jeudi 6 juillet 2017

Μéthodologie du jugement téléologique

« Il est un jugement dont l'entendement le plus commun lui-même ne peut se défaire, lorsqu' il réfléchit sur l'existence des choses dans le monde et sur l'existence du monde lui-même. C'est que toutes les diverses créatures, quelle que puisse être la grandeur de l'art de leur organisation ou la variété du rapport qui les relie selon des fins les unes aux autres, et même l'ensemble de leurs multiples systèmes, que nous appelons incorrectement des mondes, seraient là pour rien s'il n'y avait pas des hommes (des êtres raisonnables en général). C'est-à-dire que sans les hommes, la création tout entière ne serait qu'un simple désert, inutile et sans but final.

Mais ce n'est pas non plus par rapport au pouvoir de connaître de l'homme (raison théorique) que l'existence de tout le reste dans le monde prend sa valeur, pour qu'il y ait par exemple quelqu'un qui puisse contempler le monde. Car si cette contemplation du monde ne lui permettait de se représenter rien que des choses sans but final, le fait d'être connu ne pourrait donner à l'existence du monde aucune valeur. Et il faut déjà supposer un but final du monde par rapport auquel la contemplation du monde a elle-même une valeur.

Mais ce n'est pas non plus par rapport au sentiment de plaisir et de la somme des plaisirs que nous pensons un but final de la création comme donné, car ce n'est pas le bien-être, la jouissance (qu'elle soit corporelle ou spirituelle), en un mot le bonheur, qui est le critère d'appréciation de cette valeur absolue. Car, du fait que l'homme, dans son existence, fasse pour lui-même du bonheur son intention finale, il n'y a aucun concept justifiant son existence en général, ni sa propre valeur pour qu'il se rende son existence agréable. L'homme doit donc déjà être présupposé comme but final de la création pour avoir un fondement rationnel justifiant le nécessaire accord de la nature à son bonheur, quand elle est considérée comme un tout absolu selon les principes des fins.

Ce n'est donc que la faculté de désirer, mais non pas celle qui fait dépendre l'homme de la nature (par le penchant sensible), ni celle par rapport à laquelle la valeur de son existence repose sur ce qu'il reçoit et sur ce dont il jouit, mais la valeur qu'il peut seul se donner lui-même et qui réside dans ce qu'il fait, dans sa manière de le faire et dans les principes selon lesquels il agit, non pas comme membre de la nature, mais dans la liberté de sa faculté de désirer, c'est-à-dire une bonne volonté, qui est ce par quoi son existence peut avoir une valeur absolue, et par rapport à quoi l'existence du monde peut avoir un but final.»

Il ne paraît pas contestable, en première analyse, que du point de vue de l'histoire de la philosophie, la Critique de la faculté de juger se présente comme la véritable clé de voûte du système philosophique de Kant, comme système de toute connaissance possible. On notera que la Beurteilkraft (faculté de juger) se situe du côté de l'être raisonnable en général et ne dépend pas des différents champs par rapport auxquels peut se déterminer tout jugement (Beurteilung) : elle est donc plus général que celui-ci. D'autre part, dans ses trois Critiques, et en particulier dans les deux parties de la troisième Critique, concernant respectivement l'esthétique ou jugement de goût sur l'oeuvre d'art en général, et la téléologie ou jugement vital sur la finalité de tout être en général, Kant propose, comme une nécessité, une méthodologie ou théorie transcendantale de la méthode. Par celle-ci il définit une discipline de la raison en général. Cette discipline doit se définir au sens d'un catharticon, autrement dit de la détermination du bon usage de l'organon et de ses concepts et principes, en fonction des règles définies par le canon. C'est par cette discipline seulement que la méthode peut prétendre à un usage correct, non détourné et conforme à la nature de la raison, des résultats acquis et représentés dans le corps même de la Critique de la faculté de juger.

Mais précisément, l'originalité de ce texte de Kant est de nous présenter comment la raison doit nécessairement en venir à trouver tout fondement rationnel du jugement téléologique dans la raison pratique en général. En effet, il s'agit de partir d'un enquête sur la possibilité de mettre en évidence avec certitude l'existence d'une finalité absolue du monde, en s'aidant de considérations téléologiques. Il s'agira en conséquence de préciser les différences sémantiques et conceptuelles, d'une part entre les termes de fin naturelle, de fin dernière, et de but final, d'autre part entre les termes de système, de création, de monde et de nature. Notons, comme l'a souligné Kant, qu'il ne convient pas de parler de raison pure pratique. En effet, la faculté pratique d'agir est définie comme le fait d'être, par ses représentations, cause des objets visés par les actes ainsi représentés. Dans ces conditions, la raison pratique ne saurait jamais être donnée avant les objets de son action, contrairement à la raison théorique qui peut être pure ou expérimentale. Cette remarque prendra toute son importance quand il s'agira de montrer, dans le texte, comment la faculté de désirer ne peut pas être donnée antérieurement et indépendamment de sa représentation du monde. En effet, la faculté de désirer ne peut pas désirer combler l'écart qui la sépare de son désir dans une logique du manque. Mais au contraire, une certaine représentation universelle du monde tel qu'il doit être en droit, et non tel qu'il est en fait, doit seule déterminer la faculté de désirer à se conformer à sa nature propre.

Mais en tout état de cause, on peut déjà poser le problème de savoir comment et pourquoi dans ce texte de Kant il est montré que toute la discipline de la faculté de juger téléologique doit s'appuyer rationnellement sur les fondements de la raison pratique et de la métaphysique des moeurs. Alors qu'au fond, du point de vue de l'histoire des textes et des idées, et peut-être du point de vue de Kant lui-même, la Critique de la faculté de juger est destinée à établir une équilibre entre la raison pure et la raison pratique, et donner un sens rationnel à l'énigmatique sentence de la préface aux Fondements de la métaphysique des moeurs : "J'ai du réduire le savoir pour faire une place à la croyance."

Il sera donc important de se demander de manière générale quel est le rapport rationnel entre la faculté de juger téléologique critiquée et sa méthodologie. Car Kant prétend que jamais aucune intelligence ne pourra rendre compte du pourquoi de la croissance vitale du moindre brin d'herbe. Le but final de la création serait donc irreprésentable, mais en même temps Kant tente dans ce texte, par le biais d'un rappel des acquis essentiels de la seconde Critique, de montrer au fond que la faculté de désirer peut satisfaire l'exigence de la faculté de juger téléologique. On peut donc se poser la question de savoir en quoi Kant, par ce texte éminemment singulier, assure à son système une solidité et une cohérence maximales en construisant une réciprocité complète entre les parties qui véritablement s'entre-expriment.

Ce paragraphe de Kant présente quatre parties implicites mais très nettement articulées entre elles. Dans un premier moment (de "Il est un jugement" jusqu'à "un simple désert, inutile et sans but final"), Kant se propose de montrer simplement le caractère indéniable de validité, en première approximation, de l'opinion propre au sens commun selon laquelle le monde est fait entièrement pour l'homme. Certes tout l'objet du texte sera de préciser le sens véritable de cette appropriation (sens exact du mot "pour") en écartant les contresens énumérés par Kant. Certes l'homme, en tant qu'être qualitativement et quantitativement empreint de finitude ne saurait maîtriser toutes les parties du monde, mais il peut rapporter le monde à la considération de ce qu'il imagine être l'essence finale de l'humanité. Ainsi dans le Nouveau Testament, la création n'a de sens que par l'homme. Tout comme symétriquement dans l'Ancien Testament, la création n'a de sens que pour l'homme.

Mais Kant s'empresse alors de réfuter le nombrilisme narcissique de l'homme qui succombe très facilement à l'anthropomorphisme et à sa conséquence anthropocentriste. En effet, l'homme présente une tendance irrépressible à se projeter sur ce qui est autre et ainsi, croyant se reconnaître partout, n'éprouve aucune peine à ramener tout à lui-même. La critique kantienne de cette opinion pragmatiste du sens commun (qui vise des choses directement concrètes et utiles) apparaît beaucoup plus profonde (rationnelle) que la trop superficielle critique que Voltaire propose de l'idée que le monde est fait pour l'homme : par exemple si notre nez présente une telle configuration générale, c'est parce que Dieu a pensé, note ironiquement Voltaire, que nous pourrions avoir besoin de besicles (ou bien la célèbre formule :"Dieu a fait l'homme à son image, et l'homme le lui a bien rendu").

Cependant Kant admet la justesse intuitive de cette opinion du sens commun (il doit y avoir un but final) contrairement à Spinoza qui, dans l'appendice au livre I de L'Ethique, lui oppose radicalement une fin de non recevoir sans aucune tentative d'une interprétation alternative qui pourrait sauver (justifier) cette intuition ou ce pressentiment encore obscurs. Kant va d'ailleurs tout au long de ce texte, après avoir exclu progressivement toutes les fausses explications, chercher l'explication véritable dans la notion pratique de but final moral (dignité et valeur de la personne humaine). Kant montre ainsi la naïveté de la preuve physico-théologique ou téléologique, par laquelle l'homme est trop facilement et trop hâtivement enclin à passer de l'observation d'une très grande sagesse dans l'organisation du monde (une sagesse d'architecte) à une infinie sagesse (celle du Créateur). Kant a sans doute lu les Dialogues sur la religion naturelle de Hume mais il ira plus que celui-ci en cherchant un fondement moral à la nécessité de considérer l'argument de la preuve téléologique. En effet de nombreuses objections et le manque de preuves doivent empêcher l'inférence incongrue dénoncée par Hume dans ses dialogues (position de Cléanthe dépassée par celle de Pamphile). De toute façons, comme le suggérait déjà Aristote dans son Ethique à Nicomaque, l'homme ne semble pas être ce qu'il y a de meilleur dans l'univers. On ne saurait dès lors penser que le monde soit véritablement fait pour l'homme.

Dans une seconde partie (de "Mais ce n'est pas non plus par rapport à la faculté de connaître" jusqu'à "prend une valeur"), Kant continue sa progression cathartique et méthodologique. Il épure de l'usage de la faculté de juger téléologique une deuxième tentation, qui n'est plus identique à la première, celle de l'utilitaire, du pragmatique et du commode : "Si le monde est là c'est qu'il doit bien servir à quelque chose", s'imagine-t-on couramment. Mais elle consiste à croire plutôt que, au fond, le monde est ma représentation, pour reprendre une formule schopenhauerienne. On pourrait infléchir celle-ci en disant que le monde serait fait pour que le pouvoir et la faculté de connaître puissent s'exercer librement, autrement dit conformément aux exigences de la nature de la raison. Ensuite, Kant passe à un troisième moment de sa progression méthodique : de "Mais ce n'est pas non plus en rapport au sentiment du plaisir" jusqu'à "son existence agréable". Il procède ici résolument par des éliminations de plus en plus fines, de moins en moins grossières et immédiates. Kant envisage cette fois l'hypothèse où l'homme accorderait une valeur fondamentale au monde en ce que celui-ci pourrait se prêter à la recherche constante du bonheur, comme impératif pragmatique, c'est-à-dire visant une fin réelle. En effet, comme dit Aristote au début de l'Ethique à Nicomaque tous les hommes recherchent le bonheur, mais ils ne s'entendent pas sur les modalités de cette recherche.

Enfin, dans un quatrième et ultime moment (de "L'homme doit déjà être présupposé" jusqu'à la fin du texte), Kant, après avoir épuisé dans l'ordre d'importance et de difficulté croissantes les trois hypothèses, se permet à bon droit et à juste titre, en accord avec sa propre progression méthodologique par éliminations et approximations successives, de poser comme principe de la valeur fondamentale ou du but final du monde, la faculté de désirer supérieure et ses exigences morales propres. Les trois hypothèses qu'il a successivement examinées dans le cours du texte sont les suivantes.

En premier lieu le pouvoir de connaître comme fondement du but final du monde (deuxième moment du texte).

En second lieu le sentiment de plaisir et de peine — la peine se définissant par rapport au plaisir comme son absence —, se divise en deux déterminations. D'une part la seconde hypothèse qui consiste à faire résider le fondement du but final dans la supposition du sentiment de l'utile, en d'autres termes l'impératif technique ou la règle de l'habileté (premier moment du texte). D'autre part la troisième hypothèse qui consiste à déterminer le fondement du but final du monde dans le sentiment de la recherche et du désir de bonheur, en d'autres termes la thématisation de l'impératif pragmatique ou le conseil de la prudence (troisième moment du texte). La progression du texte montre que Kant a successivement dépassé et abandonné ces trois hypothèses pour faire place au sentiment moral de la dignité, valeur infinie de la personne humaine comme être rationnel soumis à l'universalité de la loi morale comme fondement du but final du monde.

On peut donc se poser la question, à travers cette progression, cette unité et ce mouvement rigoureux du texte, de savoir quelle est la légitimité rationnelle de ce passage à la sphère pratique dans la remontée, des causes déterminant cette exigence propre, à la faculté de juger téléologique de chercher et de trouver un but final du monde, en d'autres termes la valeur fondamentale d'un sens du monde pour l'homme.

Kant montre au début du texte que l'exigence de supposer ou de présupposer un sens total, une valeur fondamentale au monde, est enracinée en tout homme de la manière la plus universelle. Si tel n'était pas le cas, cette propension universelle ne pourrait changer de plan de référence et se trouver dans la faculté de désirer supérieure. Tout homme possède en effet le pouvoir de réfléchir, c'est-à-dire trouver de l'universel à l'intérieur même du particulier. Mais cependant, dire que sans l'homme le monde n'aurait pas de sens, revient à assigner une place particulière et privilégiée à l'homme, c'est donc lui refuser le caractère universel du jugement réfléchissant propre au sensus communis. Certes, Kant ramène les trois questions fondamentales, — respectivement de la raison pure, de la raison pratique, et du sentiment religieux : Que puis-je savoir? Que dois-je faire? Que m'est-il permis d'espérer? — à la question : Qu'est-ce que l'homme? Mais cette question ne doit pas incliner l'esprit à répondre que l'homme est le centre de l'Univers, le but final et la valeur fondamentale en vue de laquelle tout être et le tout s'organisent adéquatement à la raison.

Kant parle d'un côté de "créatures" et d'un autre côté d'un "art de leur organisation". Cette ambivalence d'expression pourrait incliner à confondre l'organisation et la création. Il conviendrait d'éviter la pétition de principe, en affirmant qu'il n'existe pas d'organisateur de ces natures organisées avec tant d'art. Kant d'autre part, suivant Leibniz, prend la précaution d'éviter l'objection suivant laquelle notre monde — le monde tel qu'il soit possible que l'homme se le représente — ne serait qu'une partie, non la meilleure, d'un monde plus grand qui contiendrait la raison ultime des différents mondes qui le composent.

En réalité, il n'y a qu'un seul monde, — qu'il soit le meilleur ou non, peu importe ici —, qui est celui qu'il est possible à l'homme de se représenter quant au "but final". Il faut le distinguer de la "fin naturelle", et de la "fin dernière".

La première sorte de fin est une condition de possibilité, liée à un déterminisme et au mécanisme de la nature, de l'existence d'un objet.

La seconde sorte de fin (mentionnée à la fin du texte à propose du bonheur) est un principe d'action qui ne possède pas sa raison en lui-même. Ainsi, la notion de bonheur qui fait agir les hommes a pourtant un contenu indéterminé. Cette raison extérieure qui constitue le ressort de l'action humaine nécessiterait pour atteindre le bonheur une totalisation de la série des conditions qui déterminent cette recherche vaine et éperdue. Mais cette condition ne peut pas être remplie par un entendement fini. C'est par contre dans la notion de "but final" que Kant trouve la raison d'être du monde. Car il est un principe d'existence qui possède, contrairement aux deux autres (la "fin naturelle" et la "fin dernière") sa raison d'être en lui-même. Cette raison interne ne se tient ni dans le mécanisme infini de la nature, ni dans la totalisation idéelle de l'esprit.

Kant réfute donc un idéalisme du type de celui de Berkeley pour lequel le monde n'existe qu'en tant qu'il est pensé ("Esse est percipi aut percipere"), ou qui existe pour être représenté, selon Schopenhauer. De même dans la seconde partie du texte, Kant invalide la doctrine spinoziste de la libération de l'homme par la connaissance pure d'entendement réflexif qui saisit de l'intérieur la structure de l'idée adéquate à chaque chose. Car au fond, la connaissance du déterminisme et de la nécessité mathématique du monde demeure radicalement étrangère à toute morale.

Ce n'est pas davantage dans le sentiment du plaisir et dans le penchant sensible, qui ne possèdent jamais en eux-mêmes leur raison d'être, que la raison peut chercher le principe inconditionné qui peut rendre raison de la nécessaire exigence de la faculté de juger téléologique de trouver un but final du monde.

En effet, le bonheur au fond, pour Kant, n'est qu'un passage à la limite de la somme des plaisirs possibles et qui n'en diffère que par le degré. Kant affirme en effet, que le bonheur est le souhait de tout être raisonnable mais fini, et qu'il est de plus la satisfaction intégrale de tous nos penchants, tant extensive (quant à la variété), qu'intensive (quant au degré), et que protensive (quant à la durée). On peut remarquer par ailleurs que la faculté de juger téléologique exprime par nature l'exigence d'un accord ou d'une harmonie nécessaires entre la nature de l'homme et celle du monde. Cet accord est un principe que l'on trouve déjà sous une tout autre forme chez les Stoïciens, dans la volonté de faire coïncider la raison extérieure (cosmique) et la raison intérieure (individuelle). Il s'agit ici d'une méthode régulatrice, et bien que son déploiement ne soit pas constitutif, elle suppose et présuppose dans l'homme la possibilité de déterminer universellement le but final du monde. C'est ainsi que la nature et la création, c'est-à-dire la cause ultime de la nature et se tenant en dehors d'elle, doivent être construites et constituées dans l'esprit d'après l'idée d'un tout conformément à la structure même de la faculté de juger comme faculté des principes pratiques. Or seule la faculté de désirer supérieure peut se prévaloir du privilège d'être la cause absolue des objets visés par les actes qu'elle se représente comme conformes à sa nature, autrement dit ce qu'elle doit être. Cette faculté de désirer supérieure s'oppose à la faculté de connaître et au sentiment de plaisir et de peine. Car la faculté de connaître construit le monde scientifique tel qu'il peut se régler sur elle. La faculté d'éprouver par sentiment du plaisir et de la peine est liée à la nature et elle en dépend, même si elle n'en résulte pas essentiellement.

C'est pourquoi pour Kant la faculté de désirer demeure radicalement différente du sentiment conditionné du plaisir. Elle coïncide dès lors entièrement avec la "bonne volonté". Cette bonne volonté n'est nullement la volonté de ce qui est bon (ce serait immédiatement le plaisir pour tout être humain). Mais au contraire ce qui est bon dans la volonté, c'est l'obéissance à la loi morale, autrement dit la capacité de rendre universel tout principe d'action.

C'est pourquoi la liberté est pensée comme la ratio essendi de la loi morale. Est morale en effet une action qui reste libre de choisir entre le bien et le mal (et qui choisit la vertu). Réciproquement, la loi morale est pensée comme la ratio cognoscendi de la liberté. Car elle nous permet de saisir le sentiment de liberté, autrement inaccessible, dans et par le désir d'accomplir son devoir.

Ainsi on ne saurait déceler aucune contradiction entre la faculté de juger téléologique et la faculté de désirer. Car celle-ci apparaît en tant que désir de l'universel, autrement dit le lieu où l'universel se désire lui-même. Elle peut donc seule répondre aux exigences de totalisation et de recherche téléologique du "but final". L'homme par conséquent donne tout son sens au monde et à lui-même quand il peut dire, comme Kant à la fin de la Critique de la raison pratique : "Deux choses remplissent le coeur d'une admiration et d'une vénération toujours croissantes et toujours nouvelles, à mesure que la réflexion s'y attache et s'y applique : le Ciel étoilé au-dessus de moi et la loi morale au dedans de moi".

Christophe Steinlein (avril 1990).

L'accord des esprits

Quand le sens commun fait l'usage de l'expression courante "faire l'accord des esprits", il s'appuie implicitement sur deux déterminations bien distinctes. D'une part, la constatation de facto de l'existence de conflits d'opinions, donc de désaccords et de dissensions dans la confrontation des esprits. D'autre part, le désir constant, dans chaque parti, de réaliser un accord des esprits entre eux, de faire l'unité. Même si ce désir est d'abord vécu de manière confuse, quasiment inconsciente, comme volonté de faire l'accord à partir de son propre point de vue, et non de celui des autres, ou de celui qui serait commun à tous.

L'esprit peut s'envisager comme une conjonction et même une union d'une volonté et d'un entendement, d'une conscience et d'une raison, et il participe à la fois, d'une autonomie et d'une liberté dans ses jugements, et de l'exigence d'universalité propre à la raison. Comment dès lors envisager les conditions de possibilité de l'accord, tel que celui-ci conserve l'originalité et la liberté de l'esprit, tout en lui assignant la nécessaire exigence d'universalité?

On doit donc partir d'une constatation de fait du conflit d'opinions — "autant de têtes, autant d'avis", dit-on couramment —, et d'un désaccord de fait dans le domaine de la sensibilité et du goût, de l'éthique, de la politique, de la religion, mais aussi, paradoxalement, dans le domaine épistémique — où l'universalité de la raison pure devrait pourtant faire l'accord des esprits. Le problème qui se pose alors ici peut être comparé à celui qu'Aristote, dans sa Métaphysique, désigne sous le nom de problème de Ménon : on ne peut rien chercher, ni ce qu'on connaît, ni ce qu'on ne connaît pas. Ce qu'on connaît, pourquoi le chercher? Ce qu'on ne connaît pas, comment le chercher, puisqu'on ne sait pas alors ce qu'on doit chercher?

De même, ici, l'alternative se dessine nettement. De deux choses, l'une : ou bien l'accord est déjà dans l'esprit, comme sa structure fondamentale, en tant qu'exigence de cohérence de la pensée avec elle-même. Mais alors, pourquoi le désirer et le chercher, et qui plus est, comment justifier dans ces conditions l'existence de fait des conflits d'opinions? Ou bien l'accord n'est pas encore dans l'esprit, il ne lui est pas constitutif et l'esprit doit le chercher à l'extérieur de lui-même, dans la confrontation et l'affrontement des thèses opposées. Mais alors, comment le chercher, puisqu'aucun esprit ne sait ce qu'il cherche?

Et pourtant, chaque esprit possède cette idée de l'accord, et ce peut être un enjeu de la réflexion que de s'enquérir des conditions de possibilité de cet accord. Par exemple, l'accord peut être obtenu négativement, par la suppression des désaccords initiaux—auquel cas on voit mal, en première analyse, comment il pourrait surgir de son contraire. Ou bien, demandera-t-on, comment l'esprit, dans sa vie même, à la fois ne peut pas faire l'économie du désaccord, et doit pourtant nécessairement en sortir.

Ainsi la question se pose, comme fil conducteur de la réflexion, de savoir comment réaliser l'unité de l'accord sur le contenu et sur la forme, mais aussi l'unité de l'accord extérieur (dans le consensus apparent devant les urgences de la vie) et intérieur (dans la cohérence avec soi de la pensée, face au tribunal de la conscience intime).

Epictète, dans ses Entretiens, avait déjà noté l'existence concrète, non seulement des conflits d'opinions, mais aussi du problème de savoir où trouver les critères d'un accord des esprits. Il se posait la question de savoir pourquoi un interlocuteur ne se fâche pas quand on lui soutient qu'il est affligé par un mal de tête, mais s'irrite au contraire quand on lui dit qu'il raisonne mal. L'accord des esprits dans le domaine sensible est plus facilement atteint que dans le domaine intelligible, parce que l'expérience reste l'unique critère universel du vrai et du faux dans le domaine sensible. Pascal, dans ses Pensées, a repris ce problème d'Epictète. "D'où vient, demande-t-il, qu'un boiteux ne nous irrite pas, alors qu'un esprit boiteux nous irrite?" Et il répond : "Parce qu'un boiteux reconnaît que nous marchons droit, alors qu'un esprit boiteux dit que c'est nous qui raisonnons mal".

Paradoxalement, ce sont les vérités sensibles et d'expérience qui seraient plus capables que les vérités intelligibles de faire l'unanimité et de réaliser un assentiment commun. Mais précisément, l'unanimité n'est pas encore l'accord. Certes, on peut concéder en première analyse que l'accord des esprits au niveau des vérités intelligibles apparaît comme plus problématique et moins immédiat que celui des esprits au niveau des réalités sensibles. Pourtant celui-ci n'est pas véritablement un accord, car il apparaît fondé ou motivé sur un intérêt sensible commun. C'est en ce sens d'ailleurs qu'on peut entendre les expressions courantes :"se mettre d'accord" ou bien "mettre tout le monde d'accord".

Dans la sphère du sensible et de l'opinable, les individualités, comme l'a montré Platon au livre VII de sa République, ne s'affrontent que pour des ombres de justice et de vérité, bien qu'elles parviennent néanmoins à réaliser une certaine unanimité dans l'affirmation de ce qui est utile au plus grand nombre. Ainsi dans ce cas de figure, les esprits s'accordent sur un intérêt purement extérieur, fondé uniquement sur une rumeur et une apparence jamais critiquées ni remises en question par la raison.

Or, précisément, l'accord des esprits ne saurait se réduire à l'accord des cordes d'un instrument de musique, parce que cet accord — par ailleurs tout à fait légitime et heureux dans son genre — reste fondé sur une harmonie extérieure aux parties d'où elle doit résulter, et qui n'est pas universelle, puisqu'elle peut être modifiée au gré du musicien. C'est ainsi d'ailleurs que Socrate, dans le Phédon, réfute l'argument de Cébès suivant lequel l'âme serait une harmonie résultant des dispositions des parties du corps, et mourrait donc après la décomposition de celui-ci, de même que les parties cassées d'une lyre subsistent après que l'harmonie a été détruite.

L'accord des esprits ne peut donc pas être réalisé, au sein des désaccords inhérents à la confrontation des opinions diverses, par un ajustement tout extérieur et donc arbitraire— résultant d'une convention valant pour une minorité, mais non universellement— à un intérêt sensible commun. Du point de vue politique, par exemple, on voit que pour Hobbes, dans le Léviathan, les esprits doivent subir un accord tout formel et imposé de l'extérieur, en vue de l'intérêt du plus grand nombre, qui est d'aliéner tout puissance individuelle dans la toute-puissance du monarque absolu, afin que les hommes ne se comportent plus comme des loups entre eux.

S'agit-il ici d'un accord, d'un consensus omnium des esprits? Si les esprits agissent ici de concert et de conserve (pour leur conservation), leur activité apparemment concertante demeure en réalité fondée sur un parti pris qui n'est pas remis en question par le pouvoir critique de la raison.

Les conflits d'opinions, qui constituent les lieux des désaccords, ne peuvent donc pas se résoudre par l'assignation d'un intérêt extérieur. L'accord ne peut pas être assujetti à l'urgence de l'action, car il ne pourrait alors être éprouvé par la faculté critique de la raison. Pour réaliser l'accord des esprits il faut donc nécessairement un support théorique, une méditation et un examen exhaustif de toutes les thèses possibles, ce que l'urgence de l'action rend impossible. Mais néanmoins il serait faux de croire à l'existence d'une complète rupture entre l'accord des esprits sur le plan de l'urgence pratique de la vie, et celui des esprits sur le plan de la démonstration théorique. Ainsi on peut voir que dans toute tentative de concorde politique se trouve en germe une volonté d'accord théorique.

Tout le problème apparaît dans le fait que les esprits, sur le plan pratique, s'accordent sur la forme (chacun veut l'unité et la concorde) mais pas sur le contenu. En effet, chacun informe différemment la représentation universelle du bien et de la paix en général.

Il s'agit donc de montrer que l'accord des esprits au plan épistémique — celui de la validité universelle des propositions de la raison pure — est la condition fondamentale de tout accord des esprits au niveau pratique. On a donc montré que l'accord ne peut pas résulter de la suppression des désaccords en vue d'un intérêt pragmatique, extérieur et limité. Dans ces conditions, on peut se demander si l'accord peut s'effectuer par la réfutation des thèses qui, en s'opposant à une thèse qui se présenterait dogmatiquement comme le principe d'un accord des esprits, étaient précisément sources de conflits, de dissensions, et de désaccords.

Kant, dans sa seconde Préface (1787) à la Critique de la raison pure, note que, paradoxalement, dans le domaine de la raison pure—dont l'universalité posée dans sa définition devrait à ce titre réaliser l'accord apodictique de tous les esprits à l'égard de ses propositions — tout n'est qu'un vaste champ de bataille (Kampfplatz) où les combattants s'affrontent depuis des temps immémoriaux, "sans jamais perdre ou gagner un pouce de terrain". S'il est plausible de prétendre qu'une volonté unanime dans le domaine pratique (morale, politique, religion) ne peut pas réaliser un accord universel des esprits—car elle se fonde sur un intérêt extérieur, historique et donc limité parce qu'il peut s'exposer à une réfutation par l'expérience —, il paraît paradoxal de montrer que la raison pure échoue elle aussi à réaliser l'accord universel des esprits. Ainsi, dans la Critique de la faculté de juger (partie esthétique de la faculté de juger), Kant montre par l'antinomie du jugement de goût que même le point de vue théorique sur ce qu'il y a de plus sensible ne peut pas faire l'accord des esprits, car la thèse et l'antithèse s'affrontent sans cesse sans possibilité de conciliation. En effet, de deux choses, l'une. Ou bien le jugement de goût ne se fonde pas sur un concept, car sinon on pourrait en disputer (prétendre fournir des preuves). Or il est bien connu que "Des goûts et des couleurs on ne dispute pas". Ou bien le jugement de goût se fonde sur un concept, car sinon on ne pourrait pas en discuter (élever les propositions à la hauteur de l'universel, ce qui constitue l'exigence même de l'entendement). Or il est bien connu que chaque esprit prétend que son jugement de goût est universel (vaut pour tous, en tout temps et en tout lieu).

Ainsi, le problème revient à savoir s'il est possible d'obtenir démonstrativement l'accord des esprits par réfutation des thèses qui s'opposent à une thèse s'affirmant dogmatiquement comme principe de l'accord. Mais ce problème se complique quand on constate avec Kant que la raison, constitutivement en ce qui concerne les objets suprasensibles, est nécessairement conduite à entrer en conflit avec elle-même. Comment en effet la raison pourrait-elle prétendre réaliser l'accord des esprits si déjà par nature elle est vouée à être sans cesse en conflit et en désaccord avec elle-même? On a vu précédemment que l'accord des esprits ne peut pas se réaliser complètement et de manière autonome au niveau sensible de l'action et de l'urgence pratiques, car cet accord a besoin d'être fondé en raison puisqu'il est constamment exposé à un réfutation par l'expérience. Mais si, de plus, cet accord ne peut se réaliser au niveau des objets de la raison pure — parce que les thèses opposées renvoient sans cesse l'une à l'autre dans un processus de réfutation mutuelle—où pourra-t-on espérer trouver le principe de l'accord de esprits?

Pourtant, Descartes montre et affirme clairement que le principe de l'accord des esprits ne peut être que l'universalité de la raison en chaque esprit. En témoignent deux occurrences dans son oeuvre. D'une part dans le Discours de la méthode (partie I) : "Le bon sens est la chose du monde la mieux partagée, car ceux qui sont d'ordinaire les plus difficiles à contenter en toutes choses n'ont point coutume d'en redemander plus qu'ils n'en ont"—ajoute-t-il en manière d'ironie. D'autre part, dans les Méditations métaphysiques (partie IV) : "La puissance de bien juger et de distinguer le vrai d'avec le faux, ce qu'on nomme proprement le bon sens ou la raison, est naturellement égale en tous les hommes".

Mais si la raison comme principe de l'accord universel des esprits est naturellement égale en chaque esprit, d'où provient alors la possibilité des dissensions, des conflits et des controverses? Le désaccord des esprits concerne ce que chacun juge être le vrai, le bien ou le beau — pour reprendre la tripartition platonicienne des domaines aléthique, éthique et esthétique. Il provient pour Descartes, non pas du fait que la volonté donne son assentiment à ce que l'entendement juge faux ou mauvais, mais du fait qu'elle le donne à un objet que l'entendement n'a pas suffisamment fait l'effort, par l'attention et l'analyse — par application rigoureuse des quatre règles de la méthode — d'expliciter et d'élucider. Nous nous trompons (d'où le désaccord des esprits), non pas parce que notre entendement ou notre volonté seraient mauvais en soi (par déficience), mais parce que nous en faisons un mauvais usage. Car la volonté se porte en excès sur l'entendement au devant de lui, et vise des objets que l'entendement n'a pas connu et reconnu clairement.

Descartes présente ses Méditations de métaphysique — dans sa Lettre dédicatoire aux Docteurs de la Sacrée Faculté de Théologie —, comme l'ensemble des propositions qui peuvent et doivent réaliser l'accord des esprits concernant les trois objets fondamentaux de la métaphysique : l'existence de Dieu, l'immortalité de l'âme, et la liberté de la volonté. Mais est aussi visée l'accord des esprits, dans les deux premières méditations, sur le véritable statut du rapport entre les lois de l'esprit et les lois de la nature. Mais Descartes prend pleinement conscience que ce grand système unitaire de thèses et leurs démonstrations que représentent les Méditations ne peut prétendre à réaliser l'accord des esprits qu'après avoir subi et surmonté avec succès l'épreuve du désaccord que représentent les sept séries des Objections.

En effet, une thèse se présente toujours comme la volonté de réaliser l'accord des esprits, et de son point de vue elle démontre que cet accord est possible. Elle ne peut pas se charger d'entrer en désaccord avec elle-même. C'est en effet à la thèse opposée qu'est assignée la tâche de l'onus probandi, la charge de la preuve selon laquelle la thèse initiale ne peut pas prétendre réaliser l'accord des esprits.

C'est ainsi que Kant dans son oeuvre critique montre le désaccord constitutif de la raison avec elle-même quand elle outrepasse les limites de toute expérience possible, en dégageant quatre grandes catégories d'antinomies : cosmologique, pratique, esthétique et téléologique. Chacune de ces antinomies génériques se constitue par l'opposition circulaire de thèses dont chacune montre la fausseté de l'autre. Mais on entrevoit à travers cette volonté de mettre au jour, de clarifier et d'élucider tous les désaccords latents et implicites de la raison avec elle-même dans son usage dialectique, que se tient néanmoins en germe la possibilité d'un accord de la raison avec elle-même, par la critique de son pouvoir de connaître. Quand donc est affirmée par une thèse philosophique, la possibilité et l'éventualité d'un accord de tous les esprits, le désaccord doit être suscité de manière méthodologique (par l'exercice des antithèses et des objections), de façon à ce que l'esprit s'éprouve et s'affirme dans son accord avec lui-même. Apparemment, dans la thèse et l'antithèse de chaque antinomie l'esprit paraît être en accord avec lui-même puisqu'il réfute logiquement, suivant une démonstration apagogique — par réduction à l'absurde — la thèse contraire.

Dans ces conditions, l'accord de l'esprit avec lui-même peut-il se faire du point de vue de la forme, sans qu'il y ait accord des esprits entre eux du point de vue du contenu? Kant montrera qu'on ne saurait envisager un accord par la forme si l'on ne détermine pas au préalable un accord par le contenu. Par exemple, dans la série des quatre antinomies cosmologiques, c'est pour Kant parce que le contenu est mal défini —il est dialectiquement et illusoirement déterminé en dehors des limites de toute expérience possible—, qu'il produit un désaccord fondamental, et entraîne un accord seulement apparent dans la forme de chaque thèse en présence.

Il en résulte de manière plus générale que l'accord des esprits ne peut être possible qu'à la condition que chaque thèse répudie la part d'unilatéralité qui est en elle, et accueille en elle la position du point de vue opposé. On est toujours trop pressé de réfuter, et selon Hegel on doit toujours considérer chaque thèse, avant de la réfuter, comme universelle et nécessaire. C'est d'ailleurs ce que reprochera Descartes dans ses Réponses aux objections de Hobbes (III) et Gassendi (V) : "Ils ne pensent qu'à impugner mes raisons".

Contrairement aux objections de Mersenne (II) et Arnaud (IV), Hobbes et Gassendi ne posent pas comme un principe régulateur de toute recherche et de toute confrontation l'exigence a priori (avant toute démarche effective de l'esprit) de l'accord des esprits. Comme s'en plaint Descartes, Hobbes et Gassendi ne pensent qu'à attaquer le point de vue opposé afin d'imposer un accord extérieur, péremptoire. Bien entendu, leurs objections se fondent sur des réfutations. Mais l'objet de leur réfutation n'est jamais véritablement la thèse cartésienne, mais une thèse fabriquée pour les besoins de la cause : c'est pourquoi Descartes précise souvent qu'il n'a jamais dit ni voulu dire les propos que lui prêtent volontiers ses détracteurs et ses objecteurs. Dans ces conditions on est en droit de se demander si l'accord entre Descartes d'une part, et d'autre part Hobbes et Gassendi, ne serait pas simplement de l'ordre du voeu pieux. Il semblerait bien qu'ils ne soient en accord que sur un seul point : le désaccord.

Par conséquent, d'un côté l'accord des esprits ne peut pas se fonder sur la réfutation des thèses qui s'opposent à celle dont le contenu prétend faire l'accord des esprits, parce que ces thèses se renvoient sans cesse l'une à l'autre, ce qui tend à instituer ce qu'on appelle couramment un "dialogue de sourds". D'un autre côté, l'accord des esprits ne semble pas non plus pouvoir se fonder sur l'accord de chaque esprit avec lui-même, intérieurement, car il semble bien, en première analyse, que la pensée de Hobbes ou de Gassendi soit logiquement aussi cohérente (en accord avec elle-même) que la pensée de Descartes.

Pourtant, nous avons admis que le principe de l'accord des esprits ne peut pas se trouver dans la représentation d'un intérêt commun relativement aux exigences et aux urgences de l'activité pratique (morale, politique, religieuse). Parce que, précisément, il est limité par son contenu à des conditions historiques, qui ne sont pas universelles. Certes, le désir de concorde politique, ainsi que le désir d'unité et de prospérité de l'Etat est universel dans sa forme, mais infiniment diversifié dans son contenu. En second lieu nous avons montré que le principe de l'accord des esprits ne peut pas davantage se trouver et se tenir dans la réfutation logique des thèses entre elles, précisément parce que chaque contenu revendique le droit de réaliser l'accord universel des esprits, en s'appuyant sur une apparente cohérence logique. Mais celle-ci n'est telle que par l'unilatéralité du contenu, ce qui engendre un cercle dans lequel s'enferme l'opposition de la thèse et de l'antithèse. Dans ces conditions, où peut donc bien se trouver le principe de l'accord des esprits, si ce n'est d'abord et avant tout dans l'accord de chaque esprit avec lui-même?

Encore faudrait-il préciser qu'il ne s'agit alors nullement d'un simple accord, logique et formel, comme celui qui permet, dans les antinomies kantiennes, de se maintenir en face de son antithèse. Car Kant a montré, comme on l'a vu précédemment, que cette apparente cohérence logique dans la forme provient d'une défaillance dans le contenu qui est mal défini.

Hegel remarque dans son Encyclopédie que penser par soi-même est un pléonasme, car on ne peut pas de même manger, boire "par ou pour ou en" un autre. Ne peut-on envisager de même la possibilité que l'acte de penser par soi-même tel que Kant le définit dans ses deux opuscules complémentaires — Qu'est-ce que les Lumières et Qu'est-ce que s'orienter dans la pensée? — soit le principe fondamental de l'accord des esprits?

En effet, l'acte de penser par soi-même incite à faire un usage public de la raison. Cet usage n'est pas autre chose que l'usage universel de la raison tel que le définit la maxime : "n'accepte jamais rien sans examen". La raison y exerce sur elle-même et sur autrui sa faculté de discernement critique. Elle permet ainsi à l'individu de sortir de l'état de minorité, au sens où l'on dit qu'un enfant est mineur, autrement dit qu'il doit confier à autrui le soin de faire usage de la raison en son nom propre. Et d'autre part cet usage universel de la raison permet à l'individu de se fixer à soi-même son propre chemin et de s'y tenir suivant une ferme et constante résolution.

On constate donc qu'il ne s'agit plus d'un accord simplement logique et formel de l'esprit avec les lois de la pensée, mais il y va de l'accord dans chaque esprit de celui-ci avec ce qu'il y a d'universel dans tout autre esprit.

Ce serait alors un contresens que d'illustrer cette autonomie de l'esprit par l'image leibnizienne de l'harmonie pré-établie. Car cette faculté de se fixer à soi-même sa propre règle — qui est universelle, sans quoi l'exigence de s'y tenir absolument serait contradictoire —établit un accord avec les autres esprits seulement parce qu'elle est en accord avec elle-même.

En effet, la convenance, l'harmonie, l'entre-expression des monades entre elles ne peut pas constituer une image adéquate de l'accord des esprits. En effet, dans le principe de l'harmonie pré-établie, l'accord dépend d'une instance ordonnatrice et régulatrice qui agit de l'extérieur en fonction d'une loi externe. La loi de compossibilité est ainsi extérieure à la loi de série (ou notion complète) de chaque monade possible.

L'accord des esprits entre eux ne peut pas se réaliser de l'extérieur, par des impératifs fixés par l'urgence de l'action. Mais il se détermine au contraire de manière intérieure, en tant que chaque esprit saisit en lui ce qui lui est commun avec tout autre esprit. Cette instance commune est précisément la faculté critique, la faculté réflexive, et le pouvoir de connaître les limites du pouvoir de connaître.

L'accord apparaît donc comme une exigence fondamentale et première de l'esprit. Celui-ci suscite alors en lui le désaccord et ses conséquences (réfutation, objection) comme stimulant dialectique nécessaire pour actualiser ce qui, dans chaque sujet spirituel, est l'accord en puissance.

C'est pourquoi la définition platonicienne dans le Sophiste de la pensée comme "dialogue intérieur et silencieux de l'âme avec elle-même" n'est nullement incompatible avec deux faits probants qui ressortent de la lecture des oeuvres de Platon. D'une part une essence dialoguale indéniable de la pensée de Platon (historiquement déterminée dans l'ensemble de ses dialogues), et d'autre part, la constatation tout aussi incontestable d'une évolution de sa pensée à partir de l'état de désaccord des esprits présente dans les dialogues de jeunesse — dit aporétiques parce qu'ils marquent l'impossibilité de parvenir à un accord avec l'interlocuteur —, vers l'état propre à l'accord des esprits sur l'universel que l'on constate dans les dialogues dits de la maturité.

Christophe Steinlein (mars 1989).

Peut-on penser le temps?

Ce qui peut paraître motiver, en première analyse, la question de savoir si l'on peut penser le temps, est la constatation d'une équivocité fondamentale, et apparemment irréductible, dans la définition du temps. Ou bien, en effet, on tient à penser globalement et d'une manière immédiate et intuitive la réalité du temps, telle qu'elle peut s'offrir quotidiennement à l'expérience. Mais alors on s'expose au danger de ne rien penser du tout, ou du moins de n'avoir que des pensées confuses. Ou bien, au contraire, on cherche d'emblée, dans un souci de rigueur et de précision conceptuelle, à différencier le temps en ses diverses déterminations abstraitement représentées : temps mathématique, durée intérieure vécue, temps historique, idée religieuse du temps comme avènement progressif de la fin des temps et du jugement dernier, etc. Mais alors on s'expose au danger de perdre de vue ce qui fait l'unité du temps en sa notion même.

Saint Augustin, en ses Confessions, avait déjà souligné l'ambiguïté, l'équivocité problématique d'une double exigence de l'esprit. Il s'agissait pour lui d'une part de la nécessité de définir le temps et d'en produire une représentation claire et univoque. Mais d'autre part il constatait l'impuissance à satisfaire une telle exigence pourtant légitime et constitutive de l'esprit. "Qu'est-ce donc que le temps ?", demandait-il. Et il constatait : "Si on ne me le demande pas, je le sais. Mais si on me le demande et que je veuille l'expliquer, je ne le sais plus."

Il est clair que toute l'ambiguïté du temps vient ici du fait que "savoir", qui est de l'ordre de la pensée, ce qui n'est pas exactement l'entendement, n'est pas pris dans le même sens suivant ses deux occurrences ("je le sais" et "je ne le sais plus").Y aurait-il donc une pensée impensable, non rationnelle, du temps ("je le sais", quand je ne l'exprime pas)? Et parallèlement, y aurait-il une pensée exprimable, mais qui ne portât pas sur l'authentique réalité du temps, mais seulement sur une représentation abstraite ("je ne sais plus" le véritable temps, quand j'exprime une simple représentation abstraite du temps)?

Le problème posé à la réflexion peut donc être de savoir comment penser réellement (validement) ce qui toujours s'écoule, et non sa représentation abstraite, puisque la pensée ne peut saisir que des objets immuables? Corrélativement, comment penser le temps puisque l'objet de la pensée est ici impliqué dans l'acte même de celle-ci, comme sa condition de possibilité en tant que le temps est la forme générale du sens interne?

L'alternative est donc clairement dessinée. Ou bien on peut penser le temps, mais à condition qu'il ne soit plus qu'une représentation abstraite, diversifiée en la multiplicité de ses déterminations (mathématique, durée intérieure, historique, religieuse). Ou bien on est dans le temps, mais on ne peut alors en produire aucune représentation déterminée intégralement (suivant la catégorie de la totalité), parce qu'alors l'objet est condition de possibilité de sa représentation. En somme, si le temps est d'abord une réalité subjective (vécue), comment peut-on en produire une représentation objective (pensée)?

Ce pourra donc être un enjeu pour la réflexion que de savoir en quoi on peut refuser la formule de Lagneau dans ses Célèbres leçons et fragments : "L'espace est la forme de ma puissance, le temps est la marque de mon impuissance"?

En effet, il faudra choisir comme fil conducteur de la réflexion l'exigence de chercher l'unité de sens de la possibilité logique et de la possibilité effective de penser l'unité des déterminations du temps (comme temps intérieur de la durée, comme temps mathématisable, comme temps historique ou religieux). Mais il s'agira de savoir en même temps si vraiment le temps peut rendre l'esprit impuissant à le penser et le condamner à subir son cours inexorable. Le temps serait alors réellement la marque de mon impuissance, alors qu'au contraire l'esprit peut agir sur l'espace et le comprendre objectivement par les lois de la géométrie. Ou bien, au contraire, cette diversité apparente dans la détermination hétérogène du temps n'est-elle pas en réalité ontologiquement première, et irréductible, ce qui rendrait alors possible la pensée du temps?

Il s'agit d'abord de montrer comment la notion même de temps est problématique en tant que sa détermination abstraite, mathématique, est insuffisante pour épuiser toutes les richesses de son contenu. Il appartient précisément aux lois de l'esprit et de la pensée de forger rationnellement le concept de temps afin de produire une représentation adéquate du mouvement. C'est ainsi qu'Aristote, dans sa Physique, avait déjà noté la co-naturalité, la con-substantialité du temps et du mouvement, indissociables mais pourtant irréductibles l'un à l'autre. "Le temps est le nombre du mouvement : il n'est ni le mouvement ni sans le mouvement". On peut donc se poser ici la question de savoir s'il s'agit de la réalité même du temps et non d'un artifice mathématique destiné à produire une représentation simplifiée du mouvement.

Il est évident que dans toute représentation mathématique du mouvement, le temps est lié à la vitesse acquise et à l'espace parcouru, ce qui suffit déjà pour soupçonner que le temps, en tant que notion indépendante et autonome, ne peut pas être donné intégralement dans cette définition. On remarque donc surtout que dans la formule d'Aristote se tient et se trouve toute l'ambiguïté de la pensée du temps. En effet, si on pense qu'on ne peut pas penser le temps sans le mouvement, alors on en fait un pur objet mathématique, une pure représentation abstraite. Inversement, si on pense qu'on ne peut pas penser que le temps soit identique au mouvement, alors on avoue qu'il participe d'une réalité qui n'est pas mathématiquement pensable, et qui donc semble apparemment confuse.

La solution de cette difficulté peut être qu'on ne peut connaître le temps, qu'en tant qu'il n'est pas lui-même une substance, mais seulement un instrument de la représentation mathématique. Inversement, si on pense le temps "tel qu'en lui-même enfin l'éternité le change" (Mallarmé, Brise marine), alors il faut se résigner à ne pas le connaître. Suivant la distinction faite par Kant dans sa Critique de la raison pure, l'entendement (Verstand) donne à connaître en produisant des concepts qui "épèlent les phénomènes pour les lire comme les éléments de toute expérience possible". Alors que la raison (Vernunft) donne à penser en produisant des idées dont la fonction est celle d'un usage régulateur de l'entendement pour unifier et achever l'expérience possible. Dès lors il est clair que la question posée est bien de savoir si on peut penser le temps et non pas de savoir si on peut le connaître.

En effet, connaître le temps signifierait en produire le concept, suivant les lois de l'entendement adéquat à la représentation rationnelle et mathématique du réel, comme ensemble de corps en mouvement. Rappelons à ce titre que, suivant la définition aristotélicienne dans la Physique de la physique comme science des êtres en mouvement, le temps de la physique est donc bien le temps mathématique, et non la durée vécue par des êtres physiques vivants.

Ainsi on peut effectivement à la fois au sens logique de la validité et au sens réel de l'effectivité même de cet acte de l'esprit, connaître le temps. Mais alors il s'agit d'une représentation abstraite, quantifiée (et donc discrète, discontinue), spatialisée, des lois du mouvement. En quoi la pensée du temps ne peut aucunement se réduire à la connaissance des lois générales de tout mouvement physique, c'est ce que montrent clairement tous les paradoxes du temps et du mouvement soulevés par l'Ecole éléatique.

Si le temps est un simple nombre, il est une quantité discrète et ponctuelle. Il est donc une limite, autrement dit un pur néant puisque "n'est rien ce qui n'augmente ni n'agrandit en rien ce à quoi on l'ajoute, et rien non plus ce qui ne diminue ni n'amoindrit en rien ce à quoi on le retranche" nous dit Zénon d'Elée.

En effet, puisque le temps est le nombre du mouvement et rien d'autre, et que toute trajectoire peut se représenter spatialement, à tout point de celle-ci correspond bi-univoquement un temps. C'est alors la porte ouverte à tous les sophismes, en particulier celui selon lequel le temps ne s'écoule pas, puisque pour passer d'une date t l à une date t 2 ultérieure, il aura fallu passer par une date intermédiaire t 3 ultérieure à t l mais antérieure à t 2, et ainsi de suite à l'infini. Si bien que dans ces conditions le temps ne s'écoule pas et que le monde est inchangé depuis la date initiale de son commencement.

Ici, c'est donc parce qu'on a abusé de la faculté de connaître le temps au sens mathématique qu'on s'est condamné à ne plus pouvoir penser le temps. Autrement dit, l'esprit réduisant tout être du temps à une représentation mathématique du mouvement en est venu à l'impuissance de penser le temps comme une totalité homogène continue et indécomposable en sa réalité même. Ce qu'on décompose ainsi à l'infini par l'entendement, ce n'est pas le temps en lui-même qui, comme le rappelle Kant, est un tout donné avant ses parties (compositum ideale, comme l'espace). Mais au contraire, le temps artificiel de la science et de la vie sociale apparaît comme une représentation abstraite d'abord composée artificiellement d'une infinité de parties. Spinoza dans L'Ethique montrera bien qu'on ne peut pas penser la réalité continue, homogène et infrangible du temps comme la réalité discrète du nombre. "Il est aussi vain, dit-il, de vouloir composer la durée à partir d'instants, que de former un nombre en additionnant des zéros".

Dès lors, comment concilier la double nécessité que, d'une part, il existe une réalité du temps qui échappe à toute mathématisation parce qu'elle est intime et subjective en tant que vécue. Et d'autre part, qu'il faille nécessairement penser objectivement cette réalité, car la pensée est la condition de possibilité unificatrice et totalisatrice de toute représentation conceptuelle du réel? D'un côté en effet, on se trouve en présence de la pure représentation, certes objectivement purement abstraite. Elle déforme ainsi ou ignore la réalité intime du temps pour n'en produire qu'une représentation simplifiée et utile aux besoins et aux exigences de la science.

D'un autre côté, la conscience saisit en sa certitude immédiate la réalité intérieure d'une durée vécue subjectivement et qui, en tant que telle, ne saurait s'exprimer mathématiquement. Et pourtant cette durée vécue, pour autant que sa dimension subjective la rend mathématiquement irreprésentable, n'en reste pas moins un lieu commun de toutes les consciences. Le paradoxe est alors que toutes les subjectivités savent qu'elles participent toutes, solitairement ou dans l'intersubjectivité, d'une durée réelle vécue. Mais elles s'avouent néanmoins impuissantes à en produire une définition universelle (qui vaut pour tous en tout temps et en tout lieu) et objective, autrement dit telle que le sujet puisse se désimpliquer et se démarquer complètement de l'objet de son investigation.

En somme, la durée vécue ne serait-elle pas, elle aussi, une simple représentation abstraite, inadéquate à la réalité dont elle prétendrait rendre compte? Pourrait-on espérer dans ces conditions penser le temps, en conciliant la dimension abstraite de la représentation et la dimension concrète d'un vécu intégral de la temporalité, dans une détermination historique de son essence?

Il apparaît clairement que tout individu en son existence concrète appartient à double titre à l'histoire. La dimension historique de chaque individu permet en effet qu'il soit capable de raconter sa propre histoire, en donnant une représentation de son vécu intime. Mais aussi corrélativement et complémentairement qu'il puisse être capable de se situer par rapport à l'histoire des autres et à la temporalité du monde.

Mais il semble bien qu'on ne puisse pas raconter intégralement l'historie car il faudrait repasser par toutes les étapes du devenir historique, ce que l'irréversibilité du temps rend impossible. Ainsi il semblerait une fois de plus que la représentation historique du temps soit inadéquate à l'essence même de celui-ci, puisque pour penser ce temps vécu historiquement, on ne peut qu'en simplifier le déroulement en ses phases principales.

La solution à ce problème de savoir comment une représentation historique (individuelle ou collective) peut penser adéquatement le temps, peut être trouvée dans une identification entre penser et créer, dans le cas particulier du temps.

Penser le temps ce serait le créer, seule manière d'en saisir l'essence par une opération de synthèse, dans la conscience de toutes ses déterminations. Dans la Pensée et le mouvant Bergson définit le temps comme une évolution créatrice qui imprègne de part en part toutes les consciences. On évite ainsi l'aporie dans laquelle on serait conduit si on envisageait un déroulement extérieur du temps, qu'on ne pourrait donc pas saisir puisque nous y serions immergés. Qu'on pense ici à la formule d'Héraclite : "On ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve". Cette formule montre que le temps est à l'image d'un fleuve infini qui enveloppe toutes choses de telle sorte que l'instrument qui veut saisir son objet est emporté par celui-ci. La pensée qui veut en effet saisir le temps est elle-même immergée dans le temps et elle ne pourrait donc pas s'élever à une vue d'ensemble, panoramique, synoptique et totalisatrice du temps. "O temps suspends ton vol!" Mais combien de temps le temps pourra-t-il suspendre son vol?

Ici au contraire, Bergson montre que la pensée peut penser le temps, parce que la conscience le produisant elle-même suivant une évolution créatrice, elle peut en ressaisir toute l'unité et l'homogénéité.

Bergson tente de penser le temps comme "ce qui se fait, plus exactement ce qui fait que tout se fait". On peut se demander à travers la lecture de cette formule si l'on est en présence d'une authentique pensée du temps, qui ne soit pas purement abstraite, ni purement subjective, mais qui puisse correspondre authentiquement à ce qui, dans le temps, donne authentiquement à penser, ou se donne à la pensée. Cette formule bergsonienne, pour prosaïque qu'elle soit, n'en reste pas moins aussi évocatrice de la difficulté de notre rapport au temps que les formules beaucoup plus lyriques d'Héraclite et de Shakespeare, mais qui au fond expriment la même détresse et la même angoisse quant au mystère du temps. Héraclite nous dit : "Le temps de notre vie est un enfant qui joue et qui pousse des pions : c'est la royauté d'un enfant". Mais pour Shakespeare, moins aimable quant au temps, "La vie est le bouffon du temps", exprimant par là à quel point le temps est inexorable, capricieux, et qu'il nous reste extérieur et asservissant, nous assujettissant sans fin à son propre arbitraire.

Le temps pour Bergson est donc pensé en même temps qu'il est créé. Il n'est pas une réalité étrangère et extérieure à la pensée qui le saisirait comme un objet mathématique, figé et mort. C'est pourquoi le temps, en tant que durée vécue et vitale, autrement dit évolution créatrice, est une réalité incompressible, càd indécomposable par l'analyse rationnelle. On peut en effet penser la géométrie du corps parce qu'on peut résoudre la difficulté en autant de parcelles qu'il se pourrait et qu'il serait requis pour la mieux résoudre (seconde règle cartésienne de la méthode). Mais au contraire pour Bergson, "si je veux me préparer un verre d'eau sucrée, j'ai beau faire, je dois attendre que le sucre fonde". On pourra objecter ici que cette formule bergsonienne est une représentation abstraite d'une pensée qui serait d'ailleurs inadéquate à la réalité intime de son objet. Car c'est le temps aussi qui, en tant qu'il est ce par quoi tout se fait, produit l'activité de la pensée qui le pense comme évolution créatrice. La pensée est elle-même évolution créatrice, c'est pourquoi elle peut penser le temps dans sa réalité intime.

Pourtant, pour Bergson, la pensée est une activité opératoire qui taille et tranche dans le réel en vue de l'utilité vitale de l'individu. De ce point de vue, penser le temps équivaudrait pour la conscience agissante à l'assujettir aux nécessités et aux besoins conformes à sa nature. En effet, même le vécu intérieur a besoin de s'organiser, de ses structurer et de se hiérarchiser. Il ne peut pas rester dans l'indétermination d'un élan vital qui coïnciderait avec une pure évolution créatrice propre à la temporalité. Certes, pour Bergson, on pourrait penser le temps, mais d'une manière purement pragmatique, visant l'utilité concrète des choses (ta pragmata) nécessaires à la vie. Si Bergson refuse la possibilité logique de penser abstraitement le temps sans déformer celui-ci et en manquer l'essence intime, ne peut-on pas objecter qu'une pensée pragmatique du temps serait tout aussi déformante puisque les exigences du vécu individuel ne sont pas les mêmes pour chaque individu dans les différents moments du temps?

Il ne suffit donc pas pour penser le temps de le réduire à une abstraction mathématique. Car alors on ne pense pas le temps mais une pure construction de l'esprit. Mais il n'apparaît pas non plus possible de penser le temps comme ce qui produit, au sein d'une évolution créatrice, la pensée qui peut utiliser les déterminations de la durée vécue intérieure qui seraient utiles à la vie. Car alors cesserait toute objectivité dans la pensée du temps.

Il importe donc de chercher à quelles conditions il est possible de penser le temps comme ce qui, tout en n'étant pas un objet de pensée stricto sensu (au sens mathématique) est néanmoins la condition de possibilité de toute représentation comme forme pure a priori du sens interne, ou faculté originairement synthétique de la conscience.

On peut convenir que Kant, dans son Esthétique transcendantale, a réussi à penser conceptuellement et spéculativement, finalement en toute sa radicalité, le temps comme "une forme pure a priori de la sensibilité", et plus généralement comme la forme même du sens interne. Pour Kant en effet, toutes les représentations du sens interne doivent se rapporter à la forme pure du temps, sans pour autant que le temps soit réduit à la dimension d'un objet mathématique ni dilué dans un pur vécu individuel. En ce sens Kant se démarque à la fois de Zénon d'Elée et de Bergson. En revanche, la première antinomie cosmologique celle qui s'occupe de savoir si le monde a, quant à l'espace et au temps, un commencement ou s'il est infini, réactive le problème de savoir quelles sont les représentations adéquates ou inadéquates que la pensée peut donner du temps quand elle le prend pour objet.

En effet, dire que le temps est une forme a priori de la sensibilité, c'est affirmer que le temps n'est plus une réalité transcendante dont l'être se tiendrait au-delà de toute expérience possible. Par conséquent le temps revêt alors un caractère transcendantal, en tant qu'il est une condition de possibilité de la connaissance pour un sujet doué de la faculté de raison. Cette position est plus facilement admise, comme en témoigne la brièveté de I'Esthétique transcendantale par rapport à l'Antithétique de la raison pure, que d'affirmer que le concept de temps est inadéquat au concept d'infini.

Et pourtant, la pensée du temps cherche effectivement à effecteur la synthèse totalisatrice des différentes déterminations du concept de temps, telles qu'elles sont déduites dans les trois analogies de l'expérience chez Kant. La simultanéité apparaît comme la condition de la succession et celle de son conditionné, de même que la permanence apparaît comme synthèse de la condition et du conditionné.

Ces différentes déterminations du concept de temps opèrent dans le champ phénoménal mais sont justifiables d'une critique de la raison pure en tant que celle-ci prétend étendre subrepticement et illégitimement ces catégories qui lui servent à connaître les lois de la nature, au champ du suprasensible.

Ainsi, les catégories servent à la raison pour penser la temporalité des phénomènes en tant qu'ils sont soumis aux lois de la nature suivant les trois analogies de l'expérience. Mais la pensée n'a pas le droit d'étendre son investigation au champ du suprasensible et d'affirmer dogmatiquement (sans critique préalable de son pouvoir de connaître) que le temps n'a jamais commencé et que le monde est éternel même si elle croit pouvoir y réussir par raisons contraignantes ou selon une démarche ad absurdo.

Seulement, si le monde n'a jamais commencé, la pensée est alors contrainte d'opérer une régression à l'infini si bien qu'elle échoue à expliquer comment le monde est parvenu à son état présent. Kant dit dans ce cas que le concept d'infinité du temps est "trop long" par rapport au concept de monde. Mais inversement, si on admet que le monde a commencé en même temps que le temps, la pensée ne peut pas alors s'empêcher de poser la question de savoir ce qu'il y avait avant ce temps initial. Kant dit alors dans ce cas que le concept de finitude du temps est "trop court" par rapport au concept de monde.

À travers la mise en évidence de ce conflit transcendantal des idées cosmologiques (concernant la nécessaire structure de la faculté de connaître), apparaît donc que la pensée du temps n'est pas problématique parce que son objet, le temps, serait problématique. Mais seulement la pensée du temps est problématique en sa structure même et quelles que soient les déterminations suprasensibles qu'elle veut assigner à ses objets : par exemple, en ce qui concerne le temps, les concepts d'instant, d'éternité, d'immortalité.

L'originalité de Kant a donc été de montrer, en particulier en ce qui concerne la pensée du temps, que la possibilité ou l'impossibilité de celle-ci ne doit pas être ramenée à la nature suprasensible de son objet (l'instant ou l'éternité, l'infiniment petit ou l'infiniment grand). Mais elle doit être pensée par rapport au pouvoir de connaître en général propre à la raison pure.

Il reste malgré tout, une fois que la pensée a compris qu'il était possible qu'elle pense le temps objectivement sans pour autant le réduire à une pure abstraction, la possibilité de penser le temps. Mais ceci à la condition toutefois qu'elle s'attache non pas tant à l'objet qu'à la critique du pouvoir de connaître, notamment relativement au fait que l'esprit ne peut s'empêcher, en dehors du champ purement spéculatif de la raison pure, de penser le temps par rapport à l'idée qu'en donne la religion.

Pour la religion chrétienne en particulier, le temps ne peut être pensé que comme le facteur de l'avènement du Jugement Dernier, de la Fin des Temps et de toutes choses. Dieu est éternel, il se tient hors du temps, le monde est éphémère, car comme dit Saint Jean : "Tout passe, car tout mérite de passer, seul Dieu ne passe pas".

On peut convenir que cet invincible désir de l'esprit religieux consiste à penser l'essence véritable du temps comme l'éternité divine, dont le temps mondain ne serait qu'une pâle imitation dégradée. On peut ici songer à Platon qui dans le Timée affirme que : "Le temps est l'image mobile de l'éternité immobile". Le temps est ainsi pensé comme une sorte de déchéance ontologique par rapport à l'éternité seule substantielle. Cette attitude religieuse demeure un mystère et ne saurait être réduite à la critique kantienne des prétentions, légitimes ou illégitimes, de la pensée du temps.

Bien entendu, Kant montre dans la Religion dans les limites de la simple raison que la pensée du temps ne peut trouver la satisfaction de ses prétentions à saisir l'éternité du temps ou l'instantanéité du temps — à la manière qu'a Nietzsche dans son Zarathoustra de penser l'instant par l'éternel retour. Mais elle ne peut pas pour autant non plus se réfugier dans la religion pour penser le temps suivant ses exigences intrinsèques d'infinité, d'éternité et d'immortalité.

On a donc montré avec Kant qu'il était possible, sous certaines conditions de la critique du pouvoir de connaître, de penser adéquatement le temps. Mais on peut néanmoins dire qu'il est possible de penser le temps sous la forme religieuse d'une éternité ultérieure à la fin des temps.

Christophe Steinlein (mars 1989).

Kant: Fondements de la Metaphysique des Moeurs

« Se représenter la loi en elle-même, ce qui à coup sûr n'a lieu que dans un être raisonnable, et faire de cette représentation, non de l'effet attendu, le principe déterminant de la volonté, cela seul peut constituer ce bien si excellent que nous qualifions de moral, présent déjà dans la personne qui agit selon cette idée, mais qu'il n'y a pas lieu d'attendre en premier lieu de l'effet de son action.

NOTE : On pourrait m'objecter que sous le couvert du terme de respect je ne fais que me réfugier dans un sentiment obscur, au lieu de porter la lumière dans la question par un concept de la raison. Mais, quoique le respect soit un sentiment, ce n'est point cependant un sentiment reçu par influence ; c'est au contraire un sentiment spontanément produit par un concept de la raison, et par là même spécifiquement distinct de tous les sentiments du premier genre, qui se rapportent à l'inclination ou à la crainte. Ce que je reconnais immédiatement comme loi pour moi, je le reconnais avec un sentiment de respect qui exprime la conscience que j'ai de la subordination de ma volonté à une loi sans entremise d'autres influences sur ma sensibilité. La détermination immédiate de la volonté par la loi et la conscience que j'en ai, c'est ce qui s'appelle le respect, de telle sorte que le respect doit être considéré non comme la cause de la loi, mais comme l'effet de la loi sur le sujet. A proprement parler le respect est la représentation d'une valeur qui porte préjudice à mon amour-propre, par conséquent c'est quelque chose qui n'est considéré ni comme objet d'inclination, ni comme objet de crainte, bien qu'il ait quelque analogie avec les deux à la fois. L'objet du respect est donc simplement la loi, loi telle que nous nous l'imposons à nous-mêmes, et cependant comme nécessaire en soi. En tant qu'elle est la loi, nous lui sommes soumis, sans consulter l'amour-propre. En tant que c'est par nous qu'elle nous est imposée, elle est une conséquence de notre volonté. Au premier point de vue elle a de l'analogie avec la crainte ; au second, avec l'inclination. Tout respect pour une personne n'est proprement que respect pour la loi (loi d'honnêteté, etc.) dont cette personne nous donne l'exemple. Puisque nous considérons aussi comme un devoir d'étendre nos talents, nous voyons de même dans une personne qui a des talents comme l'exemple d'un loi (qui nous commande de nous exercer à lui ressembler en cela), et voilà ce qui constitue notre respect. Tout ce qu'on désigne sous le nom d'intérêt moral consiste uniquement dans le respect pour la loi
».


Ce texte s'insère dans le projet général de fonder définitivement et transcendantalement la métaphysique des moeurs, qui sera rendue possible après que ses fondements auront été assurés. Dans cette première partie de l'ouvrage, Kant cherche à s'élever de la connaissance populaire, ou vulgaire (en un sens non péjoratif) de la morale, à la connaissance philosophique du sentiment qui, dans sa pureté, nous fait agir suivant des représentations morales. Pour Kant le temps est venu en effet d'établir une bonne fois la morale sur des fondements inébranlables et ainsi de dénoncer cette philosophie populaire qui prétend faire l'amalgame entre le rationnel et l'empirique en morale.

Le thème de ce texte est la recherche du principe du devoir, que Kant finira par définir comme la représentation nécessaire d'une action dont le principe est le respect de la loi morale. Il s'agit ainsi, à partir du moment où l'on réfère la moralité à la notion de respect, d'éclaircir définitivement le contenu de celle-ci. La thèse de Kant dans ce texte est l'affirmation d'un fait moral, qui est l'existence irrépressible (irréductible, irrédente) du respect. Ce fait, bien entendu, ne saurait être d'ordre empirique, mais il ne peut pas davantage être davantage prouvé logiquement. C'est donc l'ambiguïté de cette définition implicite de Kant qui pose véritablement problème. Qu'est-ce, en effet, qu'un respect, non pas certes de pure forme mais purement formel et sans aucun contenu effectif assignable? Ne serait-ce pas simplement un être de raison, une pure entité logique? Comment soutenir avec Kant que le respect est un sentiment qui cependant d'un autre point de vue n'en est pas un? Ou bien Kant joue avec les mots, ce qui n'est pas son genre puisqu'il est plutôt déterminé à produire des différences substantielles entre les termes. Ou bien Kant va au-devant d'une grande difficulté pour conceptualiser un sentiment non sentimental, soustrait à toute altération affective et pathologique : cela peut-il seulement se concevoir? En outre, ce texte pose dans son découpage, son mouvement et son unité le problème de savoir par quel lien logique on peut rattacher aux quelques lignes du premier alinéa cette note sur la quiddité du respect, qui semble se référer à tout un passage antérieur. Pourra-t-on montrer que le statut de cette note et la place qu'elle occupe dans l'économie du paragraphe ne sont nullement fortuits, mais au contraire visent à montrer que c'est le respect qui découle de la prise de conscience de la loi, et non l'inverse?

On peut dans ces conditions diviser et articuler le texte en cinq parties.
  • Dans la première partie, constituée par le premier alinéa, Kant s'efforce d'affirmer sans démonstration le principe même de la moralité, qui consiste à placer la loi au principe de la volonté (et non l'inverse).
  • Dans une seconde partie (début du second alinéa jusqu'à "ou à la crainte") Kant, conformément à l'esprit de ses notes qui ont toujours une vocation d'éclaircissement supplémentaire d'une élucidation pourtant déjà fort scrupuleuse, se met lui-même en garde contre l'illusion d'atténuer subrepticement la difficulté des choses par la facilité du glissement de sens dans les mots.
  • Après cette mise en garde, le texte aborde sa seconde articulation avec une troisième partie (de "ce que je reconnais" à "la loi sur le sujet"), qui consiste à présenter une définition générale du respect, que Kant va s'empresser de préciser immédiatement.
  • Cette précision fait l'objet d'une quatrième partie (de "A proprement parler" à "avec l'inclination"), où l'auteur situe à sa juste place le respect par rapport aux mobiles de l'inclination et de la crainte.
  • Enfin en une cinquième et ultime articulation (de "tout respect" à la fin), Kant applique le résultat de son enquête à un cas de figure concret, celui du respect des talents d'autrui. Plus exactement, il s'agit de penser une certaine analogie entre la dérivation du respect à partir de la pure conscience de l'existence de la loi morale et la reconnaissance empirique de la loi du perfectionnement personnel à partir de l'exemple (ectype) des talents d'autrui. La question générale que nous pourrions adresser à ce texte sera de demander si Kant pourra parvenir à emporter la conviction d'une identité réellement autonome du fait moral comme respect universel pour la loi morale — sans pour autant présenter celui-ci, ni comme pure Schwärmereï (affection d'illumination et d'enthousiasme pathologiquement déterminée, et par conséquent éminemment sujette à caution), ni comme pure déduction transcendantale des catégories de la raison pure pratique.

Si vivre c'est agir conformément à des lois qui sont données dans la représentation, pour Kant l'humain se distingue de l'animal en ce qu'il agit non pas sous la détermination de lois, mais sous la représentation d'une détermination par la loi. C'est pourquoi la représentation de la loi ne peut être possible que dans une raison, quelque soit son degré de puissance — homme, extra-terrestre rationnel ou ange. La représentation rationnelle de la loi morale, en tant qu'elle est raisonnable, est universelle : elle contient une même validité partout et pour tous. L'animal peut bien se représenter des effets particuliers et lointains d'une loi de la nature. Mais il ne peut jamais se représenter la loi en son élément purement formel, a priori. Kant critique alors de ce point de vue les morales eudémonistes, autrement dit les morales de l'intérêt ou morales aristocratiques, dans la mesure où elles ne sont pas véritablement raisonnables (eulogon). En effet, elles ne sont pas conformes au principe de la moralité, elles sont seulement rationnelles au sens où elles apparaissent comme le produit d'un calcul habile (logikon). C'est en fonction de la représentation du bonheur comme fin pragmatique que l'orgueilleuse morale stoïcienne, toute imbue de son superbe amour-propre, détermine ce qu'est la vertu.

Mais agir conformément à la vertu pour trouver le bonheur, c'est selon Kant agir par intérêt, sans saisir ce qu'est véritablement l'intérêt moral, à savoir le fait de ne considérer comme finalité que le simple respect pour la loi morale, indépendamment de tout résultat concret. En effet, le bonheur, comme effet attendu et escompté, ne saurait se constituer en principe de détermination d'une action véritablement morale, c'est-à-dire seule authentiquement vertueuse. L'impératif catégorique qui commande à la volonté de se placer sous l'obligation de se régler exclusivement sur la forme pure de la loi (qui est son universalité) n'est nullement un quelconque impératif technique ou pragmatique qui ne ferait alors que contraindre la volonté à subir et assumer ses propres caprices et fantaisies selon un rigoureux déterminisme naturel. Dans ces conditions, tous les moralismes de l'efficacité du résultat demeurent étrangers au véritable bien moral, qui consiste dans la saisie immédiate de la pure forme universelle de la loi.

L'intention pure, universalisable et soustraite à toute détermination empirique, tel est l'être même de la bonne volonté. Celle-ci n'est jamais volonté de ce qui peut apparaître comme bon à l'imagination (la fantaisie), mais seulement ce qui, seul, dans la volonté demeure bon : le désir incontournable, et pourtant constamment contourné et controuvé en fait, de l'universel. Mais on pourrait ici légitimement objecter à Kant que cette injonction de se représenter exclusivement et uniquement la loi en sa pure forme logique (la non-contradiction de l'universalisation) reste bien abstraite et bien peu motivante. L'expérience prouve qu'on agit toujours, même après mûre délibération vertueuse (quand la vertu est pensée comme habitude acquise) par une subite et soudaine illumination enthousiaste. Celle-ci alors ne peut absolument pas supporter la moindre considération de formalisme logique — par exemple : puis-je vraiment universaliser sans contradiction la maxime de mon action présente? —, sous peine de s'inhiber immédiatement. Bergson note bien d'ailleurs que pour agir nous devons, non pas exclure toute délibération, mais arrêter arbitrairement de penser au moment où nous décidons brutalement d'agir — "passer à autre chose", selon la formule frappante de Bergson. C'est ce qui fait dire à Péguy que "Le kantisme a les mains pures, mais il n'a pas de mains". Il entend ainsi le fait qu'à force de décomposer la représentation d'une action on en vient à s'empêcher d'agir. En effet cette décomposition apparaît sous la forme dichotomique et consiste à séparer ce qui ressortit et a trait à la volonté sainte (immédiatement déterminée par l'universalité de la loi), et ce qui se rapporte à la volonté pathologiquement déterminée comme mélange de l'intention et des inclinations sensibles propres au tempérament individuel. En effet, on n'est jamais certain qu'une action sera accomplie purement par devoir (sous l'obligation de la loi) ou seulement conformément au devoir — en masquant la tyrannie des contraintes et des intérêts pragmatiques nécessairement liés à l'inclination sensible.

Mais précisément la riposte kantienne peut être immédiate, car elle est contenue dans le texte même de la formule affirmative qui s'expose à une réfutation éventuelle. La morale ne saurait nullement être une casuistique jésuitique qui raffinerait à l'infini dans le partage entre les tenants et les aboutissants d'une intention ou d'un résultat. En effet, la morale kantienne ne se propose pas de partir des actions empiriques pour tirer d'elles, au terme d'une analyse quasiment chimique, aussi vaine qu'exténuante, le principe moral d'une action en toute sa pureté après élimination des résidus de l'inclination sensible et de l'intérêt caché. Mais il s'agit au contraire pour Kant de partir du fait moral, qui n'est ni un constat empirique (et pour cause, puisqu'il est invisible et ne peut qu'ordonner l'expérience en la subordonnant régulativement), ni une démonstration mathématique (il ne peut être rigoureusement déduit). Il se révèle au contraire établi comme postulat de la raison pure pratique.

On pourrait alors objecter qu'il se forme un cercle logique entre, d'un côté, ce postulat de la raison pure pratique (la liberté de la volonté ou l'autonomie) auquel Kant prétend parvenir, et de l'autre côté, ce postulat qui, loin d'être analytiquement déduit, rend seul possible cette déduction. En effet, un passage analytique s'effectue dans les deux premières parties des Fondements de la métaphysique des moeurs entre la morale populaire ressentie vulgairement (sans connotation péjorative) et la métaphysique des moeurs connue philosophiquement. Mais c'est alors que la Note kantienne prend toute son importance, en introduisant la notion de respect pour supprimer l'impasse de ce cercle logique. C'est précisément la notion de respect qui permet de maintenir la volonté, dans la pureté de sa forme de volonté bonne, dans un lien direct avec elle-même en tant que telle. Il ne s'agit pas en effet de rapporter la bonne volonté à une loi à laquelle elle se soumettrait par contrainte, de manière extérieure (hétéronome) et dont il faudrait alors chercher un principe déterminant en dehors de ce qui, dans la volonté, est pensé comme bon : l'universalisation non contradictoire, autrement dit véritablement dés-intéressée. Il s'agit au contraire de comprendre que la volonté se soumet obligatoirement (par un pur lien intérieur et immédiat) et non cœrcitivement, — donc en tant qu'elle se soustrait à des connexions causales dont la successivité la laisserait indéterminée —, à la loi, en tant qu'elle est absolument identique à cette volonté.

Mais subsiste la difficulté de savoir si Kant, sous le terme de respect, n'explique pas la présence de la loi morale dans la conscience, selon le défaut courant très souvent dénoncé de l'obscurum per obscurius (expliquer l'obscur par l'encore plus obscur). Peut-être l'obscurité inhérente à l'idée de la présence en toute conscience raisonnable — irréductible par la rationalité et inconstatable dans l'expérience — du fait moral, est­-elle aggravée par une explication plus obscure encore que lui-même. Que valent en effet d'un point de vue de la logique du sens l'explication et l'explicitation du respect par un sentiment non sentimental soustrait à toute affection se rapportant aux inclinations sensibles du tempérament?

Comment expliquer dès lors que le respect soit un sentiment non affectif, au sens courant de ce terme, quand un objet extérieur affecte nos sens? Mais au contraire que signifie le fait que ce sentiment puisse correspondre à la pure spontanéité d'un concept de la raison, celui d'universalité précisément? Qu'est-ce qui conduit Kant à accorder que le respect est un sentiment, encourant alors immédiatement la menace de l'objection selon laquelle le respect étant pathologique (déterminé par des affects), il ne peut fonder de manière désintéressée l'obéissance à la loi morale? L'adversaire du kantisme, comme nous l'avons vu, pourrait dans ces conditions dénoncer légitimement dans cette vision kantienne de la morale un arbitraire invincible dû précisément à un trop grand formalisme et une trop grande abstraction.

Mais Kant, contrairement aux apparences, ne semble nullement battre en retraite, il ne fait aucune concession. Il n'a pas à en faire, puisque l'universalité de la loi reste de son côté, comme elle se trouve aussi, précisément et par la force des choses, du côté de l'adversaire, qu'il le veuille ou non. La loi morale vaut en effet pour tous, y compris pour le méchant et l'insensé, qui tentent désespérément de s'étourdir en l'ensevelissant maladroitement au fond de leur coeur. Mais dans ce lieu, précisément et conformément à sa nature, elle ne s'en établit et affermit que mieux. "Conscience ! Conscience ! Instinct divin ! Immortelle et céleste voix, guide assuré d'un être ignorant et borné, mais intelligent et libre. Juge infaillible du bien et du mal, Toi qui rends l'homme semblable à Dieu. C'est Toi qui fais l'excellence de sa nature et la moralité de ses actions. Sans Toi, je ne sens rien qui m'élève au-dessus des bêtes, que le triste privilège de m'égarer d'erreur en erreur avec un entendement sans règles et une raison sans principes." (Rousseau, Emile, livre IV, Profession de foi du vicaire savoyard). Mais le formalisme et le rigorisme kantiens demeurent sans faiblesses et sans failles. Car on ne saurait déduire ce qui doit être en droit (selon le droit suprême et souverain de la raison), de ce qui est en fait (selon le fait contingent de l'expérience). Dès lors l'impuissance, bien normale et naturelle, à découvrir la morale concrètement et effectivement, ne prouve absolument rien contre l'existence de celle-ci. Bien au contraire! Pour penser contre la morale, il faut nécessairement penser tout contre elle, ce qui revient à l'affirmer au moment même où l'on prétend la nier. Car pour Kant l'existence du fait moral, ou ce qui revient au même l'autonomie de la volonté, constitue un postulat (non constaté et non démontré) de la raison pure pratique. Ce postulat constitue pour celle-ci le seul recours pour se représenter suivant un sens cohérent et naturel, — pour peu qu'elle y songe —, le but final de toute action. Certes, la finalité naturelle des actions techniques et pragmatiques n'est nullement morale, mais axiologiquement neutre. Cependant, la recherche du sens ultime de la vie d'une conscience humaine, pour peu qu'elle y songe, aboutit nécessairement à la représentation, comme but final, de cette nécessité d'agir par devoir, autrement dit par respect pour la loi morale.

Le sentiment de respect accompagne donc nécessairement, comme en une harmonie pré-établie (conformité analogique a priori), la représentation spontanée du concept d'universalité. Ce que la volonté ou la conscience respectent, c'est précisément l'universalité qui les constitue dans la représentation de la possibilité d'une pure intention. Et il ne s'agit nullement ici d'une Schwärmereï, autrement dit d'une illumination enthousiaste aussi obscure que fugace. Car la moralité demeure radicalement étrangère à toute religiosité en dehors des limites de la simple raison. Il ne s'agit pas davantage de s'enfermer stérilement dans le respect d'une idolâtrie quelconque, mêlée de fascination (inclination) et de répulsion (crainte). Car le respect est la conscience rationnelle d'un accord nécessaire et invincible entre le désir profond, essentiel, de la volonté et l'universalité de la loi. Il ne saurait se penser comme un mobile déterminant un certain comportement de la volonté. On ne se subordonne pas ici par respect. Mais à l'inverse on respecte ce sentiment invincible, fait d'humilité et non d'humiliation, d'une subordination nécessaire à la loi. Le respect au sens courant du terme implique le maintien d'un écart d'altérité entre le dominant et le dominé, el commandant et le commandé. On respecte parce qu'on aime sans être aimé, on respecte parce qu'on craint sans être craint. Mais toujours le principe de cet écart reste hétéronome, autrement dit indépendant des deux pôles de ce respect; qui le subissent passivement. Le dominant subit autant le respect que le dominé : d'où la solitude des grands et des âmes élevées.

Tout au contraire apparaît le respect dont parle Kant. Il se pense comme l'effet, immédiat et invincible, de la présence effective de la loi morale dans la volonté. La volonté dans ce cas de figure se respecte intégralement elle-même, en son autonomie absolue. C'est pourquoi le respect intérieur est purement inconditionné. Il n'est pas issu d'un déterminisme extérieur. Il porte la marque indéfectible que la volonté est devant elle-même, entièrement, sans écart, distance ou altérité possibles.

On constate donc que l'utilisation kantienne de la notion de respect se montre radicalement neuve. Elle ne saurait se réduire à un simple subterfuge destiné à masquer une inconséquence logique quelconque. La représentation du respect n'est pas une simple métaphore, importée frauduleusement et subrepticement sans aucune garantie, du domaine de la psychologie quotidienne dans le domaine de la métaphysique. Le domaine de la psychologie concerne l'amour et l'admiration, ou la crainte et la répugnance. Le respect comme notion n'y trouve nullement son sens propre, de même qu'il ne trouve pas un sens figuré dans la sphère de la métaphysique. Tout à l'inverse, Kant va montrer que l'expérience courante du respect empirique ne contrevient pas aux déterminations intrinsèques du respect entendu métaphysiquement. Mais celles-ci s'y trouvent au contraire corroborées. L'autonomie de la personne constitue sa dignité propre en ce qu'elle ne peut pas être traitée comme une chose, mais comme un fin pour elle-même et pour toute conscience. En effet, en tant que concept universel, la "personne" n'est aucun individu, "personne" en particulier, mais l'être même de toute conscience raisonnable. La "chose", symétriquement, se réduit à un simple objet, entité visée comme moyen d'instrumentalisation et de consommation du plaisir et de l'intérêt.

Ce respect de la personne, en soi-même et dans l'humanité, nous rend humble mais sans nous humilier. L'humiliation s'analyse comme un sentiment qui reste enfermé dans la sphère de la morale de l'intérêt. Par l'humiliation une contrariété est assénée à l'amour-propre, qui par définition ne recherche que son propre intérêt dans la satisfaction de ses penchants naturellement déterminés.

Mais le respect kantien semble apporter la simple représentation de l'humanité. Celle-ci doit s'analyser comme le renoncement vertueux et héroïque de la conscience humaine, pourtant empreinte de finitude impuissante, à tout ce qui précisément serait susceptible de l'étourdir, de la dissiper et de la divertir. S'arrachant alors un instant à l'illusion néfaste de se croire plus qu'elle n'est en réalité, elle se tourne vers ce qu'elle doit être (donc ce qu'elle peut vraiment et effectivement être) : la conscience respectueuse de l'universalité de la loi morale. C'est alors que Kant complète sa mise au point par la présentation d'un cas de figure concret. Celui-ci ne prouve rien, mais il peut corroborer en l'illustrant ce que nous pourrions nommer une description analytique de ce qu'est l'autonomie de la volonté. Il ne s'agit pas d'une construction de concept. Car le concept de respect ne se voit pas assigner une intuition qui lui corresponde a priori, car Kant ne peut raisonner que par analogie, en faisant "comme si". Cette autonomie invoquée transcendantalement se pense comme faculté de se donner à soi-même sa propre loi et de s'y tenir. Mais elle apparaît aussi comme le postulat nécessaire de la raison pure pratique par lequel celle-ci donne un sens au but final de son rapport au monde et à l'action. Elle s'y maintient grâce au sentiment du respect, qui demeure la marque d'une indéfectible — sans écart ni altérité — identité avec elle-même.

Kant confirme et concède en outre que le respect moral entretient quelque analogie avec le respect affectif ou psychologique. Mais il ne saurait se rapporter à un individu comme ensemble de déterminations subjectives et d'inclinations sensibles unies sous un même tempérament. Il renvoie en revanche seulement à une personne, en tant que par son caractère intelligible elle porte en elle l'essence de la loi morale. Car par ce caractère intelligible elle reste capable de se déterminer a priori suivant la loi du devoir et d'être absolument cause, par ses représentations, de l'objet même de ces représentations. Cette faculté se présente comme la définition même de la liberté pratique. L'archétype de la loi morale ne peut donc pas être schématisé par une intuition : car nous sommes dans l'ordre du postulat régulateur et non du concept constitutif. Il peut être seulement symbolisé par un ectype (un exemple, un échantillon) extrait du contenu général de l'expérience.

Kant montre par cet exemple que le respect présente un contenu qui est la conscience d'une analogie entre ce que nous devons trouver en nous-mêmes, d'une part, et d'autre part l'idée de ce que doit être toute autre personne, pour lui et pour nous. L'imitation morale n'est pas l'imitation artistique. L'artiste qui admire les proportions d'un modèle respecte celles-ci en s'y réglant extérieurement. Au contraire, la conscience morale reçoit de l'intérieur l'incitation à se comporter par elle-même et pour elle-même comme si autrui était moralement ce qu'elle se représente qu'il doit être. Cette réception de l'incitation ne passe pas par la médiation de la faculté de juger esthétique, autrement dit l'exercice du goût qui se manifeste et se réfléchit dans une belle imitation artistique de la nature. Mais cette médiation se rapporte au contraire à la faculté de juger téléologique, comme raison pure pratique se représentant le but final de l'humanité.

Kant a implicitement voulu montrer dans ce texte que sa perspective morale n'est autre en réalité que l'édification originale de la morale universelle. Celle-ci n'est pas in-intéressante, au sens où elle serait trop abstraite, formaliste, rigoriste, coupée des réalités concrètes de l'action et de la vie humaine. Elle est seulement dés-intéressée, car elle dénonce toutes les impostures, mystifications, usurpations et tartuferies diverses de la morale, de l'intérêt bien compris et bien calculé. "Il peut y avoir de la bonne conduite sans vertu, de la politesse sans bienveillance, de la bienséance sans dignité". (Métaphysique des moeurs, Doctrine de la vertu). Ces états de fait ne prouvent précisément rien contre le fait moral, qui reste l'opposé ontologique du mal moral. Ce mal radical se pense comme grandeur négative positivement constituée et consistant dans la tentation in-éradicable de souiller (mélanger) la pureté de la loi morale en nous, en y produisant des interférences d'inclinations psychologiquement extorquées. Mais pourtant malgré cet état de fait du mal radical, le sentiment d'universalité inconditionnelle demeure indéfectible :"Deux choses remplissent le coeur d'une admiration et d'une vénération toujours croissantes et toujours nouvelles, à mesure que la réflexion s'y attache et s'y applique : le Ciel étoilé au-dessus de moi et la Loi morale au-dedans de moi". (Critique de la raison pratique, conclusion). C'est pourquoi la notion de respect, clairement et définitivement repensée, reste au coeur de la perspective et de l'explicitation kantiennes de la morale universelle. Car, comme le souligne la dernière phrase du texte, le respect reste l'intérêt exclusif de la moralité. La moralité ne peut se préserver qu'en séjournant (s'immergeant dedans, étymologiquement) dans le respect, indéfectiblement et invinciblement. Elle doit, et elle peut donc, s'intéresser (inter-esse) au respect.

Christophe Steinlein (octobre 1987).