Est-il dès lors possible d'examiner la validité de cette double implication par laquelle sont affirmées au moins deux propriétés :
- La condition nécessaire de la pensée est la faculté de distinguer, ou ce qui en résulte, à savoir la distinction ou l'idée distincte.
- La distinction comme une condition suffisante pour qu'apparaisse la pensée, ce qui reste éminemment problématique.
Ne peut-on pas, en somme, déceler et discerner dans l'acte de penser une autre faculté que la distinction? Au prix de quelle redéfinition conjointe du penser et du distinguer pourrait-on affirmer, logiquement aussi bien qu'ontologiquement, l'équivalence stricte, qui ne se réduit pourtant pas à la tautologie simple d'une identité remarquable du type A=A, entre l'acte de penser et l'acte de distinguer? Le seul critère opératoire de la pensée est-il donc l'acte de distinguer? Celui-ci est-il la seule projection principale de la pensée par elle-même sur le plan de conscience d'une recherche de la définition de ce que penser veut dire?
Si on pose la question de savoir comment (et si cela s'avère possible) définir l'acte de penser, on devra éviter à la fois l'indétermination d'une représentation de tout état mental, et la trop étroite précision d'une définition trop restrictive. D'un côté, Descartes appelle "pensée" tout ce qui se tient dans notre esprit, de telle sorte que nous en ayons immédiatement conscience par nous-mêmes. Il s'agit alors au fond de n'importe quelle représentation mentale, ou bien de tout acte indéterminé de l'esprit : "J'appelle une chose qui pense tout ce qui entend, conçoit, veut, ne veut pas, qui imagine aussi et qui sent" (Descartes, Méditations II). D'un autre côté nous sommes tentés de définir la pensée par une opération mentale plus restrictive, en la désignant successivement comme raisonnement inductif ou déductif, méditation mystique ou rêverie poétique, calcul, perception ou bien, enfin, simple conscience perceptive de soi. Dès lors il semble légitime de se demander si l'acte même de distinguer peut être un élément privilégié de la représentation de l'acte de penser. Bien sûr, Pascal, dans ses Pensées, se donne pour vocation et pour effort de penser. De même, Marc Aurèle dans ses Pensées pour moi-même. Dans ces conditions apparaît tout naturellement l'acte de distinguer, se profilant à l'horizon de toute pensée. Il distingue dans ses Pensées, l'esprit de géométrie et l'esprit de finesse. Cette distinction est faite en finesse, non suivant les différenciations grossières — bien que rigoureuses — propres à l'esprit géométrique. Il semble en aller de même dans la distinction pascalienne, à l'oeuvre dans le Discours sur la condition des Grands, entre grandeurs naturelles et grandeurs d'établissement. Dans ce discours, d'ailleurs, la grandeur naturelle du styliste de la langue française qu'était Pascal, se distingue élégamment par la pensée, de la prétention aveugle et confuse des grandeurs d'établissement. Ainsi, dans ces deux exemples, il semble que la distinction demeure co-naturelle et con-substantielle à la pensée. Tout ce qui se conçoit bien s'énonce clairement, nous dit le poète. Mais précisément toute énonciation claire et distincte, véhicule effectif d'une pensée, se divise nécessairement en parties du discours, ainsi distinguées, autant d'un point de vue grammatical que rhétorique.
Une pensée, en effet, est toujours une pensée de quelque chose et sur quelque chose. Elle consiste, comme il a été rappelé, à unir nécessairement le même et l'autre, l'un et le multiple, qui sont dès lors reconnus comme distincts., tout en restant pourtant présents l'un dans l'autre (dans le jugement analytique) ou s'appelant l'un par l'autre nécessairement (dans le jugement synthétique). Comment, dans ces conditions, cette pensée peut-elle se présenter à la pensée et à la conscience de l'acte de penser, sans unir ipso facto et de facto ce qui est distinct, et sans distinguer ce qui doit pourtant être réuni? Il est donc nécessaire à ce stade de la réflexion de procéder à une analyse phénoménologique afin de déterminer, au terme d'une réduction eïdétique, si l'essence de l'acte de penser coïncide bien réellement avec l'acte de distinguer.
Nous ne pouvons pas donner, nous dit Bergson, une définition de la conscience car précisément la conscience est la condition de toute définition et demeure donc toujours plus claire que toute définition. De même nous ne pouvons pas définir la liberté, car nous sommes libres, et toute définition de la liberté donnera toujours raison au déterminisme, autrement dit toute définition déterminerait ce qui précisément ne peut pas l'être. Dans ces conditions, ne peut-on pas ressentir une certaine gêne dans la nécessité tragique exigée et en même temps toujours par essence vouée à l'échec —, d'aplatir le relief essentiel de la pensée, en le projetant arbitrairement, ou pour le moins approximativement, sur le plan de conscience lié à l'acte de distinguer?
Bien entendu, une définition, même sommaire et minimale, de ce que distinguer peut vouloir signifier, s'impose. La pensée qui, en son acte même, prend conscience qu'elle effectue sur un objet l'opération de distinction, reste toujours en excès de cette représentation parce qu'elle la conditionne. On pourrait objecter que la pensée, en prenant conscience qu'elle distingue, distingue qu'elle distingue, etc. Par une régression à l'infini, la convergence de cette suite de puissances de la distinction, en les exposant chaque fois à une nouvelle épreuve de soi, vérifierait l'identité de la pensée et de l'acte de distinguer. Mais il faut chercher, pour éviter ce simple sophisme, les critères qui rendent possible une telle distinction de la pensée sur un objet extérieur à elle. L'examen de la distinction d'une distinction, donc des puissances de la distinction (de ses limites et de ses seuils), demeure plus problématique ici que celui d'une pensée de la pensée.
Distinguer en effet, ce n'est pas ratiociner, comme le faisait le sophiste Prodicos de Céos. Sa pseudo méthode est raillée par Platon dans son Gorgias, et il menace d'y renvoyer le jeune sophiste Pôlos. En effet, pour Platon, un raffinement excessif dans l'art des distinguo subtils ne fait que "couper les cheveux en quatre" (selon l'expression populaire, vigoureuse et imagée), et ne mène qu'à la confusion et à l'immobilisation stérile de la pensée, plutôt qu'à la distinction et à la réussite de la pensée. Distinguer ne consiste donc pas dans l'application mécanique d'un schéma abstrait de distribution dichotomique des significations, des sens et des catégories lexicales. Car tout automatisme ou ergotage mécanique exclut d'emblée la pensée qui est création d'imprévisible nouveauté dans l'élément vivant sens. Il est vrai cependant que la pensée de Socrate s'exprime naturellement par un acte de distinction des idées, des termes, des valeurs, dont les jongleries verbales des sophistes ne sont que la triste et vaine caricature. Mais peut-on identifier une cause à son effet, ou plus exactement réduire la cause à l'effet? Il est vrai de dire que l'effet principal d'une pensée en acte est de procéder à des distinctions en les faisant jaillir naturellement, sans contrainte artificielle, et dans l'exacte mesure requise par les lois de la pensée, par le simple effort de soi sur soi. La pensée est ici un acte réfléchissant, méditant, qui s'efforce de discerner et découvrir les articulations naturelles des parties d'un concept.
Précisément, penser c'est faire usage du jugement. Ce jugement peut être soit déterminant, en tant qu'il détermine, en la subsumant, une diversité sous l'unité d'un même concept. Il peut être au contraire réfléchissant, en tant qu'il retrouve l'universel au sein même de la singularité d'un objet. Dans ces conditions, peut-il être suffisant d'affirmer que la distinction épuise l'essence de la pensée? Car dans cette hypothèse, on ne peut plus se représenter l'unité de la conscience comme la condition de possibilité de l'acte de distinguer. Car sinon il faudrait imaginer que toutes les distinctions sont déjà présentes en acte au sein de la pensée. On supprimerait alors l'inventivité et le génie même du jugement qui serait réduit à un pur automatisme, extériorisant des distinctions mortes, figées, pétrifiées et préfabriquées.
Si l'on prend conscience de ne devoir pas prendre le prétexte de la distinction pour opérer de fausses différences, on constate aussi la possibilité d'éviter un second sens inauthentique et non pertinent de ce que pourrait être l'acte de distinguer. Distinguer en effet ne saurait s'identifier à l'acte de séparer instinctivement, intuitivement, selon un principe subjectif d'action immédiate — ce qui est intéressant de ce qui ne l'est pas —, dans la perspective de la conservation vitale. Les analyses bergsoniennes montrent que la pensée est toujours d'une certaine façon une opération mécanique qui consiste à projeter un schéma, lié à l'instinct, sur la diversité et la mouvance du réel, indifférent et indéterminé, pour découper en filigrane et en pointillé les lignes de force d'une action. En ce sens, n'importe quel mammifère, aux prises avec les exigences de sa conservation vitale, fait instinctivement la différence entre ce qui ressortit et a trait à son intérêt du moment, et l'élément primordial dans lequel il se tient par nature et qui le sollicite à s'y retrouver sans répit, dès lors qu'un écart accidentel l'en maintient temporairement éloigné, et l'indétermination radicale de tout ce qui en est exclu. Cette explication de ce qu'est une distinction, autrement dit une puissance mécanique de différenciation grossière, et par suite une pensée, pour séduisante qu'elle paraisse, laisse insatisfaite la pensée, qui par l'acte de penser se voue à la recherche d'elle-même. Car cette interprétation psychologisante de la pensée et de la distinction n'épuise pas l'impensé que la pensée retient en elle à son insu, alors qu'elle cherche, pour s'éclairer sur sa propre identité, à se projeter, et ainsi se tronquer, sur différents plans de conscience (celui de l'acte de distinguer en particulier). On pourrait par ce biais, à la rigueur, identifier agir et distinguer. Agir peut en effet signifier s'engager dans le réel suivant la prescription que permet la représentation d'une loi ou d'une maxime. Il devient alors clair qu'on ne saurait agir sans distinguer. Il s'agit d'abord de percevoir, dans l'uniformité indifférente de l'infinie profusion du réel, des voies privilégiées préalablement découpées, car il faut lutter contre l'apparence d'une diversité infinie indéterminée qui équivaudrait à une uniformité absolue. Il s'agit ensuite de s'accommoder aux exigences et aux nécessités de l'action du sujet ou de l'individu.
Mais la pensée, puissance de contemplation et de spéculation, ne saurait être confondue avec l'action. Car au contraire elle apparaît comme suspension et élévation au-dessus du sensible, suivant le précepte cartésien : "Abducere mentem a sensibus". Il s'agit en effet d'abstraire l'esprit des sens, précisément peut-être pour atteindre à une plus grande précision dans la distinction des idées. Distinguer s'entend alors au sens cartésien d'abstraire, autrement dit séparer en esprit et par l'idée — en portant et en concentrant l'attention sur un des aspects de l'objet —, les diverses déterminations de celui-ci. Ce procédé indique d'ailleurs le sens même où est effectué, par inspection de l'esprit, l'examen du morceau de cire (Descartes, Méditations II). Distinguer ne représente plus dans ces conditions le fait d'exclure mécaniquement, mais concerne plutôt la faculté de trouver la raison suffisante de chaque idée, par quoi elle maintient entièrement en elle son identité, et ne saurait ainsi se confondre avec aucune autre. Cette idée de l'idée distincte, Leibniz croira pouvoir la compléter en la prolongeant par l'idée adéquate, symbolique et intuitive, dans son opuscule sur les Méditationes de cognitione, veritate et ideis. Elle permet en effet de penser en sa radicalité l'acte de penser dans son rapport intime avec l'acte de distinguer. Le critère authentique d'une pensée véritablement achevée, pensée en acte, est réalisé lorsque, comme le montrera Spinoza, l'ordre de l'esprit, qui réfléchit sur lui-même et se découvre en sa structure propre, coïncide parfaitement avec l'ordre des choses, dont il épouse la structure concaténative.
Dès lors, distinguer se pense moins comme l'acte de différencier que comme le fait d'accéder à l'idée distincte, qui existe en soi et par soi, et qui n'attend plus que l'entendement, tâtonnant en lui-même par induction, déduction ou intuition, se règle sur elle de l'intérieur, et devienne ainsi, pour lui-même, parfaitement distinct à lui-même. L'acte de distinguer s'offre ainsi dans sa triple dimension comparative, abstractive, et séparatrice. On ne saurait alors le confondre avec l'acte radical par lequel l'esprit saisit immédiatement une idée distincte. Mais il apparaît dès lors comme un des effets empiriques de l'acte de penser. Rousseau souligne bien cette conséquence dans son Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes, quand il prend l'exemple de la formation du concept d'arbre, ou Kant à sa suite, dans sa Logique, quand il prend l'exemple de la recherche du dénominateur commun entre le pin, le saule et le tilleul.
Penser, bien entendu, ne consiste pas uniquement dans la saisie immédiatement distincte en sa simplicité réflexive. C'est aussi et d'abord un humble acte opératoire de l'esprit par lequel les éléments d'une diversité sont comparés, réfléchis, et dont le dénominateur commun est abstrait, c'est-à-dire extrait, d'une suite apparemment rhapsodique.
Cependant, d'après la généralité de l'affirmation proposée, dont il s'agit de montrer la validité en sa double implication, on ne saurait recouvrir la multiplicité très grande des objets de pensée, par la définition, pure en son absolue rigueur, de la distinction comme saisie de l'idée distincte. En effet, la finitude de l'esprit humain lui interdit de saisir la distinction infinie des éléments du réel. Car pour penser distinctement la représentation d'un objet empirique, il faudrait aller jusqu'au bout de celui-ci en sa nécessaire insertion dans le texte infini de la causalité mécanique, ce qui est impossible. Il apparaît en définitive, que bien peu d'objets sont susceptibles d'être pensés.
L'idée du moi peut être pensée, car le "cogito ergo sum" se réduit à la pureté d'une saisie transcendantale par elle-même de la condition de toute saisie. L'idée de la pensée peut également être pensée. Mais il apparaît que l'idée de monde (en sa causalité mécanique indéfinie) et l'idée de Dieu (en son être absolu, inaccessible à la relation entre sujet pensant et objet connu) ne se laissent pas penser. En effet, il ne se laisse pas saisir distinctement, avec une distinction totale, c'est-à-dire un développement intégral de tous leurs attributs et prédicats.
Dès lors, peut-on encore affirmer que l'acte de distinguer est condition suffisante de l'acte de penser?
Il apparaît, au terme de cette analyse, que la tentative de penser la pensée comme identité avec la distinction, échoue pour au moins deux raisons. D'abord, parce qu'un esprit fini ne peut pas aller jusqu'au bout de la distinction des choses dont le détail enveloppe une différenciation infinie, comme l'a bien montré Leibniz. Nous ne nous arrêtons jamais, en nos analyses, qu'à des distinctions sommaires qui, sans être des processus sophistiques de ratiocination ou des procédés pragmatistes de maîtrise du réel, n'en demeurent pas moins des approximations de l'infinie complexité du réel. En second lieu, en admettant qu'une pensée soit parvenue au point d'une distinction infinie — en d'autres termes si cette pensée pouvait s'être isolée elle-même de toute autre chose —, elle n'aurait plus évidemment qu'à devenir ou être une pensée de la pensée, une "nôésis nôéséôs, comme la nomme Aristote. Cette éventualité est réfutée par Plotin (Ennéades, V) par la simple idée que, pour se penser, cette pensée aurait encore à produire en elle-même une distinction supplémentaire. Cette condition supplémentaire s'avère contradictoire, puisque par hypothèse, pour se penser soi-même, il faut s'être absolument distingué de toute chose, c'est-à-dire très exactement avoir épuisé radicalement toute distinction possible.
D'un côté, l'être humain exerce donc bien une pensée qui ne se réduit pas entièrement à son acte. Mais elle est mélangée à une participation en puissance à l'idée pure d'une pensée totalement distincte. D'un autre côté cette pensée, en son développement inaugural, jamais achevé, — car c'est la réflexion sur soi d'une pensée qui prend conscience de son acte, qui seule peut prétendre à l'achèvement —, s'appuie nécessairement sur un processus qui ne peut malheureusement être pensé que comme discernement ou différenciation. Ce processus reste en effet totalement étranger à une distinction purement en acte. Il est toujours développement, déploiement toujours mêlé d'un enveloppement partiel dont le détail infini reste à jamais caché à un entendement lié à une finitude intrinsèque.
La formule proposée à la réflexion s'offre, en son dogmatisme même, entièrement à son propre examen en voulant nier la fragilité de la pensée. En effet l'acte de distinguer n'est que le commencement inaugural et inchoatif de l'acte de penser, mais n'en saurait nullement se donner pour la finalité. Car celle-ci serait alors contradictoire puisque la pensée ne saurait s'affirmer dans l'abolition de ce qui pourtant la constitue.
Penser c'est peser, suggère Alain. Pour peser exactement, pour évaluer les choses à leur juste mesure, il faut disposer d'éléments différentiels précisément distincts. Penser c'est refuser, c'est dire non, remarque Alain, aux choses elles-mêmes en leur nécessité, mais à l'amalgame entre les choses. Penser, c'est peser, en refusant le plus possible la confusion, l'amalgame, c'est-à-dire en s'efforçant d'assigner à toute chose un ordre nécessaire et une raison suffisante, ce qui se nomme critiquer au vrai sens du terme, sans exclure ni dénigrer, ni opérer des ségrégations arbitraires vouées à l'éparpillement et à la dispersion. Ainsi, positivement et affirmativement, la formule proposée initialement dénonce en définitive son impuissance radicale à se distinguer définitivement en ses éléments constitutifs, pour s'affirmer dans sa pure identité indicible, par-delà ce dédoublement temporaire et méthodique, qui demeure pour elle seulement un moindre mal et un accident nécessaire.
Christophe Steinlein (octobre 1990).
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