samedi 8 juillet 2017

Leibniz: Cinquième réponse à Clarke, §§ 2-10

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«(2) On s'efforce souvent à m'imputer la nécessité et la fatalité, quoique peut-être personne n'ait mieux expliqué et plus à fond que j'ai fait dans la Théodicée, la véritable différence entre liberté, contingence, spontanéité, d'un côté, et nécessité absolue, hasard, coaction, de l'autre. Je ne sais pas encore si on le fait, parce qu'on le veut, quoique je puisse dire, ou si ces imputations viennent de bonne foi de ce qu'on n'a point encore pesé mes sentiments. J'expérimenterai bientôt ce que j'en dois juger, et je me réglerais là-dessus. (3) Il est vrai que les raisons font dans l'esprit du sage, et les motifs dans quelque esprit que ce soit, ce qui répond à l'effet que les poids font dans une balance. On objecte que cette notion mène à la nécessité et à la fatalité. Mais on le dit sans le prouver, et sans prendre connaissance des explications que j'ai données autrefois pour lever toutes les difficultés qu'on peut faire là-dessus.

(4) Il semble qu'on se joue d'équivoques. Il y a des nécessités qu'il faut admettre. Car il faut distinguer entre une nécessité absolue et une nécessité hypothétique. Il faut distinguer aussi entre une nécessité qui a lieu parce que l'opposé implique contradiction, et laquelle est appelée logique, métaphysique, ou mathématique ; et entre une nécessité qui est morale, qui fait que le sage choisit le meilleur, et que tout esprit suit l'inclination la plus grande. (5) La nécessité hypothétique est celle que la supposition ou hypothèse de la prévision et préordination de Dieu impose aux futurs contingents. Et il faut l'admettre, si ce n'est qu'avec les Sociniens on refuse à Dieu la préscience des futurs contingents, et la providence qui règle et gouverne les choses en détail.

(6) Mais ni cette préscience ni cette préordination ne dérogent à la liberté. Car Dieu est porté par la suprême raison à choisir entre plusieurs suites des choses ou mondes possibles, celui où les créatures libres prendraient telles ou telles résolutions, quoique non sans son concours. Il a rendu par là tout événement certain et déterminé une fois pour toutes, sans déroger par là à la liberté de ses créatures. Ce simple décret du choix ne change point mais actualise seulement leur nature libre, qu'il voyait dans ses idées.

(7) Quant à la nécessité morale, elle ne déroge point non plus à la liberté. Car lorsque le sage, et surtout Dieu (le Sage souverain), choisit le meilleur, il n'en est pas moins libre. Au contraire, c'est la plus parfaite liberté de n'être point empêché d'agir pour le mieux. Et lorsqu'un autre choisit selon le bien le plus apparent, et le plus inclinant, il imite et limite en cela la liberté du sage, autant que cela se peut, à proportion de sa disposition. Et sans cela le choix serait un hasard aveugle.

(8) Mais le bien, tant vrai qu'apparent, en un mot le motif, incline sans nécessiter, c'est-à-dire sans imposer une nécessité absolue. Car lorsque Dieu (par exemple) choisit le meilleur, ce qu'il ne choisit point, et qui est inférieur en perfection, ne laisse pas d'être possible. Mais si ce que Dieu choisit était absolument nécessaire, tout autre parti serait impossible contre l'hypothèse. Car Dieu choisit parmi les possibles, c'est-à-dire parmi plusieurs partis, dont aucun n'implique contradiction.

(9) Mais dire que Dieu ne peut choisir que le meilleur, et en vouloir inférer que ce qu'il ne choisit point est impossible, c'est confondre les termes, la puissance et la volonté, la nécessité métaphysique et la nécessité morale, les essences et les existences. Car ce qui est nécessaire l'est par son essence, puisque l'opposé implique contradiction. Mais le contingent qui existe doit son existence au principe du meilleur, raison suffisante des choses. Et c'est pour cela que je dis que les motifs inclinent sans nécessiter, et qu'il y a une certitude et infaillibilité, mais non pas une nécessité absolue, dans les choses contingentes. Joignez à ceci ce qui se dira plus bas (§73 et §76).

(10) Et j'ai assez montré dans ma Théodicée que cette nécessité morale est heureuse, conforme à la perfection divine, conforme au grand principe des existences, qui est celui du besoin d'une raison suffisante. Au lieu que la nécessité absolue et métaphysique dépend de l'autre grand principe de nos raisonnements, qui est celui des essences, c'est-à-dire celui de l'identité et de la contradiction. Car ce qui est absolument nécessaire est seul possible entre les partis, et son contraire implique contradiction


Le texte de Leibniz concerne un problème qui peut se diviser en deux aspects.

D'une part, l'homme est-il libre ou bien enchaîné dans son rapport avec la toute-puissance divine, qui est nécessaire absolument dans sa prévision et sa pré-ordination (par définition même de Dieu)?

D'autre part, La question est de savoir ce qu'il faut entendre, corrélativement, par nécessité hypothétique et nécessité morale, les deux notions étant intimement liées.

Depuis ses Essais de Théodicée (sur la bonté de Dieu, la liberté de l'homme et l'origine du mal), Leibniz avait eu à défendre sa doctrine devant Bayle et tous ceux qui l'accusaient de promouvoir le spinozisme (tel qu'il était compris et interprété sans doute tendancieusement), autrement dit la doctrine de la nécessité aveugle, absolue, sans aucune place pour la liberté. En Angleterre aussi, on tentait d'invalider le rationalisme dogmatique optimiste de Leibniz, accusé de spinozisme par assimilation abusive de sa doctrine à une interprétation partiale de celle de Spinoza, qui consisterait à supprimer la liberté de l'homme et à n'accorder d'importance qu'à une nécessité absolue, à la seule participation de laquelle la liberté ainsi réduite consisterait. Ici Leibniz se défend contre les accusations d'un Newton, par l'intermédiaire de son secrétaire et disciple, le théologien Clarke.

Le texte est structuré en dix paragraphes. Le fil conducteur qu'il suit consiste dans la démonstration de l'existence de la liberté de l'homme, et de sa compatibilité avec la puissance divine de préordination. Cette démonstration est fondée sur la distinction entre deux types de nécessité, qui ne s'appliquent pas aux mêmes choses et qui ne sont pourtant pas incompatibles entre elles.

On distingue d'une part la nécessité hypothétique, mathématique, fondée sur le principe de non contradiction.

D'autre part il y a la nécessité morale, qui exige de toujours rechercher le meilleur, même si on ne le connaît pas précisément, et qui se règle sur le principe de raison suffisante qui fonde les existences, alors que le principe de non-contradiction fonde les essences. Cependant on pourrait nuancer ici la pensée de Leibniz. Dans la sphère des nécessités absolues on doit inclure le déterminisme, qu'on pourrait par ailleurs qualifier d'hypothético-déductif (si A alors B). Symétriquement, dans la sphère de la morale (humaine ou divine), le principe du meilleur est une nécessité absolue mais dans le détail du réel la volonté antécédente de Dieu doit tenir compte des compossibilités, et la résultante ou volonté conséquente est ainsi différente de la volonté antécédente, bien que globalement la nécessité absolue du principe du meilleur soit respectée. En somme, ce qui est de l'ordre du déterminisme hypothético-déductif dans la sphère de la logique (divine ou humaine) possède un caractère d'absoluité, puisque Dieu n'a pas d'autres lois que celles que nous connaissons en logique. Symétriquement, ce qui est de l'ordre de la morale participe d'une nécessité absolue (de droit en Dieu et en nous, même si, en fait, elle n'est pas respectée dans la sphère humaine entachée de finitude), mais d'après l'ordre des choses cette nécessité morale inflexible et absolue qui correspond au principe du meilleur peut s'infléchir dans le passage de la détermination antécédente (relative à la considération des compossibles, qui est la règle absolue de la logique) à sa détermination conséquente. Absolu et relatif ici s'échangent tout en se compensant entre les deux sphères de l'essence (la logique unique pour Dieu et l'homme) et de l'existence (la morale, dégradée de Dieu à l'homme).

Dans le premier paragraphe, Leibniz présente l'objet de la présente discussion. Il s'agit de répondre par la raison aux accusations de nécessitarisme et de fatalisme. Ces deux notions sont employées par les newtoniens par défiguration de la doctrine spinoziste. Le spinozisme constitue une hérésie pour l'Eglise, car Dieu par définition doit être libre et maître de toutes choses selon son bon plaisir et son bon vouloir. Si tout est nécessaire et si tout est écrit définitivement par le doigt de Dieu et par avance, alors la liberté humaine, de pécher et de se racheter, perd tout son sens, ce qui fait le jeu de l'argument paresseux (argos logos ou fatum mahometanum).

Au paragraphe 2, Leibniz montre que l'image de la balance est tout à fait adéquate pour penser la liberté, qui n'est cependant pas un mécanisme pur, mais une spontanéité qui s'appuie sur un mécanisme comme sur sa condition nécessaire. La métaphore est donc adéquate car elle contient en elle ses propres limites. La balance incline selon un déterminisme immuable mais elle ne nécessite pas, car en changeant la distribution des poids on peut renverser le penchant.

Aux paragraphes 4-5-6, Leibniz tente d'analyser ce qu'est la nécessité hypothétique.

Dans les paragraphes 7 et 8, Leibniz explique ce qu'est la nécessité morale, en montrant qu'elle n'est pas non plus incompatible avec la liberté de l'homme et de Dieu, la liberté de Dieu jouissant d'une préséance sur celle de l'homme, qui ne fait qu'y participer.

Enfin, dans les paragraphes 9 et 10, Leibniz établit que le choix du meilleur par Dieu n'est pas un choix tyrannique qui annule les autres possibilités, et cela grâce à la distinction entre le principe des essences (la non-contradiction) et le principe des existences (la raison suffisante).

Mais comment Leibniz pourra-t-il montrer que l'homme est libre, malgré la rationalité absolue de Dieu? Car Dieu n'avait-il pas prévu de toute éternité ce que l'homme inventera et découvrira pour lui-même? On pourra dire que cette nécessaire préordination et prévision de Dieu ne change rien pour l'homme dont la sphère d'action est limitée par sa finitude, et qu'il peut demeurer libre dans ses intentions et dans son effort pour produire le maximum de lui-même (cf. Descartes). Mais telle est la difficulté interne au texte.

Quant à la difficulté externe du texte, autrement dit la critique qu'on peut lui adresser, ne peut-on pas soupçonner Leibniz d'introduire dans les choses mêmes ce qui ne pourrait apparaître que comme un besoin de l'esprit, à savoir le principe de raison suffisante? Ce serait en quelque sorte la position de Newton, qui suggère que la métaphysique n'est qu'un besoin de l'esprit qui n'a pas de rapport avec l'investigation physique. En effet, d'après Clarke, Newton déclarait qu'il ne savait rien de la raison ultime des choses et que cette ignorance n'altérait pas sa démarche physicienne, qui consiste à tirer des lois, de l'observation directe de phénomènes tels qu'ils peuvent être accessible à notre finitude. Ainsi, qu'est-ce qui nous prouve que la construction logique de Leibniz correspond véritablement à la réalité physique plutôt qu'à un simple besoin subjectif de l'esprit, qui satisferait ainsi son besoin d'ordre et de rationalité systématique?

Depuis la Théodicée et même bien avant (cf. la Confessio philosophi, les polémiques avec les cartésiens et les spinozistes), on ne cesse pourtant d'imputer à Leibniz un nécessitarisme spinoziste latent. Car on ne comprend pas comment un Dieu calculateur, infini et tout-puissant a pu laisser une place à la liberté humaine. Le calcul apparaît en effet comme le règne de la nécessité, et nous croyons être libres, selon la fameuse critique spinoziste, alors que nous ne le sommes pas, car nous subissons la détermination de causes extérieures qui nous échappent. Mais Leibniz n'est pas nécessitariste. Nous sommes certes complètement déterminés en dehors de nous par le principe du meilleur. D'ailleurs, même dans la plus grande ignorance du bien effectif, nous croyons toujours faire le bien, ou du moins nous tendons toujours à réaliser ce que nous estimons, souvent à tort, être un bien pour nous, tellement le principe du meilleur est ancré en nous, même sous forme caricaturale. Il ne peut en être autrement. Nous ne pouvons certes tout comprendre, mais il serait contradictoire avec la nature infiniment bonne et bienveillante de Dieu, qu'il ne soit pas porté à faire du mieux qu'il peut. Et puisqu'il est Dieu, le mieux qu'il peut correspond au mieux en soi, à la différence de l'homme, être fini qui subit un écart constant entre ce qu'il vise et ce qu'il atteint.

D'autre part, Leibniz ne saurait être considéré comme un fataliste. En effet il ne souscrit pas à un argument qu'il nomme lui-même paresseux (considéré comme une solution de facilité et de complaisance), qui consiste à accepter l'idée que tout est écrit et dit depuis toujours. Puisque, dans ces conditions, on ne peut plus rien changer, pourquoi chercher vainement à changer quelque chose? Si l'on est malade, c'est de toute éternité. Si l'on doit guérir, c'est aussi écrit immuablement, ou bien le contraire. Faire venir ou non le médecin ne changera rien. Ainsi l'argument paresseux préconise l'effort minimum (ou principe d'économie et du moindre effort).

Dans la Théodicée Leibniz s'est employé le plus rigoureusement et rationnellement possible à démontrer la logique inhérente et immanente à la constitution du monde, et à laver Dieu du double soupçon d'incohérence et d'immoralité. En effet, n'y aurait-il pas des choses incompatibles, plus exactement incompossibles, dans le monde, notamment dans les classiques oppositions entre le bien et le mal, le vrai et le faux, le beau et le laid? Serait-il possible que Dieu, infiniment bon, permette néanmoins que le mal advienne à des êtres plus faibles? Mais en réalité, chez Leibniz, la liberté ne saurait être confondue avec une libre nécessité d'atteindre et de participer à la nécessité absolue. Mais c'est au contraire la pure spontanéité, autrement dit le fait pour une monade d'être entièrement tout ce qu'elle peut être, en tendant à développer la série entière des prédicats contenus dans sa notion complète. La spontanéité leibnizienne ne saurait être assimilée à l'impulsivité immédiate et irréfléchie. Mais elle coïncide avec le déploiement complet d'une monade qui alors est pure liberté, car elle n'est pas autre chose que ce qu'elle peut être : elle se tient et séjourne auprès de soi, sans portes ni fenêtres, sans entraves.

Mais alors, dans ces conditions, comment, concrètement, pouvons-nous ne pas nous sentir vraiment libres quelquefois? Ce n'est qu'une apparence, car notre liberté intérieure, en fonction de notre notion complète, inclut à chaque moment des perceptions confuses, mais qui désignent précisément notre état de liberté à cet instant, autrement dit notre degré combiné de passivité et d'activité. Même si nous avons eu l'impression certaine de n'avoir pas pu disposer de toute la puissance et de tous les moyens pour choisir vraiment entre les deux options d'une alternative, en réalité nous étions libres. Car notre situation était la développée exacte (au sens mathématique) de notre notion complète, en fonction du passé dont la monade est chargée, et de l'avenir dont elle est grosse. Nous sommes toujours aussi libres que nous le pouvons et que nous le méritons, en fonction de notre degré de connaissances des choses, autrement dit du développement de nos perceptions en fonction du plan de notre monade. Ainsi la liberté humaine est sauvegardée, en harmonie avec la liberté divine. Nous sommes doués exactement du degré de liberté qui correspond exactement à notre perfection du moment au niveau de notre connaissance, et en fonction du meilleur des mondes possibles porté par Dieu à l'existence, en fonction du principe du meilleur, qui constitue la raison suffisante de toutes choses. La liberté chez Leibniz apparaît réelle dans ces conditions, elle n'est pas "la liberté du tourne-broche", que croit déceler Kant dans son opuscule Sur l'insuccès de toutes les tentatives en matière de Théodicée.

En outre, pour Leibniz, il n'y a pas que du nécessaire absolu. Il existe aussi du contingent, qui par définition est tel qu'il aurait pu ne pas avoir lieu d'être, puisque son contraire n'est nullement impossible, bien qu'il soit incompossible (incompatible avec les autres possibles sous l'exigence du meilleur des mondes possibles).

Mais l'objection immédiate que l'on pourrait formuler à l'encontre de la théorie de Leibniz serait de demander pourquoi Dieu a porté à l'existence le meilleur des mondes possibles, suivant son calcul infini? Est-ce l'effet d'une liberté ou au contraire d'une nécessité aveugle? Il est vrai que l'on peut supposer que si telle monade s'était engagée dans tel autre choix, elle aurait été plus libre dans les conséquences, alors que manifestement ou apparemment elle n'est pas assez libre dans les antécédents, parce qu'elle n'aurait même pas eu l'idée de choisir une autre possibilité.

Mais en réalité Leibniz répondra qu'en agissant ainsi, dans ce monde réel-ci, avec ses perceptions confuses et ses perceptions claires (ainsi que leurs rapports réciproques), la monade finie a épuisé par vraie spontanéité tout ce qu'elle pouvait être. Dans ces conditions, si l'on suppose que l'on peut lui attribuer d'autres prédicats, d'autres qualités, il s'agit alors d'une autre monade, infinitésimalement différente et différenciée de la première. Cette autre monade appartient à un autre monde possible qui n'a pas été porté à l'existence, parce qu'il comportait moins de densité de perfection que ce monde. On pourrait donc objecter à Leibniz qu'il nomme par le terme de "contingent" seulement une apparence logique, une illusion transcendantale formulée pour les besoins de la cause. En effet, le contingent est ce dont le contraire reste logiquement possible. Mais ici c'est aussi, et Leibniz semble l'oublier trop facilement, ce dont le contraire demeure, d'un point de vue moral, totalement et absolument impossible. Car dans le cas contraire, l'advenue à l'existence du meilleur des mondes possibles serait contrariée par suite de l'incompossibilité (impossibilité logique de compatibilité entre les possibles). Cette hypothèse contredit moralement la nature infiniment bonne et bienveillante de Dieu, qui vise et qui veille au bien, l'atteint et le maintient dans l'éternité. Cette question pose donc la difficulté de l'articulation en Dieu de la logique et de la morale.

Pour Leibniz la logique de Dieu est évidemment la même qualitativement que la nôtre. Seule diffère la quantité, car Dieu calcule et connecte beaucoup plus que nous. Mais la morale de Dieu doit être infiniment différente de la nôtre, du point de vue qualitatif, car elle est liée à sa logique infinie. Au contraire, les humains, empreints de finitude, s'efforcent certes de tendre vers le bien mais sans le connaître parfaitement, dans la mesure de leurs faibles moyens. Mais nous ne connaissons pas le meilleur absolu et en soi, nous apercevons ou croyons seulement saisir un meilleur relatif, pour nous, limité et relié à nos préoccupations du moment et à notre faible puissance de jugement. "Video meliora et proboque, sed deteriora sequor". Le providentialisme de Dieu pallie à cette finitude humaine du jugement. Il calcule par avance nos défaillances et nos déficiences, et les inscrit dans la comptabilité générale du meilleur des mondes possibles.

Cependant, pour Leibniz, la liberté existe, elle n'est pas un vain mot ou un artifice du système. Elle a été effectivement incluse dans le meilleur des mondes possibles. Car il ne fait aucun doute qu'un monde sans la liberté humaine, toute déficiente qu'elle peut être, aurait été moins parfait, car la liberté, même finie, est une perfection meilleure que des perfections moindres qui lui seraient incompatibles. De même un monde sans l'homme serait moins bon, car l'homme, malgré toutes ses imperfections, est une perfection qui passe avant d'autres perfections incompatibles avec lui. Le meilleur des mondes possibles contient donc le maximum de perfections dans le minimum de déterminations. La liberté est une perfection : par conséquent elle nécessairement contenue d'une manière ou d'une autre dans ce monde.

On pourrait objecter qu'il s'agit d'un argument a posteriori car on ne peut pas montrer que le monde serait moins bon si l'homme n'existait pas. Mais c'est précisément par liberté de l'esprit que l'homme peut construire des systèmes qui incluent sa liberté et toutes ses imperfections. De plus la liberté n'est pas liée au hasard, elle n'est pas non plus identifiable à un réseau d'actions nécessaires et de coactions incontournables. La liberté prend son sens dans le fait que chaque monade en sa notion complète développe d'elle-même, sans portes ni fenêtres, par une simple harmonie préétablie, l'ensemble de ses prédicats. Ceux-ci ne sont pas des attributs attribués du dehors par des relations synthétiques externes. Mais ils sont des éléments d'inhérence et d'inhésion qui assurent la cohérence et la cohésion non physiques, mais métaphysiques, de la monade.

Mais comment dès lors conférer une bonne image, à la fois fidèle et suggestive, de la liberté? Telle est la question posée dans le second paragraphe. La liberté est-elle comme une balance? Voilà la question qu'on est en droit de poser. Certes, une condition nécessaire de la liberté est de posséder un entendement qui pèse (qui pense et juge) autant qu'il peut, — selon ses propres forces, inégales en chaque individu, en fonction de sa nature comme dons, et de sa culture comme efforts —, les raisons pour ou contre à propos du détail des phénomènes qui s'offrent en apparence à lui, afin d'en dégager des choix. Il reste d'autre part indubitable, comme le souligne Leibniz, qu'il soit de toute nécessité que l'homme ne puisse pas faire autrement que de se diriger vers ce qui lui semble le meilleur, vers le maximum de bien qu'on peut atteindre. On ne peut être indifférent au meilleur si tant est que le bien est une fonction dérivable et continue du temps, de la volonté, de l'énergie, et de l'entendement, dont on cherche le point maximum. Même si l'on croit voir le meilleur et qu'en fait on suit la voie du pire, la raison en est qu'on est persuadé que c'est le meilleur pour nous que de suivre cette voie. On a par conséquent le sentiment qu'on ne peut pas faire plus et que l'imagination d'un bien plus grand n'est qu'une abstraction irréalisable, donc affectée d'un moindre degré de perfection que ce qui se réalise effectivement.

Si l'on refuse ce qu'on croit être le meilleur, c'est encore parce qu'on pense qu'il est encore meilleur de refuser le meilleur. Il s'agit alors soit de manifester notre liberté absolue, soit de juger qu'il est moins bon, ou pire, de viser le meilleur sans l'atteindre, que de viser un moindre bien et de l'atteindre. Car l'être, en toutes circonstances, reste d'une perfection infinie par rapport à ce qui n'est pas.

Pourtant, la liberté humaine n'est pas d'essence physique, mécanique, mais de nature métaphysique et organique. Certes, plus nous voyons clair, plus nous nous déterminons au meilleur. Le sombre fonds de la monade, fuscum subnigrum, s'éclaircit et s'élève au-dessus de tous les plis et replis à l'intérieur desquels ils étaient comme tapis. "Ex magna lucet in intellectus sequitur magna propensio in voluntate". D'une grande lumière dans l'entendement il suit une plus grande détermination dans la volonté, dit Descartes dans une Lette à Mersenne (2 mai 1644). Mais nous ne sommes pas devant les poids et la balance, nous sommes effectivement ces poids et cette balance. Notre liberté est nous, en nous, elle n'est pas une détermination mécanique et extérieure à nous. Pour tout esprit, les motifs sont des principes du mouvement des perceptions. Ils s'éclaircissent de plus en plus en fonction de ce qui est préréglé dans cet automate spirituel qu'est la monade. Et ils s'élèvent au dessus du sombre fonds de la monade, se déplient et se déploient en provoquant des appétitions et des mouvements essentiels à la réalisation du monde.

Les raisons n'appartiennent qu'au sage, autrement dit à celui qui est entièrement gouverné par la raison, ou du moins qui tend à l'être, car le privilège de s'y maintenir constamment est réservé à Dieu seul. Ces raisons peuvent s'interpréter comme des représentations mentales des motifs. Mais qu'apportent-elles de plus que des motifs?

Il semble évident que le sage est plus libre que n'importe quel individu et que Dieu est plus libre que le sage. Il y a en effet une hiérarchie (une suite ordonnée de degrés), par laquelle on est d'autant plus libre que l'on comprend mieux le mécanisme des choses et qu'on y adhère pleinement. Mais tout individu, quelque soit son degré de perfection, est libre autant qu'il peut l'être d'après l'état momentané de sa notion complète en train de déplier et déployer son sombre fonds. C'est bien entendu sur le problème de l'expression que Leibniz et Spinoza se trouvent dans la plus grande affinité. Tout, chez ces deux auteurs, s'exprime et s'entre-exprime. La différence majeure se tient dans le fait que chez Leibniz cette expression est finalisée, tandis que chez Spinoza elle est nécessaire et aveugle. La présence de la raison et de ses raisons fait passer à une liberté plus grande, dans le sens où l'on est plus libre quand on comprend pourquoi l'on est libre et qu'alors on adhère pleinement à cet état de fait.
Pourtant il n'y a pas de fatalité. Car on peut dire que tout n'est pas écrit, mais plutôt en train de s'écrire, à partir d'un fonds virtuel immémorial et prédéterminé. Le fait que tout soit en puissance n'est pas contraire ou incompatible avec la liberté. Car la liberté ne saurait s'identifier au vide, ni à l'indifférence, ni au hasard. Elle ne saurait se réduire à rien de toutes ces déterminations. Tout au contraire elle apparaît maintenant comme le déploiement sans encombres de tout ce qui est en germe, enveloppé et replié dans la nature, ou notion complète, d'un être monadique dont l'unité fait l'unicité absolument insubstituable au sein de l'harmonie pré-établie.

Car comme aime à le dire Leibniz : "Ce qui n'est pas Un être ne saurait passer pour un Être." Par ailleurs, même si une monade se représente le fait qu'elle rencontre des difficultés et des obstacles au cours de son devenir, on doit comprendre que ces encombres et entraves apparents à sa liberté, — fatigue, usure, inclinations, diverses, obscurcissements disparates du choix —, demeurent intégrés à part entière dans la liberté de la monade et sont inclus dans son plan d'immanence.

Seule elle est donc libre, car elle tire tout de son propre fonds. Certes, on peut objecter qu'alors une monade ne peut pas accomplir ce qui n'était pas pré­déterminé dans son propre fonds de toute éternité. Dans ces conditions, elle pourrait apparaître sans liberté fondamentale et intrinsèque. En réalité dans un autre monde possible, une monade pourrait fort bien accomplir ce qu'elle n'accomplira pas dans ce monde, qui est le meilleur. Mais ce ne serait alors plus la même monade! Donc une monade est entièrement libre, ou bien elle n'est rien, parce qu'alors elle serait une autre! Elle développe, déploie et déplie par conséquent son propre labyrinthe en suivant et parcourant la labyrinthe du meilleur des mondes, qu'elle inclue nécessairement.

L'invention propre à la liberté, à chaque moment, fait partie du meilleur des mondes, et de la notion complète de chaque monade. Si la monade a l'impression d'être libre, elle l'est réellement, non pas pour les raisons qu'elle croit, mais seulement parce qu'elle entre dans le plan du meilleur des mondes voulu par Dieu, et par conséquent porté à l'existence. Cependant, si la monade n'a pas l'impression d'être libre, elle l'est cependant encore, mais pour la bonne raison qu'elle ne peut pas faire autre choses, à tel moment, que ce qui est prévu de toute éternité par le plan du meilleur des mondes. Et si elle change d'orientation, alors encore elle s'intègre à ce plan divin. Être vraiment libre pour une monade à chaque instant se comprend par conséquent comme le fait de faire le maximum autorisé par le plan divin.

Par exemple, quand une monade raisonnable, comme l'homme, déclare :"Je ne suis pas libre, et je le démontre", son acte, sa perception claire, incluent nécessairement l'obscurcissement et l'enfouissement ou ensevelissement de la perception opposée. Si bien que toutes les représentations, positives ou négatives, demeurent incluses dans la monade, qui de ce fait reste libre en restant elle-même. En effet d'après le principe de compensation, quand une perception devient claire, son contraire devient obscur et inversement (pour Leibniz, l'avènement de toute action en un point entraîne l'avènement d'une passion en un autre point et réciproquement)

En outre, Leibniz montre par une distinction, comment sa philosophie ne saurait se réduire à un nécessitarisme aveugle. La monade, à chaque instant du déploiement de sa durée ré-invente, re-trace, re-découvre son propre parcours, chemin labyrinthique, dont le tracé correspond au meilleur des mondes possibles. Cette bi-furcation de chaque instant produit des régressions, des impasses, des traverses et des contre chemins. Elle engendre toutes les négations possibles du chemin, par quoi est pressentie apparemment une absence radicale de liberté. Mais précisément tous les avatars du cheminement de la monade appartiennent pleinement à la liberté, donc au chemin de déploiement inhérent à la notion complète de la monade. La nécessité hypothétique apparaît dès lors comme la marque même du déterminisme nécessaire mais non suffisant pour déterminer le meilleur des mondes car les autres mondes sont eux aussi cohérents! Le futur reste pleinement contingent au regard de la perception finie de l'homme. En effet, comme l'a montré Aristote dans son ouvrage De l'interprétation, la logique ne suffit pas à déterminer le réel (bien qu'elle soit nécessaire à cette détermination). Pour Leibniz cela se traduit par la différence subtile entre l'inclination et la nécessité. Le temps et son déploiement créateur doivent intervenir pour faire être quelque chose qui, après coup, sera cependant conforme à la logique et à la causalité.

En effet, la logique pour Leibniz n'est pas absolue mais seulement conditionnelle, attachée à un point de départ qui ne dépend pas d'elle. La seule nécessité absolue demeure au fond pour Leibniz d'ordre moral, car elle consiste dans le choix du meilleur, "tout compté et rebattu". La nécessité morale consiste en effet, au niveau de l'homme comme à celui de Dieu, de ne pas pouvoir faire autrement que de tendre vers le meilleur. Certes, seul Dieu dans son infinité peut viser et atteindre effectivement le meilleur absolu, optimum, le meilleur global, le meilleur de tous les meilleurs. Mais nous n'atteignons quant à nous que des meilleurs de type local, et le plus souvent nous ne pouvons que le viser sans l'atteindre. De toutes façons le principe du meilleur reste tellement ancré dans les choses que l'homme ne cesse pas de poursuivre ce qu'il croit être le meilleur, même si son ignorance le conduit à réaliser localement le pire.

Leibniz examine en outre la question importante de savoir comment la préscience de Dieu Sous la triple figure de la pré-vision, de la pro-vision et de la pro-vidence — et sa préordination sous la forme d'un ordonnancement, d'une organisation, d'un commandement suivis par une édiction et une promulgation des lois subséquentes — peuvent être compatibles avec la liberté. On peut dire dans ces conditions que Dieu a choisi, en fonction du meilleur que lui seul appréhende, à la fois la monade et sa liberté. En effet, le déploiement de tout ce que peut être la monade, les obstacles à son être qui constituent son être même, apparaissent comme la clé de la compréhension de l'harmonie. Car si Dieu pouvait choisir une autre liberté pour la monade, en fonction d'un bien local isolé et plus urgent, ce ne serait plus la même monade dont il s'agirait dès lors.

En outre il faudrait que même si Dieu voit tout devant lui, la monade reste libre, parce que sa liberté est une liberté pour elle en fonction de sa structure et de son devenir propres. Qu'importe dès lors à la monade que tout soit pré-vu dans l'entendement divin, puisque elle-même, à cause de sa finitude, n'en saura jamais rien. En effet, aucune monade, par essence finie, ne peut développer totalement l'Univers qu'elle contient pourtant. Seul Dieu s'auto-déploie complètement en acte. On peut donc dire que la monade est libre, pour autant qu'elle peut développer et exprimer le maximum d'être en fonction de ce que le plan divin permet. Le restant possible n'appartient pas à cette monade et ne peut donc pas compter comme un défaut de liberté. Cette définition de la liberté ne ressemble en rien à une tautologie stérile, mais constitue la définition la plus précise de la liberté monadique face à la prévision divine. A chaque instant la monade demeure absolument libre relativement à elle-même, pour autant qu'elle connaît et qu'elle peut agir. Il n'y a donc pas de résidu inemployé de liberté. Car la monade est exactement tout ce qu'elle peut être à chaque instant, en demeurant elle-même et en s'égalant à son propre devenir immanent et intrinsèque. Car être libre autrement, ce n'est pas être libre, c'est être autre!

La conscience que, par la passé, je n'ai pas été libre, la conscience de ma libération progressive à partir du dépassement de mes obscurités, obscurcissements et efforts divers pour plus de clarté, enfin le soupçon même que je suis pas libre, tout cela constitue ma liberté, autrement dit ma spontanéité, non mon aliénation.

On voit bien, en outre, à la fin du texte, que tout est toujours et partout pour le mieux, localement et globalement. Même si l'on constate indéniablement le mal au niveau local, on peut dire que c'est un moindre mal pour un plus grand bien. Leibniz retrouve et rejoint ici le fameux adage populaire :"A quelque chose malheur est toujours bon". De même, la sagesse populaire dit que "Le mieux est l'ennemi du bien". Mais pour Leibniz, le meilleur est d'une autre nature que le mieux, il est un bien et rien d'autre que ce qui est, n'est un bien véritable, affirmation qui reste compatible avec la sagesse populaire. C'est précisément toujours un exercice de réflexion et de sagesse que de chercher à quoi, précisément, un malheur peut être bon (ou utile).

D'autre part, même si à chaque instant on peut dire (à cause de notre finitude et donc de notre ignorance) : "Je n'ai pas fait pour le mieux", Dieu en réalité (par son omniscience) peut témoigner qu'en réalité on a fait pour le mieux (même en ayant l'impression du contraire). On ne pouvait pas faire mieux dans ce monde-ci, le meilleur, et par conséquent le seul existant réellement. C'est le principe de l'optimisme, autrement dit la croyance ou la foi fondée démonstrativement en raison et sans pétition de principe, que ce qu'on ne peut pas juger comme étant le mieux et le meilleur, Dieu par contre effectivement le peut.

Cependant, à la fin du texte, on pourrait se demander si Leibniz ne joue pas sur les mots et sur les registres. Car la nécessité hypothétique est absolument nécessaire dans tout le réel, car le principe de raison suffisante règne sans partage. Mais elle n'imprègne cependant pas le réel au point d'en faire une nécessité absolue au niveau logique, comme chez Spinoza. Mais ne pourrait-­on pas reprocher à Leibniz l'introduction subreptice d'une pétition de principe s'appuyant sur un besoin moral de justification a posteriori du monde? Car il apparaîtrait que tout autre monde que celui-ci serait moralement impossible à faire exister, si tant est que Dieu exprimant toute sa puissance infinie ne puisse que choisir le meilleur, conformément à sa toute-bonté, qu'il contredirait et à laquelle il contreviendrait dans le cas contraire. Le Ciel chez Leibniz est sur la Terre, dans l'immanence de la monade qui contient dans son fonds obscur l'infinité enveloppée de Dieu. Pour Leibniz il n'y a pas un monde meilleur dans l'au-delà, ailleurs que dans la Nature. C'est le reproche que Descartes adressera par avance à toute tentative leibnizienne dans ses Lettres à Mersenne (1630). C'est en effet limiter la toute-puissance divine que de déclarer que rien d'autre que ce qui existe ne peut être voulu par Dieu. Car pour Descartes, contrairement à Leibniz, la puissance de Dieu reste incompréhensible.

Certes, ce monde-ci, le monde réel dans lequel Dieu a réalisé et porté à l'existence tout ce qu'il avait actualisé en fait de prédicats monadiques, en fonction de l'exigence de compossibilité, n'est pas nécessaire, au sens d'une absolue nécessité logique. Mais cela est nécessaire en l'entendant d'une absolue nécessité morale. En effet pour Leibniz, contrairement aux newtoniens et aux spinozistes, tous les possibles ne sont pas susceptibles d'être actualisés, mais seulement les compossibles.

Mais à la lecture du dernier alinéa, ne pourrait-on pas soupçonner Leibniz, qui parle du grand principe des existences (le principe de raison suffisante), d'hypostasier anthropomorphiquement un besoin spécifique de l'esprit humain, à savoir la raison des choses? Et si au contraire, comme le suggère Nietzsche, les choses n'avaient aucune raison, si le meilleur et la morale n'étaient que des besoins vitaux de l'humain, mais intrinsèquement illusoires? Le Ciel est peut-être vide, Dieu ne veut rien. "La seule excuse de Dieu, dit Stendhal, c'est qu'il n'existe pas". Dieu ne veut ni le bon ni le mieux, les choses sont sans raison autre que celle que l'esprit y projette selon son besoin propre.

Christophe Steinlein (octobre 1992).

Peut-on prévoir le hasard ?

Selon toute apparence, la question se présente comme une contradiction dans les termes, puisque le hasard est ce qui, par définition et construction, ne peut être prévu. La définition nominale du hasard semble ne pas pouvoir coïncider avec sa définition réelle. De plus la prévisibilité semble à son tour ne pas pouvoir être incluse dans la définition réelle ni nominale du hasard. Commet prévoir les choses, les événements qui se succèdent dans le temps? La prévision passe-t-elle par l'intuition ou par l'entendement, autrement dit le calcul exact de toutes les possibilités et de toutes les combinaisons?

Le sujet posé, celui du rapport entre le hasard (rencontre de deux séries causales indépendantes) et la pré-vision (vision rationnelle anticipatrice), pose la question du temps. Le temps est en effet l'être objectif même des choses. Il caractérise leur durée, le fait qu'elles sont dures en tant qu'elles durent. Subjectivement il peut être compris comme la forme universelle par laquelle nous percevons le changement. On pourra certes se poser la question de savoir si la pré-vision doit toujours être rationnelle, posant ainsi la question du paranormal. Pour un Dieu omniprésent (présent en tout, partout et toujours), omniscient et omnipotent, le hasard n'aurait plus de sens. Cette suppression du hasard serait due non pas tant à la puissance infinie du calcul, qu'à l'absence de temporalité réelle. Car le hasard désigne ce qui échappe à la tentative légitime d'anticipation dans le temps et de calcul d'un phénomène concevable et observable.

Mais qu'appelle-t-on réellement hasard? Doit-on vraiment éprouver nécessairement le besoin de ce terme? Correspond-il à un concept précis? N'est-il pas plutôt réductible à une figure fantastique et fantasmatique personnifiée (le Hasard), qui dès lors agirait avec et par une certaine unité, qui nous resterait étrangère? Ce qui semble précisément contredire la notion même de hasard. Le hasard peut-il être pensé comme une cause (par hasard), ou une région chaotique et stochastique de l'être, à travers laquelle ce qui passe semble définitivement brouillé?

Bien entendu, le sujet formulé pose implicitement la question de savoir quelle est la nature du rapport entre le temps qui passe et le calcul abstrait. S'ouvre ainsi le problème de savoir comment on peut concilier la présence du réel tel qu'il est réellement, et l'opération de la mesure statistique liée à une structure mathématique. En effet, si d'un côté on construit un modèle statistique permettant de cerner rationnellement l'aléatoire et le stochastique (enchaînement d'aléatoires), ne s'exposera-t-on pas au danger d'atteindre uniquement un schéma plutôt que le réel? Inversement, si l'on refuse de croire que tous les modèles statistiques représentent la vérité du réel, n'est-on pas alors réduit à faire du Hasard, soit une entité mythique, soit le lieu vide d'une impossibilité de dire?

Certes il ne faudrait pas confondre le fait de ne rien avoir à dire du hasard et le fait de pouvoir dire quelque chose sur le hasard, sur ses effets tangibles. On peut rester sans voix sans pour autant que le hasard soit l'indicible. Si en effet l'on croit que l'on peut prévoir le hasard, est-ce bien le hasard que l'on cerne et détermine par la prévision? Ne s'agit-il pas plutôt alors d'un modèle théorique et abstrait qui s'auto-prévoit? Comment dès lors penser le rapport entre d'une part le temps, par lequel tout événement advient en son heure nécessaire, et la structure rationnelle mathématiquement accessible du monde? Le monde est-il totalement prévisible en droit, intégralement calculable par une pure intelligence infinie, de telle sorte que le hasard ne serait la marque pour nous que de notre ignorance et de notre finitude? Ou bien, au contraire, doit-on admettre qu'il y a une créativité absolue du temps qui invente, à chaque moment, de l'absolument nouveau et du radicalement imprévisible? De sorte qu'il nous faudrait peut-être déplacer complètement la notion de hasard, de la sphère scientifique et épistémique, vers la sphère métaphysique.

Que représente le hasard dans l'esprit de l'homme, pour que celui-ci éprouve le besoin de le cerner et de le mesurer rationnellement? Il existe, en effet, très répandue, une certaine inquiétude à propos de l'avenir. Il faut bien avouer en effet que le rapport de l'homme au temps futur et à venir n'est pas pensé par celui-ci de manière très problématique. En effet la plupart des hommes vivent dans le présent, sans s'inquiéter des futurs, toujours trop contingents. Beaucoup aussi vivent dans le silence du passé. On peut penser ici à la question de la loterie. Un individu décide de tenter sa chance à la Roue de la Fortune, ou à tout autre jeu de hasard pur, dont la clé est un gain matériel important sous forme d'argent. On conçoit alors deux manières d'envisager le problème : d'une part, d'une manière parfaitement réaliste et prosaïque, le calcul des chances. D'autre part le calcul statistique et théorique. Dans le premier cas en jouant tel numéro, au Loto ou au Tiercé, on peut espérer le gain. Mais sur quel calcul est fondé cette espérance? Ici entre enjeu une modélisation probabiliste qui est représentée par la notion d'espérance mathématique, définie comme source des produits des gains par leur probabilité. Il s'agit d'une moyenne statistique. L'espoir n'est pas ici connoté de manière psychologique, mais représente la visée d'une moyenne statistique. La théorie des probabilités est une théorie parfaitement fondée en rigueur et en logique. Elle propose des formules et des résultats numériques précis, mais pour une réalité déjà simplifiée et schématisée qui a évacué la contingence du futur. De toutes façons, "Jamais un coup de dés n'abolira le hasard", dit le poète. Ce qui pourrait signifier que toutes les théories probabilistes, aussi fines, performantes et numériquement correctes soient-elles, ne pourront pas réduire le hasard à néant. Tout ce que l'on peut espérer c'est établir des marges d'incertitude à l'intérieur desquelles on reste certains de rencontrer tel type d'événements. Les relations d'incertitudes établies par Heisenberg permettent la certitude d'être dans l'incertitude. En effet, dès lors que l'on prétend déterminer à la fois la position et la quantité de mouvement d'une particule microphysique, on est conduit et réduit ) à penser qu'elle a une existence purement aléatoire et stochastique : sa causalité en effet n'est pas directement assignable, elle reste indéterminée et aléatoire. Ces relations d'incertitude sont là pour nous montrer qu'aucune puissance mathématique rigoureuse, exacte, précise, infaillible-en tant qu'elle est fondée sur des structures logiques ne pourra réduire à néant le hasard, qui apparaît sous sa figure fondatrice comme finalement la pure créativité et inventivité du temps.

Que ce soit dans le domaine des jeux de dés, de loterie (Tiercé et Lotos divers), dans les jeux de cartes -Tarot, Bridge et Poker contiennent toujours une part irréductible de hasard-, le hasard demeure insaisissable et ne pourra être aboli et enfermé dans une structure mathématique précise. La théorie des probabilités depuis le "pari" de Pascal, sa machine à calculer les chances, jusqu'aux plus modernes algorithmes dans la théorie de la mesure des martingales ou espérances mathématiques ne traite pas du hasard, car il est la contingence même du temps. Elle traite seulement de modèles mathématiques qui ne proposent des solutions et des réponses que parce qu'ils sont fondés sur elles. Mais aucune logique ne peut entamer le Hasard.

C'est pourquoi l'homme est plutôt incliné vers un rapport affectif, passionnel et superstitieux envers le hasard. Il ne peut prendre véritablement conscience du hasard et en être rationnellement affecté que lorsqu'il s'y sent personnellement et individuellement impliqué (enveloppé dedans, replié à l'intérieur) et intéressé (immergé, plongé dedans). L'affectivité, dans ce qu'elle a de plus pathologique s'introduit dans la notion de hasard. Rencontrerai-je le grand amour? Si je le rencontre ce sera par hasard, je le sais, ou du moins je le suppute. On a l'impression que le hasard reste l'asile de l'ignorance, comme la volonté de Dieu chez Spinoza. J'aurai beau me préparer longtemps, développer au mieux toutes mes capacités et qualités physiques, intellectuelles, morales, afin d'être le plus ouvert et disponible, j'aurai beau me placer dans les meilleures conditions et circonstances du milieu socio-culturel, liberté, gaieté, insouciance et détachement-, cette rencontre surgira néanmoins par hasard, l'expérience le montre. Par hasard signifierait donc que l'on assigne par ignorance la causalité d'un événement à ce qui par définition en est totalement dépourvu, ce qui constitue une contradiction majeure et indique notre confusion et notre obscurité concernant la structure réelle des choses. Même si par hypothèse, pour une intelligence infinie, tous les parcours ainsi effectués pourront être intégrés entièrement à une rationalité objective (conformément au principe de rectification de Leibniz), il n'en demeure pas moins que l'invocation du hasard prend pour nous la configuration de notre ignorance et de notre finitude.

Le hasard est peut-être un nom supplémentaire donné à l'ignorance, la faiblesse et la finitude humaines. La belle idée de Leibniz selon laquelle il n'est pas une forme ou une configuration dans l'univers dont il serait impossible à un Dieu (autrement dit une rationalité infinie) d'en opérer la rectification càd la déduction intégrale au moyen d'une loi générale, ne change rien à la situation de l'homme dans le monde. Certes les notions de hasard et de déterminisme, selon qu'elles sont respectivement rapportées objectivement à la nature ou subjectivement à nos conditions de possibilité de perception et de pensée peuvent différer diamétralement. Il n'en demeure pas moins que le hasard doit figurer pour l'homme davantage une notion affective et psychologique du ressort de l'espoir et de l'expérience, plutôt qu'un notion purement numérique et mécanique, évaluable et quantifiable par la mesure mathématique.

En ce sens, la formule d'Héraclite demeure profondément originale : "Celui qui n'espère pas ne rencontrera pas l'inespéré, car il est introuvable et aporétique". En effet, il faut chercher ce qu'on ne peut pas trouver pour enfin trouver ce qu'on ne cherchait pas, telle est la loi universelle, le logos profond du réel. C'est dans le maintien de l'aporie que l'on découvre toutes les solutions comme éminemment aporétiques. Toute solution se trouve dans le renouvellement de la position initiale de la question. De plus il n'y a pas de hasard en soi, mais seulement un hasard pour nous dont la révélation, le dévoilement, le décèlement s'opéreraient dans le temps. Espérer est presque le contraire de calculer. Le plus grand joueur d'échecs de tous les temps, poussant le calcul jusqu'aux confins des possibilités humaines, aidé par l'ordinateur le plus puissant, ne peut cependant pas s'empêcher de s'interroger et de se poser la question : "Que vaut-il se passer dans le futur, en ce qui concerne cette partie en cours? Quelle en sera l'issue?" Certes le jeu d'échecs est un jeu réputé sans hasard, et à juste titre. Mais le hasard se définit davantage par rapport à la durée créatrice et contingente, fabricatrice d'imprévisible nouveauté comme dirait Bergson, plutôt que sur l'indétermination ponctuelle des conditions d'un événement. Bien entendu le nombre de possibilités totales pour jouer "n" coups de part et d'autre (n approchant cinquante, raisonnablement dans une partie professionnelle) reste immense mais non incommensurable puisqu'un nombre fini d'éléments ne peuvent engendrer qu'un nombre fini de combinaisons réglées et astreintes à des règle finies. Mais on ne peut rien prévoir, on ne peut qu'attendre et tendre de toutes ses forces vers le déploiement progressif du temps.

Dans la formule d'Héraclite, l'inespéré est le non-calculé, l'absolument étranger à tout calcul. Quand on n'espère pas c'est qu'on est occupé à calculer. Si l'on calcule, on ne peut pas absolument réduire le réel, et le hasard nous échappe complètement, aussi paradoxal que cela puisse paraître. Pour apprivoiser le hasard il faut se montrer soi-même aléatoire : il s'agit de laisser le temps être et se faire, approcher. Le hasard en tant que tel, non comme objet mathématiquement calculable, doit nous intéresser dès lors que nous pensons au temps, à son déploiement et à sa révélation selon la suite d'événements discontinus qui forment autant d'avènements différents. Par exemple, si je pense à ma mort, qui surviendra certainement, je peux déjà concevoir que :"Tous les hommes sont mortels". En effet, "Dès qu'un enfant naît, déjà il est assez vieux pour mourir", dit Rilke. En effet tout être est soumis à l'entropie, à la décomposition graduelle dont la causalité est nettement assignable et assignée. Mais d'un autre côté je peux toujours dire que je meurs par accident, par pure contingence, parce que ma propre causalité ou série causale (la suite de mes états successifs) rencontre une autre causalité indépendante. "Le hasard, dit Cournot, est la rencontre de deux séries causales indépendantes". C'est ce qu'on appelle le fortuit, autrement dit un accident qui advient de l'extérieur, contingentement et qui altère et modifie un parcours indépendant et étranger. Parallèlement à cette causalité idéalement assignable, notre existence est un tissu d'accidents, de hasards et de rencontres fortuites. "Tout existant, dit Sartre, naît par hasard, se prolonge par faiblesse, meurt par rencontre".

Donc ma mort adviendra, arrivera incidemment, accidentellement, fortuitement, aléatoirement. Je ne peux pas la prévoir, la voir par avance. C'est ce que soulignait Foucault, dans un entretien, de manière tragique mais non sans son humour accoutumé :"Je ne sais rien. Je ne sais même pas la date de ma mort". La mort est-elle programmée de manière déterminée, ou bien est-elle laissée et livrée à l'abandon du hasard? La réponse n'est pas elle-même déterminée car son sens est lié à la question même et à sa possibilité pour une intelligence humaine, finie, de se représenter l'alternative. Certes, je peux même imaginer un nombre innombrable de mises en scènes. Je peux même verser un moment dans l'hallucination en pré-disant, en énonçant par avance suivant un fatalisme hallucinatoire et hallucinogène, celui du médium, de l'extra-lucide ou du voyant-, que tel scénario adviendra à coup sûr. Mais au fond nous ne sommes sûrs de rien, le temps reste maître en toutes choses. "La vie est le bouffon du temps", dit Shakespeare. Car le temps nous mène inexorablement au cours de notre vie vers la Mort, ce maître absolu.

La notion même de hasard continue à fasciner l'homme parce qu'elle représente un défi à sa capacité rationnelle de numérisation et de quantification par le calcul et la mesure. L'homme est un être pensant mais pris par le tissu du réel matériel il se voit contraint de calculer. Calculer, c'est obtenir une position de sécurité, une garantie par rapport au caractère inconnu, étrange, vaguement hostile, du réel immense. Car calculer, c'est s'appuyer sur un déterminisme éminemment prévisible qui ne trompe pas et auquel on peut s'attendre. L'intuition inquiète, alors que le calcule rassure, pourrait-on avancer en parodiant une formule du peintre Georges Braque ("L'Art inquiète, la science rassure"). Cependant il est curieux et intéressant de constater que les théories et les calculs sur les phénomènes aléatoires ne sont pas directement liés à la survie terrestre de l'homme, car ils restent de l'ordre de la curiosité intellectuelle et d'une sorte de luxe culturel. Peut-être n'y a-t-il rien dans la nature qui serait vital à l'homme et à quoi celui-ci ne pourrait qu'accéder approximativement, par un calcul des chances qui ne peut faite espérer tout au plus que la détermination de certaines marges. Dès lors tout ce dont l'homme a besoin il peut le calculer et le prévoir très exactement, précisément et rigoureusement par des méthodes et des techniques fondées sur une causalité entièrement explicite.

On peut donc en déduire que si l'homme s'intéresse au hasard, c'est uniquement pour des motifs désintéressés de contemplation théorique, et pour relever la contingence du temps qui nargue nos capacités calculatoires. Mais jamais un coup de dés, autrement dit une théorie de la mesure en probabilité, n'abolira le hasard, privilège intime et extatique du temps.

On pourrait même aller plus loin et supposer que l'idée d'un dieu laplacien qui, à chaque instant, connaîtrait la position et le mouvement de toutes choses, et dont l'immense puissance analytique pourrait se représenter la causalité intégrale en abolissant les moments du temps (passé-présent-avenir) reste une hallucination, une chimère, un délire de la raison, et l'expression d'un désir dont la réalisation n'est ni possible ni souhaitable. En effet, d'une part on ne peut faire l'économie du temps, dont la contingente créativité demeure incontournable. D'autre part la pensée du hasard est beaucoup plus riche, stimulante, intéressante que son calcul qui reste toujours une belle construction abstraite et cohérente, certes, mais qui n'entame rien de la réalité intime du hasard lui-même.

Le hasard authentique apparaît donc comme celui qu'on ne peut pas prévoir, car il correspond à l'immensité et à l'incommensurabilité du temps. Il demeure l'élément et l'aliment de tout ce qui devient en tant qu'il advient sans raison. On ne peut dès lors espérer le réduire et le ramener, par le biais de l'artifice d'une raison calculante et infinie, à un processus causal, car il reste contingent, de toute nécessité.

Christophe Steinlein (septembre 1992).

Le mérite

La notion commune de mérite apparaît d'abord confusément dans le registre psychologique de l'effort, mais d'un effort connoté par l'idée d'un obstacle, imprévisible et en tu cas difficile à surmonter. On dit couramment de quelqu'un qu'il a du mérite, qu'il est méritant, ou qu'il fait des efforts méritoires, quand on reconnaît qu'il a été confronté, dans son action, à des obstacles pour la résolution desquels il a du recourir à des ressources qui n'étaient pas immédiatement et facilement à sa disposition. Qu'est-ce qui caractérise la notion de mérite? Est-elle une évaluation d'ordre technique, sanctionnant sous forme de récompense la réussite d'une action, l'aboutissement d'un projet? Mais alors d'où vient que ceux qui ne réussissent pas à accomplir parfaitement une action se voient dans certains cas attribuer du mérite? Ou bien la notion de mérite procède-t-elle essentiellement d'une évaluation morale, d'ordre pratique, concernant uniquement l'intention qui doit présider à la réalisation d'un projet? Mais alors, qui pourra juger de la générosité ou de la dignité de cette intention dont on veut savoir si elle est méritoire, ou même méritante?

Ainsi, la notion commune de mérite, si l'on veut l'élever par l'analyse à l'ordre d'une idée, présente toute une série de questions qui s'orientent suivant deux pôles bien distincts. D'une part, qui est habilité à juger du mérite et à l'attribuer? Est-ce l'ordre politique et social, et par extension l'ordre historique, pour les services et l'utilité rendus à une nation? Ou bien, est-ce au contraire autrui, comme sujet individuel, qui peut reconnaître dans une personne du mérite? D'autre part, la reconnaissance sur laquelle s'appuie nécessairement la forme même de la notion de mérite est-elle fondée sur une évaluation purement extérieure (la réussite technique de toute entreprise, par exemple), de l'ordre de l'oeuvre sociale, politique, historique? Ou bien, s'appuie-t-elle sur une représentation morale de la personne, de l'ordre de l'intention et de la bonne volonté?

Au niveau enfin du contenu de la notion de mérite, il s'agira de savoir à quelles conditions on peut passer de l'idée d'un obstacle imprévisible et difficile à surmonter — qui est d'abord purement technique et mécanique (le mérite comme performance) —, à un obstacle d'ordre psychologique constitué par la fatigue, le renoncement et ses tentations (le mérite comme générosité), pour culminer enfin dans un obstacle d'ordre moral constitué par la présence en nous du mal radical, ce qui amènera à définir le mérite comme dignité morale.

Il apparaît d'emblée que l'on fait intervenir la notion de mérite pour qualifier une entreprise, un projet, une action qui ont réussi. En effet, réussir, c'est étymologiquement "sortir de" (latin uscire), sortir d'une suite de moyens combinés entre eux pour aboutir avec succès (donc par la succession continue et homogènes des causes et des effets prévus et voulus qui se succèdent ainsi dans l'ordre vers la fin souhaitée) à un résultat (qui est toujours le résidu, le reliquat d'un processus) qui apparaît dès lors comme la réalisation de l'oeuvre ou de l'action projetées et dans lequel la fin est atteinte. Il paraît naturel de reconnaître dans un premier temps les oeuvres, ce qui a été fait. On salue ainsi la performance, autrement dit la conséquence de l'application habile et intelligente des impératifs hypothétiques et techniques contenus intrinsèquement, d'après les lois de la nature, dans l'essence même des oeuvres que l'on veut réaliser.

Ainsi les grands hommes, qu'ils appartiennent au registre de l'action ou au registre de la contemplation (la science), se voient résider pour l'éternité dans un Panthéon, signe de la reconnaissance de leur mérite à servir l'avancement de leur patrie et par extension, de l'humanité. Cependant, cette réussite technique de l'oeuvre doit avoir été accompagnée par l'idée d'une utilité indéniable pour l'humanité ou une nation, bien que ne soit alors nullement pris en considération le parcours intérieur qu'a dû effectuer le grand homme pour parvenir à un résultat.

Il n'a a point ici de tribunal moral et intérieur qui puisse juger des intentions et des procédés mis en oeuvre pour parvenir à une fin. Seul le résultat compte. "L'histoire du monde sera le tribunal du monde". C'est seulement la force, autrement dit la quantité de résultat obtenu, qui décide du mérite historique d'une oeuvre et de son auteur. Est méritoire ce qui s'installe, même de force, dans l'histoire pour y durer. Ne mérite de rester dans l'histoire humaine que ce qui possède la force de s'y maintenir. La seule récompense des oeuvres historiques, bien après que leurs auteurs aient trépassé, c'est précisément qu'elles durent, non seulement dans la mémoire mais surtout parce qu'elles ont été le principe de changements successifs. De même, au niveau social, on récompense par des citations à l'ordre du mérite des personnages sociaux qui se sont distingués par l'utilité de leurs oeuvres. Cette distinction s'opère d'ailleurs indépendamment de la considération de leur parcours intérieur, souvent d'ailleurs méritoire, mais sans doute aussi souvent étranger aux impératifs de la morale. De même que dans le classement d'un concours ou d'une compétition, la proclamation du résultat par ordre de mérite décroissant salue effectivement la performance. La performance peut être définie comme la faculté de combiner optimalement des moyens, des capacités et des potentialités pour parvenir à la fin qu'on s'est prescrite. Mais elle laisse indéterminée l'évaluation, intérieure à chacun, des qualités psychologiques de ténacité, d'acharnement, de dépassement de soi. Le premier dans l'ordre du résultat et de la performance n'est pas nécessairement celui qui s'est donné le plus de peine, ni celui qui a repoussé dans la douleur le plus loin possible ses propres limites.

C'est sans doute un problème essentiel de savoir s'il y a dans la notion de mérite une détermination substantielle qu'on ne pourrait pas trouver, ni évaluer dans le résultat ou dans l'oeuvre, mais qui se tiendrait au contraire uniquement dans l'intention et dans le parcours précédant la réalisation effective de l'oeuvre. L'essentiel du mérite tient-il dans l'oeuvre faite? Mais on sait qu'une oeuvre ne surgit pas ex nihilo, ex abrupto. Il convient en effet, si l'on ne veut pas s'en tenir à une simple évaluation technique et mécanique — qui ne présente précisément pas un intérêt humain, concernant la valeur morale en l'homme de son ek-sistence, de sa recherche, de son effort — trouver la subjectivité libre et agissante qui en est la source et retracer ainsi son parcours. Inversement, l'essentiel du mérite tient-il dans la qualité d'une psychologie individuelle qui a réussi à surmonter tous ses handicaps? Ces obstacles sont de trois ordres : d'abord ceux que laisse prévoir la nature même de l'entreprise que l'on se propose de mener à bien. Mais surtout les obstacles imprévisibles contre lesquels il faut faire preuve de présence d'esprit. Enfin l'obstacle constant, le plus dangereux parce que le plus diffus, le renoncement? Mais alors comment évaluer en toute justice et en toute justesse cette caractéristique psychologique du mérite?

Serait digne de mérite, méritoire plus que méritant, l'individu qui, indépendamment de son succès et de sa réussite, se serait donné complètement à sa tâche. Mais alors comment est-il possible de se donner complètement à sa tâche sans voir de ce fait succéder ipso facto, le succès? L'accomplissement parfait et le succès ne sont-ils pas par essence intimement liés? Ainsi, dans ces conditions, le mérite ne serait plus une reconnaissance sociale et historique, s'exprimant par des distinctions compensant et ré-compensant une oeuvre faite. Il serait alors plutôt envisagé comme une appréciation psychologique de la générosité, définie par Descartes en son Discours de la méthode (partie II) et dans son Traité des passions de l'âme (partie II). Mais il serait défini aussi par l'enthousiasme qu'un individu investit dans un projet qu'il ne mène pas nécessairement à bien. Deux soupçons surgissent alors. D'abord sur quels critères pourra-t-on juger de ce mérite comme générosité? Car seul l'individu concerné pourra véritablement décrire son propre parcours précédant la réussite ou l'échec de l'oeuvre. Mais alors, cela a-t-il un sens de s'attribuer à soi-même du mérite? Le mérite n'est-il pas en effet un signe de reconnaissance qu'on établit avec les autres et que l'on peut utiliser comme titre à requérir le crédit d'autrui? Le second soupçon consiste alors à se demander si la proclamation, la protestation subjectives d'un effort sincère et d'un dépassement authentique ne sont pas des prétextes pour se soustraire à l'exigence de réussir (latin uscire, sortir, d'où l'idée de s'en sortir) in concreto? Car que pourrait être une intention en dehors de ce qui en résulte effectivement si ce n'est un simple voeu pieux, une simple velléité sans conséquences? Car peut-être que la générosité véritable n'est rien d'autre que ce qu'elle exprime dans les faits, autrement dit ses oeuvres. Il ne suffit pas de bien vouloir, il faut en outre et surtout bien faire (comme condition suffisante du mérite). Sans doute, une soi-disant générosité et bonne volonté qui n'aboutit pas était moins bonne ou moins complète qu'elle ne le supposait pour elle-même. On ne peut pas, comme le montrait Carnéade le platonicien en critiquant Clitomaque le stoïcien, se contenter de faire parfaitement les gestes requis pour viser une cible (skopos, l'objectif), avec un arc tendu. Encore faut-il atteindre effectivement la cible, car c'est en dernière instance le résultat qui compte. On n'est en effet pas jugé sur ce qu'on veut faire, mais surtout sur ce qu'on fait effectivement. Et l'on pourrait même aller jusqu'à dire que ce n'est pas le résultat qui exprime l'intention. Mais inversement l'intention doit être tout entière évaluable à partir de l'oeuvre, car celle-ci exprime exactement celle-là.

Certes, l'essence de la morale cartésienne est d'ordre stoïcien, car il y a des choses qui dépendent de nous et des choses qui n'en dépendent pas. Mais précisément il ne dépend que de nous de ne pas nous préoccuper ni ne nous occuper de ce qui ne dépend pas de nous. Telle est en effet l'essence du mérite qui consiste dans la générosité, qui s'effectue dans l'effort accessible à tous par nature de se donner tout entier à sa tâche et à rien d'autre. Dans ces conditions, dit Descartes en son Discours de la méthode (partie III), "tout ce qui manque de nous réussir est à notre égard absolument impossible". Ainsi peut-on évaluer dans l'oeuvre même ce qui, dans le mérite, ressortit tout entier à la subjectivité libre, vivante et agissante qui produit l'oeuvre. Il n'y a alors plus de contradiction entre l'intention et la réalisation. On ne peut plus dès lors préjuger habilement, jésuitiquement, casuistiquement, d'un mérite dans l'intention qui ne se trouverait pas dans la réalisation. Parce que précisément le seul mérite possible, clairement repérable, est d'avoir circonscrit l'oeuvre, l'action, à tel point que coïncide parfaitement avec elle l'intention. C'est pourquoi, comme le remarque Alain, le vrai mérite, la vraie générosité, en tant qu'elle est conduite par une ferme et constante résolution, éclairée par un entendement développé. Ainsi elle se restreint, se circonscrit de telle sorte qu'elle fait naître, en coïncidence parfaite avec elle, l'intention. Elle évite ainsi le décalage entre l'intention et la réalisation, et se soustrait ainsi à la menace de confusion qui en résulterait nécessairement dans l'attribution du mérite respectif.

On peut penser la notion de mérite selon sa forme et son contenu. Sa forme tient à la reconnaissance, qui est l'attribution d'un crédit qui souvent n'est plus remis en cause : on se repose ainsi sur des lauriers qui se défraîchissent rapidement. Son contenu apparaît comme l'obstacle, imprévisible et difficile à surmonter, de définir une idée adéquate qui puisse nous guider dans l'ordre pratique et la connaissance morale de soi-même. Il convient maintenant de s'interroger sur la notion de récompense que la notion de mérite implique. Que récompense-t-on par l'attribution du mérite? Le véritable mérite peut-il se satisfaire de simples compensations? N'est-il pas à lui-même sa propre récompense? Ce qui pourrait constituer l'unité de la notion de mérite ne consiste-t-il pas dans la notion de dignité morale? En effet on peut définir la notion de dignité morale comme cette espèce de tension intérieure qui ne se satisfait m^me pas, comme dans le cas de la générosité cartésienne, de sa propre activité. En effet une dignité n'est jamais acquise comme un titre de droit à la reconnaissance ou à la réputation sociales. Mais elle apparaît au contraire comme la faculté en même temps que le devoir de s'ouvrir à la tâche infinie que constitue l'avancement et le maintien de l'humanité dans son idée même envers et contre tout. Ce qui signifie que la dignité fait surgir, malgré les démentis cinglants des expériences immédiates, la possibilité toujours reconduite de la raison, non pas ici simplement rationnelle — de l'ordre du calcul, de l'habileté et de la performance techniques — mais surtout raisonnable, comme l'idée d'un sens asymptotique toujours à maintenir et à prolonger.

Cette dignité proprement humaine se définit comme exigence et possibilité de promouvoir toujours plus complètement le règne de la raison. Elle ne peut rechercher aucune distinction, ne peut réclamer aucune récompense (fût-ce son propre exercice), elle ne peut pas davantage songer à la reconnaissance d'un éventuel caractère émérite, qui serait dû à l'exercice habituel de la vertu et de l'utilité. De quoi s'agit-il donc? D'un exercice commun de l'intersubjectivité, d'une attente, non pas passive ou quiétiste, mais attentive, tendue vers une possibilité toujours offerte à l'humanité de s'élever à l'exercice d'orientation par la raison (sortir de la caverne, devenir majeur). Il s'agit pour la raison d'effectuer un parcours intérieur et silencieux qui n'exige pas d'autre reconnaissance qu'une connaissance de soi toujours remise en question et affinée. Cette connaissance correspond, dans le sphère stricte de la moralité et de la métaphysique des moeurs, à ce que Kant appelle le devoir, autrement dit le souci inconditionnel de l'universalité, ce qui vaut pour tous. Ainsi pensée la notion de mérite se caractérise par le succès plus ou moins grand que l'on a obtenu dans l'effort pour surmonter des obstacles imprévisibles et toujours plus subtils à cerner. Car il n'y a en effet pas de grand mérite à résoudre les difficultés prévisibles et pour lesquelles on est préparé. La dignité, en tant qu'idée qui peut faire l'unité de la notion de mérite en la multiplicité de ses aspects, consistera dans cet effort constant pour lutter contre le mal radical, qui est notre finitude, et sa corrélation, autrement dit l'oubli de notre devoir de raison, d'humanité et d'universalité, oubli causé par l'inclination aux mauvais penchants. Il ne s'agit cependant pas ici de développer une prédication morale, aussi incertaine que stérile, pour déterminer ce qui est méritant et ce qui est déméritant. Mais il s'agit simplement de dire que le mérite n'est pas essentiellement une notion sociale ou psychologique, mais plutôt une notion morale dans le sens le plus éminent du terme. Ce sens est celui que lui confère par exemple Comte. Il unifie la dimension historique — l'humanité, le grand être vers qui tout effort humain doit converger — et la dimension morale au sens kantien du respect inconditionnel en tout autre de l'universalité de la personne humaine.

Qu'est-ce qui, finalement, fait qu'il y a du mérite? Ce n'est pas essentiellement l'avènement dans l'histoire d'une oeuvre qui dure et perdure. En effet, l'histoire ne saurait consister en un ensemble de monuments figés. Mais elle apparaît comme une idée qui doit se développer comme principe régulateur dans toute conscience en acte à n'importe quel instant du temps. Le mérite ne saurait pas davantage se réduire à un effort psychologique, individuel et intérieur, pour faire de son mieux et tout son possible, pour s'adapter intelligemment à toutes les circonstances incidentes et accidentelles. En effet on n'est jamais sûr d'avoir épuisé ses propres ressources. Le mérite n'apparaît pas tant comme le dépassement de soi, que comme l'effort pour se limiter et se circonscrire à une idée régulatrice qui nous montre notre devoir. Ce devoir apparaît, dans la théorie comme dans la pratique, comme un horizon indépassable parce que toujours déjà là : il est donc de nature transcendantale, condition a priori de notre action et de notre pensée.

Le mérite est donc l'opposé d'une satisfaction personnelle sur laquelle on se reposerait. Il est la marque d'une insatisfaction, d'une inquiétude et d'une exigence infinies, régulatrices de l'homme historique (malgré lui) et constitutives de l'idée d'homme. Cette définition du mérite peut être résumée par le beau mot de César, rapporté par Lucain dans La Pharsale : "Je considérais que rien n'était fait tant qu'il restait encore quelque chose à faire". Ainsi se trouvent réconciliées la dimension purement factuelle du mérite comme oeuvre faite, d'une part, et d'autre part la dimension intentionnelle du mérite comme désir et effort pour faire une oeuvre.

Christophe Steinlein (avril 1992).

Le sensible, est-ce l'incommunicable?

La notion commune de sensible implique que quelque chose doit être rapportée sous forme de sensation ou de sentiment à une subjectivité finie, singulière, spatialement séparée d'autres individus également sensibles, autrement dit capables d'être affectés. Par opposition, l'intelligible serait ce qui est indépendant de la spatialité du corps propre. En effet il est rapporté à un intellect, certes localisé dans l'individu, mais ne faisant nullement intervenir les conditions de la perception ou de la sensation. Certes, la tradition distingue les sensibles communs et les sensibles propres. Les couleurs, les sons, les odeurs et la surface des corps sont donnés à tous, au sens où elles peuvent être partagées à partir d'une source commune. Il n'en va pas de même pour ce qu'on nomme les sensations internes : chaleur, douleur, mouvements cénesthésiques, par opposition aux mouvements kinesthésiques.

Cependant la question est de savoir si, et comment, on peut extérioriser par la représentation une sensation par définition subjective et singulière. Apparemment en effet personne ne peut se mettre dans la peau d'un autre pour éprouver et ressentir, hic et nunc, entadè kaï nun ses sensations, ses émotions, ses sentiments et en général tous les affects qui n'ont de sens que s'ils affectent une subjectivité. Le langage, comme faculté de conceptualisation et de représentation abstraite, peut-il constituer un moyen pour communiquer les impressions sensibles qui, causées par des modifications du milieu extérieur, viennent se déposer dans la subjectivité?

Mais alors si l'on parvient à communiquer des concepts représentant l'incidence des sensations sur la subjectivité, ne risque-t-on pas de perdre la substance même du sensible, ce qui constitue peut-être le vif de la sensibilité? A moins de montrer que ce qui dans le sensible prétend être irréductible au concept et à la représentation abstraite n'est que confusion qui s'ignore et pour substantiel ce qui n'est peut-être qu'un non-être. Mais peut-être pourra-t-on dégager, par la notion d'intersubjectivité, un nouveau mode de communicabilité, non plus d'ordre conceptuel (procédant par déplacement et abstraction), mais de l'ordre de la pure présence silencieuse et ouverte des ouverte des sensibilités individuelles au sein du monde sensible.

La tradition a entretenu une dévalorisation, une dépréciation constantes du monde sensible, autrement dit l'ensemble des apparences empiriques et de leurs incidences supposées sur les subjectivités sensibles. Les excitations sensorielles qui proviennent de la modification physique du milieu extérieur et qui impressionnent un individu singulier, ne peuvent être saisies par un autre individu que par les réactions ou manifestations physiologiques qu'il observe sur le sujet témoin. Certes, celui-ci peut aussi observer silencieusement ce qui en lui semble se modifie, et le transcrire par le moyen de concepts, ou bien encore, en essayant de produire en l'autre ce qu'il croit être l'analogue de ses propres sensations et impressions. Cependant dans ces deux derniers, rien n'est sûr. En effet quel moyen a-t-on de faire comprendre par des concepts ce qui ne peut être saisi que par l'unité d'une seule subjectivité? Quand nous parlons d'une certaine sensation de chaleur, ou de douleur, sommes-nous sûrs de parler de la même chose?

Certes la question n'est pas ici de savoir s'il existe des universaux, autrement dit des mots qui renvoient à des réalités purement intelligibles, à tout autre chose qu'à des sensations dont la modalité est commune : nous sommes tous en effet affectés par des impressions de lumière, de chaleur, de douleur. L'incommunicable ne se trouve donc pas dans cette communauté d'expériences dont chacun trouve des équivalents à proposer aux autres grâce à des situations analogiques, mais simplement dans l'idée d'une antitypie des corps vivants. L'antitypie est en effet la propriété d'un corps vivant possédant une unité, un sens commun, siège où convergent toutes les informations sensorielles pour entretenir précisément une sensation permanente d'unité, de continuité et d'homogénéité. Un tel corps vivant sensible, animal ou humain, est un lieu sensible, insubstituable à tout autre, ce qui rend la présence de la sensation absolument singulière, irréductible à toute tentative pour l'exprimer par le langage.

La tradition a tenté de dévaloriser la sensation, parce que se rapportant à une sensibilité individuelle, elle reste irréductible à tout autre, alors que le concept est ce qui circule uniformément à travers toutes les intelligences individuelles. Mais on peut essayer de récupérer l'originalité essentielle de la sensation en cherchant à montrer qu'on pouvait la mesurer et ainsi qu'elle pouvait se ramener à un concept, autrement dit être communiquée. Quand on parle d'une sensation, quand on raconte ou quand on décrit ses impressions à autrui, on se fait certes comprendre par la forme conceptuelle du discours accompagné pour plus de précision d'une expérience analogique par laquelle nous tentons de mettre autrui dans le même état de réceptivité que celui qui est le nôtre : "Tu vois ce que je vois?", demande-t-on couramment à autrui pour essayer de lui faire partager, de le faire participer à, nos propres impressions. Qu'est-ce qui est alors ici échangé? Une idée commune, un accord des esprits sur un objet qui reste définitivement enfermé dans la singularité de la subjectivité.

Cependant dans la question initialement posée subsiste un soupçon qu'on pourrait expliciter. En dépit des apparences qui nous présentent des situations et des modalités communes pour exercer notre sensibilité, on serait enclin à penser que l'essentiel du sensible reste inaccessible à tout autre qu'à celui qui en fait à un moment donné et dans des conditions données l'expérience privilégiée. Il y aurait donc peut-être un soupçon indigné mais légitime de la part du rationaliste devant cette trop grande facilité, coquetterie ou snobisme, à déclarer incommunicable ce qu'on ne veut pas prendre la peine d'expliciter, ou bien ce que l'on veut survaloriser facticement. Une détermination de l'être ou de l'existence peut-elle échapper à l'explicitation par le concept? Le langage ne doit-il pas être le moyen universel pour exprimer suivant une commune mesure l'ensemble du réel? Le sensible n'est-il pas de l'intelligible confus, enveloppé, non encore explicité? C'est peut-être le droit d'une sensibilité de se refuser à toute communication en cherchant au contraire à se replier sur elle-même. Mais c'est un devoir de ne pas se prétendre pour autant incommunicable.

Une jouissance sensuelle, pour intense qu'elle soit (par exemple dans la sexualité), en prétendant être au-dessus de toute description ou communication verbales, ne fait peut-être que dénoncer et trahir à son insu sa propre inconsistance, confusion ou pauvreté. En somme les mots ne manquent jamais pour dire quelque chose, car le logos imprégnant toutes choses nous pensons dans et par le mot, mais c'est peut-être au contraire la chose que l'on prétend ne pas pouvoir exprimer qui manque d'être. On peut envisager le cas de l'expérience mystique, l'extase par laquelle l'individu privilégié se tient pour un instant fulgurant, en dehors de la sensibilité commune et courante puisqu'il est emporté et ravi par une présence intérieure extraordinaire et pour ainsi dire surnaturelle : par exemple la nuit de feu de Pascal, du 16 novembre 1654, dont la description fut consignée par le penseur dans son Mémorial. D'un côté et d'un point de vue rationaliste on peut expliquer cette hyperesthésie mystique par des raisons physiologiques et psychologiques (hystérie). On peut aussi tenter d'expliquer cette prétention à ressentir plus qu'on ne peut dire même avec tout l'enthousiasme et la bonne volonté possibles par une confusion de l'état intérieur de l'individu qui ne veut plus ressentir l'unité de son identité habituelle. Contrairement au cas du sentimental, de l'écorché ou du persécuté affectif, tel que l'a été par exemple un Rousseau, et qui délibérément se referme sur lui-même dans un mutisme et un silence insurmontables — "Dans ce monde il faut que le coeur se brise ou se bronze", dit Chamfort —, le mystique veut communiquer et faire partager l'intensité de ses sentiments, de sa passion.

C'est peut-être dans l'expérience mystique, pourtant si décriée et si soupçonnée, qu'on peut trouver la communion sensible, à condition de la réinterpréter en lui ôtant sa référence au suprasensible. En effet, le suprasensible ne peut précisément jamais, par définition — et même par miracle descendre en villégiature dans le sensible. En préservant toutefois la dimension charismatique du rayonnement d'une sensibilité exacerbée et exaltée, on esquisse un début de solution à la question de savoir si dans le sensible, l'essentiel ou plutôt le substantiel (car l'essence appartient par définition au monde intelligible) est incommunicable ou incommensurable.

On sait par ailleurs que la joie mystique est contagieuse, à la différence de toute autre détermination du sensible, comme l'information sensorielle, la jouissance sensuelle ou l'affection sentimentale. Ceci non pas par l'effet d'un envoûtement incompréhensible ou d'une action surnaturelle. Mais parce que le centre de l'affection veut profondément se déplacer à l'extérieur, par un rayonnement, une irradiation charismatique, sans rester confiné au centre de la subjectivité, comme c'est le cas pour la sensation, la sensualité et la sentimentalité, qui veulent toujours se rapporter à l'unité intérieure de l'individu sentant et sensible.

Le mystique exalté, mais non fanatique, l'homme charismatique sont doués d'une vision intérieure qui les fait accéder au sentiment et à la passion très intenses d'uns certitude que l'être est, en son essence, amour. Par conséquent, ils cherchent, en invitant tout être à partager cet amour en y participant, à se mettre à la place de tout autre. Non par simple déplacement ou transposition impossible en effet, mais par un mode de présence qui suscite chez l'autre le désir, non pas d'imitation, extérieure et servile, mais d'exemplification.

La sensibilité du sentiment et de la sensation mystiques se propage ainsi d'individu à individu. Non par un miracle inexplicable ni par une action mécanique tout aussi peu intelligible dans ce cas. Mais par un réveil, un déploiement presque organiques d'un germe présent dans toute sensibilité individuelle et qui se développe sous l'ambiance et dans l'élément d'un rayonnement. C'est ainsi la sensibilité à l'esprit et au sentiment d'amour, à savoir l'unité, la complétude, l'harmonie qui se développent dans chaque individu. Non par génération spontanée, mais par activation d'une sensibilité par une autre. Et si cet exemple ne semble pas convaincant, on peut toujours en faire l'analogue d'une détermination privilégiée du sensible : l'oeuvre d'art. En effet l'oeuvre d'art se présente comme une réalité qui s'offre entièrement à la sensibilité individuelle — la sensation d'agrément ou de désagrément, éminemment subjective. Elle amène pourtant une résonance universellement reconnue. En effet elle est universellement exigée pour satisfaire l'exigence propre à la sensibilité humaine d'être unifiée et comme élevée par et dans l'idée de beau. Cette résonance se propage parce qu'en chaque subjectivité se tient et se trouve la possibilité de résonner à l'unisson de l'idée de beau.

Il existe donc un sens commun esthétique qui est précisément ce qui, par nature, est exigé par la raison afin qu'elle confère à la sensibilité un sens unifié. Or ce sens de l'unité esthétique du beau ne se trouve pas enfermé dans l'objet sensible pour être rendu ainsi incommunicable ou délivré de manière sporadique et incompréhensible. Mais il est ce qui, par la présence de l'oeuvre d'art, est suscité dans l'intériorité de chaque individu après que sa sensibilité ait été préparée par la médiation de l'éducation esthétique (bien que la fulguration du beau reste un phénomène absolument immédiat). Ainsi l'unité de la sensibilité esthétique n'est pas obtenue par une communication, une mise en commun au terme d'une abstraction à partir de l'objet sensible. Mais au contraire l'unité de la représentation esthétique, de la sensibilité à l'idée de beau, se tient toujours déjà là dans chaque subjectivité sensible, prête à se déployer par le simple contact spirituel avec la présence de l'oeuvre d'art.

Ainsi saisit-on mieux l'idée qu'une sensibilité individuelle n'est jamais radicalement isolée. Mais au contraire elle apparaît toujours en relation avec toutes les autres, virtuellement, dans l'horizon indépassable parce que transcendantal de l'intersubjectivité. Car cet horizon se tient toujours en deçà de la perception esthétique en tant qu'il est sa condition de possibilité. Nous pouvons alors en déduire que le sensible n'est pas l'incommunicable. Nous accédons alors en effet par la notion de corps propre, reprise et complétée par la notion de moi-peau, en tant que ces notions montrent que la sensibilité ne se réduit pas à la simple sensorialité physiologique dont le fonctionnement reste isolé. Mais au contraire l'essence de la sensibilité est cette présence au monde, par laquelle nous pouvons élargir la notion de sensible. Et cela en évitant un double écueil : la réduire à l'objet de la sensorialité ou à l'inverse la fondre dans une idée pure qui désincarnerait le sensible, en lui soustrayant sa propre chair et en l'opposant idéalement à l'idée d'intelligible.

Nous ne devons cependant pas pour autant devenir empiriste et affirmer que l'idée dérive du sensible. Mais on peut néanmoins établir que les sensible est la texture et la chair de notre monde dans lequel "Les parfums, les couleurs et les sons se répondent". De telle sorte qu'on ne puisse plus reléguer et enfermer le sensible dans l'obscurité et le silence d'une subjectivité qui n'a de sens que parce qu'elle est ouverte sur le monde, dans une déhiscence, une apérité infinies, et une réciprocité totale.

Le sensible apparaît comme le lieu même des correspondances tissées du monde dans le monde. Il n'est pas confus en lui-même, ou incommunicable en soi. Il l'est seulement pour un mythe immémorial de la caverne, qui refuse de comprendre le sensible par le sensible. Ce mythe, par ailleurs parfaitement brillant et suggestif en ce qu'il exalte la grandeur de l'idée, se condamne ici cependant à appliquer vainement les catégories de l'intelligible sur ce qui reste pourtant antérieur à celui-ci, et il ne produit alors qu'une impression confuse de confusion. En ce sens l'effort intelligible demeure très peu intelligible puisqu'il refuse obstinément de distinguer la communication — qui est sa propre essence — et la communion, qui est l'essence du sensible.

Christophe Steinlein (avril 1992).

La rigueur des lois

Quand on met en question la rigueur des lois, une première observation s'impose. D'abord le terme de loi est connoté de manière très variée, et fait référence aux registres les plus divers. Il s'agit tout à la fois des lois scientifiques, des lois juridiques et politiques, mais aussi des lois morales, religieuses, ou plus généralement il est question des lois de tout phénomène humain qui sont censées l'expliquer et en régler l'ordre inhérent. Par lois scientifiques on entend les lois mathématiques, astronomiques, physiques, chimiques, biologiques, qui doivent exprimer des rapports constants, quantitatifs et mesurables, entre des grandeurs variables. Les lois juridiques et politiques quant à elles, concernent la nécessité de régler la vie, extérieure et intérieure, d'un peuple ou d'une nation, par les diverses instances parlementaires, judiciaires et administratives.

Comment donc, à partir de cette polysémie apparemment proliférante des lois, peut-on espérer découvrir l'origine et le fondement d'une rigueur qui pourrait caractériser le notion de loi? Il faut cependant bien comprendre ici qu'il ne s'agit pas de l'idée générale de loi, mais des lois telles qu'elles sont concrètement construites et appliquées par la raison humaine. Encore conviendrait-il de préciser ce qu'est la rigueur en général, et plus particulièrement ce que doit être une construction et une constitution rigoureuses des lois. Car les lois, chacune étant rigoureuse par elle-même, peuvent néanmoins former un ensemble non rigoureux. Le problème corrélatif sera de savoir quelles sont les conditions d'une application rigoureuse des lois. Il s'agit certes d'examiner les rigueurs de l'application ou des conséquences d'une loi. Peut-on parler de la rigueur d'une loi au sens métaphorique de la rigueur d'un hiver, non pas tant au sens où il serait froid, qu'en vertu de son essence inexorable, nécessaire, et indéfectible, réglée conformément à sa nature propre par les lois immuables de l'astronomie et de la météorologie ou climatologie terriennes. On peut ainsi supposer que la simple métaphore de la rigueur de la loi renvoie en fait à un sens essentiel nullement métaphorique. Mais plus profondément, il s'agit d'examiner la rigueur des principes de construction qui président à la structuration nécessaire d'un loi, ou d'un ensemble unitaire et cohérent de lois. Que signifie donc par exemple que l'on se plaigne de l'absence de rigueur ou au contraire de la trop grande rigueur des lois? La rigueur d'une loi peut-elle se réduire à la vigueur de son principe intentionnel ou à la vigueur avec laquelle on essaie de l'appliquer?

On se trouve ainsi amené à la confrontation avec un problème fondamental qui se pose dans les deux domaines principaux de la physique naturelle et de la physique sociale. Aussi bien du côté des lois scientifiques, à base mathématique et concernant les phénomènes inorganiques (terrestres ou célestes) et les phénomènes organiques couverts par les lois biologiques de la croissance, de la conservation, de la génération du vivant. Mais aussi du côté des lois qui doivent régler la vie spirituelle et sociale des êtres humains. Dans les deux cas de figures, ou bien on recherche la rigueur, la précision, l'exactitude absolues dans la constitution des lois conformément à l'idée théorique que l'on se fait d'un modèle rigoureux. Mais alors on s'expose alors au danger et la menace de perdre la richesse de détail du réel. Ou bien au contraire, on fait droit d'emblée à une sorte d'empirisme réaliste qui ne veut rien perdre de la substance du réel. Mais alors l'unité rigoureuse des lois s'émiette dans la particularité, et on perd de vue la conformité au réel, qui est peut-être la vraie rigueur, pour avoir voulu être trop rigoureux au sens faux et étroit de ce qui s'enferme dans un particularisme aveugle par souci de rendre compte de tout le détail d'un phénomène. Bref, la question est de savoir comment concilier l'infinie et nécessaire diversité des particularités individuelles et la non moins exigible unité de l'universel qui doit les subsumer?

Il convient donc d'examiner, conjointement dans la sphère de la nature et dans celle de l'homme, les conditions qui permettent de fonder rationnellement la conformité d'un modèle, construit par l'esprit, à la réalité empirique et phénoménale. Car que celle-ci soit d'ordre naturel ou d'ordre humain, le modèle prétend en rendre compte en toute rigueur. Mais ce modèle prétend aussi déterminer les conditions selon lesquelles un ensemble de lois qui visent toutes le même objet peut entretenir à l'intérieur de lui-même, dans sa constitution et dans son application (dans ses principes et ses conséquences) une cohérence et une cohésion nécessaires. Nous serons ainsi inévitablement amenés à nous demander si la rigueur est dans les lois ou bien dans celui qui les applique, par et pour lui-même.

On peut commencer par s'intéresser aux lois scientifiques en comprenant que leur fonction, comme le précise Carnap dans ses Fondements philosophiques de la physique, est d'expliquer et donc de prédire, suivant le principe du cours constant de la nature, l'enchaînement ultérieur des phénomènes entre eux. Expliquer consiste à dé-plier (ex-plicare) suivant une concaténation logique ce qui était enveloppé dans un phénomène dont l'apparition donne lieu à des apparences dont il faut chercher la raison. Par exemple, les lois de l'optique expliquent par des lois mathématiques, d'abord vérifiées expérimentalement par l'établissement de tables de mesure. Ainsi se trouvent expliquées par des lois la réfraction, l'apparence de brisure d'un bâton dans l'eau, certaines illusions d'optique. De même quand Newton découvre, par expérience puis en l'expliquant par un modèle mathématique, la décomposition prismatique de la lumière, il permet ensuite d'expliquer le phénomène de l'arc-en-ciel.

La réalité empirique et physique se présente de manière infiniment riche et variée. Se montrer rigoureux consistera donc dans ces conditions à trancher dans l'expérience, quitte au besoin à revenir rétrospectivement sur la loi mathématique appliquée aux phénomènes, pour l'amender et la rectifier, en lui adjoignant des termes correctifs qui permettent une plus grande précision. Aucune loi physique n'aurait pu être constituée si les inventeurs de génie—tout en ne méprisant jamais l'expérience et en y faisant constamment un docile retour—n'avaient pas montré quelque vigueur dans leur rigueur et décidé après l'établissement de quelques observations, d'imposer, ne fût-ce qu'un moment et sous réserve de termes correctifs, un modèle rigoureux au sens de la cohérence logique. Observer ne consiste-t-il pas dans une certaine mesure à savoir déjà, grâce à une théorie et une idée préalables, ce que l'on veut observer?

Mais la rigueur, comme cohérence logique, d'un modèle mathématique, n'est pas identique à la rigueur quasiment juridique ou pénale de l'expérience. Celle-ci en effet fait inexorablement et indéfectiblement tomber son verdict comme un couperet sur les lois théoriques, donc abstraites et mathématiques, qui n'ont pas montré assez de rigueur dans la conformité à la réalité qu'elles voulaient expliquer. Même les mathématiques, dont Gauss, le Prince des mathématiciens (tout comme Mozart fut le Prince des musiciens) a dit qu'elles étaient la reine des sciences, laissent l'esprit découvrir des lois rigoureuses (on les appelle des théorèmes). Celles-ci peuvent dans un premier temps n'être pas rigoureusement démontrées. Mais elles sont d'abord acceptées, faute de mieux et à la rigueur, parce qu'on pressent la possibilité future d'une démonstration rigoureuse extérieure qui pourra en confirmer ultérieurement la rigueur supposée à titre d'hypothèses. Ainsi en va-t-il par exemple des conjectures sur le théorème de Fermat qui consiste dans la division des solutions du théorème en plusieurs régions soumises à des conditions différentes et s'enchaînant entre elles selon un certain ordre. Ces lois, acceptées d'abord à titre d'hypothèses en attente de confirmation finissent, par rectifications et précisions successives, par devenir parfaitement exactes et donc certaines.

La rigueur de l'esprit scientifique consiste dans l'effort vigoureux et inlassable pour amener, par la médiation d'une suite de correctifs et de rectificatifs, le rapport d'un modèle théorique à son application pratique au degré d'exactitude le plus grand. Les mathématiques sont une science qui construit et se donne pleinement son objet. L'exactitude peut par conséquent y être parfaitement atteinte, du moins en droit, car en fait les protocoles et procédures des démonstrations techniques sont difficiles et délicats. Mais le régime, inversement, auquel est soumise l'investigation des sciences physiques apparaît beaucoup plus rigoureux, au sens d'implacable. Car l'on n'est jamais sûr d'y avoir atteint à la fois l'exactitude et l'adéquation au réel. C'est ce qui fait dire à Poincaré, dans La valeur de la science, que : "En tant qu'ils sont exacts, les théorèmes de la physique sont inadéquats au réel, et en tant qu'ils sont adéquats au réel, ils sont inexacts".

C'est pourquoi il convient de redéfinir la rigueur scientifique, non pas par référence à une dichotomie mathématique du vrai et du faux, mais par l'adéquation d'une méthode à son objet; De la même façon, Bergson montrait que la philosophie est une science à part entière, avec une méthode (l'intuition) et une précision objective (la durée créatrice), même si, et au fond parce que, elle ne s'appuie nullement sur un formalisme mathématique. La rigueur consiste en effet, pour un esprit, à coïncider avec lui-même dans son effort pour tirer de lui-même plus qu'il ne contenait initialement, dans sa méthode et son objet propres. De même que l'homme ne doit pas envier l'aigle d'avoir des ailes, la physique ne doit pas envier ce qui constitue la nature des mathématiques. C'est ce qui fait dire à Poincaré, dans La valeur de la science, que : "Une géométrie n'est pas plus vraie ou plus fausse qu'une autre mais seulement plus commode". La rigueur n'apparaît donc ici nullement comme une rigidité, qui serait bien peu rigoureuse en n'étant pas adaptée à son objet. La rigueur s'identifie plutôt ici à la précision qui fait trouver l'exacte coïncidence entre un objet et la méthode propre qu'il réclame pour être connu.

Certes, les lois scientifiques sont rigoureuses au sens où leur nécessité est implacable, et de même que jamais un coup de dés n'abolira le hasard — jamais une modélisation statistique de l'aléatoire et du stochastique n'abolira les marges nécessaires d'incertitude —, jamais aucune loi de la gravitation, aussi précise soit-elle, ne pourra conférer le droit d'échapper à ce fait de l'attraction terrestre. Cependant, comme le remarque Bacon, à cette rigueur intrinsèque des lois de la nature, inerte ou vivante, à l'inexorabilité et l'implacabilité de laquelle nul n'échappe, l'homme peut opposer sa propre rigueur. Celle-ci peut se donner à comprendre comme la ferme et constante résolution de commencer par obéir à la nature (comprendre et observer les effets de ses lois), pour ensuite pouvoir lui commander : "Vincitur natura parendo". Il s'agit en effet d'agir sur le cours des phénomènes en expliquant leurs principes et en prédisant leurs conséquences.

Dans le domaine de la science, on peut donc constater que c'est la rigueur intrinsèque des lois de la nature inerte (inexorabilité des mécanismes de la gravitation, de l'électromagnétisme et de l'optique), ou des lois de la nature vivante (implacabilité des mécanismes de la génération et de l'hérédité, de la croissance et de la conservation des vivants) qui semble indéfectiblement et invinciblement garantie.

Au contraire, la rigueur de l'applicabilité des modèles théoriques — cohérents et rigoureux en eux-mêmes, que ce soient des modèles statistiques ou des relations d'incertitude — à la réalité empirique, est toujours problématique et jamais définitive. Même si, d'un point de vue de la théorie de la connaissance, il peut paraître fondé de dire avec Kant que : "L'entendement ne puise pas ses lois dans la nature, mais au contraire les lui prescrit", et que : "L'esprit humain ne retrouve jamais dans les choses que ce qu'il y a auparavant introduit". Il semblerait cependant qu'il en aille exactement à l'inverse du point de vue des lois juridiques et politiques, censées gouverner la vie intérieure et extérieure d'un peuple ou d'une nation. Il apparaît en effet que le devoir être, ou le modèle idéal qui préside à l'institution des lois destinées à gouverner la société humaine, présente une rigueur à toute épreuve. En effet, tout individu est un être par nature politique. Car il saisit la nécessité d'une organisation et d'un ordre sociaux pour accomplir pleinement les facultés humaines, ce que tous les philosophes, d'Aristote à Kant, en passant par Spinoza, ont souligné constamment chacun à sa manière. Il en vient ainsi par conséquent à souhaiter rigoureusement une rigueur absolue des lois permettant le développement de l'humanité en société.

Cependant, le problème surgit de savoir ce qu'il reste de la rigueur théorique des lois juridiques et politiques, dès que s'inaugure la nécessaire application pratique de ces idées rigoureuses. Suivant celles-ci, par exemple, l'intérêt particulier doit rigoureusement s'effacer devant l'intérêt général, selon lequel il y a nécessité d'une contribution en hommes ou en biens, en temps de guerre pour défendre la nation.

Descartes remarque, en son Discours de la méthode, qu'il est de bonne méthode que les lois, si l'on veut leur conférer quelque rigueur — càd quelque unité, homogénéité et régularité dans leur construction — doivent être établies par un seul homme, le législateur illustré chez Descartes sous la figure de l'unique architecte. Le législateur chez Rousseau demeure d'ailleurs davantage un idéal qu'une réalité. Il doit par conséquent être rigoureusement et avantageusement remplacé par la souveraineté absolue du Peuple constitué en corps politique. En effet, un ouvrage bâti (en architecture par exemple) par un seul a coutume d'être plus solide qu'une oeuvre où diverses personnalités ont été mises à contribution.

D'autre part, pour que les lois soient vigoureuses dans leurs rapports mutuels, il convient qu'elles soient en petit nombre, ce qui présentera en outre l'avantage d'une plus grande rigueur dans leur application concrète. Ainsi vigueur et rigueur des lois sont liées. La régularité et la rectitude (dont le critère est l'effort de ne pas trop s'écarter de la règle initiale) sont liées à la puissance d'applicabilité de la loi et à son efficace (vigueur). Platon aussi, dans ses Lois, s'appuie sur l'idée d'une nature humaine qui doit suffire et satisfaire à la rigueur des lois instituées pour la vie sociale des hommes. Il fait de nombreuses références à ce législateur mythique de Sparte, Lycurgue. Il était seul et il a produit des lois qui était au fond la loi de tous, mais que personne n'avait eu jusqu'alors le courage de reconnaître comme telle. Certes, celui-ci représente moins la réalité que l'idéal de la rigueur aux deux sens du terme : d'une part, l'adéquation précise à l'exactitude du réel, et d'autre part l'inexorabilité, implacabilité ou indéfectibilité des conséquences auxquelles nul ne peut échapper.

Pour Platon, par conséquent, il n'est pas nécessaire de légiférer sur toutes choses, dès lors que cette loi unique est accessible à tous. Elle est en effet l'expression de la nature humaine, elle rythme et scande comme un chant intérieur à la conscience de chacun — on connaît le double sens de nomos, à la fois loi et chant — l'édification rigoureuse de ce qui doit être en chaque homme une République (un ordre rationnel) homothétique (conservant toutes proportions) avec la République comme chose publique commune à tous.

Mais cette référence constante, et presque idéale (en tout cas idéelle) à un fondement par nature d'une loi humaine ne laisse pas pourtant de se montrer en fait peu rigoureuse dans la particularité de la vie sociale. Pourtant cette supposée nature humaine doit conférer toute leur rigueur aux diverses lois concrètes chargées de rectifier le comportement humain par le retour à la norme et au paradigme transcendant. C'est ce qui a pu être remarqué par le positivisme juridique doctrine qui reprend, en les amenant à une rigueur plus grande, les thèses initiales du juspositivisme. Celles-ci s'opposent aux thèses du jusnaturalisme pour qui le droit, en tant qu'il est en droit l'expression de la rigueur des lois, doit être validé en toute rigueur par référence à une nature humaine transcendante. Mais cette hypothétique nature humaine demeure pour le positivisme juridique d'un contenu incertain et en tout cas peu rigoureux, parce qu'aucune réalité humaine observable empiriquement ne peut lui être nettement assignée.

La positivité juridique ne se réclame cependant pas de Comte, qui a pourtant fondé le terme de positivisme en lui assignant un sens rigoureux. Elle dénonce au contraire dans le jusnaturalisme une recherche vaine d'une nature humaine inexistante, par rapport à laquelle dès lors toute référence est source de conflits et d'abus du droit. Cette recherche presque mystique, en tout cas utopique, apparaît comme le symptôme d'une attitude bien peu rigoureuse. En effet cette démarche, que l'on peut qualifier d'anarchique, de métaphysique ou d'adolescente — ces termes peuvent ici être pris comme synonymes — recherche des causes transcendantes au lieu de rapports rigoureux et constants entre des phénomènes observables et variables.

Le positivisme juridique a été systématisé par Kelsen et sa Théorie pure du droit. Celle-ci cherche en toute rigueur à épurer la construction du droit de toute référence à une nature humaine inobservable. Le positivisme juridique, dont Kelsen est le véritable instigateur et investigateur, essaie d'établir que la véritable rigueur juridique consiste dans la capacité d'une loi, et du droit qui en est l'expression, à être sa propre norme et référence. Les lois juridiques sont ainsi qualifiées de rigoureuses lorsqu'elles évitent systématiquement de se perdre dans l'indétermination d'une référence non écrite et idéelle. Dans ces conditions le positivisme juridique pense ainsi réduire les dangereux abus des interprétations métaphysiques de la loi. Car celles-ci ont amené pendant la Révolution française par exemple, le Comité de Salut public à dériver vers la Terreur parce qu'il se croyait appuyé sur une référence transcendante à l'humanité. En fait il n'était gouverné que par ses propres passions tyranniques et irrationnelles, à tel point qu'il a fini par se retourner contre lui-même et se détruire, par manque de fondement positif.

La rigueur des lois pour le positivisme juridique consiste donc dans cette coïncidence absolue entre la lettre et l'esprit de la loi. L'esprit de la loi ne peut être rien d'autre, pour le positivisme juridique, que ce que dit la littéralité du texte de la loi. Ainsi se trouvent supprimées toutes les références floues à diverses interprétations de l'esprit de la loi. C'est alors, et alors seulement, que les lois atteignent rigoureusement leur pleine maturité ou positivité. Elles acquièrent alors ce caractère de scientificité rigoureuse puisqu'elles sont des faits à part entière, en d'autres termes, plus comtiens, des relations constantes entre des phénomènes variables.

La définition que donne Montesquieu en son Esprit des lois de la loi comme "rapport nécessaire qui dérive de la nature des choses", est rendue caduque parce que la notion de nature des choses reste entièrement indéterminée pour Comte. La rigueur en revanche consiste donc bien en cette coïncidence maintenue entre ce que dit explicitement le texte de la loi, et ce qu'il voudrait dire. Le contenu du texte de loi est le droit, càd ce qu'il est droit, juste, normal de faire. La forme même de la loi est l'universalité, dont l'expression est l'intention qui préside à son vouloir-dire. Entre ce que dit explicitement le texte de loi et ce qu'on aurait pu vouloir lui faire dire, il n'y a plus aucune distance.

Les conséquences de cette conception rigoriste et formaliste de la loi et du droit demeurent cependant problématiques. En effet, d'un côté on observe un gain au niveau de la rigueur théorique. Celle-ci peut en effet être définie comme l'adéquation d'un modèle, càd d'une méthode, avec son objet, puisque celui-ci dérive entièrement d'une méthode. Mais d'un autre côté on constate que cette volonté excessive de rigueur théorique conduit au résultat inverse de celui qui était escompté, puisqu'on aboutit précisément à un défaut de rigueur.

En effet, puisqu'aucune référence à un esprit de la oi ne saurait être conçue par la positivisme juridique, seule une prolifération massive et abusive des textes de lois et des motions de droit peut sauver la nécessité d'adapter la loi générale à la variété infinie des cas particuliers. En conséquence de quoi, dans le positivisme juridique, ce n'est plus l'esprit qui légifère, en rectifiant vers plus de rigueur et de vigueur la correspondance entre la littéralité de la loi et son intention profonde (son esprit). Mais au contraire ce sont seulement des textes qui s'ajoutent mécaniquement et extérieurement à d'autres, en une accumulation incessante et stérile, qui sclérose la loi en la vidant de son esprit. Celui-ci en effet demeurait la seule instance pouvant conférer à la loi quelque vigueur seule susceptible de s'adapter sans succomber aux nécessaires exigences de rigueur dans l'application des lois. En effet la rigueur n'est pas contraire à la souplesse et à la force ou vigueur. Mais un excès de rigueur confine à la rigidité surtout quand la nature de l'objet ne peut s'y prêter.

Il convient donc enfin de chercher la rigueur des lois humaines. Celles-ci sont destinées à assurer le plein développement de chacun par le plein développement de tous. Dans cette sphère de développement et de déploiement, on ne se heurte plus à l'inconvénient propre au conventionnalisme juridique. Cet inconvénient peut se définir par le fait que l'ensemble des lois d'un même système juridique apparaît comme peu rigoureux — même si chaque loi qui compose ce système reste par elle-même rigoureuse puisqu'elle est à elle-même sa propre norme. Ce manque de rigueur peut se caractériser doublement. D'une part d'un point de vue théorique, par manque de cohérence logique, puisque les textes s'accumulent sans lien organique, sans principe unitaire, mais suivant une stratification rigide et aveugle. D'autre part d'un point de vue pratique, par manque d'efficacité — la rigueur requiert en effet la cohérence et l'efficacité —, parce qu'aucun fil conducteur n'apparaît plus pour guider l'homme.

On peut certes parler au pluriel de lois religieuses, mais il ne semble pas très rigoureux d'envisager plusieurs lois morales, à moins d'en faire des lois juridiques et politiques déguisées sous des aspects religieux. En effet la religion, dans les sociétés archaïques, se confond avec la morale. Les lois religieuses, comme on peut le voir dans l'Ancien Testament, sont avant tout des facteurs de cohésion sociale et des principes moraux dérivés d'un fétichisme de la loi divine. A ce titre, la loi divine, telle qu'elle apparaît gravée dans l'Ancien Testament sur la table mosaïque du Décalogue, apparaît précisément rigoureuse au sens le plus primitif du terme : Dieu est inflexible, inexorable, jaloux, et sa vengeance est terrible. Les lois sont rigoureuses au sens militaire du terme, car la répression, ordonnée par les prêtres investis du pouvoir divin, est terrifiante. Aussi la seul application rigoureuse des lois n'est-elle nullement d'ordre intellectuel, puisque seule l'obéissance aveugle et littérale est requise. Au contraire, le Nouveau Testament, s'il paraît plus souple que l'Ancien Testament (et donc apparemment moins rigoureux, au sens brutal du terme), est en réalité plus rigoureux, autrement dit moins rigide et aveugle. Car il permet une interprétation de la loi, qui serait non rigoureuse dans la sphère des lois scientifiques, mais qui, ici en tant qu'elle est conforme à la nature même de son objet est précisément rigoureuse. Car la rigueur consiste, pour Bergson, non pas en une référence figée à un modèle unique, mais dans l'adaptation parfaite d'un objet à une méthode qui lui est intrinsèquement liée.

Bien entendu, la nouvelle loi n'est pas en contradiction avec l'ancienne, amis elle la réinterprète à la rigueur, en toute rigueur, conformément à sa nature propre précédemment enveloppée et contenue germinativement dans une rigueur apparente — l'implacabilité de la force, inexorable. Cette rigueur apparente laisse place à la rigueur réelle, qui consiste essentiellement dans l'adéquation de la lettre à l'esprit, ou la possibilité de réinterpréter la lettre en fonction de l'esprit. On observe déjà cette brutalité d'une rigueur grossière dans le théâtre mythologique de Sophocle. Celui-ci, dans son Antigone, met en contradiction la rigueur brutale, conventionnaliste de la loi de la cité (Créon), et la rigueur douce, intérieure, mais tout aussi intransigeante, de la loi du coeur (Antigone). Cette brutalité de la rigueur grossière pourra être comprise et dépassée à nouveaux frais par la notion même de loi morale, telle que l'a définie Kant dans ses Fondements de la métaphysique des moeurs. Les trois sens principaux du terme de rigueur se déclinent d'abord comme cohérence logique universelle, ensuite comme adéquation du modèle et de la méthode avec l'objet qu'ils sont censés déterminer, enfin comme efficacité ou plus exactement efficience pratique inexorable et inéluctable. Le principe de réconciliation de ces trois sens principaux semble pouvoir être atteint dans la notion même de loi morale.

La loi morale serait ainsi susceptible de se trouver au fondement véritable des lois juridiques et politiques. Mais il ne faudrait pas aller jusqu'à dire que le rigorisme et le formalisme moraux de Kant sont très peu rigoureux parce qu'ils ne correspondent pas à la réalité pratique de fait. Certes, Kant souligne à plusieurs reprises qu'il n'est pas souhaitable que le philosophe (autrement dit le serviteur de la loi morale) devienne politique, parce que le pouvoir corrompt, selon la remarque de Machiavel. Et inversement il serait illusoire de prétendre qu'il soit possible que le politique exerce une politique morale à la place de sa morale politique—autrement dit sa politique déguisée machiavéliquement en morale. Cependant, Kant prend bien tout son temps et toute sa peine pour expliquer, dans son opuscule sur Théorie et pratique (Sur le lieu commun selon lequel il se peut que ce soit juste mais en pratique cela ne vaut point), qu'à l'inverse de l'activité scientifique — où a rigueur des lois est obtenue grâce à la rigueur de la méthode, qui n'hésite pas à rectifier et affiner une théorie en fonction du verdict de l'expérience —, en morale c'est au contraire la théorie pure qui détermine en toute rigueur la simple possibilité de l'expérience à laquelle elle confère tout son sens. La sphère de la moralité se détermine en effet par le pouvoir d'être, par la représentation, cause des objets de cette représentation.

Ainsi, la loi morale n'est nullement fondée sur l'expérience, ce qui lui permet d'être absolument rigoureuse. Tout d'abord en effet, parce qu'elle est logiquement non-contradictoire, puisqu'elle élève non contradictoirement les maximes individuelles de l'action à l'ordre de l'universalité. Ensuite elle est parfaitement adéquate à son objet, puisqu'elle le constitue intégralement : car même si aucune action n'a été accomplie par devoir, la loi morale demeure un idéal normatif et prescriptif incorruptible. Enfin, la loi morale est rigoureuse au troisième sens du terme, car sans être brutale, elle reste d'une efficience remarquable, puisque le simple fait de vouloir raisonnablement — autrement dit de manière pure, désintéressée, sans mobiles ou motifs pathologiquement extorqués — la loi morale me rend déjà, nous dit Kant, en quelque sorte, moral.

Ainsi, il peut apparaître, au terme de cette analyse, que la rigueur des lois ne doit pas être cherchée du côté de l'objet, mais plutôt à l'intérieur du sujet qui construit et applique les lois, scientifiques ou humaines. La véritable rigueur consiste donc, pour un sujet et la méthode qui l'anime, à être conforme à son objet qu'il construit et qu'il applique.

Ainsi, les lois s'avèrent véritablement rigoureuses quand le législateur montre suffisamment de vigueur, de force de caractère pour donner de la rigueur aux lois qui lui sont appliquées. Chacun, dans une République idéale pourrait et devrait être à la fois les trois instances qui caractérisent le législateur, qui construit, qui applique et qui intériorise les lois. C'est ce que Platon nous montre très bien dans l'Apologie de Socrate où les lois, en leur prosopopée admirable, le rappelle à l'ordre en lui insufflant la vigueur de respecter leur rigueur, conditions de leur puissance et utilité pour l'éducation de l'homme et du citoyen. Cette injonction fondamentale transparaît davantage dans le Criton (sur le devoir) où Socrate montre à Criton que la rigueur véritable des lois dépend de sa vigueur personnelle, à lui, Socrate, à les respecter, autrement dit à ne pas céder à la tentation facile de s'échapper même sous un motif plausible (l'innocence de fait avérée de Socrate) même si Criton lui en offre la singulière opportunité. En effet, même si l'application des lois est injuste et déterminée par les passions (Anytos, Mélétos, Lycon), la vraie justice consiste à les respecter inconditionnellement. Ainsi, l'ordre est conservé, car il est finalement la vraie justice, principe de la République, qui doit se trouver et se tenir effectivement à l'intérieur de chacun d'entre nous. La rigueur des lois sera donc en dernière analyse celle de la vigueur que montre celui que les constitue, les applique et les subit.

Christophe Steinlein (avril 1991).