Autrement dit, la pensée peut-elle accueillir en elle la dimension sociale du travail tout en préservant sa vocation totalisatrice et unificatrice, universelle et critique?

L'enjeu profond de ces questions consiste donc peut-être à se demander si on doit véritablement considérer le travail comme concept de référence, et tenter ainsi de faire conquérir à la pensée ses lettres de noblesse en l'élevant à la dignité du travail? Ou bien, au contraire, ne serait-il pas plus intéressant d'établir la pensée comme un référent essentiel de l'activité humaine, et d'essayer alors d'élever tout travail à la dignité de la pensée?

La pensée peut être conçue comme acte et comme résultat, comme exercice conscient, réfléchi et animé, des facultés de l'esprit, et par conséquent comme interprétation du réel livrée dans un livre — qui prétend ainsi offrir le produit de la pensée. Le travail peut être conçu à la fois comme action et résultat, comme volonté cartésienne de se rendre "comme maîtres et possesseurs de la nature", suivie par conséquent de la présentation de produits élaborés par la transformation de la nature — pensées comme deux composantes essentielles et principales de l'activité humaine, en acte et en action. Le problème est cependant qu'à ce titre les deux notions de pensée et de travail doivent être distinctes et unies, comme l'âme peut être unie au corps. On doit donc nécessairement trouver du travail dans la pensée, et de la pensée dans le travail. Toute la question est alors de savoir sous quelles formes et à quelles conditions l'une de ces deux notions se trouve et se tient dans l'autre, et comment l'une ne peut se définir authentiquement que par l'autre.

La question posée suggère alors la possibilité que la pensée n'ait pas d'identité propre, qu'elle ne puisse pas se définir de manière autonome et qu'elle ait besoin pour retrouver sa vérité de travailler à s'élever à la dimension d'une réalité plus haute. Pourtant, d'entrée de jeu, l'activité intellectuelle en général, pure ou appliquée, présente d'indéniables caractères communs avec l'activité laborieuse. Celle-ci s'entend en effet au sens propre d'une production matérielle d'objets utiles, par transformation de matériaux conformément aux lois du déterminisme naturel. "Pour commander à la Nature, précise Bacon, il faut lui obéir" (Vincitur natura parendo).

D'abord, ces deux notions de "penser" et de "travailler" font intervenir le jeu et l'exercice de facultés qui naissent de prédispositions propres à l'homme. Pascal souligne dans ses Pensées l'innéité de la faculté de penser : "Je ne puis concevoir un homme sans pensée : ce serait une pierre ou une brute". D'autre part, l'activité intellectuelle et l'activité laborieuse — activité de fabrication, de production et de transformation concrètes — exigent toutes deux pour se déployer complètement une durée de préparation — et en-decà, d'apprentissage —, ainsi qu'une durée d'exécution — et au-delà, de formation continuée. D'un point de vue unifiant, activité intellectuelle et activité matérielle exigent de part et d'autre un effort de tension et d'attention constant de la volonté et de la raison. En amalgamant hâtivement toutes les déterminations de la pensée et du travail sous la dimension générique de l'effort, du sérieux, de la patience et de la douleur, on pourrait prétendre que la pensée est un travail à part entière du point de vue de sa modalité. En effet, elle se propose par l'effort et la patience, de faire jouer ses possibilités pour atteindre l'objectif qu'elle s'est fixé. La pensée se met en oeuvre et à l'oeuvre, et elle produit une oeuvre (ou un ouvrage), tout comme le travail.

Mais la question subsiste alors de savoir pourquoi, si la pensée entretient pacifiquement avec le travail des points de comparaison qui ne mettent nullement en danger son identité, se profile à l'horizon l'idée que son destin serait d'être tôt ou tard annexée, ou plus fortement incorporée, absorbée par une réalité dont elle aurait finalement à prendre l'essence, parce qu'elle serait incapable de se définir uniquement et pleinement par elle-même. Il existe peut-être donc une spécificité sociale du travail. En produisant l'immédiatement utile et concret, ne pourrait-il pas alors en effet prétendre ne reconnaître aucune réalité ou effectivité à la pensée pure, et affirmer alors que la pensée appliquée — comme condition technique de la production matérielle des objets — ne participe pas de la pensée mais du travail social?

Il ne serait sans doute pas fondé de nier, dans le vain espoir de sauver artificiellement l'identité indépendante de la pensée en général, l'existence d'une spécificité du travail entendu au sens social. Il est donc nécessaire d'examiner maintenant les déterminations de cette spécificité afin de décider si la pensée peut pleinement affirmer son identité à l'extérieur de celles-ci. Ou bien doit-elle, au contraire, s'assimiler à ces déterminations, sous peine de se nier radicalement? Le travail social, comme l'a montré Platon au livre II de sa République doit nécessairement pour se trouver en sa vérité être divisé et distribué rationnellement. Notons ici cependant que le travail, étant l'expression d'une activité rationnelle, ne peut se dispenser d'être préparé par une activité de la pensée. Mais la pensée ne peut-elle seulement que se prêter ou s'appliquer aux nécessités de l'organisation du travail? Ou bien doit-elle être autre chose qu'un simple moyen, prolongement ou exercice d'un travail qui, dans son essence sociale, conférerait totalement à la pensée son identité de subordonnée?

On remarque alors que le travail intellectuel, à la différence du travail social supporte mal d'être partagé, divisé et réparti. En effet, il se propose la construction d'une œuvre — et si possible d'un chef-d'œuvre — de pensée, qu'elle soit de nature poétique, philosophique ou scientifique. Descartes, au début de son Discours de la méthode suggère qu'une construction, intellectuelle ou matérielle — mais dont la conception reste entièrement de nature intellectuelle — gagne à être exécutée totalement par un seul individu plutôt que par plusieurs, car alors l'unité du sujet et des sa science se transporte dans l'unité de l'oeuvre. Certes, l'activité intellectuelle, afin de développer toutes ses virtualités, gagne à être confrontée à celle d'autrui dans une libre discussion. Descartes note admirablement dans ses Olympiques que le frottement des esprits fait jaillir des semences de vérité à la manière d'un frottement de silex qui fait jaillir des semences de feu.

C'est précisément par cette image que l'on peut apercevoir la différence essentielle qui maintient séparés le travail et la pensée. En effet, on se rapprochera peut-être de la vérité si l'on dit que la pensée est du travail en train de se concevoir en son processus matériel. Alors que, inversement, le travail social est déjà conçu, produit en son concept, et n'a plus qu'à être exécuté mécaniquement, par une routine technicienne, technologique et technocratique.

Le travail social est déjà une réalité figée, expulsée de la matrice intellectuelle qui l'a conçue, soumise alors au déterminisme des lois. Il peut ainsi être aisément divisé et distribué, comme dans une machine sont divisés et distribués les différents rouages et fonctions conçus par l'esprit. Au contraire, l'activité intellectuelle, expression vivante et animée de l'esprit — en tant qu'il a conscience de lui-même travaillant à développer sa propre nature — ne peut pas être divisée, elle est et elle forme un tout unitaire et indissoluble.

Mais on objectera immédiatement que tout travail est nécessairement organisé dans une certaine rationalité en fonction d'une certaine logique. Il est alors nécessaire dans ces conditions de diviser et séparer les tâches de conception, dont la modalité est nécessairement intellectuelle, de l'organisation de ce travail. Mais précisément, la distinction entre la notion de bureau d'études —où le travail de conception se trouve effectivement divisé —, et la notion d'atelier de réalisation — quelles que soient ses dimensions — apparaît comme une division qui n'a pas son siège dans la sphère de l'activité intellectuelle, mais déjà dans la sphère du travail social. Autrement dit, la pensée appliquée doit être considérée comme un prolongement de la nécessité du travail social, plutôt que comme ue détermination particulière de la pensée pure.

Si donc on prétend que la pensée est assimilable à un travail social parce que tout travail concret implique des travaux de conceptualisation préparatoires, on réduit subrepticement la pensée aux prolongements nécessaires que déploie le travail social dans la sphère de la rationalité. En d'autres termes, l'activité technocratique — de conceptualisation, d'administration et de gestion du travail social — apparaît comme une notion dérivée du travail et non de la pensée, qui en demeure essentiellement indépendante.

Il apparaît donc que l'activité intellectuelle authentique ne peut être qu'une activité unifiante, autonome et critique, se situant en dehors de toute division, répartition, planification ou échange. Ce résultat s'applique également selon les différents aspects de l'activité intellectuelle. Celle-ci en effet peut se fixer comme finalité de se penser elle-même. On bien elle peut chercher à penser un au-delà de toute expérience possible. On bien, encore, elle peut vouloir s'attacher à penser le réalité humaine authentique, l'être-là de l'homme en général.

Bien entendu, la pensée n'est pas sans analogie formelle avec le travail au sens économique comme on peut le comprendre dans la notion de spéculation. Dans cette sphère la pensée s'investit librement dans l'exploration d'elle-même en son pouvoir de connaître, espérant le bénéfice d'une connaissance satisfaisant son besoin de vérité et de certitude. Mais une analogie, oeuvre même de la pensée en acte, ne saurait se réduire à une assimilation, oeuvre d'une volonté dominatrice. Il faut bien comprendre que les capacités intellectuelles ne peuvent pas s'identifier ou s'assimiler à la capacité intellective, au sens aristotélicien de la contemplation purement rationnelle de la vérité.

Le travail social exige bien entendu le recours à l'exercice des capacités intellectuelles dans le but d'une planification technocratique. Celle-ci produit une organisation sociale dans laquelle la force de travail, qu'elle soit intellectuelle ou matérielle, peut s'échanger suivant les lois du marché, de l'offre et de la demande. Les prétendus "chasseurs de tête", à la recherche de cerveaux à placer à la tête de l'industrie, du commerce et de l'Etat, ne peuvent pas, mal gré qu'ils en aient, assimiler hâtivement la pensée à une force de travail qui s'achète, se vend, et qui produit concrètement. Ce n'est que la raison, comme essence même de l'être et de la vérité, qui peut se plier accidentellement à un usage social et technocratique. La pensée, quant à elle, est de nature tout autre, car elle fait un usage raisonnable, càd conforme à sa nature, de la rationalité, non plus calculatrice, mais réfléchie.

On arrive ainsi à trouver la plus grande différence possible entre la pensée en général et le travail. La pensée doit être entendue en son essence et non pas en tant qu'elle peut être détournée ou arraisonnée par des fins qui ne sont pas les siennes. Le travail se comprend comme essence du tissu social des forces, moyens et rapports de production. La modalité de développement de l'activité intellectuelle (la pensée) et de l'activité matérielle (le travail) peut paraître identique en tant qu'effort, ou dépense de forces. Dans le travail et dans la pensée on trouve en effet la notion de dépenses de forces, au sens presque balzacien (La peau de chagrin) d'une volonté qui épuise ses forces en même temps qu'elle se développe. Il reste que la pensée n'engendre pas un produit qui soit extérieur à elle, au sens où selon Marx le produit marchand est du travail aggloméré, cristallisé, donc dépossédé de lui-même et rejeté en dehors de ce qu'il produit.

Toute pensée est une pensée en acte, autrement dit une vie à part entière. Elle se tient toujours en coïncidence, en immanence avec ce qu'elle exprime, elle ne peut être détachée de sa finalité tout interne. C'est une des raisons pour lesquelles Socrate n'écrivait pas, ne marchandait pas son savoir, contrairement aux sophistes. Socrate, comme le suggère admirablement Platon dans le Phèdre, voulait penser et refuser donc de livrer au public un prétendu produit de sa pensée commercialisable et échangeable, mais figé et pétrifié dans sa mort intellectuelle. Car il vaut mieux écrire sur les âmes que sur les papyrus.

Socrate ne se séparait jamais de lui-même, il refusait de se reproduire imitativement à l'extérieur de lui-même dans la réalité figée et commerciale d'un livre. Il pensait, si on appelle penser selon la belle formule d'Alain, la résolution de commencer par dire non. Son effort pour penser et trouver la vérité était grand, mai il ne travaillait pas, car il ne (re-)produisait rien, ce qui justifie peut-être le fait qu'Aristophane dans les Nuées l'ait appelé "le mendiant bavard".

Cependant, il serait bien entendu ridicule de prétendre que la pensée ne doit pas s'exprimer par le canal de l'écrit, mais à la seule condition que le livre n'ait pour fonction que de garder la trace d'une pensée vivante. Bergson dit bien qu'on n'est jamais tenu de faire un livre, comme on serait tenu au contraire de produire ou d'échanger socialement des services ou une force de travail pour subsister. Descartes a d'ailleurs constamment songé à se rendre comme maître et possesseur de la nature en s'efforçant de livrer au public le fruit d'une pensée hautement appliquée et technicienne — parce qu'elle appartenait précisément à un penseur d'envergure universelle —, par des livres d'intérêt concret et technologique. Mais ce fait ne suffit pas pour soupçonner Descartes de promouvoir une idéologie technocratique où précisément la pensée serait subrepticement amalgamée, mieux, assimilée, autrement dit dévorée et incorporée à un travail social, en son essence économique, technocratique et technologique. L'oeuvre de pensée pure de Descartes est là pour nous montrer que la pensée ne peut être assimilable à un travail, même dans le sérieux, la patience et la douleur de la méditation solitaire et solipsiste. Le livre est selon Descartes en son Discours de la méthode comme "une conversation avec les meilleurs esprits de tous les siècles". Il n'est pas un produit dont la valeur marchande fluctuante sera bientôt périmée mais l'âme même de l'acte éternellement jeune et en recommencement constant de la pensée en travail d'elle-même. Cette âme du livre n'est d'ailleurs jamais détachée de son produit, ni extérieure à ce qu'elle exprime. Son unité vivante reste par conséquent indivisible.

Il apparaît donc au terme de ce travail de la pensée sur la pensée du travail, que la pensée est et reste le véritable travail dans toute l'excellence de son essence. En effet, elle demeure essentiellement refus de se subordonner à un caractère mécanique, quel qu'il soit. Elle préfère garder sa vitalité critique et son indépendance, réfractaires à tout processus de fragmentation et de fonctionnalisation,

Certes, la division sociale du travail, ou plus exactement la division rationnelle et technocratique du travail social — car il n'y a pas d'autre travail que social — est une nécessité inexorable. Mais tant que l'homme sera du côté du travail et non du côté de la pensée, il y aura encore des esclaves et aussi des maîtres d'esclaves pour prétendre que la pensée non technicienne est un pur néant, et que toute pensée est un appendice de la production. Aristote, au livre I de sa Politique avait exprimé un souhait :"Quand les navettes tisseront d'elles-mêmes et que les plectres joueront eux-mêmes de la cithare, tout comme les statues de Dédale et les trépieds d'Héphaïstos se rendaient, dit-on, d'eux-mêmes à l'assemblée des dieux, il n'y aura plus d'esclaves". Ce rêve ne se réalisera pas tant qu'on ne voudra pas reconnaître à la pensée pure, à la fois le droit d'être indépendante de la pensée technicienne, et la possibilité de conserver en même temps sa liberté et une effectivité concrète.

On ne doit donc pas refuser à la pensée le nom de travail sous prétexte qu'elle ne produit pas ou ne transforme pas effectivement le monde. Mais par contre on doit refuser à bon droit le nom de pensée à l'activité qui a expulsé toute vie et toute unité d'elle-même, comme le travail aliéné.

Le travail, au sens le plus général, dans sa dimension sociale (force échangée) ou dans sa dimension individuelle (effort intellectuel), est toujours l'expression d'une pensée, qu'elle soit appliquée (directe) ou pure (totalisante).

Mais inversement et plus fondamentalement, la pensée est l'expression privilégiée, adéquate et accomplie d'un essentiel travail de l'esprit sur lui-même. En effet, dans cet acte, l'esprit en s'exprimant sort de lui-même en restant en lui-même, puisqu'il ne transforme pas au sens propre la nature (immuable en ses lois éternelles) mais la représentation, toute spirituelle, que sa nature l'amène à se forger sur la Nature. La pensée du travail amène donc inéluctablement l'esprit à considérer le travail de la pensée comme l'essence même, en lui, du travail.

Christophe Steinlein (avril 1990).