samedi 8 juillet 2017

La volonté

Si l'on veut penser la volonté, on doit faire l'effort pour aller droit à son concept, en visant un objet et en choisissant résolument une méthode. Mais on ne peut s'empêcher de remarquer que l'on pense spontanément à la volonté de deux manières différentes, peut-être complémentaires, et dont la tension peut en tout cas fournir à la pensée un solide point de départ et d'appui. D'une part on peut penser la volonté comme état psychologique d'un sujet individuel, dont il restera à préciser les caractéristiques essentielles. D'autre part on peut penser à la volonté comme structure métaphysique du monde, dont l'histoire de la philosophie fournit deux exemples particulièrement massifs, dans les tentatives de Schopenhauer et Nietzsche pour penser respectivement le vouloir-vivre et la volonté de puissance.

Plus exactement, il convient de chercher à savoir si la volonté doit rester confinée dans la sphère psychologique d'un sentiment plus ou moins confus. En effet, la frontière qui séparerait une telle volonté entendue au sens psychologique, du souhait, du désir, de la vélléité, de la tendance (horexis ou hormè), ou du besoin, reste imprécise et indéterminée. Ou bien, est-il possible d'élever métaphysiquement ou ontologiquement la notion de volonté à la hauteur d'une idée effective ? Il resterait alors dans ce cas à en préciser la forme comme mode d'effectuation d'un ordre, d'une hiérarchie, d'un régime. Mais il serait nécessaire aussi de déterminer le contenu d'une telle idée : la volonté est-elle la visée du beau, du vrai ou du bien? Enfin, après la forme et le contenu, la détermination complète de l'idée de volonté au sens philosophique exigerait de préciser sa finalité : pourquoi vouloir ? Peut-on vouloir pour vouloir ? La volonté de vouloir est-elle toujours suivie des effets qu'elle escompte ?

La richesse de la notion de volonté amène à dépasser le cercle strict de son essence pour s'interroger sur les champs de son application. La volonté doit-elle être pensée d'un point de vue esthétique, ou romantique, comme volonté de se dépasser, de lutter contre la Nature, ou comme volonté de création d'un monde, que ce soit celui du vouloir-vivre ou celui de la volonté de puissance ? La volonté doit-elle être pensée d'un point de vue aléthique, comme on en observe la tentative chez Descartes et Spinoza, qui la déterminent respectivement comme on rapport à l'entendement — ex magna lucet in intellectus sequitur magna propensio in voluntate, d'une grande lumière dans l'entendement il suit une grande détermination dans la volonté — et sous la forme de la volition — séjour définitif du vrai dans l'idée qui s'exprime alors enfin adéquatement à elle-même ? Ou bien convient-il de penser la volonté d'un point de vue moral ou éthique ? Ainsi Leibniz, Aristote et Kant ont pu déterminer la volonté respectivement comme puissance de choix du meilleur, comme habitude exercée de la vertu, et comme détermination de soi par l'universel.

En somme, dans l'examen nécessaire du rapport entre la puissance de représentation d'un but, d'un objectif, d'une intention, et la puissance d'effectuation et d'opération nécessaire pour attendre l'effet et le résultat escomptés, peut-on décider de ce qu'est la volonté ? Nature de la volonté : est-elle d'ordre psychologique ou ontologique ? Existence de la volonté : est-elle fondée sur la puissance de la force ou sur la force de l'entendement ? Valeur de la volonté : nous permet-elle d'accéder, certes douloureusement, à l'ordre universel de la Nature, ou bien nous apprend-elle à fonder la libre subjectivité dans le refus courageux et obstiné — mais aussi peut-être illusoire et dérisoire —, par la médiation de la triple figure perverse de la volonté — volonté du mal, du rien et de l'illusion — de la nécessité hiérarchique et immuable de l'ordre naturel ?

D'un point de vue phénoménologique, nous pouvons réfléchir au sentiment immédiat par lequel nous nous représentons comme poussés irrésistiblement, irrépressiblement, invinciblement dans une direction que nous n'avons pas choisie. Nous réalisons alors à quel point il devient urgent de procéder à des distinctions élémentaires et fondamentales dans la notion de volonté. Il faut en effet d'emblée distinguer radicalement la volonté du besoin d'une part, et du désir, d'autre part. De plus la volonté ne saurait être assimilée, voire confondue, avec une simple tendance, que celle-ci soit intense comme un besoin urgent et pressant, ou qu'elle soit diffuse comme une velléité ou un souhait vague. En effet, le corps, suivant le degré de sa puissance et la force avec laquelle il peut se mouvoir et surmonter les obstacles matériels ou psychologiques — comme la honte, le peur, la complication — détermine l'individu. Cette détermination s'opère par la médiation d'une imagination qui reste incontrôlée dans la représentation de ses caprices, de ses désirs. En effet, le désir, par exemple — de-siderus, trouble de l'ordre immuable par lequel tout est réglé — n'hésite pas à s'élancer en dehors de toute intervention de la volonté vers la satisfaction incertaine d'une impulsion vive, d'une poussée aveugle, vers un objectif qui est grossièrement visé sans être pensé et réfléchi, et partant choisi par la volonté.

La volonté dépendrait ainsi apparemment du quantum de force nécessaire pour mettre en mouvement le corps et le contraindre à s'orienter dans une direction conformément à un objectif. Mais le sentiment de la volonté ne doit pas se confondre avec le sentiment de la force ou de la puissance. "Si seul, comme dit Nietzsche, l'excès de force prouve la force", l'excès de volonté, qui au fond se ramène en dernière analyse à un défaut de volonté, prouve au contraire l'absence d'une authentique volonté. En effet, la volonté peut être approchée en son concept par la simple définition que propose Descartes d'une "ferme et constante résolution pour voir clair en mes actions et marcher avec assurance en cette vie". Mais dans ces conditions elle est plutôt le refus de l'immédiateté propre à la puissance aveugle et satisfaite d'elle-même dont fait preuve le corps. La puissance ne veut qu'elle-même, c'est-à-dire qu'au fond elle ne veut rien. Car vouloir se définit toujours comme la volonté de sortir de soi et de l'ordre immédiat dans lequel l'on est enfermé, pour viser et atteindre un ordre supérieur, celui de la nature. A l'opposé, la volonté est bien plutôt la faculté de suspendre son jugement, de refuser l'immédiat. Cette attitude exige une grande force d'âme, car les tentations de l'immédiateté, de la réactivité et de la spontanéité sont aussi puissantes qu'incessantes. Jamais la volonté ne peut s'identifier à l'exercice et l'entraînement mécanique, routinier, coutumier et habituel de l'âme, à laisser, pour parler comme le Calliclès du Gorgias de Platon, le plus d'accroissement possible aux passions de l'imagination appuyées par les pulsions et impulsions du corps.

Certes, il est esthétiquement agréable — parce qu'une telle perspective satisfait une complaisance romantique — de peindre le monde comme vouloir-vivre universel ou comme volonté de puissance sempiternelle (i.e. qui revient toujours en son éternel retour à proportion de son quantum d'affirmation volontaire de soi). Le monde est alors esthétiquement, artistement et romantiquement représenté comme une puissance totale. Cette puissance totale contient partes extra partes, en chacun de ses points, la même détermination de la volonté —moniste dans le vouloir-vivre schopenhauerien, pluraliste dans la volonté de puissance nietzschéenne. Mais peut-on légitimement opérer un tel déplacement métaphorique qui, du sentiment individuel et psychologique confus que "ça veut, ça pousse, ça croît et s'accroît", exporte hors de son domaine d'origine, l'idée que le monde est comme un grand vivant, une grande subjectivité, qui ne cherche qu'à se conserver (Spinoza) ou à s'accroître (Nietzsche) ? A quel désir implicite, à quel fantasme inavoué, pourrait-on attacher cet effort pour extraposer et hypostasier une faculté (la volonté) en dehors de la subjectivité restreinte, raisonnable mais finie de l'être humain, pour la placer dans l'on ne sait quelle idée d'un totalité aveugle mais effective ? A moins que l'on puisse, plus subtilement, imaginer que la volonté humaine, dont on peut phénoménologiquement observer les conditions et le mode d'effectuation dans la sphère psychologique, ne soit finalement qu'un cas particulier — bien limité et très éphémère — d'une forme infinie de vouloir-vivre et de volonté de puissance.

Certes, le vouloir-vivre ne se réduit pas à la volonté pour un vivant de vivre, pas plus qu'un agonisant, en qui la vie décline, ne saurait vouloir la vie : car ce serait une contradiction, un contraire fuyant toujours son contraire. Mais le vouloir-vivre peut se penser plus authentiquement comme ce qui, dans la volonté veut vivre. De même la volonté de puissance ne saurait se confondre avec le désir impuissant d'atteindre une puissance dont on est par nature privé ou exclu. Mais elle est plutôt ce qui, dans une puissance donnée, se prend au jeu naturel de vouloir ce qu'elle possède déjà. En effet, aussi paradoxale que cette idée puisse paraître, on ne peut vouloir que ce que l'on possède déjà. Car autrement, où trouverait-on le motif et la force pour le vouloir ? L'enjeu fondamental du problème de la volonté, dès lors qu'on fait d'elle une réalité métaphysique objective et aveugle, nullement liée à une subjectivité libre et raisonnable, est double. D'une part savoir si on ne peut vouloir que si l'on possède déjà ce que l'on veut, et qui nous transmet ainsi la force qu'il a de se vouloir. Mais alors, dans ces conditions, pourquoi vouloir ? Ou bien savoir si l'on ne peut vouloir que ce dont on est initialement privé et dépourvu, parce que précisément la représentation de cet écart entraîne d'elle-même le désir naturel de la combler, afin de se rendre complètement adéquat à soi-même. Mais alors dans ces conditions comment vouloir ?

La tentative, métaphysiquement intéressante et spectaculaire, de réduire la volonté à une expression spontanée de la puissance (interprétée comme force de se mettre hors de soi) reste stérile. En effet, elle implique que la puissance ne puisse vouloir qu'elle-même, autrement dit que ce qu'elle ne peut plus vouloir, parce qu'elle y séjourne déjà, dans et par l'acte même de sa possession. Avoir de la volonté, ce n'est donc pas être volontaire, autrement dit désirer spontanément libérer et exprimer son propre excès de force. Pas davantage non plus, avoir de la volonté ne se réduit à être velléitaire (à la limite aboulique et prostré) c'est-à-dire au fond se représenter comme impuissant à atteindre l'acte qui correspond au sentiment confus et diffus que l'on devrait se mouvoir dans une direction déterminée. La vélléité n'est peut-être pas simplement une absence, un défaut (par atonie ou neurasthénie) de volonté, mais la volonté de n'avoir plus de volonté. Cette erreur provient de ce que l'on croit que la volonté est fondée sur la puissance de développement d'une force, alors qu'en réalité elle dérive d'un exercice de l'entendement qui délibère rationnellement sur les objets qu'il vise.

Cette tendance, souhait ou phantasme confus et diffus, d'exalter esthétiquement et romantiquement le sentiment de la volonté ne peut au fond se comprendre que comme un refus sourd et sournois, inavoué parce qu'inavouable, de retrouver l'authentique et exclusive dimension humaine de la volonté, dans son caractère libre, raisonnable et fini. D'ailleurs, l'expression de sentiment de la volonté est peut-être contradictoire. Car on ne peut confondre la présence rationnelle de la volonté en nous avec une émotion, une passion, ou une représentation affective. Cette volonté est d'ailleurs saisie à tort et de manière imprécise dans la sphère psychologique de l'activité quotidienne, de deux manières. Soit par la présence de ses effets, comme résultat d'un mouvement, soit par son absence, dans le sentiment d'atonie, de fléchissement de la puissance motrice, ou bien la sensation d'indécision, d'irrésolution, de déréliction. Renan avait cru trouver le vérité du penseur Nietzsche, quand il disait de lui : "Nietzsche ne cesse de parler, à travers toute son oeuvre, de ce qui lui fait le plus personnellement défaut : la force et la volonté". Mais cette obsession d'une extraposition et d'une désubjectivation de la volonté peut en effet constituer le symptôme d'une recherche impuissante, parce que non encore éclairée par les lumières de l'entendement, des moyens pour combler une impuissance. Cette impuissance est celle de ne pouvoir parvenir à comprendre comment on peut définir humainement la volonté, et ainsi la rendre à la légitimité et l'adéquation de ses opérations et effectuations naturelles.

En effet, la puissance peut signifier, en une première et immédiate acception, la force brutale et aveugle capable de provoquer un déplacement de matière. Elle se rapporte plus profondément et plus précisément à la faculté d'effectuer le déploiement d'une virtualité lorsque celle-ci reste naturelle, c'est-à-dire conforme à son concept, sans être pervertie en son usage par les suggestions stériles, bien que séduisantes, de l'imagination. Ainsi l'être humain, et seulement celui-ci, possède en puissance la faculté d'user de ce qu'on appelle volonté, qui consiste à découvrir la nécessité immuable, a priori, d'atteindre la vérité du désir uniquement dans le désir éclairé de la vérité. Cependant si Dieu existe et s'il possède une volonté, nous ne pouvons rien en dire, car le sentiment confus d'une volonté infinie reste de nature esthétique et romantique (cf. Saint Jean Chrysostome, L'incompréhensibilité de Dieu). Cependant, Descartes montre bien dans sa Lettre au père Mesland (16 février 1645) — en reprenant une idée scolastique — que "Ex magna lucet in intellectu, sequitur magna propensio in voluntate, d'une plus grande lumière dans l'entendement, il s'ensuit une plus grande détermination dans la volonté". En effet, la détermination saine, effective, et seule effective, de la volonté s'interprète comme une fonction directe de la détermination de l'entendement dans la lumière de sa propre vérité. Etre soi-même consiste donc pour un être humain à développer sans répit la puissance naturelle dont il dispose, à éclairer toujours plus largement et profondément la région du vrai par les lumières de son entendement, et s'orienter ainsi naturellement et nécessairement par l'acte propre de sa volonté vers ce qui est bien.

Mais parvenu à ce point du raisonnement est-il vraiment utile et certain de parler d'une volonté infinie — commun dénominateur qualitatif bien que non quantitatif — entre l'homme et Dieu. Notre volonté apparaît, semble-t-il, rien moins qu'infinie. Refuser d'adhérer à l'évidence de ce que l'on croit pourtant vrai apparaît peut-être comme la marque du plus bas degré de la liberté — en ce sens on demeure libre de ne pas être libre et de ne pas faire un usage libre de sa volonté. C'est bien le cas de la liberté d'indifférence, qui est liberté du rien, un néant de liberté, mais qui n'est certainement pas la marque de la volonté authentiquement humaine.

La seule volonté est celle du vrai. Non pas la factice volonté qui vise un vrai abstrait et qui nécessairement le manque parce qu'elle est impuissante — il ne s'agit alors que d'une vélléité de vérité, mais celle qui est le vrai lui-même. C'est bien ce que montre Spinoza par son puissant concept de volition, identifiée au quantum d'affirmation de soi d'une idée conforme à sa vérité propre. L'erreur dans ces conditions s'interprète alors comme ne errance, un désir égaré de la volonté. Celle-ci, bien loin d'être infinie — au sens positif que Descartes accorde à ce terme comme pleine positivité ontologique — n'est plus que l'ombre d'elle-même, tout autant incapable de se fuir que de se retrouver. L'erreur ou l'errance n'est pas comme le croit Descartes, un excès de volonté, mais plutôt un défaut. Car la volonté en dehors du vrai n'est que de la force, de la violence. Elle n'est pas volontaire mais velléitaire, ou naïvement volontariste, ce qui revient au même. Elle est alors un rien de volonté, qui finit, en vertu d'une nécessité implacable, par devenir une volonté du rien, une force brute, aveugle, qui se perd immédiatement dans sa propre obscurité.

Nietzsche, de ce point de vue se retrouve naïvement et involontairement du côté des philosophies de l'entendement, en croyant au contraire les stigmatiser par sa célèbre idée, développée dans Par delà bien et mal, de la volonté de vérité. Il s'attarde un instant à montrer que le christianisme, à la recherche de la vérité (mais aussi de la vraie vie), n'est au fond que pur rationalisme — cartésianisme, platonisme ou spinozisme — pour le peuple, finira par se détruire lui-même. En effet, en poussant sa propre contradiction jusqu'au bout d'elle-même, le christianisme finira logiquement par s'interdire de croire en son propre mensonge, qui est la volonté de vérité, précisément par l'effet de cette volonté de vérité. Cette volonté qui vise la vérité parce qu'elle ne la possède pas finira par trouver la vérité de ce mouvement spécifique de volonté, qui est inauthentique parce qu'elle cherche au-dehors d'elle-même ce qui ne peut résider qu'en elle, et se condamne ainsi à l'errance. La volonté de vérité n'est donc pas une authentique volonté, parce qu'elle se détourne négligemment de la vérité que la volonté porte naturellement et immuablement en ses flancs, et qui doit traduire l'idée que le vouloir ne peut pas déterminer le vrai. Le vrai est à lui-même sa propre norme (verum index sui). Il ne peut donc pas vouloir autre chose que lui-même, éternellement et immuablement. Par conséquent, en dehors de la sphère du vrai, il n'y a plus de volonté, ni de vouloir authentique, autrement dit de volition, ou puissance d'affirmation de soi du vrai. Il ne subsiste plus que des velléités, des absences, des manquements et des déliquescences, qui prennent les formes séduisantes de la force, de la violence et des pulsions aveugles et désordonnées.

Cependant le thème de la volonté ne s'épuise nullement dans la notion de volonté de vérité précédemment évoquée. La volonté du mal pour le mal, ou pour un bien supposé — volonté du mal soi-disant éclairée comme chez Luci-fer, le porteur de lumière(s) — appartient aussi aux formes problématiques de la volonté. On la trouve barbouillée à longueurs de pages chez le pauvre Sade, qui tente de montrer poussivement et laborieusement, sophistiquement et soporifiquement, que la destruction antiphysique reste le seul contenu authentique de la volonté. Cette attitude peut d'ailleurs s'identifier en dernier ressort au dernier avatar, le plus dégénéré et édulcoré, du christianisme lui-même. Cette volonté du mal pour le mal ou pour un bien supposé soi-disant fondé sur un entendement supérieurement éclairé (par une autre lumière que la naturelle) s'apparente en définitive en dernière analyse à la volonté du rien, présente chez Schopenhauer et dont on retrouve les germes nihilistes chez le jeune Nietzsche de la Naissance de la tragédie (qui s'en démettra ultérieurement). Celui-ci met dans la bouche du satyre Marsyas, requis par le roi Midas de livrer la vérité de l'homme, ces paroles qu'on trouve dans l'oeuvre précédemment citée : "Oh! Malheureuse race d'éphémères, fruit du hasard et de la peine! Pourquoi m'obliges-tu à te dire des paroles qui ne te profiteront guère ? La meilleure chose au monde est hors de ta portée : ne pas être né, n'être pas, n'être rien. En second lieu, ce qui vaudrait le mieux pour toi, c'est de mourir bientôt". De même que la volonté de vérité, et la volonté du mal, la volonté de l'illusion semble être une chimère inconsistante parce qu'elle déborde de la sphère du vrai qui seul détient l'authentique force d'affirmation de soi. Certes, la volonté d'illusion est chargée par Nietzsche d'alimenter la création artistique : l'art serait la bonne volonté de l'illusion qui nous empêche de mourir de la vérité. Mais il semble que son contenu ne soit pas déterminé, et qu'elle apparaisse plutôt comme une vélléité, un caprice, un phantasme lyrique plutôt que comme une réalité effective.

Ainsi ces trois pseudo formes de la volonté — celle du mal, du rien, de l'illusion —n'apparaissent dans ces conditions que comme de pâles caricatures volontaristes ou velléitaires. Ces deux variantes apparemment opposées s'identifient dans la vanité d'une même exclusion de la sphère pure de l'entendement. Elles sont fondées en dernier ressort sur un refus complaisant de s'ordonner à l'authentique volonté, qui est non pas la volonté de vérité (illusoire elle aussi) mais la vérité de la volonté. Celle-ci consiste en ce que seul le vrai peut véritablement vouloir. Il ne peut vouloir que lui-même, comme étant toujours déjà là : il n'y a rien de plus ancien que la vérité, dit Descartes. Le vrai cependant, s'il est constamment désiré, même (et le plus souvent) à travers les médiations les plus obscures et inconscientes, n'est jamais encore atteint par une subjectivité finie dont toute la tâche consiste dans l'effort pour s'orienter indéfiniment dans la direction d'une adéquation entre l'ordre des choses et l'ordre des idées. Cette adéquation reste la seule et unique par laquelle peut s'opérer l'union de la vérité et de la volonté, de l'acte et de la puissance, de l'être et de la connaissance. Elle est alors nécessairement, selon la démonstration spinoziste, du troisième genre.

Ainsi, dans la recherche de la nature de la volonté, on a pu montrer qu'il est vain de vouloir — que ce soit dans une perspective naïvement volontariste ou tristement velléitaire — l'ontologiser en l'extraposant, l'hypostasiant ou la réifiant, en un improbable substrat hors de la subjectivité humaine. De même est-il désespérément vain de désirer psychologiser cette volonté en l'identifiant à un influx moteur mécaniquement déterminé par une force nerveuse et corporelle. Car alors on s'empêtre dans les apories, aussi vaines que précisément insurmontables, que nous offre la constatation que la volonté ne serait pas toujours suivie de l'effet escompté. Et l'on s'empresse alors complaisamment de justifier cette pseudo observation par la formule bien connue des Métamorphoses d'Ovide : "Video meliora et proboque, sed deteriora sequor, je vois ce qui est le meilleur et je l'approuve, mais je m'engage dans la voie de ce qui est le pire". Cette fausse observation pourrait trouver son origine dans le désir sournois d'être exempté de l'effort, nécessaire par nature, que l'entendement doit fournir afin de suspendre son jugement. En lieu et place de la réalisation de cette exigence, il se précipite préventivement et préjudiciellement — tout préjugé est un préjudice pour l'entendement — dans l'impasse des apparences trompeuses. Il se croit alors autorisé, en une certitude et une assurance indues, à penser que la volonté n'est pas libre, autarcique et autonome, mais qu'elle dépendrait au contraire des variations de la puissance et de la faiblesse du corps. Il y a ici indéniablement confusion entre le désir (qui est de l'ordre de la force) et la volonté (qui est de l'ordre de la raison).

Si l'on opte pour ce que l'on se représente comme étant le pire, on se ment doublement à soi-même. On ne cherche pas à se démontrer la vérité de ce sentiment, on croit que le parti contraire est faux, et au fond de soi-même on reste persuadé que le parti que l'on prend est le meilleur. Cette double hypocrisie s'appuie sur la croyance que la vérité n'est qu'une apparence. Mais il suffit d'un effort d'attention et de concentration de l'intellect pour apercevoir la vérité et suspendre son jugement en dehors de ce que l'on peut saisir de la vérité. La volonté peut ainsi être définie comme le mode le plus authentique et le plus intense d'activité de l'entendement, de la raison et du jugement. Il ne faut donc plus dire : je vois le meilleur et je m'engage dans le pire. Mais plutôt : je vois ce qui est le pire mais je m'y engage parce que je considère que c'est le meilleur pour moi. Il y a donc ici une inversion hypocrite du jugement pour plaire à ceux que par ailleurs je considère, en mon for intérieur, comme égarés dans la plus complète erreur. Dans ces conditions le volontarisme et le velléitarisme apparaissent comme deux figures identiquement monstrueuses d'une même renonciation complaisante à l'effort, naturel entre tous, pour faire en soi-même une place à la transparence du vrai.

Prétendre vouloir le bien et se convaincre qu'on ne l'a pas atteint, c'est ne pas comprendre que le vrai, qui est le bien et le beau, ne peut être voulu sans qu'il soit d'abord connu. En effet, seul le vrai peut véritablement vouloir, et se vouloir à travers nous. Vouloir le vrai, c'est déjà avant tout le connaître pleinement. Ce n'est pas la subjectivité finie de l'homme qui veut le vrai. La volonté de vérité est une illusion de la volonté et doit donc être critiquée comme telle. C'est au contraire le vrai qui se veut lui-même dans la subjectivité finie, dans son effort pour tendre vers cette disposition.

C'est en ce sens que l'on peut dire que l'on ne peut vraiment pas atteindre ce que l'on ne pas vraiment atteindre. C'est pourquoi la forme humaine la plus haute de l'acte de la volonté ne réside pas dans l'esquisse esthétisante et romantique de la volonté de puissance ou du vouloir vivre. Bien plutôt elle se manifeste dans la dimension éthique de la bonne volonté telle que Kant l'a pensée. La bonne volonté ne doit pas être amalgamée par un manichéisme rudimentaire à la volonté du bien ou des bons, par opposition à celle du mal ou des méchants. Mais elle doit au contraire se comprendre comme l'essence et la vérité de ce qui, dans la volonté, est effectivement bon, autrement dit l'effort, constant et actuel en droit, pour maintenir vivante dans la subjectivité la présence de l'universel. On ne peut vouloir au fond que l'universel, précisément parce que seul l'universel veut véritablement quelque chose. La bonne volonté est tout aussi bien la volonté véritable, tout ce qui est autre se réduisant à la brutalité et à la velléité. Elle est donc la présence effective, comme horizon transcendantal, de l'universel dans la subjectivité finie. Elle s'exprime sous la forme rationnelle la plus rigoureuse par l'idée de réciproquation : ce qui vaut pour un seul doit valoir pour tous. La bonne volonté est l'effort, dans une subjectivité finie, pour se dépouiller de toute singularité et ne maintenir en elle que la forme pure de l'universel. Cette volonté n'est cependant rien moins qu'abstraite (contrairement aux apparences). En effet, est abstrait que ce qui n'aboutit à aucun résultat effectif, réel, en somme ce qui est coupé de soi-même. Le volontarisme, la velléité, la volonté de puissance, le vouloir vivre, comme figures mécaniques de la nature, demeurent abstraites car coupées d'elles-mêmes comme source et sens inauguraux de leur mode d'être. La loi morale, contenu et forme de la bonne volonté, se donne ainsi comme seule véritablement concrète, effective, et elle ne peut donc pas se manifester dans l'inconsistance, faite d'ombres pâles, de ce monde ici-bas (la nature). L'élément formel, qui n'est formaliste que pour les esprits enfermés dans leur abstraction ou incomplétude, apparaît donc comme seul substantiel, seule essence possible et réelle de la volonté. En effet son universalité est sa complétude, par laquelle la volonté se donne à la fois comme commencement et fin d'elle-même.

Avoir de la volonté c'est avoir de la bonne volonté, c'est-à-dire accueillir en soi l'élément de l'universel en sa substantialité et sa vérité mêmes. La Gloire au Ciel et la Paix sur Terre sont réservées aux hommes de bonne volonté, qui ne sont ni les volontaristes, les "scouts" niais ou du moins naïfs, ni les velléitaires, ces décadents sceptiques et désabusés. Cette bonne volonté kantienne prouve d'ailleurs immédiatement sa substantialité authentique — elle est tout sauf une illusion de volonté — en se précisant dans la doctrine politique de Rousseau. Celui-ci introduit la forme politique de la bonne volonté morale sous le concept de volonté générale. La volonté générale, ce n'est pas la volonté de tous, qui résulterait de la foire d'empoigne des velléités singulières. Celles-ci en effet ne feraient que s'affronter aussi vainement que bruyamment en une cacophonique anarchie, peu digne de ce que doit être l'homme — animal dont le caractère propre n'est pas encore fixé, à moins qu'il soit si profondément fixé que nous le perdions sans cesse de vue. Mais ce qui dans la volonté politique est véritablement moral, autrement dit universel, consiste dans l'effort pour supprimer toute différence, toute différentielle de force. Il ne s'agit cependant aucunement d'un totalitarisme, car le pouvoir tyrannique nivelle toute différence, sauf précisément la sienne propre. En effet, les fausses différences, figées, entretenues arbitrairement, ne font qu'entraver stérilement la marche forcée du vrai vers lui-même. Cette marche se poursuit inexorablement, implacablement, indéfectiblement, dépassant et surmontant toute petitesse, tout égoïsme bas et mesquin.

La volonté apparaît donc comme l'effort pour mettre de l'ordre en soi-même, autrement dit laisser au vrai la place nécessaire pour se dé-couvrir et se déployer, en s'ordonnant par subordination à l'ordre immuable de la nature. La volonté est donc le signe de la générosité qui en constitue ainsi le contenu : "Tâcher toujours à me vaincre plutôt que la fortune, et changer mes désirs plutôt que l'ordre du monde". Le dé-sir est avant tout de-siderum, rupture de l'ordre sidéral et cosmique du diacosmèsis. Il est tout le contraire de la volonté, qui est volonté d'atteindre l'ordre de la nature immuable. "Ducunt vollentem fata, nollentem trahunt, le destin prend par la main et guide ceux qui lui donne leur assentiment, et traîne de force ceux qui lui résistent" dit Cléanthe. La brutalité, la violence, la force immédiate et mécanique sont la négation même de la volonté, qui est toujours au contraire volonté de la mesure, de la limitation, et assimilation véritable de l'ordre naturel. Marc Aurèle, dans ses Pensées donne l'essence même de la volonté comme effort pour refuser le refus de l'ordre : "Si la Providence existe, tout est bien. Si tout est livré au Hasard, fais en sorte, toi, de ne pas te conduire au hasard".

L'essence même de la volonté ne consiste nullement dans la faculté de se déterminer contre la raison. Mais au contraire, soutenue par la ferme et constante résolution de chercher la vérité, elle consiste à vaincre tous les obstacles qui s'opposent à la recherche de la vérité. Vouloir, c'est vouloir faire converger, envers et contre tout, la vérité de l'ordre avec l'ordre de la vérité. Vouloir c'est faire de l'ordre universel de la nature — ordre comme hiérarchisation et organisation immuables — l'ordre même qui préside à l'existence d'une subjectivité pensante, raisonnable, libre mais finie — ordre comme commandement. La volonté peut donc se penser comme ce qui commande suivant un ordre immuable (au sens double de l'organisation et de l'impératif), qui prescrive à la volonté de puissance de se faire tout entière raison.

Christophe Steinlein (janvier 1991).

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