jeudi 6 juillet 2017

L'accord des esprits

Quand le sens commun fait l'usage de l'expression courante "faire l'accord des esprits", il s'appuie implicitement sur deux déterminations bien distinctes. D'une part, la constatation de facto de l'existence de conflits d'opinions, donc de désaccords et de dissensions dans la confrontation des esprits. D'autre part, le désir constant, dans chaque parti, de réaliser un accord des esprits entre eux, de faire l'unité. Même si ce désir est d'abord vécu de manière confuse, quasiment inconsciente, comme volonté de faire l'accord à partir de son propre point de vue, et non de celui des autres, ou de celui qui serait commun à tous.

L'esprit peut s'envisager comme une conjonction et même une union d'une volonté et d'un entendement, d'une conscience et d'une raison, et il participe à la fois, d'une autonomie et d'une liberté dans ses jugements, et de l'exigence d'universalité propre à la raison. Comment dès lors envisager les conditions de possibilité de l'accord, tel que celui-ci conserve l'originalité et la liberté de l'esprit, tout en lui assignant la nécessaire exigence d'universalité?

On doit donc partir d'une constatation de fait du conflit d'opinions — "autant de têtes, autant d'avis", dit-on couramment —, et d'un désaccord de fait dans le domaine de la sensibilité et du goût, de l'éthique, de la politique, de la religion, mais aussi, paradoxalement, dans le domaine épistémique — où l'universalité de la raison pure devrait pourtant faire l'accord des esprits. Le problème qui se pose alors ici peut être comparé à celui qu'Aristote, dans sa Métaphysique, désigne sous le nom de problème de Ménon : on ne peut rien chercher, ni ce qu'on connaît, ni ce qu'on ne connaît pas. Ce qu'on connaît, pourquoi le chercher? Ce qu'on ne connaît pas, comment le chercher, puisqu'on ne sait pas alors ce qu'on doit chercher?

De même, ici, l'alternative se dessine nettement. De deux choses, l'une : ou bien l'accord est déjà dans l'esprit, comme sa structure fondamentale, en tant qu'exigence de cohérence de la pensée avec elle-même. Mais alors, pourquoi le désirer et le chercher, et qui plus est, comment justifier dans ces conditions l'existence de fait des conflits d'opinions? Ou bien l'accord n'est pas encore dans l'esprit, il ne lui est pas constitutif et l'esprit doit le chercher à l'extérieur de lui-même, dans la confrontation et l'affrontement des thèses opposées. Mais alors, comment le chercher, puisqu'aucun esprit ne sait ce qu'il cherche?

Et pourtant, chaque esprit possède cette idée de l'accord, et ce peut être un enjeu de la réflexion que de s'enquérir des conditions de possibilité de cet accord. Par exemple, l'accord peut être obtenu négativement, par la suppression des désaccords initiaux—auquel cas on voit mal, en première analyse, comment il pourrait surgir de son contraire. Ou bien, demandera-t-on, comment l'esprit, dans sa vie même, à la fois ne peut pas faire l'économie du désaccord, et doit pourtant nécessairement en sortir.

Ainsi la question se pose, comme fil conducteur de la réflexion, de savoir comment réaliser l'unité de l'accord sur le contenu et sur la forme, mais aussi l'unité de l'accord extérieur (dans le consensus apparent devant les urgences de la vie) et intérieur (dans la cohérence avec soi de la pensée, face au tribunal de la conscience intime).

Epictète, dans ses Entretiens, avait déjà noté l'existence concrète, non seulement des conflits d'opinions, mais aussi du problème de savoir où trouver les critères d'un accord des esprits. Il se posait la question de savoir pourquoi un interlocuteur ne se fâche pas quand on lui soutient qu'il est affligé par un mal de tête, mais s'irrite au contraire quand on lui dit qu'il raisonne mal. L'accord des esprits dans le domaine sensible est plus facilement atteint que dans le domaine intelligible, parce que l'expérience reste l'unique critère universel du vrai et du faux dans le domaine sensible. Pascal, dans ses Pensées, a repris ce problème d'Epictète. "D'où vient, demande-t-il, qu'un boiteux ne nous irrite pas, alors qu'un esprit boiteux nous irrite?" Et il répond : "Parce qu'un boiteux reconnaît que nous marchons droit, alors qu'un esprit boiteux dit que c'est nous qui raisonnons mal".

Paradoxalement, ce sont les vérités sensibles et d'expérience qui seraient plus capables que les vérités intelligibles de faire l'unanimité et de réaliser un assentiment commun. Mais précisément, l'unanimité n'est pas encore l'accord. Certes, on peut concéder en première analyse que l'accord des esprits au niveau des vérités intelligibles apparaît comme plus problématique et moins immédiat que celui des esprits au niveau des réalités sensibles. Pourtant celui-ci n'est pas véritablement un accord, car il apparaît fondé ou motivé sur un intérêt sensible commun. C'est en ce sens d'ailleurs qu'on peut entendre les expressions courantes :"se mettre d'accord" ou bien "mettre tout le monde d'accord".

Dans la sphère du sensible et de l'opinable, les individualités, comme l'a montré Platon au livre VII de sa République, ne s'affrontent que pour des ombres de justice et de vérité, bien qu'elles parviennent néanmoins à réaliser une certaine unanimité dans l'affirmation de ce qui est utile au plus grand nombre. Ainsi dans ce cas de figure, les esprits s'accordent sur un intérêt purement extérieur, fondé uniquement sur une rumeur et une apparence jamais critiquées ni remises en question par la raison.

Or, précisément, l'accord des esprits ne saurait se réduire à l'accord des cordes d'un instrument de musique, parce que cet accord — par ailleurs tout à fait légitime et heureux dans son genre — reste fondé sur une harmonie extérieure aux parties d'où elle doit résulter, et qui n'est pas universelle, puisqu'elle peut être modifiée au gré du musicien. C'est ainsi d'ailleurs que Socrate, dans le Phédon, réfute l'argument de Cébès suivant lequel l'âme serait une harmonie résultant des dispositions des parties du corps, et mourrait donc après la décomposition de celui-ci, de même que les parties cassées d'une lyre subsistent après que l'harmonie a été détruite.

L'accord des esprits ne peut donc pas être réalisé, au sein des désaccords inhérents à la confrontation des opinions diverses, par un ajustement tout extérieur et donc arbitraire— résultant d'une convention valant pour une minorité, mais non universellement— à un intérêt sensible commun. Du point de vue politique, par exemple, on voit que pour Hobbes, dans le Léviathan, les esprits doivent subir un accord tout formel et imposé de l'extérieur, en vue de l'intérêt du plus grand nombre, qui est d'aliéner tout puissance individuelle dans la toute-puissance du monarque absolu, afin que les hommes ne se comportent plus comme des loups entre eux.

S'agit-il ici d'un accord, d'un consensus omnium des esprits? Si les esprits agissent ici de concert et de conserve (pour leur conservation), leur activité apparemment concertante demeure en réalité fondée sur un parti pris qui n'est pas remis en question par le pouvoir critique de la raison.

Les conflits d'opinions, qui constituent les lieux des désaccords, ne peuvent donc pas se résoudre par l'assignation d'un intérêt extérieur. L'accord ne peut pas être assujetti à l'urgence de l'action, car il ne pourrait alors être éprouvé par la faculté critique de la raison. Pour réaliser l'accord des esprits il faut donc nécessairement un support théorique, une méditation et un examen exhaustif de toutes les thèses possibles, ce que l'urgence de l'action rend impossible. Mais néanmoins il serait faux de croire à l'existence d'une complète rupture entre l'accord des esprits sur le plan de l'urgence pratique de la vie, et celui des esprits sur le plan de la démonstration théorique. Ainsi on peut voir que dans toute tentative de concorde politique se trouve en germe une volonté d'accord théorique.

Tout le problème apparaît dans le fait que les esprits, sur le plan pratique, s'accordent sur la forme (chacun veut l'unité et la concorde) mais pas sur le contenu. En effet, chacun informe différemment la représentation universelle du bien et de la paix en général.

Il s'agit donc de montrer que l'accord des esprits au plan épistémique — celui de la validité universelle des propositions de la raison pure — est la condition fondamentale de tout accord des esprits au niveau pratique. On a donc montré que l'accord ne peut pas résulter de la suppression des désaccords en vue d'un intérêt pragmatique, extérieur et limité. Dans ces conditions, on peut se demander si l'accord peut s'effectuer par la réfutation des thèses qui, en s'opposant à une thèse qui se présenterait dogmatiquement comme le principe d'un accord des esprits, étaient précisément sources de conflits, de dissensions, et de désaccords.

Kant, dans sa seconde Préface (1787) à la Critique de la raison pure, note que, paradoxalement, dans le domaine de la raison pure—dont l'universalité posée dans sa définition devrait à ce titre réaliser l'accord apodictique de tous les esprits à l'égard de ses propositions — tout n'est qu'un vaste champ de bataille (Kampfplatz) où les combattants s'affrontent depuis des temps immémoriaux, "sans jamais perdre ou gagner un pouce de terrain". S'il est plausible de prétendre qu'une volonté unanime dans le domaine pratique (morale, politique, religion) ne peut pas réaliser un accord universel des esprits—car elle se fonde sur un intérêt extérieur, historique et donc limité parce qu'il peut s'exposer à une réfutation par l'expérience —, il paraît paradoxal de montrer que la raison pure échoue elle aussi à réaliser l'accord universel des esprits. Ainsi, dans la Critique de la faculté de juger (partie esthétique de la faculté de juger), Kant montre par l'antinomie du jugement de goût que même le point de vue théorique sur ce qu'il y a de plus sensible ne peut pas faire l'accord des esprits, car la thèse et l'antithèse s'affrontent sans cesse sans possibilité de conciliation. En effet, de deux choses, l'une. Ou bien le jugement de goût ne se fonde pas sur un concept, car sinon on pourrait en disputer (prétendre fournir des preuves). Or il est bien connu que "Des goûts et des couleurs on ne dispute pas". Ou bien le jugement de goût se fonde sur un concept, car sinon on ne pourrait pas en discuter (élever les propositions à la hauteur de l'universel, ce qui constitue l'exigence même de l'entendement). Or il est bien connu que chaque esprit prétend que son jugement de goût est universel (vaut pour tous, en tout temps et en tout lieu).

Ainsi, le problème revient à savoir s'il est possible d'obtenir démonstrativement l'accord des esprits par réfutation des thèses qui s'opposent à une thèse s'affirmant dogmatiquement comme principe de l'accord. Mais ce problème se complique quand on constate avec Kant que la raison, constitutivement en ce qui concerne les objets suprasensibles, est nécessairement conduite à entrer en conflit avec elle-même. Comment en effet la raison pourrait-elle prétendre réaliser l'accord des esprits si déjà par nature elle est vouée à être sans cesse en conflit et en désaccord avec elle-même? On a vu précédemment que l'accord des esprits ne peut pas se réaliser complètement et de manière autonome au niveau sensible de l'action et de l'urgence pratiques, car cet accord a besoin d'être fondé en raison puisqu'il est constamment exposé à un réfutation par l'expérience. Mais si, de plus, cet accord ne peut se réaliser au niveau des objets de la raison pure — parce que les thèses opposées renvoient sans cesse l'une à l'autre dans un processus de réfutation mutuelle—où pourra-t-on espérer trouver le principe de l'accord de esprits?

Pourtant, Descartes montre et affirme clairement que le principe de l'accord des esprits ne peut être que l'universalité de la raison en chaque esprit. En témoignent deux occurrences dans son oeuvre. D'une part dans le Discours de la méthode (partie I) : "Le bon sens est la chose du monde la mieux partagée, car ceux qui sont d'ordinaire les plus difficiles à contenter en toutes choses n'ont point coutume d'en redemander plus qu'ils n'en ont"—ajoute-t-il en manière d'ironie. D'autre part, dans les Méditations métaphysiques (partie IV) : "La puissance de bien juger et de distinguer le vrai d'avec le faux, ce qu'on nomme proprement le bon sens ou la raison, est naturellement égale en tous les hommes".

Mais si la raison comme principe de l'accord universel des esprits est naturellement égale en chaque esprit, d'où provient alors la possibilité des dissensions, des conflits et des controverses? Le désaccord des esprits concerne ce que chacun juge être le vrai, le bien ou le beau — pour reprendre la tripartition platonicienne des domaines aléthique, éthique et esthétique. Il provient pour Descartes, non pas du fait que la volonté donne son assentiment à ce que l'entendement juge faux ou mauvais, mais du fait qu'elle le donne à un objet que l'entendement n'a pas suffisamment fait l'effort, par l'attention et l'analyse — par application rigoureuse des quatre règles de la méthode — d'expliciter et d'élucider. Nous nous trompons (d'où le désaccord des esprits), non pas parce que notre entendement ou notre volonté seraient mauvais en soi (par déficience), mais parce que nous en faisons un mauvais usage. Car la volonté se porte en excès sur l'entendement au devant de lui, et vise des objets que l'entendement n'a pas connu et reconnu clairement.

Descartes présente ses Méditations de métaphysique — dans sa Lettre dédicatoire aux Docteurs de la Sacrée Faculté de Théologie —, comme l'ensemble des propositions qui peuvent et doivent réaliser l'accord des esprits concernant les trois objets fondamentaux de la métaphysique : l'existence de Dieu, l'immortalité de l'âme, et la liberté de la volonté. Mais est aussi visée l'accord des esprits, dans les deux premières méditations, sur le véritable statut du rapport entre les lois de l'esprit et les lois de la nature. Mais Descartes prend pleinement conscience que ce grand système unitaire de thèses et leurs démonstrations que représentent les Méditations ne peut prétendre à réaliser l'accord des esprits qu'après avoir subi et surmonté avec succès l'épreuve du désaccord que représentent les sept séries des Objections.

En effet, une thèse se présente toujours comme la volonté de réaliser l'accord des esprits, et de son point de vue elle démontre que cet accord est possible. Elle ne peut pas se charger d'entrer en désaccord avec elle-même. C'est en effet à la thèse opposée qu'est assignée la tâche de l'onus probandi, la charge de la preuve selon laquelle la thèse initiale ne peut pas prétendre réaliser l'accord des esprits.

C'est ainsi que Kant dans son oeuvre critique montre le désaccord constitutif de la raison avec elle-même quand elle outrepasse les limites de toute expérience possible, en dégageant quatre grandes catégories d'antinomies : cosmologique, pratique, esthétique et téléologique. Chacune de ces antinomies génériques se constitue par l'opposition circulaire de thèses dont chacune montre la fausseté de l'autre. Mais on entrevoit à travers cette volonté de mettre au jour, de clarifier et d'élucider tous les désaccords latents et implicites de la raison avec elle-même dans son usage dialectique, que se tient néanmoins en germe la possibilité d'un accord de la raison avec elle-même, par la critique de son pouvoir de connaître. Quand donc est affirmée par une thèse philosophique, la possibilité et l'éventualité d'un accord de tous les esprits, le désaccord doit être suscité de manière méthodologique (par l'exercice des antithèses et des objections), de façon à ce que l'esprit s'éprouve et s'affirme dans son accord avec lui-même. Apparemment, dans la thèse et l'antithèse de chaque antinomie l'esprit paraît être en accord avec lui-même puisqu'il réfute logiquement, suivant une démonstration apagogique — par réduction à l'absurde — la thèse contraire.

Dans ces conditions, l'accord de l'esprit avec lui-même peut-il se faire du point de vue de la forme, sans qu'il y ait accord des esprits entre eux du point de vue du contenu? Kant montrera qu'on ne saurait envisager un accord par la forme si l'on ne détermine pas au préalable un accord par le contenu. Par exemple, dans la série des quatre antinomies cosmologiques, c'est pour Kant parce que le contenu est mal défini —il est dialectiquement et illusoirement déterminé en dehors des limites de toute expérience possible—, qu'il produit un désaccord fondamental, et entraîne un accord seulement apparent dans la forme de chaque thèse en présence.

Il en résulte de manière plus générale que l'accord des esprits ne peut être possible qu'à la condition que chaque thèse répudie la part d'unilatéralité qui est en elle, et accueille en elle la position du point de vue opposé. On est toujours trop pressé de réfuter, et selon Hegel on doit toujours considérer chaque thèse, avant de la réfuter, comme universelle et nécessaire. C'est d'ailleurs ce que reprochera Descartes dans ses Réponses aux objections de Hobbes (III) et Gassendi (V) : "Ils ne pensent qu'à impugner mes raisons".

Contrairement aux objections de Mersenne (II) et Arnaud (IV), Hobbes et Gassendi ne posent pas comme un principe régulateur de toute recherche et de toute confrontation l'exigence a priori (avant toute démarche effective de l'esprit) de l'accord des esprits. Comme s'en plaint Descartes, Hobbes et Gassendi ne pensent qu'à attaquer le point de vue opposé afin d'imposer un accord extérieur, péremptoire. Bien entendu, leurs objections se fondent sur des réfutations. Mais l'objet de leur réfutation n'est jamais véritablement la thèse cartésienne, mais une thèse fabriquée pour les besoins de la cause : c'est pourquoi Descartes précise souvent qu'il n'a jamais dit ni voulu dire les propos que lui prêtent volontiers ses détracteurs et ses objecteurs. Dans ces conditions on est en droit de se demander si l'accord entre Descartes d'une part, et d'autre part Hobbes et Gassendi, ne serait pas simplement de l'ordre du voeu pieux. Il semblerait bien qu'ils ne soient en accord que sur un seul point : le désaccord.

Par conséquent, d'un côté l'accord des esprits ne peut pas se fonder sur la réfutation des thèses qui s'opposent à celle dont le contenu prétend faire l'accord des esprits, parce que ces thèses se renvoient sans cesse l'une à l'autre, ce qui tend à instituer ce qu'on appelle couramment un "dialogue de sourds". D'un autre côté, l'accord des esprits ne semble pas non plus pouvoir se fonder sur l'accord de chaque esprit avec lui-même, intérieurement, car il semble bien, en première analyse, que la pensée de Hobbes ou de Gassendi soit logiquement aussi cohérente (en accord avec elle-même) que la pensée de Descartes.

Pourtant, nous avons admis que le principe de l'accord des esprits ne peut pas se trouver dans la représentation d'un intérêt commun relativement aux exigences et aux urgences de l'activité pratique (morale, politique, religieuse). Parce que, précisément, il est limité par son contenu à des conditions historiques, qui ne sont pas universelles. Certes, le désir de concorde politique, ainsi que le désir d'unité et de prospérité de l'Etat est universel dans sa forme, mais infiniment diversifié dans son contenu. En second lieu nous avons montré que le principe de l'accord des esprits ne peut pas davantage se trouver et se tenir dans la réfutation logique des thèses entre elles, précisément parce que chaque contenu revendique le droit de réaliser l'accord universel des esprits, en s'appuyant sur une apparente cohérence logique. Mais celle-ci n'est telle que par l'unilatéralité du contenu, ce qui engendre un cercle dans lequel s'enferme l'opposition de la thèse et de l'antithèse. Dans ces conditions, où peut donc bien se trouver le principe de l'accord des esprits, si ce n'est d'abord et avant tout dans l'accord de chaque esprit avec lui-même?

Encore faudrait-il préciser qu'il ne s'agit alors nullement d'un simple accord, logique et formel, comme celui qui permet, dans les antinomies kantiennes, de se maintenir en face de son antithèse. Car Kant a montré, comme on l'a vu précédemment, que cette apparente cohérence logique dans la forme provient d'une défaillance dans le contenu qui est mal défini.

Hegel remarque dans son Encyclopédie que penser par soi-même est un pléonasme, car on ne peut pas de même manger, boire "par ou pour ou en" un autre. Ne peut-on envisager de même la possibilité que l'acte de penser par soi-même tel que Kant le définit dans ses deux opuscules complémentaires — Qu'est-ce que les Lumières et Qu'est-ce que s'orienter dans la pensée? — soit le principe fondamental de l'accord des esprits?

En effet, l'acte de penser par soi-même incite à faire un usage public de la raison. Cet usage n'est pas autre chose que l'usage universel de la raison tel que le définit la maxime : "n'accepte jamais rien sans examen". La raison y exerce sur elle-même et sur autrui sa faculté de discernement critique. Elle permet ainsi à l'individu de sortir de l'état de minorité, au sens où l'on dit qu'un enfant est mineur, autrement dit qu'il doit confier à autrui le soin de faire usage de la raison en son nom propre. Et d'autre part cet usage universel de la raison permet à l'individu de se fixer à soi-même son propre chemin et de s'y tenir suivant une ferme et constante résolution.

On constate donc qu'il ne s'agit plus d'un accord simplement logique et formel de l'esprit avec les lois de la pensée, mais il y va de l'accord dans chaque esprit de celui-ci avec ce qu'il y a d'universel dans tout autre esprit.

Ce serait alors un contresens que d'illustrer cette autonomie de l'esprit par l'image leibnizienne de l'harmonie pré-établie. Car cette faculté de se fixer à soi-même sa propre règle — qui est universelle, sans quoi l'exigence de s'y tenir absolument serait contradictoire —établit un accord avec les autres esprits seulement parce qu'elle est en accord avec elle-même.

En effet, la convenance, l'harmonie, l'entre-expression des monades entre elles ne peut pas constituer une image adéquate de l'accord des esprits. En effet, dans le principe de l'harmonie pré-établie, l'accord dépend d'une instance ordonnatrice et régulatrice qui agit de l'extérieur en fonction d'une loi externe. La loi de compossibilité est ainsi extérieure à la loi de série (ou notion complète) de chaque monade possible.

L'accord des esprits entre eux ne peut pas se réaliser de l'extérieur, par des impératifs fixés par l'urgence de l'action. Mais il se détermine au contraire de manière intérieure, en tant que chaque esprit saisit en lui ce qui lui est commun avec tout autre esprit. Cette instance commune est précisément la faculté critique, la faculté réflexive, et le pouvoir de connaître les limites du pouvoir de connaître.

L'accord apparaît donc comme une exigence fondamentale et première de l'esprit. Celui-ci suscite alors en lui le désaccord et ses conséquences (réfutation, objection) comme stimulant dialectique nécessaire pour actualiser ce qui, dans chaque sujet spirituel, est l'accord en puissance.

C'est pourquoi la définition platonicienne dans le Sophiste de la pensée comme "dialogue intérieur et silencieux de l'âme avec elle-même" n'est nullement incompatible avec deux faits probants qui ressortent de la lecture des oeuvres de Platon. D'une part une essence dialoguale indéniable de la pensée de Platon (historiquement déterminée dans l'ensemble de ses dialogues), et d'autre part, la constatation tout aussi incontestable d'une évolution de sa pensée à partir de l'état de désaccord des esprits présente dans les dialogues de jeunesse — dit aporétiques parce qu'ils marquent l'impossibilité de parvenir à un accord avec l'interlocuteur —, vers l'état propre à l'accord des esprits sur l'universel que l'on constate dans les dialogues dits de la maturité.

Christophe Steinlein (mars 1989).

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