Comment donc, à partir de cette polysémie apparemment proliférante des lois, peut-on espérer découvrir l'origine et le fondement d'une rigueur qui pourrait caractériser le notion de loi? Il faut cependant bien comprendre ici qu'il ne s'agit pas de l'idée générale de loi, mais des lois telles qu'elles sont concrètement construites et appliquées par la raison humaine. Encore conviendrait-il de préciser ce qu'est la rigueur en général, et plus particulièrement ce que doit être une construction et une constitution rigoureuses des lois. Car les lois, chacune étant rigoureuse par elle-même, peuvent néanmoins former un ensemble non rigoureux. Le problème corrélatif sera de savoir quelles sont les conditions d'une application rigoureuse des lois. Il s'agit certes d'examiner les rigueurs de l'application ou des conséquences d'une loi. Peut-on parler de la rigueur d'une loi au sens métaphorique de la rigueur d'un hiver, non pas tant au sens où il serait froid, qu'en vertu de son essence inexorable, nécessaire, et indéfectible, réglée conformément à sa nature propre par les lois immuables de l'astronomie et de la météorologie ou climatologie terriennes. On peut ainsi supposer que la simple métaphore de la rigueur de la loi renvoie en fait à un sens essentiel nullement métaphorique. Mais plus profondément, il s'agit d'examiner la rigueur des principes de construction qui président à la structuration nécessaire d'un loi, ou d'un ensemble unitaire et cohérent de lois. Que signifie donc par exemple que l'on se plaigne de l'absence de rigueur ou au contraire de la trop grande rigueur des lois? La rigueur d'une loi peut-elle se réduire à la vigueur de son principe intentionnel ou à la vigueur avec laquelle on essaie de l'appliquer?
On se trouve ainsi amené à la confrontation avec un problème fondamental qui se pose dans les deux domaines principaux de la physique naturelle et de la physique sociale. Aussi bien du côté des lois scientifiques, à base mathématique et concernant les phénomènes inorganiques (terrestres ou célestes) et les phénomènes organiques couverts par les lois biologiques de la croissance, de la conservation, de la génération du vivant. Mais aussi du côté des lois qui doivent régler la vie spirituelle et sociale des êtres humains. Dans les deux cas de figures, ou bien on recherche la rigueur, la précision, l'exactitude absolues dans la constitution des lois conformément à l'idée théorique que l'on se fait d'un modèle rigoureux. Mais alors on s'expose alors au danger et la menace de perdre la richesse de détail du réel. Ou bien au contraire, on fait droit d'emblée à une sorte d'empirisme réaliste qui ne veut rien perdre de la substance du réel. Mais alors l'unité rigoureuse des lois s'émiette dans la particularité, et on perd de vue la conformité au réel, qui est peut-être la vraie rigueur, pour avoir voulu être trop rigoureux au sens faux et étroit de ce qui s'enferme dans un particularisme aveugle par souci de rendre compte de tout le détail d'un phénomène. Bref, la question est de savoir comment concilier l'infinie et nécessaire diversité des particularités individuelles et la non moins exigible unité de l'universel qui doit les subsumer?
Il convient donc d'examiner, conjointement dans la sphère de la nature et dans celle de l'homme, les conditions qui permettent de fonder rationnellement la conformité d'un modèle, construit par l'esprit, à la réalité empirique et phénoménale. Car que celle-ci soit d'ordre naturel ou d'ordre humain, le modèle prétend en rendre compte en toute rigueur. Mais ce modèle prétend aussi déterminer les conditions selon lesquelles un ensemble de lois qui visent toutes le même objet peut entretenir à l'intérieur de lui-même, dans sa constitution et dans son application (dans ses principes et ses conséquences) une cohérence et une cohésion nécessaires. Nous serons ainsi inévitablement amenés à nous demander si la rigueur est dans les lois ou bien dans celui qui les applique, par et pour lui-même.
On peut commencer par s'intéresser aux lois scientifiques en comprenant que leur fonction, comme le précise Carnap dans ses Fondements philosophiques de la physique, est d'expliquer et donc de prédire, suivant le principe du cours constant de la nature, l'enchaînement ultérieur des phénomènes entre eux. Expliquer consiste à dé-plier (ex-plicare) suivant une concaténation logique ce qui était enveloppé dans un phénomène dont l'apparition donne lieu à des apparences dont il faut chercher la raison. Par exemple, les lois de l'optique expliquent par des lois mathématiques, d'abord vérifiées expérimentalement par l'établissement de tables de mesure. Ainsi se trouvent expliquées par des lois la réfraction, l'apparence de brisure d'un bâton dans l'eau, certaines illusions d'optique. De même quand Newton découvre, par expérience puis en l'expliquant par un modèle mathématique, la décomposition prismatique de la lumière, il permet ensuite d'expliquer le phénomène de l'arc-en-ciel.
La réalité empirique et physique se présente de manière infiniment riche et variée. Se montrer rigoureux consistera donc dans ces conditions à trancher dans l'expérience, quitte au besoin à revenir rétrospectivement sur la loi mathématique appliquée aux phénomènes, pour l'amender et la rectifier, en lui adjoignant des termes correctifs qui permettent une plus grande précision. Aucune loi physique n'aurait pu être constituée si les inventeurs de génie—tout en ne méprisant jamais l'expérience et en y faisant constamment un docile retour—n'avaient pas montré quelque vigueur dans leur rigueur et décidé après l'établissement de quelques observations, d'imposer, ne fût-ce qu'un moment et sous réserve de termes correctifs, un modèle rigoureux au sens de la cohérence logique. Observer ne consiste-t-il pas dans une certaine mesure à savoir déjà, grâce à une théorie et une idée préalables, ce que l'on veut observer?
Mais la rigueur, comme cohérence logique, d'un modèle mathématique, n'est pas identique à la rigueur quasiment juridique ou pénale de l'expérience. Celle-ci en effet fait inexorablement et indéfectiblement tomber son verdict comme un couperet sur les lois théoriques, donc abstraites et mathématiques, qui n'ont pas montré assez de rigueur dans la conformité à la réalité qu'elles voulaient expliquer. Même les mathématiques, dont Gauss, le Prince des mathématiciens (tout comme Mozart fut le Prince des musiciens) a dit qu'elles étaient la reine des sciences, laissent l'esprit découvrir des lois rigoureuses (on les appelle des théorèmes). Celles-ci peuvent dans un premier temps n'être pas rigoureusement démontrées. Mais elles sont d'abord acceptées, faute de mieux et à la rigueur, parce qu'on pressent la possibilité future d'une démonstration rigoureuse extérieure qui pourra en confirmer ultérieurement la rigueur supposée à titre d'hypothèses. Ainsi en va-t-il par exemple des conjectures sur le théorème de Fermat qui consiste dans la division des solutions du théorème en plusieurs régions soumises à des conditions différentes et s'enchaînant entre elles selon un certain ordre. Ces lois, acceptées d'abord à titre d'hypothèses en attente de confirmation finissent, par rectifications et précisions successives, par devenir parfaitement exactes et donc certaines.
La rigueur de l'esprit scientifique consiste dans l'effort vigoureux et inlassable pour amener, par la médiation d'une suite de correctifs et de rectificatifs, le rapport d'un modèle théorique à son application pratique au degré d'exactitude le plus grand. Les mathématiques sont une science qui construit et se donne pleinement son objet. L'exactitude peut par conséquent y être parfaitement atteinte, du moins en droit, car en fait les protocoles et procédures des démonstrations techniques sont difficiles et délicats. Mais le régime, inversement, auquel est soumise l'investigation des sciences physiques apparaît beaucoup plus rigoureux, au sens d'implacable. Car l'on n'est jamais sûr d'y avoir atteint à la fois l'exactitude et l'adéquation au réel. C'est ce qui fait dire à Poincaré, dans La valeur de la science, que : "En tant qu'ils sont exacts, les théorèmes de la physique sont inadéquats au réel, et en tant qu'ils sont adéquats au réel, ils sont inexacts".
C'est pourquoi il convient de redéfinir la rigueur scientifique, non pas par référence à une dichotomie mathématique du vrai et du faux, mais par l'adéquation d'une méthode à son objet; De la même façon, Bergson montrait que la philosophie est une science à part entière, avec une méthode (l'intuition) et une précision objective (la durée créatrice), même si, et au fond parce que, elle ne s'appuie nullement sur un formalisme mathématique. La rigueur consiste en effet, pour un esprit, à coïncider avec lui-même dans son effort pour tirer de lui-même plus qu'il ne contenait initialement, dans sa méthode et son objet propres. De même que l'homme ne doit pas envier l'aigle d'avoir des ailes, la physique ne doit pas envier ce qui constitue la nature des mathématiques. C'est ce qui fait dire à Poincaré, dans La valeur de la science, que : "Une géométrie n'est pas plus vraie ou plus fausse qu'une autre mais seulement plus commode". La rigueur n'apparaît donc ici nullement comme une rigidité, qui serait bien peu rigoureuse en n'étant pas adaptée à son objet. La rigueur s'identifie plutôt ici à la précision qui fait trouver l'exacte coïncidence entre un objet et la méthode propre qu'il réclame pour être connu.
Certes, les lois scientifiques sont rigoureuses au sens où leur nécessité est implacable, et de même que jamais un coup de dés n'abolira le hasard — jamais une modélisation statistique de l'aléatoire et du stochastique n'abolira les marges nécessaires d'incertitude —, jamais aucune loi de la gravitation, aussi précise soit-elle, ne pourra conférer le droit d'échapper à ce fait de l'attraction terrestre. Cependant, comme le remarque Bacon, à cette rigueur intrinsèque des lois de la nature, inerte ou vivante, à l'inexorabilité et l'implacabilité de laquelle nul n'échappe, l'homme peut opposer sa propre rigueur. Celle-ci peut se donner à comprendre comme la ferme et constante résolution de commencer par obéir à la nature (comprendre et observer les effets de ses lois), pour ensuite pouvoir lui commander : "Vincitur natura parendo". Il s'agit en effet d'agir sur le cours des phénomènes en expliquant leurs principes et en prédisant leurs conséquences.
Dans le domaine de la science, on peut donc constater que c'est la rigueur intrinsèque des lois de la nature inerte (inexorabilité des mécanismes de la gravitation, de l'électromagnétisme et de l'optique), ou des lois de la nature vivante (implacabilité des mécanismes de la génération et de l'hérédité, de la croissance et de la conservation des vivants) qui semble indéfectiblement et invinciblement garantie.
Au contraire, la rigueur de l'applicabilité des modèles théoriques — cohérents et rigoureux en eux-mêmes, que ce soient des modèles statistiques ou des relations d'incertitude — à la réalité empirique, est toujours problématique et jamais définitive. Même si, d'un point de vue de la théorie de la connaissance, il peut paraître fondé de dire avec Kant que : "L'entendement ne puise pas ses lois dans la nature, mais au contraire les lui prescrit", et que : "L'esprit humain ne retrouve jamais dans les choses que ce qu'il y a auparavant introduit". Il semblerait cependant qu'il en aille exactement à l'inverse du point de vue des lois juridiques et politiques, censées gouverner la vie intérieure et extérieure d'un peuple ou d'une nation. Il apparaît en effet que le devoir être, ou le modèle idéal qui préside à l'institution des lois destinées à gouverner la société humaine, présente une rigueur à toute épreuve. En effet, tout individu est un être par nature politique. Car il saisit la nécessité d'une organisation et d'un ordre sociaux pour accomplir pleinement les facultés humaines, ce que tous les philosophes, d'Aristote à Kant, en passant par Spinoza, ont souligné constamment chacun à sa manière. Il en vient ainsi par conséquent à souhaiter rigoureusement une rigueur absolue des lois permettant le développement de l'humanité en société.
Cependant, le problème surgit de savoir ce qu'il reste de la rigueur théorique des lois juridiques et politiques, dès que s'inaugure la nécessaire application pratique de ces idées rigoureuses. Suivant celles-ci, par exemple, l'intérêt particulier doit rigoureusement s'effacer devant l'intérêt général, selon lequel il y a nécessité d'une contribution en hommes ou en biens, en temps de guerre pour défendre la nation.
Descartes remarque, en son Discours de la méthode, qu'il est de bonne méthode que les lois, si l'on veut leur conférer quelque rigueur — càd quelque unité, homogénéité et régularité dans leur construction — doivent être établies par un seul homme, le législateur illustré chez Descartes sous la figure de l'unique architecte. Le législateur chez Rousseau demeure d'ailleurs davantage un idéal qu'une réalité. Il doit par conséquent être rigoureusement et avantageusement remplacé par la souveraineté absolue du Peuple constitué en corps politique. En effet, un ouvrage bâti (en architecture par exemple) par un seul a coutume d'être plus solide qu'une oeuvre où diverses personnalités ont été mises à contribution.
D'autre part, pour que les lois soient vigoureuses dans leurs rapports mutuels, il convient qu'elles soient en petit nombre, ce qui présentera en outre l'avantage d'une plus grande rigueur dans leur application concrète. Ainsi vigueur et rigueur des lois sont liées. La régularité et la rectitude (dont le critère est l'effort de ne pas trop s'écarter de la règle initiale) sont liées à la puissance d'applicabilité de la loi et à son efficace (vigueur). Platon aussi, dans ses Lois, s'appuie sur l'idée d'une nature humaine qui doit suffire et satisfaire à la rigueur des lois instituées pour la vie sociale des hommes. Il fait de nombreuses références à ce législateur mythique de Sparte, Lycurgue. Il était seul et il a produit des lois qui était au fond la loi de tous, mais que personne n'avait eu jusqu'alors le courage de reconnaître comme telle. Certes, celui-ci représente moins la réalité que l'idéal de la rigueur aux deux sens du terme : d'une part, l'adéquation précise à l'exactitude du réel, et d'autre part l'inexorabilité, implacabilité ou indéfectibilité des conséquences auxquelles nul ne peut échapper.
Pour Platon, par conséquent, il n'est pas nécessaire de légiférer sur toutes choses, dès lors que cette loi unique est accessible à tous. Elle est en effet l'expression de la nature humaine, elle rythme et scande comme un chant intérieur à la conscience de chacun — on connaît le double sens de nomos, à la fois loi et chant — l'édification rigoureuse de ce qui doit être en chaque homme une République (un ordre rationnel) homothétique (conservant toutes proportions) avec la République comme chose publique commune à tous.
Mais cette référence constante, et presque idéale (en tout cas idéelle) à un fondement par nature d'une loi humaine ne laisse pas pourtant de se montrer en fait peu rigoureuse dans la particularité de la vie sociale. Pourtant cette supposée nature humaine doit conférer toute leur rigueur aux diverses lois concrètes chargées de rectifier le comportement humain par le retour à la norme et au paradigme transcendant. C'est ce qui a pu être remarqué par le positivisme juridique doctrine qui reprend, en les amenant à une rigueur plus grande, les thèses initiales du juspositivisme. Celles-ci s'opposent aux thèses du jusnaturalisme pour qui le droit, en tant qu'il est en droit l'expression de la rigueur des lois, doit être validé en toute rigueur par référence à une nature humaine transcendante. Mais cette hypothétique nature humaine demeure pour le positivisme juridique d'un contenu incertain et en tout cas peu rigoureux, parce qu'aucune réalité humaine observable empiriquement ne peut lui être nettement assignée.
La positivité juridique ne se réclame cependant pas de Comte, qui a pourtant fondé le terme de positivisme en lui assignant un sens rigoureux. Elle dénonce au contraire dans le jusnaturalisme une recherche vaine d'une nature humaine inexistante, par rapport à laquelle dès lors toute référence est source de conflits et d'abus du droit. Cette recherche presque mystique, en tout cas utopique, apparaît comme le symptôme d'une attitude bien peu rigoureuse. En effet cette démarche, que l'on peut qualifier d'anarchique, de métaphysique ou d'adolescente — ces termes peuvent ici être pris comme synonymes — recherche des causes transcendantes au lieu de rapports rigoureux et constants entre des phénomènes observables et variables.
Le positivisme juridique a été systématisé par Kelsen et sa Théorie pure du droit. Celle-ci cherche en toute rigueur à épurer la construction du droit de toute référence à une nature humaine inobservable. Le positivisme juridique, dont Kelsen est le véritable instigateur et investigateur, essaie d'établir que la véritable rigueur juridique consiste dans la capacité d'une loi, et du droit qui en est l'expression, à être sa propre norme et référence. Les lois juridiques sont ainsi qualifiées de rigoureuses lorsqu'elles évitent systématiquement de se perdre dans l'indétermination d'une référence non écrite et idéelle. Dans ces conditions le positivisme juridique pense ainsi réduire les dangereux abus des interprétations métaphysiques de la loi. Car celles-ci ont amené pendant la Révolution française par exemple, le Comité de Salut public à dériver vers la Terreur parce qu'il se croyait appuyé sur une référence transcendante à l'humanité. En fait il n'était gouverné que par ses propres passions tyranniques et irrationnelles, à tel point qu'il a fini par se retourner contre lui-même et se détruire, par manque de fondement positif.
La rigueur des lois pour le positivisme juridique consiste donc dans cette coïncidence absolue entre la lettre et l'esprit de la loi. L'esprit de la loi ne peut être rien d'autre, pour le positivisme juridique, que ce que dit la littéralité du texte de la loi. Ainsi se trouvent supprimées toutes les références floues à diverses interprétations de l'esprit de la loi. C'est alors, et alors seulement, que les lois atteignent rigoureusement leur pleine maturité ou positivité. Elles acquièrent alors ce caractère de scientificité rigoureuse puisqu'elles sont des faits à part entière, en d'autres termes, plus comtiens, des relations constantes entre des phénomènes variables.
La définition que donne Montesquieu en son Esprit des lois de la loi comme "rapport nécessaire qui dérive de la nature des choses", est rendue caduque parce que la notion de nature des choses reste entièrement indéterminée pour Comte. La rigueur en revanche consiste donc bien en cette coïncidence maintenue entre ce que dit explicitement le texte de la loi, et ce qu'il voudrait dire. Le contenu du texte de loi est le droit, càd ce qu'il est droit, juste, normal de faire. La forme même de la loi est l'universalité, dont l'expression est l'intention qui préside à son vouloir-dire. Entre ce que dit explicitement le texte de loi et ce qu'on aurait pu vouloir lui faire dire, il n'y a plus aucune distance.
Les conséquences de cette conception rigoriste et formaliste de la loi et du droit demeurent cependant problématiques. En effet, d'un côté on observe un gain au niveau de la rigueur théorique. Celle-ci peut en effet être définie comme l'adéquation d'un modèle, càd d'une méthode, avec son objet, puisque celui-ci dérive entièrement d'une méthode. Mais d'un autre côté on constate que cette volonté excessive de rigueur théorique conduit au résultat inverse de celui qui était escompté, puisqu'on aboutit précisément à un défaut de rigueur.
En effet, puisqu'aucune référence à un esprit de la oi ne saurait être conçue par la positivisme juridique, seule une prolifération massive et abusive des textes de lois et des motions de droit peut sauver la nécessité d'adapter la loi générale à la variété infinie des cas particuliers. En conséquence de quoi, dans le positivisme juridique, ce n'est plus l'esprit qui légifère, en rectifiant vers plus de rigueur et de vigueur la correspondance entre la littéralité de la loi et son intention profonde (son esprit). Mais au contraire ce sont seulement des textes qui s'ajoutent mécaniquement et extérieurement à d'autres, en une accumulation incessante et stérile, qui sclérose la loi en la vidant de son esprit. Celui-ci en effet demeurait la seule instance pouvant conférer à la loi quelque vigueur seule susceptible de s'adapter sans succomber aux nécessaires exigences de rigueur dans l'application des lois. En effet la rigueur n'est pas contraire à la souplesse et à la force ou vigueur. Mais un excès de rigueur confine à la rigidité surtout quand la nature de l'objet ne peut s'y prêter.
Il convient donc enfin de chercher la rigueur des lois humaines. Celles-ci sont destinées à assurer le plein développement de chacun par le plein développement de tous. Dans cette sphère de développement et de déploiement, on ne se heurte plus à l'inconvénient propre au conventionnalisme juridique. Cet inconvénient peut se définir par le fait que l'ensemble des lois d'un même système juridique apparaît comme peu rigoureux — même si chaque loi qui compose ce système reste par elle-même rigoureuse puisqu'elle est à elle-même sa propre norme. Ce manque de rigueur peut se caractériser doublement. D'une part d'un point de vue théorique, par manque de cohérence logique, puisque les textes s'accumulent sans lien organique, sans principe unitaire, mais suivant une stratification rigide et aveugle. D'autre part d'un point de vue pratique, par manque d'efficacité — la rigueur requiert en effet la cohérence et l'efficacité —, parce qu'aucun fil conducteur n'apparaît plus pour guider l'homme.
On peut certes parler au pluriel de lois religieuses, mais il ne semble pas très rigoureux d'envisager plusieurs lois morales, à moins d'en faire des lois juridiques et politiques déguisées sous des aspects religieux. En effet la religion, dans les sociétés archaïques, se confond avec la morale. Les lois religieuses, comme on peut le voir dans l'Ancien Testament, sont avant tout des facteurs de cohésion sociale et des principes moraux dérivés d'un fétichisme de la loi divine. A ce titre, la loi divine, telle qu'elle apparaît gravée dans l'Ancien Testament sur la table mosaïque du Décalogue, apparaît précisément rigoureuse au sens le plus primitif du terme : Dieu est inflexible, inexorable, jaloux, et sa vengeance est terrible. Les lois sont rigoureuses au sens militaire du terme, car la répression, ordonnée par les prêtres investis du pouvoir divin, est terrifiante. Aussi la seul application rigoureuse des lois n'est-elle nullement d'ordre intellectuel, puisque seule l'obéissance aveugle et littérale est requise. Au contraire, le Nouveau Testament, s'il paraît plus souple que l'Ancien Testament (et donc apparemment moins rigoureux, au sens brutal du terme), est en réalité plus rigoureux, autrement dit moins rigide et aveugle. Car il permet une interprétation de la loi, qui serait non rigoureuse dans la sphère des lois scientifiques, mais qui, ici en tant qu'elle est conforme à la nature même de son objet est précisément rigoureuse. Car la rigueur consiste, pour Bergson, non pas en une référence figée à un modèle unique, mais dans l'adaptation parfaite d'un objet à une méthode qui lui est intrinsèquement liée.
Bien entendu, la nouvelle loi n'est pas en contradiction avec l'ancienne, amis elle la réinterprète à la rigueur, en toute rigueur, conformément à sa nature propre précédemment enveloppée et contenue germinativement dans une rigueur apparente — l'implacabilité de la force, inexorable. Cette rigueur apparente laisse place à la rigueur réelle, qui consiste essentiellement dans l'adéquation de la lettre à l'esprit, ou la possibilité de réinterpréter la lettre en fonction de l'esprit. On observe déjà cette brutalité d'une rigueur grossière dans le théâtre mythologique de Sophocle. Celui-ci, dans son Antigone, met en contradiction la rigueur brutale, conventionnaliste de la loi de la cité (Créon), et la rigueur douce, intérieure, mais tout aussi intransigeante, de la loi du coeur (Antigone). Cette brutalité de la rigueur grossière pourra être comprise et dépassée à nouveaux frais par la notion même de loi morale, telle que l'a définie Kant dans ses Fondements de la métaphysique des moeurs. Les trois sens principaux du terme de rigueur se déclinent d'abord comme cohérence logique universelle, ensuite comme adéquation du modèle et de la méthode avec l'objet qu'ils sont censés déterminer, enfin comme efficacité ou plus exactement efficience pratique inexorable et inéluctable. Le principe de réconciliation de ces trois sens principaux semble pouvoir être atteint dans la notion même de loi morale.
La loi morale serait ainsi susceptible de se trouver au fondement véritable des lois juridiques et politiques. Mais il ne faudrait pas aller jusqu'à dire que le rigorisme et le formalisme moraux de Kant sont très peu rigoureux parce qu'ils ne correspondent pas à la réalité pratique de fait. Certes, Kant souligne à plusieurs reprises qu'il n'est pas souhaitable que le philosophe (autrement dit le serviteur de la loi morale) devienne politique, parce que le pouvoir corrompt, selon la remarque de Machiavel. Et inversement il serait illusoire de prétendre qu'il soit possible que le politique exerce une politique morale à la place de sa morale politique—autrement dit sa politique déguisée machiavéliquement en morale. Cependant, Kant prend bien tout son temps et toute sa peine pour expliquer, dans son opuscule sur Théorie et pratique (Sur le lieu commun selon lequel il se peut que ce soit juste mais en pratique cela ne vaut point), qu'à l'inverse de l'activité scientifique — où a rigueur des lois est obtenue grâce à la rigueur de la méthode, qui n'hésite pas à rectifier et affiner une théorie en fonction du verdict de l'expérience —, en morale c'est au contraire la théorie pure qui détermine en toute rigueur la simple possibilité de l'expérience à laquelle elle confère tout son sens. La sphère de la moralité se détermine en effet par le pouvoir d'être, par la représentation, cause des objets de cette représentation.
Ainsi, la loi morale n'est nullement fondée sur l'expérience, ce qui lui permet d'être absolument rigoureuse. Tout d'abord en effet, parce qu'elle est logiquement non-contradictoire, puisqu'elle élève non contradictoirement les maximes individuelles de l'action à l'ordre de l'universalité. Ensuite elle est parfaitement adéquate à son objet, puisqu'elle le constitue intégralement : car même si aucune action n'a été accomplie par devoir, la loi morale demeure un idéal normatif et prescriptif incorruptible. Enfin, la loi morale est rigoureuse au troisième sens du terme, car sans être brutale, elle reste d'une efficience remarquable, puisque le simple fait de vouloir raisonnablement — autrement dit de manière pure, désintéressée, sans mobiles ou motifs pathologiquement extorqués — la loi morale me rend déjà, nous dit Kant, en quelque sorte, moral.
Ainsi, il peut apparaître, au terme de cette analyse, que la rigueur des lois ne doit pas être cherchée du côté de l'objet, mais plutôt à l'intérieur du sujet qui construit et applique les lois, scientifiques ou humaines. La véritable rigueur consiste donc, pour un sujet et la méthode qui l'anime, à être conforme à son objet qu'il construit et qu'il applique.
Ainsi, les lois s'avèrent véritablement rigoureuses quand le législateur montre suffisamment de vigueur, de force de caractère pour donner de la rigueur aux lois qui lui sont appliquées. Chacun, dans une République idéale pourrait et devrait être à la fois les trois instances qui caractérisent le législateur, qui construit, qui applique et qui intériorise les lois. C'est ce que Platon nous montre très bien dans l'Apologie de Socrate où les lois, en leur prosopopée admirable, le rappelle à l'ordre en lui insufflant la vigueur de respecter leur rigueur, conditions de leur puissance et utilité pour l'éducation de l'homme et du citoyen. Cette injonction fondamentale transparaît davantage dans le Criton (sur le devoir) où Socrate montre à Criton que la rigueur véritable des lois dépend de sa vigueur personnelle, à lui, Socrate, à les respecter, autrement dit à ne pas céder à la tentation facile de s'échapper même sous un motif plausible (l'innocence de fait avérée de Socrate) même si Criton lui en offre la singulière opportunité. En effet, même si l'application des lois est injuste et déterminée par les passions (Anytos, Mélétos, Lycon), la vraie justice consiste à les respecter inconditionnellement. Ainsi, l'ordre est conservé, car il est finalement la vraie justice, principe de la République, qui doit se trouver et se tenir effectivement à l'intérieur de chacun d'entre nous. La rigueur des lois sera donc en dernière analyse celle de la vigueur que montre celui que les constitue, les applique et les subit.
Christophe Steinlein (avril 1991).
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