vendredi 14 juillet 2017

L'origine des langues

D'un strict point de vue ordinaire et immédiat il semblerait que l'origine des langues ne fasse pas problème. En effet tout le monde sait que les langues existent positivement, qu'elles sont multiples, et qu'elles ont une fonction éminemment utilitaire dans la vie pratique des individus et des sociétés. Apparemment donc, rien ne pose problème, rien ne fait question dans ce thème de l'origine des langues. On serait par conséquent volontiers tenté de le renvoyer à l'étude positive des langues, qui se caractérise de deux manières. D'une part du point de vue philologique, qui consiste dans l'étude des racines et des étymologies, et aussi de la construction et constitution des textes. D'autre part du point de vue ethno-linguistique, qui consiste dans la recension et la comparaison de toutes les langues pratiquées, à l'oral comme à l'écrit, dans la dimension individuelle et collective, à la surface de la Terre.

Cependant, déjà dans cet aveu temporaire de banalité, de platitude, surgit la question du rapport de la langue à l'espace, au temps, et à l'unité structurelle et fonctionnelle vivante et singulière de chaque langue. Certes, on peut assigner historiquement au XVIII ème siècle (siècle de la raison et des lumières), l'émergence de la préoccupation à propos des langues, comme en témoigne d'ailleurs l'essai que Rousseau a consacré à ce thème (Essai sur l'origine des langues). Pourquoi peut-on être préoccupé par ce thème? N'est-ce pas d'un part par le sentiment humain de l'importance du temps, comme passé, histoire, évolution et devenir? Et d'autre part n'est-ce pas le souci d'établir une traçabilité du phénomène linguistique qui est à l'origine de la préoccupation de l'origine des langues? En effet ne se doit-on pas de penser l'interface, l'intersection problématique et féconde entre d'une part le caractère positif, matériel, social, des langues, et d'autre part leur rapport avec l'activité de l'esprit dans ses dimensions de raison, de langage, et de pensée? Bref, il semblerait que ce soit le problème du rapport entre la particularité et l'universalité qui soit posé à travers la question de l'origine des langues.

Se poser la question de l'origine n'est jamais un pur souci archéologique, historien, positif. Se profile en effet immédiatement à l'horizon la préoccupation de l'état actuel des langues, et leur devenir en fonction des modifications de l'existence dues à la perfectibilité et au progrès dans le temps. La question de l'origine apparaît en effet comme un thème majeur au XVIII ème siècle. A tel point que Rousseau, entre autres, a pu consacrer sa pensée à l'examen de l'homme dans l'état de nature (Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes), mais aussi à l'examen du devenir des sciences et des arts (Discours sur les sciences et les arts et si leur progrès a contribué à épurer les moeurs). Mais il a accompli cette démarche toujours animé par le souci du présent et de la détermination de solutions politiques (Le contrat social), ou anthropologiques (Emile ou de l'éducation, Julie ou la nouvelle Héloïse), en rapport étroit avec le souci du devenir humain.

Il en va ici de même avec le souci généalogique (la recherche d'une origine) et génétique (la reconstitution d'un processus de formation) appliqué aux langues. On sait d'emblée que les langues présentent une positivité de fait : leur multiplicité, leur diversité, leur détermination dans l'espace et le temps, leur exercice et usage transformatifs dans l'élément social. Mais par-delà cette positivité on pressent aussi que se trouve et se tient la question de leur rapport à la pensée (par la médiation de la faculté de langage) et au corps (par la médiation des sens, de l'imagination, des besoins et des passions). Dès lors il est nécessaire de déterminer la notion même d'origine selon trois axes. En effet on sait que les langues n'ont pas été entièrement faites et fabriquées par l'homme — à la différence par exemple des langages formels, informatiques, automatiques. Mais aussi on pressent qu'il reste à penser ce noyau principal dérobé derrière tout ce qu'on peut assigner de positivement constitué et institué dans la structure et la pratique des langues. Subsiste toujours ainsi (qui empêche que la recherche ne soit que gratuite), de déterminer ce qu'est le présent des langues — dans leurs réussites comme dans leurs déviations —, afin d'esquisser ce qui pourrait raisonnablement être leur devenir. L'origine des langues pourra donc s'entendre successivement selon trois axes. D'abord du point de vue de l'espace et de la mise en espace (originarité). Ensuite du point de vue de leur commencement dans le temps (originellité). Enfin, du point de vue de leur unité intrinsèque, dans l'examen de la question de savoir si elles maintiennent en elles toujours déjà une finalité, un but immanent (originalité).

Dès lors la question de l'origine n'apparaît plus comme exclusivement d'ordre philologique (muséal), historique (narratif), ou ethno-linguistique (anthropologique). Elle s'avère au contraire éminemment problématique (d'ordre philosophique et éthique), en ce qu'elle se déploie en une série de points de vue antinomiques et critiques. L'origine des langues est-elle absolue ou relative? Est-elle une intériorité ou une pure extériorité? Est-elle transcendante ou immanente? Est-elle naturelle ou conventionnelle? Prend-elle racine dans les besoins du corps ou dans les passions de l'âme?

Il semblera donc de bonne méthode d'inverser provisoirement le thème de l'origine des langues et de se préoccuper d'abord à l'inverse de ce qu'ont pu être les langues de l'origine (supposée) de l'homme — et si ce concept peut recouvrir un sens. En suivant ce fil directeur méthodologique de la traçabilité et de la régulation, peut-on montrer que l'origine des langues n'est nullement figée dans le temps? Cet acquis éventuel ne laissera-t-il pas l'espoir de comprendre leur état et statut présents, et d'esquisser un devenir possible? Mais d'abord qu'en est-il du rapport des langues à l'espace (localisation géographique) et à leur mise en espace (tissu social)?

On doit d'abord poser minimalement que parler c'est faire usage dune langue comme système de signes pour exprimer et communiquer ses sentiments et ses pensées. Il en découle que parler c'est toujours parler en un lieu et à partir (depuis) d'un lieu. Parler en effet c'est d'abord raconter, narrer, établir un récit qui retrace une continuité dans le temps : celle de phénomènes, d'événements et d'actions, comme celle d'états intérieurs et antérieurs de la conscience, de l'âme, de l'esprit. Mais pour inscrire cette narrativité dans l'élément du temps encore faut-il une référence (un appui) à une entité stable. C'est donc le rassemblement globalement stable qui fournit le premier élément essentiel à la pratique de la langue. En effet l'homme primitif (au sens de celui qui habite en premier la Terre), au sein d'une nature abondante voire luxuriante, n'a pu faire l'usage d'une langue au sens où nous l'entendons. Certes, il possédait l'organe du même nom, constitué nécessairement par la nature en vue d'un usage vital (ingérer et crier). Cet usage vital est au fond relatif à la fonction première de conservation. Mais il est lié aussi à la fonction seconde, qui consiste à fuir (en déclenchant par la modulation brute de sa propre voix un mouvement impulsif du corps), ou faire fuir (par le même mécanisme) le vivant susceptible de présenter un danger pour la conservation de soi.



Il ne faut cependant pas se leurrer, et accepter pour l'instant de laisser de côté l'idée religieuse d'une transcendance divine de la langue introduite en l'homme afin qu'il nomme et dénomme les choses. L'espace ici envisagé est rien moins qu'utopique (adamique et édénique), il est l'espace vital commun à tous les vivants. Dans ces conditions, comme on le voit encore chez les animaux l'organe de la langue présente plusieurs fonctions de base. Il est d'ailleurs plus long et puissant chez les mammifères supérieurs que chez l'homme, car la fonction crée et façonne l'organe selon un principe biologique admis. Chez les animaux, il sert d'abord à exprimer (par des cris inarticulés, grognements, borborygmes et éructations diverses) la nécessité de l'accouplement (comme expression brute d'un besoin). Ensuite il sert à rasséréner et nettoyer par la caresse buccale : il n'y a d'ours mal léché que chez les humains, et par métaphore uniquement!

Dans ces conditions de prédominance d'un espace brut, primitif, non différencié symboliquement (espace vital et non espace social), il est certain que la langue — comme système ustensilaire et utilitaire de communication, de conversation et de conservation spirituelle — n'est pas possible. Car il n'y a rien à dire, rien à raconter. Aucune continuité dans le temps n'est possible ni souhaitable, seul règnent l'immédiateté et l'instantanéité du besoin ponctuel et sa satisfaction aléatoire. Il est d'ailleurs étonnant de noter que par un affinement successif la langue comme organe finit par désigner la langue comme système symbolique et articulé de signes. Ce résultat est sans doute imputable à la métaphore (déplacement de sens), puis à la métonymie (considération d'une partie pour désigner le tout), enfin à la synecdoque (détermination du caractère principal d'une partie pour désigner l'ensemble).

Mais cette équivalence des dénominations (homonymie) ne se trouve précisément peut-être pas dans toutes les langues, tellement celles-ci sont riches, variées et pleines de ressources et d'expédients. "Par divers moyens on arrive à pareilles fins", "Quel sujet merveilleusement divers et ondoyant que l'homme" (Montaigne). L'entité matérielle, anatomo-physiologique, qu'est la langue, passe de sa fonction la plus basse — ingérer, moduler des cris d'attraction et de répulsion, caresser, rasséréner et nettoyer — à sa fonction la plus haute : moduler des expressions de sens, signes de l'activité la plus haute de l'esprit, de la pensée et de la raison.

Ce passage est précisément rendu possible par la réappropriation de l'espace vital en espace social, stable, espace de communications et d'échanges verbaux. On peut ainsi supputer une certaine originarité des langues dans la lente constitution et institution d'un espace qui devient un lieu, dans lequel on parle et duquel on parle. En témoigne ce qu'a rendu possible le progrès de la culture, à savoir une véritable Poétique de l'espace (Bachelard), où le génie de la langue et la singularité de son utilisateur se donnent carrière pour décrire, articuler, et raconter les différents lieux de vie. Au départ l'espace n'est qu'un champ, autrement dit un ensemble de possibilités, de virtualités et de potentialités, permises par la conformité aux lois de l'expérience. Puis il s'affine en territoire, en un mot l'inscription et la détermination de limites qui rendent possible la stabilité, en atténuant le caractère métastable de la précarité dans la primitivité. Enfin apparaît la constitution d'un domaine, c'est-à-dire un espace social maîtrisable, transformable, dans lequel la culture se déploie rationnellement.



Alors les langues (organes individuels) se dé-lient, se dé-prennent de l'assujettissement à des besoins massifs et unilatéraux. Mais par compensation elles se lient, se relient et s'allient d'une autre manière, plus spirituelle. Cette mise en espace apparaît dès lors comme la condition de l'émergence du sentiment qu'autrui existe, en tant que sa présence peut instituer un régime stable de l'usage de la langue. On ne parle (et on ne peut parler) qu'à l'autre. Le soliloque n'est jamais que l'introjection de l'autre, par dédoublement rationnel, sous la figure du même. On comprend ainsi par illustration génétique, la profonde remarque de Saussure dans son Cours de linguistique générale, selon laquelle la langue est un système clos de différenciations pourtant non figées. Cette clôture, pour effective qu'elle soit, reste d'ordre organique. Sa structure plastique en effet permet l'infusion de modifications provenant de configurations extérieures. Tout comme un corps vivant est clos (il possède une unité interne), mais s'établit dans une relation osmotique avec son milieu extérieur : il procède à des échanges et des modifications tout en conservant son unité.

De tout temps les langues sont donc vivantes bien que transformatives. A l'intérieur du discours, d'après ce qu'on peut appeler le théorème de Platon (Auroux, Philosophie du langage), s'effectuent un entrelacement et un entrecroisement de verbes et de noms pour assurer sa trame : onomaï kaï rhémaï kata sumplokeïn. De même la langue émerge d'une communauté à travers la profération individuelle qu'elle contribue à transformer en retour (thèse de Sapir-Worf). La langue est utilisée par le locuteur individuel pour représenter son monde social, qui en retour ne cesse d'en modifier, toujours organiquement selon le principe du système clos mais vivant, les configurations diverses. Autrui apparaît évidemment dans ces conditions comme le médiateur par excellence de ce processus d'émergence, de transformation, de confirmation et conservation de la langue, par son usage et sa pratique conversationnels. La présence et le mouvement des corps individuels — en fonction des situations concrètes extérieures — constituent par les gestes, les attitudes, les conduites, les mimiques, les postures, à la fois un élément extérieur et une force intérieure dans la constitution d'une langue.

Cependant, en tout état de cause, l'analyse du rapport de la langue à l'espace ne serait pas complète, si n'était prise en considération, non plus l'appropriation de l'espace, mais le déplacement dans l'espace. C'est un fait archéologique et paléontologique incontestable que des migrations importantes de groupes humains, à partir d'une certaine stabilité interne acquise, ont dû avoir lieu, à partir de pressions objectives externes. Doivent par conséquent être pris en compte les changements de climat, la raréfaction du biotope, les modifications de la configuration du relief (sur de grandes échelles de temps). Doit aussi y être ajoutée la pulsion aventureuse de l'humain (due à ses potentialités indéfinies. Nietzsche nous le rappelle: "L'homme est l'animal le plus aventureux, le plus courageux, le plus exposé", car précisément l'homme est de fait "l'animal dont le caractère propre n'est pas encore défini".

Dans ces migrations, ces collapsus, les systèmes de langue restent globalement clos, mais se modifient de l'intérieur dans les différenciations de leurs éléments. Se posent dès lors des problèmes de traduction, de passage d'une langue à une autre, et leurs conséquences. On peut observer comme conséquences par exemple l'abandon de certaines formes, la contamination de certaines autres. La migration d'Est en Ouest, du Sud au Nord, constitue donc aussi une partie de l'originarité des langues. Il est indéniable qu'il y a une raison explicative à la différence des sons des langues du Nord (gutturaux, cassants) et du Sud (volubiles, labiles, presque volatils). On peut aussi noter une différence dans l'exercice, l'usage et la pratique de la langue : sobre et parcimonieux dans le Nord, exubérant et généreux dans le Sud.

On peut se trouver en mesure, à ce stade de la réflexion, d'esquisser une détermination des cinq figurations problématiques de l'origine des langues, posées en introduction.

1°/ L'origine des langues n'est pas absolue, donnée en soi et par soi, mais plutôt relative, liée et limitée au mouvement dans l'espace et à la constitution de l'espace social.

2°/ L'origine des langues n'est donc pas transcendante, comme aurait pu l'accréditer la représentation religieuse du don divin d'un usage originaire (utopique) complet de la langue.

La Tour de Babel n'est qu'un récit religieux, de nature mythique Il n'a jamais existé une seule langue, qui aurait rendu l'homme puissant et orgueilleux et aurait déterminé Dieu à la faire éclater par al confusion en vue d'un affaiblissement. On peut montrer au contraire que la diversification des langues est la marque de l'enrichissement de l'esprit plus qu'un appauvrissement, en ce qu'il ne perçoit plus unilatéralement la réalité, mais s'enrichit de la multiplicité des points de vue sur le réel, par la médiation de la traduction — mais il est vrai aussi que le Diable parle toutes les langues! L'interprétation rationnelle de ce mythe consiste à comprendre que c'est l'appétit de pouvoir qui provoque l'incompréhension et la confusion. L'originarité de la langue semble au contraire immanente à sa mise en espace. Elle se déploie en effet de l'intérieur selon des lois intrinsèques, qui intègrent évidemment les conditions d'existence.

3°/ Mais pour autant cette originarité des langues n'est pas une pure intériorité, innée, mais se constitue, s'acquiert progressivement dans un mouvement incessant d'extériorité. Le système de chaque langue est clos, organiquement, mais mécaniquement et matériellement ouvert. Cette clôture est comme celle d'un organisme vivant, dont la vie est ce principe d'unité interne, cette entéléchie première. Cette ouverture est en revanche condition de ses échanges et de ses représentations, qui ne peuvent prendre leur source que de l'extérieur, car vivre c'est agir selon des représentations.

4°/ En outre cette originarité des langues ne présente nullement le caractère de naturalité — au sens d'une immuabilité, d'une unité et d'un nécessité —, mais plutôt celui de conventionalité. C'est en effet un débat traditionnel depuis le Cratyle de Platon, de chercher à déterminer si l'origine de noms est naturelle ou conventionnelle. La thèse naturaliste admet que les noms représentent directement des idées immuables qui existent par nature et en soi. La thèse conventionnaliste au contraire est le fruit d'une concertation raisonnable qui tient compte dans la dénomination des effets du temps et de l'utilité concrète de la langue. Ce peut en effet être une tendance irrépressible de l'esprit que d'assigner aux langues une origine immuable, donc naturelle. Mais les faits démentent cette position.

Le génie de chaque langue peut sans doute s'offrir à un usage national (l'usage des natifs qui croissent dans cet élément initial) et un usage naturel, au sens où la langue possède déjà une certaine unité qui la dispense pour être efficace d'être travaillée et rendue savante. Mais ces deux dispositions n'en attestent pas moins, par la variété de ses figures positives, la présence d'un travail collectif de concertation au fil immémorial du temps. On sait que le lien social atteint sa forme la plus riche, solide et achevée, par un lent travail de concertations et de conventions raisonnables, qui intègrent des paramètres comme l'habitude, la nécessité, les fantaisies. De même une langue, même si elle forme toujours un système clos organiquement, atteint cependant la perfection de son contenu en s'enracinant dès son originarité dans le principe du conventionnalisme. Ce principe du conventionnalisme s'appuie sur la discussion, l'examen, le dialogue, trois formes qui participent au contenu qu'elles ont en charge d'élaborer, non par une circularité stérile, mais par une osmose féconde.

5°/ En fin, "last but not least", la question de l'originarité de langues (question de l'origine de leur lieu ou de leur lieu d'origine), rencontre nécessairement l'alternative problématique de savoir si elles dérivent de l'expression des besoins ou de la représentation des passions. On sait que Rousseau dans son Essai sur l'origine des langues tente de réfuter la position de Condillac. Pour celui-ci en effet ce sont les besoins et leur irrépressible tendance à la manifestation expressive en vue d'une satisfaction immédiate (ou médiate), qui déterminent le recours la constitution progressive de langues.

Qui, de Rousseau ou de Condillac, se rapproche le plus de la vérité? Comme partout, le faux n'est pas tant l'extériorité de la vérité que son incomplétude, autrement dit sa perception unilatérale (position de Hegel). Il n'est sans doute pas faux de dire que l'usage de la langue a partie liée avec l'expression des besoins et la nécessité de les satisfaire de manière urgente ou médiatisée. Cette position s'inscrit dans une perspective sensualiste cohérente selon laquelle toutes nos représentations dérivent des sens et y retournent.

Cependant on est droit de concevoir que cette position est incomplète, car elle ne perçoit qu'une partie de la réalité : vraie dans ce qu'elle affirme, fausse dans ce qu'elle nie (position de Leibniz).

C'est ce que voit finement Rousseau en montrant par des arguments d'extériorité et d'intériorité que la position de Condillac ne recouvre pas toute la réalité. En effet, d'une part, il est cohérent d'admettre que l'homme dans l'état de nature, au sein d'une nature abondante et facile, n'éprouve aucun mal à satisfaire le besoin sans l'aide d'autrui (dont la présence est liée à la communication de l'aide ou à l'association). Pourquoi dès lors se compliquerait-il la vie à inventer une langue ou un système de signes destinés à communiquer ses besoins et les intentions de les satisfaire (avec l'aide d'autrui ou malgré lui)? C'est seulement après une modification extérieure de la nature, qui va dans le sens d'une raréfaction et d'une précarité croissantes — le fameux écart fatal (clinamen, parenklisis) de l'axe de la Terre — qu'il en éprouve deux effets corrélés.

D'une part il ressent la nécessité de se rassembler et d'émigrer, et ressent des passions qui n'existaient pas dans l'état de nature. S'ensuivent alors nécessairement des rapports de comparaison et de concurrence aux autres, des inclinations au commandement, à la vanité, à l'orgueil, étouffant la pitié et l'amour de soi.

Mais aussi peut intervenir comme par un processus de compensation la perfectibilité comme état de fait, inscrite dans la nature de l'homme, mais qui ne peut seulement commencer que dans le temps de la raréfaction et de la pénurie. Par parenthèses et pour prolonger l'idée de Rousseau d'une certaine dialectique de la nature (qui se retire pour favoriser la nature de l'homme), on peut espérer que le nihilisme actuel qui dure depuis trois siècles, et qui est une autre figure de la raréfaction, va permettre une ré-initialisation, un début inchoatif d'une nouvelle perfectibilité humaine, d'un nouveau mode inouï de sa perfectibilité. C'est ce que croyait Nietzsche qui pourtant n'aimait pas Rousseau : la raréfaction et le rétrécissement de la figure humaine sont susceptibles de faire émerger la figure du surhumain.

En tout état de cause, et quoi qu'il en soit, les passions naissent de tels rapprochements et rassemblements, dus à des modifications externes des conditions, alors qu'elles étaient au préalable ensevelies dans la sphère purement sensible de l'existence. Les sens en effet sont clos sur eux-mêmes et réglés immuablement sur les besoins vitaux minimaux (se conserver, se reproduire). Les passions au contraire sont ouvertes, aventureuses, mais susceptibles en revanche, par compensation, d'être traitées et sublimées par la perfectibilité. C'est d'ailleurs autour du fameux "pur cristal des fontaines", que des humains en se retrouvant communiquent leurs passions, autrement dit le sentiment de la différence de soi et d'autrui, et ce qui s'ensuit. L'interprétation de Rousseau est donc plus complète, et ainsi plus satisfaisante, que celle de Condillac, qui n'en représente qu'un moment initial.

L'erreur de Condillac n'est pas tant une extériorité radicale au vrai qu'une incomplétude ou unilatéralité dans l'élément du vrai. Elle est d'avoir projeté un mécanisme abstrait, modélisé sur la figure de l'homme, dans une recherche pourtant légitime de l'origine. Mais cette recherche reste statique et figée. Comme si l'homme pouvait se satisfaire uniquement de ses sens! (position que toute expérience ne cesse de démentir). Cette recherche n'est pas dynamique et génétique, elle ne laisse pas sa place au temps, à l'histoire, à la perfectibilité.

Si on prend par ailleurs l'usage et l'exercice de la langue dans sa dimension de commandement, de domination et de pouvoir, il apparaît qu'elle est liée aux passions, et qu'elle était nulle et non avenue dans les circonstances primitives d'isolement et d'abondance.

Car il faut nécessairement un espace social (même minimal et embryonnaire) et des limites certaines qui lui assurent sa stabilité, pour que naisse cette passion de dominer, de commander, de persuader, et d'accéder ainsi par l'effet de la parole et de l'invocation des mots à la reconnaissance d'une image (fut-elle artificielle et falsifiée) de soi par les autres. Cet usage abusif de la langue peut être interprété comme le dérèglement d'un corps vivant, organiquement. Il n'est au fond que l'usage pervers, perverti, "dé-généré", de l'usage de la langue initiale. Cet usage initial pouvait s'entendre comme expression d'un chant et d'une musicalité poétiques, non pas tant de la vie que du rapport entre la vie (la nature dans ce qu'elle a de serein) et ce vivant particulier, spirituel, qu'est l'homme.

L'intuition fondamentale de Rousseau — qu'il a d'ailleurs appliqué à sa propre personne en se tenant à l'écart — est que la proximité et la promiscuité, dues à une compression et réorganisation de l'espace, engendrent à la fois des passions et l'outil (la langue) pour les satisfaire. L'insociabilité, le désir de commander s'entendent dès lors comme le souci, dans la sociabilité naissante, d'une part de démultiplier le pouvoir par la force et le pouvoir des mots et de leurs combinaisons dans la langue, et d'autres part en retirer un profit symbolique dans la satisfaction d'être préféré aux autres. C'est précisément tout le mystère de l'insociable sociabilité — Kant prolonge et achève l'intuition de Rousseau — que de rendre possible une résolution harmonieuse de ce conflit fondamental dont la langue reste l'outil privilégié. On pourrait presque dire que l'origine réside dans la langue, même s'il reste inexact de dire que l'origine de la langue demeure dans le pouvoir, sa condition de possibilité et son effectuation.

Ainsi le lieu de parole où s'exerce l'usage de la langue par la faculté de langage, permet de s'approprier le discours sur un lieu, qui est celui du pouvoir.

Mais en tout état de cause la question du lieu ne suffit pas pour analyser l'origine possible et éventuelle des langues. Certes, l'ethnolinguistique examine les déterminations spatiales des langues et les pense comme enracinées dans un espace social de communication, d'échanges et de pouvoirs : commandements, injonctions, persuasions, magie invocatoire des mots, des tournures sacrées et rituelles. Mais il reste à penser en un second temps, consacré à l'histoire, au récit et à la perfectibilité, l'éventualité et la possibilité d'une origine temporelle des langues.

Il sera donc maintenant question de l'originellité, si l'on nous pardonne ce néologisme qui met en symétrie les trois figures de l'origine. Il n'y a sans doute pas tant un temps de commencement des langues qu'un commencement du temps de langues, temps exactement coextensif à l'homme lui-même. Car l'origine de l'homme est spirituellement inassignable, il est toujours déjà donné comme un tout, malgré la récurrence des fables qui entreprennent de persuader d'une dissociation de ses facultés. Ce n'est sans doute pas tant le problème abstrait, et sans doute comme tel illusoire, du commencement dans le temps, des langues — ni celui, tout aussi suspect, du commencement du temps des langues —, que celui de leur perfectibilité, qu'il nous faut maintenant examiner.

Nous avons vu en effet quel rôle jouent l'espace et la transformation de ses figures dans la constitution des langues. Maintenant examinons quel rôle peut jouer le temps dans l'accomplissement d'une langue. Les langues émergent d'un certain lieu qu'elles contribuent à constituer et dont elles maintiennent une certaine permanence dynamique. Mais simultanément — car le temps est tout autant que l'espace la forme de l'humaine condition —elles émergent d'une certaine continuité créatrice de la durée, qu'elles contribuent en retour, par l'usage récitatif, narratif et historique qu'on en fait, à en confirmer la stabilité.

Certes, on ne saurait nier l'existence de langues de tradition orale, dans lesquelles seule al continuité physique de la transmission est assurée. Certaines de ces langues — parmi les quelques six mille qui existent encore actuellement — sont vivantes, mais on observe qu'elles n'ont pas évolué. On les nomme des langues fossiles (Hagège, l'homme de paroles). Cette découverte tendrait à prouver que la condition de perfectibilité dans le temps, d'une langue, est sa grammatisation ou son alphabétisation (Auroux, Philosophie du langage). Ce sont des processus par lesquels on fixe et systématise les items phonétiques et sonores d'une langue, à l'origine bien évidemment de nature orale. Ce fait n'a été possible dans l'histoire humaine que par l'apparition de l'écriture (en 3000 avant notre ère). Cette première révolution techno-linguistique précède l'invention de l'imprimerie, comme objectivation et diffusion exponentielle de l'écriture. Cette deuxième révolution techno-linguistique rend possible la toute récente invention des langues formelles, dans le cadre d'une tentative de digitalisation de l'esprit : automatisation, traduction, documentation, logique, informatique.

Dans ces conditions, quoi qu'il en soit et en tout état de cause, on est par conséquent légitimement amenés à se poser la question de savoir si une langue atteint sa perfection, son achèvement, à partir du moment où elle est déposée dans l'écriture. L'écriture apparaîtrait alors comme le pivot temporel, indéfiniment perfectible, qui marquerait la véritable origine des langues, comme commencement des langues dans le temps de l'écriture.

Mais l'écriture n'ouvre-t-elle pas aussi à une multitude de déperditions, dégradations et déprédations de la langue? En témoignent par exemple la publicité écrite, et la profusion des écrits insipides ou tendancieux. Ce commencement des langues, vers quelle fin, pour quels buts, par référence à quel type de début, est- il amorcé?

On connaît les célèbres récriminations contre l'écriture, de Platon (Phèdre) puis de Rousseau (Essai sur l'origine des langues, Emile ou de l'éducation), qui ne se privaient pourtant pas, contradictoirement, de ce moyen pour le dénoncer. Certes, il est indéniable, à la décharge de l'écriture, que ce moyen a été complètement inventé et fait par les hommes. Son origine est donc parfaitement assignable, à la différence de l'oralité, dont l'origine se perd dans la nuit des temps. Or, on ne comprend bien que ce que l'on a fait soi-même (thèse de Vico sur l'histoire).

On ne cherchera cependant pas à développer une thèse peut-être excessive, selon laquelle l'écriture comme forme et intention pré-existerait de tout temps à toute oralité. Cette perspective (Derrida, De la grammatologie) pose que subsiste une archi-écriture, ensevelie sous la polarisation de la langue orale. Cette archi-écriture serait au principe de toutes les différenciations des langues et de leurs éléments. L'étude en serait la grammatologie (science nouvelle, dont le néologisme revendiqué par Derrida se réfère néanmoins à une occurrence plus ancienne), qui chercherait à nous déprendre de la tyrannie traditionnelle de la langue parlée. On peut admette néanmoins que l'écriture présente au moins le mérite de conserver, restaurer et protéger la parole orale. Elle marque sans doute le commencement d'une rationalisation de l'esprit, qui peut paraître menacer la vie même de la langue, dans sas dimension native, naturelle, maternelle. En effet, la perfectibilité de l'écriture ne va-t-elle pas jusqu'à faire tendre à une recherche de la langue universelle, de la langue formelle absolument univoque? Ne permet-elle pas de rendre savante, pour partie, une langue d'abord commune? Mais d'un autre côté elle rend possible la philologie, autrement dit l'amour et l'étude du texte et des textes, le désir corrélatif de comprendre, restaurer et conserver ce qui a été déposé, inscrit. On est donc en droit de se demander si c'est la pratique orale ou la pratique écrite d'une langue qui la rend la plus apte à se perfectionner dans la continuité du temps.

On peut (sup-) poser, comme c'est probable, que l'origine téléologique d'une langue est de permettre le maintien d'une unité vivante et dynamique de l'esprit humain dans le temps — ce qui serait la finalité essentielle des langues et la condition de leur véritable début. Dans ces conditions ne doit-on pas constater que la prolifération de l'écriture sous toutes ses formes, sous tous ses modes, et dans tous ses contenus, menace d'engloutir et d'ensevelir cette unité originelle?

Certes, le pessimisme et l'alarmisme ne constituent pas une bonne méthode d'analyse philosophique, et ils apparaissent même comme l'abandon de toute méthode. Il est nécessaire d'aller dans le sens de l'histoire et d'admettre que, puisque l'écriture est un fait attesté — car elle présente le caractère d'une maîtrise totale de l'humain, qui l'a entièrement fait, à la différence de l'oralité —, elle s'intègre dans un destin qu'il s'agit de penser. On admet donc que l'émergence de l'écriture constitue l'origine véritablement temporelle des langues, en ce qu'elle leur permet de se compléter, d'accéder à une figure plus haute d'elles-mêmes. L'écriture vérifie la langue, la rend vraie, elle la rend plus complète, moins unilatérale, et au fond plus vivante en un sens spirituel. Cette perspective évite de sombrer dans la nostalgie illusoire régressive d'un temps de l'oralité pure.

Ce qui est perdu de la langue par l'écriture, se retrouve intégré à elle sous une autre forme, selon le principe universel de la compensation (Leibniz). La seconde révolution techno-linguistique (l'imprimerie), malgré ses excès, ses perversions, reste globalement positive et permet la diffusion et le contrôle de la pensée. Mais elle permet aussi sa sauvegarde et son déploiement, malgré la prolifération superfétatoire, la confiscation au profit du pouvoir, et peut-être la sclérose de l'imagination vivante. La troisième révolution techno-linguistique, celle de la constitution logique et cohérente des langues formelles, va aussi dans le sens du progrès de l'histoire. Il ne s'agit pas ici des dérivations naïves : faire "parler" un ordinateur, traduire mécaniquement, réduire toutes les langues à une seule, faire "parler" les animaux. Ce ne sont ici que des résultats de la recherche dont les effets pourront être intégrés à des voies plus fécondes. Il s'agit en effet de produire une parole artificielle qui permette d'utiliser des signes. Cette troisième révolution (d'abord l'écriture, puis l'imprimerie, enfin le langage formel) permet de comprendre le mécanisme et la finalité (mécanique) de l'usage de la langue, afin de l'orienter, dans sa forme écrite et orale, vers une purification et une régénération.

Ces constatations ne doivent pas nous empêcher alors, après avoir assigné une origine spatiale et une origine temporelle aux langues, d'examiner une éventuelle origine poétique des langues. Cette origine créatrice (fondée sur l'imagination réglée par le sens) constituerait alors l'unité intrinsèque des langues, par-delà les vicissitudes de l'histoire et les avatars de l'espace et du temps.

Qu'en est-il donc de l'originalité des langues? Comment penser l'origine des langues comme unité vivante, créatrice et intrinsèque? Il n'y a pas tant une caractère idiotique qu'un caractère génial, qui affecte profondément chaque langue. Plus que les idiomes de chaque langue, c'est le génie de chaque langue qu'il convient d'examiner et d'envisager comme origine essentielle, en un mot comme ouverture vivante et finalisée vers sa propre affirmation et confirmation dans la sphère du sens.

Une langue est d'abord constituée de mots, de noms (propres ou communs, sujets ou adjectifs) et de verbes. Par-delà son usage utilitaire ou scientifique, c'est la présence poétique de la langue qui se découvre. Comme un corps vivant constitue sa propre substance en fonction des lois internes qui le gouvernent, la langue, le corps de la langue, se fait par une activité poétique, au sens d'une fabrication. L'ethnolinguistique montre la constitution de la langue dans l'espace, la philologie découvre la constitution de la langue par l'étude chronologique des textes.

Mais c'est à la poésie qu'il revient, comme activité étymologique (au sens non technique) d'indiquer l'unité profondément originale de chaque langue. La traduction de tout poème est ou bien un autre poème, ou bien de la prose : l'échec de toute traduction poétique, prouve le caractère idiosyncrasique de toute langue particulière. Chaque langue peut en effet se penser comme une monade qui se déploie et se déplie selon ses lois internes, tout en demeurant en harmonie avec les autres langues. De même que tout poète est un créateur individuel (comme tout artiste), chaque langue est à elle-même son propre créateur vivant. Certains poètes restent incompréhensibles, ésotériques, mais nullement inintelligibles, car c'est d'une forme commune de la langue dont ils usent, introduisant dans la liaison d'éléments communs un sens cependant inouï. La preuve en est que dans chaque mot, nom ou verbe, réside une étymologie, un étymon, une racine, enveloppée et protégée dans la gangue formelle de son usage commun, édulcoré. Cet étymon contient tout l'imaginaire lié à une langue, comme expression particulière et singulière de l'esprit. Ce point de vue, sans portes ni fenêtres (sauf les simplifications fonctionnelles inhérentes à la forme utilitaire de la langue), signe la présence de l'esprit infini dont participe l'esprit fini de l'homme en la multiplicité de ses figures.

En ce sens tout élément de la langue est toujours déjà en son fond une métaphore, un univers poétique riche de sens et déployable selon une unité et une cohérence de l'imaginaire qui s'y est abrité. C'est précisément l'originalité de Vico dans sa Science nouvelle, en tant que penseur synthétique du langage et de l'histoire, d'avoir montré comment la langue recèle toute la sagesse poétique d'une nation. En effet cette sagesse poétique des nations rassemble et recueille en ses éléments toutes les déterminations de lieu (originarité) et de temps (originellité), qui affectent essentiellement son originalité, son génie, son unité profonde, développable dans le lieu, dans la durée, mais toujours profondément liée à sa vie unitaire propre.

Nous sommes sans doute désormais en mesure d'assigner à la question et au thème de l'origine des langues deux déterminations globales et essentielles (qui sont au fond des déterminités objectives). D'une part la vie de l'esprit, d'autre part l'amour de l'esprit pour lui-même. Ce résultat est rendu possible par une déduction progressive d'une synthèse des trois dimensions de l'originarité, de l'originellité et de l'originarité, dans leur rapport respectif au lieu, à la durée, à l'imaginaire, dimensions maintenues dans l'unité vivante et systémique de toute langue. La vie de l'esprit reste mystérieuse pour un esprit fini, mais elle demeure un fait, le fait de ce qui ne cesse de se faire, dans sa figure finie, à travers son incarnation vivante dans le corps d'une langue. Certes, ce corps, s'il présente une unité intrinsèque indéfectible, n'en reste pas moins dans l'interaction avec l'extériorité. Il peut se dégrader, se déformer, vieillir, mourir, mais l'idée de sa vie propre reste éternelle. De même les langues peuvent se dégrader, s'appauvrir, se déformer, s'exténuer et s'éteindre, sous l'impulsion d'exploitations et de confiscations diverses. Mais elles n'en demeurent pas moins le témoin martyr du principe et de la finalité de l'esprit fini humain, développant sous la figure de sa finitude une dimension de l'esprit infini. L'origine des langues est donc ce qui, dans l'origine de chaque langue, constitue à la fois son principe et sa fin toujours déjà contenus l'un dans l'autre : pure entéléchie, pure énergie ergative et poïétique.

Dans ces conditions, il n'est pas excessif de dire que l'élément même de cette origine vivante est l'amour spontané et naturel que chaque esprit fini se voue et s'avoue à lui-même. La langue est donc cet esprit de feu (les langues de feu de l'esprit saint qui descendent sur les apôtres à la Pentecôte) dans lequel chaque esprit respire, se meut et tient. Cette ouverture origo-organique ne cesse de débuter d'elle-même et de se reconduire incessamment à son point d'achèvement accompli. De l'enfant (où l'esprit fini se trouve encore endormi et enveloppé) jusqu'au philosophe spéculatif (dans lequel l'esprit s'est mis en marche et en acte), cet amour de la langue qui en constitue l'origine la plus sublime se dévoile comme marque essentielle, sous sa figure finie, de l'amour que l'esprit infini se porte incessiblement, inamissiblement à lui-même, sous la triple forme, écrite et orale, de la langue maternelle, commune et savante. En ce sens la philosophie de la langue se résorbe dans l'amour rationnel de la langue. Elle assume ainsi tout à la fois la déontologie — maximes conversationnelles de Grice et de Locke —, la rigueur scientifique, et la richesse poétique qui forment toutes trois l'éthique même de la langue.

Christophe Steinlein (janvier 2004).

Un langage peut-il être naturel?

Afin de cerner l'enjeu de la question quand on demande si un langage peut être naturel, il faut partir d'une remarque préliminaire, appuyée sur un constat et une observation très simples. Partons d'abord d'une définition minimale du langage et de ce qui est naturel. Le langage apparaît comme faculté de produire du sens et de le signifier au moyen d'une langue, qui est un système de signes muni d'une loi de composition interne. Ce qui est naturel, quant à lui, est d'abord donné immuablement en soi et par soi, sans aucun recours à une quelconque intervention extérieure et artificielle. Dans ces conditions définitionnelles, il est indéniable alors que le langage tel que nous le connaissons et tel que nous pouvons en imaginer les balbutiements dans le passé, ne peut en aucun cas être dit naturel. En somme, est d'abord naturel ce qui nécessairement est immuable. Le langage est le propre de l'homme, en tant qu'il est l'être chez qui tout est indissociablement institué et constitué. Sera examiné par la suite si un "langage" naturel animal peut être raisonnablement conçu sous cette dénomination. Dès lors demander si un langage peut être naturel, traduit, trahit, nécessairement l'effort pour reconstituer, dans le cadre de la réflexion contemporaine, une forme de langage que l'on pourrait précisément découvrir à l'état naissant, ou brut. Ce langage dans ces conditions se développerait ou se déploierait de manière immuable sans aucune intervention de la liberté et de la culture humaines, et serait soustrait de ce fait à toutes les aventures, vicissitudes, ou avatars qui les caractérisent.

De toute évidence le langage semble d'essence culturelle, historique, dans la constitution d'une langue et dans les performances de la parole. La question est alors de savoir si un langage peut se donner originairement comme naturel (au sens de la possibilité logique) ou bien peut (re-) devenir naturel (au sens de la possibilité potentielle), au terme d'une régression méthodique. Ou encore peut-il être considéré comme naturel, au sens de la possibilité juridique ou déontologique de "avoir le droit de"? Ces questions peuvent indiquer plusieurs directions d'investigation dans la philosophie contemporaine du langage — initiée au XVII ème, oubliée au XIX ème, réactualisée au XX ème siècle. Par exemple se pose la question de savoir s'il existe une lingua mentalis, un mentalais, inné en l'homme — donc à l'état naissant ou natif —, indépendant, et même condition de toute élaboration culturelle ultérieure de la pensée au sein du contexte social. Ou bien se pose la question de savoir s'il existe pour chaque individu un idiolecte, un langage privé, seul habilité — mais à quelles conditions et sous quelles formes — à rendre compte de l'intériorité singulière du sujet. On peut se demander aussi s'il n'existerait pas un langage du corps, des instincts, des pulsions, des comportements, attitudes, conduites, et postures immémoriales. Ce langage hypothétique apparaîtrait alors comme anté-prédicatif, primordial, recouvert et enseveli, à la manière de la statue de Glaucus, de sédimentations culturelles qui en auraient fait perdre jusqu'au sentiment, et qu'il s'agirait de retrouver et de reconstituer — mais dans quel but profond?

Il s'agit donc bien de saisir l'enjeu de la question initialement posée, à travers les acceptions fondamentales du vocable de "naturel". Est naturel en effet en ce sens, ce qui se tient originairement, immémorialement et immuablement à l'état naissant non modifiable. Est naturel en effet, ce qui ne peut croître (phueïn) que selon des lois immuables et immutables, réfractaires à tout déplacement et toute métaphorisation, fût-elle naturelle et intrinsèque à l'esprit humain. Est naturel enfin ce qui se trouve privé de toute possibilité d'introduire dans ses processus la moindre liberté, contingence ou perfectibilité. Mais corrélativement le sens de la question sera infléchi par l'acception du naturel comme synthèse possible de la nature et d'une élaboration culturelle dans l'élément d'une certaine grâce — car "être naturel" s'entend aussi en ce sens.

En tout état de cause, et dans ces conditions, on peut partir de ce paradoxe selon lequel le langage est culture comme natura naturata, et nature comme natura naturans. Il s'agira alors d'interroger cet effort contemporain pour tracer la ligne de partage de la nature et de la culture dans le langage. Cette interrogation pourra s'effectuer selon la genèse, la modalité, et la perfectibilité du langage, à l'aide de modèles linguistiques, cognitifs, voire d'une éthique de la parole, qui prétendrait accomplir le langage en sa vérité.

La question initialement posée, sans anticipation préjudicielle de sa réponse affirmative ou négative, présuppose néanmoins nécessairement une genèse autonome du langage, en un mot indépendante de toute intervention culturelle extérieure. On opère une généalogie de la faculté de langage, en remontant à ses conditions de possibilité. On présuppose alors que l'on puisse trouver une origine immémoriale, sans commencement temporel (en un mot culturel et social), mais déterminée par un début, en un mot une finalité sans représentation possible de la fin. La nature ou l'essence du langage serait alors d'être naturel au moins en deux sens du terme. D'une part du point de vue de sa structure, il serait affecté intrinsèquement d'une immuabilité. Il serait toujours perpétuellement naissant (in statu nascendi) et renaissant identique à lui-même, fonctionnant et se déployant selon des lois immuables et nécessaires. D'autre part, du point de vue de ses buts, il n'exprimerait corrélativement que des besoins naturels, matériels et vitaux, toujours les mêmes. Certes, il est probable que les langues ont dépendu pour leur formation de facteurs naturels. En effet les facteurs de climat, de relief, de possibilités de subsistance — pays montagneux, pays côtiers, pays arides —, voire corrélativement la morpho-physiologie des habitants — indigènes, vernaculaires, aborigènes, autochtones —, relatifs à ces contrées diverses et singulières, sont toujours donnés comme des productions brutes (paysages et sites, biotopes) de la nature.

La nature sous cet aspect doit être pensée comme une et unique sous sa dimension de force productrice (natura naturans), mais aussi en même temps, plurielle, diverse et variée (natura naturata). Par conséquent le naturel possible d'un langage ne serait pas tant à trouver dans l'uniformité que dans l'immuabilité, bref dans l'absence de transformation, élaboration ou perfectionnement. La nature produite (minéraux, végétaux, animaux) évolue selon des lois et des forces, mais ne progresse pas. Certes, l'homme n'est pas dans la nature comme un empire dans un empire. Mais il reste cependant indéniable que les conséquences des modifications naturelles (migrations d'humains, dues aux changements climatiques) ne sont pas uniquement déterminées par des lois immuables, donc inertes. L'homme y introduit de la liberté.

La faculté de langage est indéniablement prise, en tout homme, en toute race, à toute époque, en toute contrée, dans le tissu des déterminations naturelles, géographiques, climatériques, biotopiques ou écologiques, voire morpho-physiologiques. Mais elle ne saurait s'y réduire et absorber. La nature est de ce fait condition nécessaire mais non suffisante du développement du langage. Certes, le langage peut trouver une partie de son origine dans l'expression et la communication des besoins (Condillac) à partir de l'information fournie par les sens. Encore conviendrait-il mieux de parler de provenance plus que d'origine, car l'humain est traversé de part en part par la nature qui provient de plus loin que lui. L'humain s'ouvre à une nature pré-existante plus qu'il ne l'ouvre. On parlera donc plus volontiers de Herkunft, voire de Zukunft que de Ursprung, et de Entstehung plus que de Entwicklung. Mais cela ne suffit pas encore à décrire tout le processus du langage. Celui-ci naît en effet selon Rousseau de l'expression des passions ou sentiments. Ceux-ci sont en effet élaborés ou au moins esquissés par la proximité — non exigée, d'après Rousseau, par la satisfaction des besoins au sein d'une nature d'abord abondante et facile —, et bientôt par la promiscuité.

Si un langage était purement et simplement, essentiellement et exclusivement, d'ordre naturel, il ne pourrait avoir évolué, ou avoir nuancé et différencié ses modes d'expression. Car les besoins vitaux restent identiques à eux-mêmes, à moins de subir, au gré de mutations, une évolution commandée elle-même de part en part par des lois immuables. L'expression des besoins est constante, alors qu'en revanche on observe une invention différentielle des passions et des sentiments. On observe même des modifications dans la simple représentation des émotions recouvertes de couches sédimentaires d'interprétations culturelles.

En tout état de cause, on peut essayer de montrer qu'aucun langage particulier (et non pas seulement le langage en général) n'est d'essence naturelle, par l'examen de sa psychogénèse, soit normale (l'apprentissage infantile) soit pathologique (l'étiologie des aphasies et cécités linguistiques diverses). En corrélation avec les résultats de l'éthologie animale (par l'étude de certains insectes grégaires et certains mammifères supérieurs), on est amené à penser par la théorie de l'évolution (qu'elle soit darwinienne ou lamarckienne) une filiation, pour partie en rupture, pour partie en continuité, de l'animal à l'homme, dans son processus d'hominisation et d'humanisation. L'école de psychologie suisse, menée par Piaget a montré que la faculté de penser (l'intelligence), par images, intuitions, ou concaténations logiques, est partiellement indépendante de la faculté linguistique et langagière. Dans le développement normal de l'enfant on a ainsi mis en évidence un stade pré-linguistique indépendant, qui mettrait cependant en jeu des processus typiques de l'intelligence. L'enfant (in-fans) est celui qui d'abord, de toute évidence ne parle pas, au sens de l'adulte — au fond le seul sens possible. L'intelligence quant à elle reste la faculté de relier logiquement, d'explorer et d'établir des liens et des rapports par essais et tâtonnements empiriques. On peut, certes, créditer dans une certaine mesure, d'un certain sens la boutade selon laquelle l'enfant est comme un animal qui se développera alors que l'animal est comme un enfant qui ne se développera pas. Mais on peut néanmoins établir objectivement que les processus d'intelligence propres à l'enfant et à l'animal, tous considérés à un stade pré-linguistique, se démarquent cependant nettement en faveur du premier. En témoignent en effet les nombreux essais d'éthologie empirique menés sur des singes supérieurs : chimpanzés, orang-outangs, gorilles. Il existe donc des processus cognitifs réels et objectifs, mais anté-prédicatifs, chez l'enfant. Piaget obtient comme résultat partiel la découverte d'une indépendance partielle des processus de l'intelligence et des processus linguistiques et langagiers. Cette découverte précisément modère et module la thèse établie sur une base histo-physiologique développée par Broca et Warnick (Auroux, Philosophie du langage). Selon ces chercheurs, l'étude de l'anatomo-physiologie du cortex et des zones temporales ou pariétales puis occipitales montrerait que les troubles du langage (aphasies et cécités psychiques diverses) sont naturellement déterminés. Car, pourrait-on argumenter, quoi de plus naturellement, biologiquement et matériellement déterminé qu'un cortex, lié à des processus génétiques aussi bien qu'à des lésions traumatiques? Cependant on peut rétorquer que la détermination du langage par la nature (genèse, développement, structuration) n'est que partielle. La pensée en effet, au sens purement spirituel et réflexif, rattrape dans certains cas les retards ou distorsions naturels. Or ici s'inscrit tout l'enjeu d'un affrontement entre l'individuel et le social. Il n'y a en effet sans doute pas de langue naturelle, mais seulement une langue maternelle. La langue naturelle serait conçue comme déterminée intrinsèquement dans l'individu, non seulement dans son développement mais dans sa naissance. La langue maternelle quant à elle devrait être pensée en un sens social élargi, qui ferait un sort à la dichotomie simpliste de la mère comme nature et du père comme esprit. Cette prédominance de la langue maternelle comme socius — le premier lien de sociabilité restant celui de la mère à l'enfant — est déjà attestée par le fameux "j'ai été nourri aux lettres dès mon enfance", de Descartes dans le Discours de la méthode, tout autant que par l'imprégnation latine de Montaigne enfant.

Le mémoire du docteur Jean Itard, à propos du cas d'espèce de Victor de l'Aveyron (rapporté in Lucien Malson, Les enfants sauvages), confirme la présence de lésions irréversibles dues à une atrophie du développement psychique, que ne rattrape que partiellement une intelligence pour une part indépendante du langage. L'absence de langue maternelle (en un mot un tissu social minimal d'imprégnation) et l'immersion dans la naturalité la plus brutale (celle des bois sauvages où le seul lait maternel, celui de la louve, de la renarde ou de la biche, reste purement biologique), ont pour conséquence directe et irréversible l'absence d'une faculté quelconque de langage. La cause n'en est évidemment pas le blocage physiologique d'un organe (surdité, mutisme). Car les sourds-muets récupèrent et compensent, grâce à leur socialisation antérieure, les dysfonctionnements organiques. L'apraxie avérée à partir de l'absence de langage montre que le langage ne peut pas s'inscrire dans l'élément d'une conduite vitale minimale, donc naturelle. Entendons ici par praxis celle qui se situe en dehors de la sphère des conduites vitales minimales comme prendre pour ingérer et se déplacer pour fuir, ces conduites restant loin derrière la praxis qu'on est en droit d'attendre d'un enfant socialisé.

Ainsi la question du mentalais, qu'on a pu supposer pour ancrer le langage en deçà des fluctuations de l'expérience sociale, se dissout elle-même. Il n'y a pas de langue minimale intérieure, innée, donc naturelle, génétiquement inscrite comme possibilité d'une effectuation d'un certain mode de langage. Se parler intérieurement à soi-même — soit comme soliloque, soit comme dialogue intérieur et silencieux de l'âme avec elle-même — n'est possible que par la médiation intériorisée de l'autre, du lien social comme possibilité d'objectivation de la société. C'est d'ailleurs dans cette perspective, et à ce point, que Kant considérait dans son Anthropologie du point de vue pragmatique que se parler à soi-même à voix haute dans le silence de l'isolement et de la solitude, était une véritable maladie schizophrénique (dissociation de l'esprit), ce que la psychologie contemporaine a démenti.

S'il n'y a pas de mentalais possible, il n'y a pas a fortiori d'idiolecte possible, en un mot une constitution privée d'une élocution qui n'appartiendrait qu'à soi, intraduisible et censée exprimer la singularité solipsiste d'un monde de sensations et de perceptions entièrement fermé, en un mot privé de toute structure extérieure. Certes, les images et intuitions mentales qui accompagnent à la vitesse de l'éclair nos perceptions du monde résident bien dans une intériorité complète, intraduisible sans trahison. Et cette constatation vaut aussi bien pour l'enfant au stade pré-linguistique de l'exploration empirique, mais aussi chez l'adulte qui vise instantanément une situation. Ces perceptions sont bien idiotiques — idiotès en grec signifie le singulier unique et insubstituable conceptuellement —, mais elles ne sont pas un langage du tout, bien qu'elles portent indéniablement en elles des éléments linguistiques, puisqu'on peut se les expliciter à part soi ou devant autrui.

Les déterminations naturelles de la faculté de langage sont donc nécessaires mais absolument insuffisantes pour en conditionner l'émergence et l'effectuation. D'un point de vue génétique, on ne saurait trouver aucune émergence d'un langage foncièrement naturel, en un mot à l'état natif. Mais peut-on cependant imaginer que la modalité d'effectuation et d'actualisation du langage puisse devenir, ou redevenir naturelle, par-delà et par retour réglé en-deça des médiations culturelles qui en ont rendu possible l'inchoation?



Existerait-il donc un langage, autrement dit une forme retrouvée et reconstituée d'exercice du langage qui, par-delà sa genèse psycho-sociale, pourrait se prévaloir d'une structure naturelle (originaire et immuable) absolument intacte? Ici apparaît la démarche de Rousseau dans son Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes. Cetes il s'agit pour Rousseau d'explorer un autre domaine et un autre ordre d'idées que celui qui nous préoccupe ici. Mais il part à la recherche de l'homme naturel (ou dans l'état de nature) à partir de la considération de l'homme civilisé (ou dans l'état de société), dont il déplore la dégradation et la décrépitude — à tort ou a raison, mais déjà dans le Discours sur les sciences et les arts. Kant dans ses Conjectures sur les débuts de l'histoire humaine cherche à justifier rationnellement, par extrapolation conceptuelle, la nécessité du progrès humain. Rousseau à l'inverse s'évertue à rendre raison de la régression de l'espèce humaine. Par simple analogie méthodologique on pourrait se demander dans ces conditions si la préoccupation de savoir si un langage (i.e. une forme ou une modalité fondamentale de la faculté de langage au général) peut être naturel, ne procède pas de la simple nostalgie d'un passé irréel, dans lequel la pratique du langage aurait été moins artificielle, rhétorique ou sophistique, et chargée des mille nuances, raffinements et dissimulations engendrées par la vie sociale et le train gigantesque de métaphores, glissements de sens, malentendus et sous-entendus qu'elle draine avec elle? C'est le projet rousseauiste de la réhabilitation de la statue de Glaucus toute recouverte de sédimentations et de concrétions qui en offusquent, au fond de la Méditerranée, toute la beauté, mais en préservent et en réservent la prochaine régénération possible.

Il ne s'agirait pas en effet de rechercher la possibilité d'un langage minimal qui pour être naturel en serait aussi tout à fait primaire (constitué de cris). Car un tel langage est sans contredit tout à fait naturel, mais n'est pas du tout un langage. Il ne s'agissait pas pour Rousseau, dans son investigation de l'homme dans l'état de nature, et contrairement à ce que tendrait à nous faire accroire le contresens de Voltaire — qui n'en reste pas à celui-là, cf. Leibniz —, de nous "redonner le goût de marcher à quatre pattes". Il serait peut-être au contraire question, dans la recherche non pas utopique mais topique, d'un langage naturel, d'obtenir les principes d'un vison régulatrice de ce que devrait être un exercice non dévié du langage. C'est précisément cette exigence qu'exprime en son langage délicat le vers de Mallarmé : "redonner un sens plus pur aux mots (maux?!) de la tribu" (in Le tombeau d'Edgar Poe). Cette méthode de rétrogradation, de rétrospection régulatrice connut en son temps chez Montaigne (Apologie de Raymond Sebond, Essais, II, 12) une puissante exemplification. Montaigne essaya en effet de mesurer le comportement humain social constaté historiquement à l'aune de la conduite animale, non pour nous y faire régresser, mais afin d'y trouver le principe et le fondement d'une régulation rectificatrice.

Cette méthode subtile consiste à faire comme si un langage naturel était possible, au triple sens de la non-contradiction, de la potentialité actualisable, et de l'injonction juridique du droit à faire et du devoir de faire. Mais elle s'expose immédiatement, par sa subtilité et donc sa fragilité même, à des contresens théoriques et pratiques redoutables. On pourrait ainsi être tenté de penser qu'un langage d'essence radicalement et foncièrement naturelle peut être repéré dans les expressions du corps, au sens d'un ensemble unifié et organique de forces, de sensations, mobilisées par les pulsions, les instincts, mais aussi les situations vitales immédiates. Car en effet, qu'y a-t-il de plus naturel que le corps? En particulier, l'arrière fond pulsionnel et instinctuel du corps, ainsi que sa participation directe, intrinsèque et immanente, au gigantesque vouloir-vivre (Schopenhauer) ou volonté de puissance (Nietzsche), fait dire à celui-ci que le corps est la grande raison. Cette grande raison serait-elle susceptible d'élaborer un langage adéquat et adapté à l'expression de ses buts et déterminations? Les tenants du behaviorisme ont d'ailleurs tenté de montrer que le langage est structuré sur le modèle de la corporéité, et qu'il se déploie et s'effectue sur le mode immédiat du stimulus, interne ou externe, et de sa réponse ergative. Mais ici, il nous faut revenir un instant sur la notion de nature. Elle peut s'entendre sous deux modes. D'un part, de manière externe comme structure réactionnelle, structure reprise par le behaviorisme. Des exemples en sont donnés dans La vie et les moeurs des abeilles, et dans L'agression chez les oies de Lorenz. D'autre part de manière interne, comme puissance générative, ou capacité à engendrer des structures, comme dans la linguistique de Chomsky. Mais dans ces deux acceptions de modes, il est au fond exclu de parler de pure nature dans la sphère humaine. La tentative de réduction à la naturalité laisse inentamée chez l'homme l'entremêlement et l'intrication du culturel (social, traditionnel, coutumier et finalement spirituel). Merleau-Ponty dans le chapitre sur le langage et le corps dans sa Phénoménologie de la perception a définitivement mis en lumière ce point décisif et crucial. Rien n'est en effet purement donné dans une naturalité originaire, originale et originelle de l'homme. Tout est construit, inventé, institué et élaboré.

Il y a certes indéniablement un inconscient. Celui-ci reste fondamentalement d'ordre naturel, comme fond originaire sur lequel se découpe et s'inscrit le sujet humain, en un double sens. D'une part il est sujet en tant qu'assujetti à la contrainte rigoureuse de l'inconscient. Mais d'autre part il est sujet en tant que subjectivité libre, capable d'inventer des interprétations et des déplacements de ces positions et conditions naturelles originaires. Que l'inconscient soit structuré comme un langage (Lacan) ne signifie assurément pas qu'il existe un langage naturel, sous la forme et le mode de l'inconscient. Mais cela veut dire plutôt que, dès que la subjectivité apparaît et se détermine sur fond d'inconscient — "Wo Es war, soll Ich werden", résume Freud — l'inconscient initialement de part en part naturel, se trouve prédéterminé à recevoir les interprétations et constructions de la pensée parlante. Dans le "ça parle", ce n'est donc pas tant le ça qui parle, que la subjectivité qui parle, à travers la prédétermination du çà qui se règle nécessairement sur cette subjectivité naissante. Et même si l'on choisit l'hypothèse jungienne d'images archétypales — donc d'une certaine manière naturelles, en tant qu'immémoriales, originaires, immuables et objectivement déterminées — on ne peut que penser, qu'en tant qu'universaux fantasmatiques, ou fantastiques, ils se règlent sur les conditions de la finitude de la subjectivité humaine qui y participe.

C'est dire que la modalité intrinsèque d'expression du langage humain sous toutes ses formes, reste éminemment symbolique ou transpositionnelle. Elle déplace le strict donné naturel, en une métaphorisation constante qui peut dès lors la caractériser. Aucun système d'images et de concepts humains ne peut se compléter et s'accomplir s'il ne se dessaisit pas d'abord du fond naturel sur lequel il s'appuie en le transposant du registre purement naturel au registre spirituel. On peut nommer ce processus métaphorisation, ou déplacement de la perspective. Ce qui est naturel à l'homme dans le langage se réduit dès essentiellement à cette capacité constante, invariante, à déplacer, transposer, métaphoriser le donné originaire, afin que la nature se règle sur la subjectivité. Cette tournure essentielle de l'esprit humain apparaît comme sa seule nature. C'est dire que toutes les métaphores (tropes) sont originaires en l'homme et non pas dérivées. Car la métaphore est toujours-déjà première dans son processus naturel de subjectivation. Le seul langage naturel et possible en l'homme apparaît donc comme étant la métaphorisation, condition de tout langage. Et cette métaphorisation naturelle à l'esprit n'est précisément pas un langage, mais la condition de tout langage. Celui-ci apparaît dès lors inévitablement comme culturel, dérivé, construit, élaboré.

En outre la recherche d'un langage qui soit de part en part naturel aurait pu caresser le projet, fut-il utopique, d'atteindre à une langue universelle, unique. En effet, le propre de la nature n'est-il pas d'être universelle et unique? Il n'en est rien. Certes, on peut se plaindre avec le poète que : "les langues imparfaites en cela que plusieurs". (Mallarmé). Mais en réalité, la recherche d'une langue universelle, unique, donc naturelle, apparaît paradoxalement comme éminemment artificielle et particulière, comme expression de la rationalité unifiante. Inversement, ce qui est profondément naturel dans le langage se montre dans la diversification quasi-infinie — non pas tant en quantité que dans l'intensité de ses modalités —, qui est la conséquence directe, bien qu'apparemment paradoxale, de la convention, de l'arbitraire et du contingent. Ce caractère est du à ce qui précède, à savoir la dimension métaphorique naturelle et universelle de tout langage, dont l'effectuation est dès lors établie comme éminemment culturelle.

Qu'advient-il alors dans ces conditions du langage, s'il est montré qu'il est de part en part culturel? Car il reste pourtant toutjours aux prises avec les conditions et les contraintes de la naturalité, sous la forme de l'immédiateté et de l'immuabilité. S'il est avéré qu'il n'y a pas de langage du corps, mais seulement un corps du langage qui doit s'éduquer et se cultiver, comment penser le devenir et la perfectibilité du langage face à la langue populaire et à l'exercice populaire du langage? Mais populaire ne signifie pas naturel, même si ce terme est affecté d'une certaine idée d'immédiateté et d'irréflexivité qui le fait apparaître comme une donnée, brute, massive, grossière. Il y a en effet une sagesse intrinsèque de la langue populaire et de l'exercice populaire du langage, peut-être traditionnel, coutumier, mais en aucun cas naturel. Car les processus de métaphorisation primordiaux et radicaux, mis en évidence précédemment, y sont à l'oeuvre autant que dans l'exercice savant, châtié, réfléchi et différencié du langage.

Mais précisément, corrélativement à l'idée d'une dimension culturelle fondamentale du langage — et pour se joindre de volonté à l'injonction du poète de donner un sens plus pur aux mots de la tribu —, ne faut-il pas ici esquisser les linéaments de ce que pourrait et devrait être une véritable éthique de la parole, à l'opposé d'une éthologie, qui en étudierait la naturalité éventuelle des structures? Le naturel en l'homme n'est-il pas en effet par définition le résultat, toujours affinable, d'une perfectibilité en devenir qui vise une synthèse dans l'élément de la grâce? Au sens de la performance d'un danseur, la grâce unit les contraintes mécaniques du corps à la visée intentionnelle d'un sens expressif, par la médiation fondamentale d'une métaphorisation originaire qui inverse la donnée naturelle, et fait dériver le corps de l'idée, plutôt que de faire émerger mécaniquement celle-ci de celui-là?

En ce sens il ne faut pas se tromper sur le sens et la valeur du projet contemporain de formalisation des langues dites naturelles. Ce processus apparemment artificiel consiste en réalité à construire une véritable naturalité de la langue, en l'épurant et en la purifiant. Elle indique les principes rectificateurs qui peuvent permettre d'accéder à un exercice culturel du langage qui soit véritablement naturel, en un sens cette fois régénéré et accompli.

Christophe Steinlein (décembre 2003).

Qu'est-ce que parler?

La question ici posée (questio) peut apparaître sous trois figures essentielles et successives. Elle nous approche d'abord sous forme de (re-) quête. Qu'est-ce qui est nécessaire et spécifiquement requis pour accomplir l'acte de parler, désigné par un verbe à l'infinitif ? Puis cette question se pose devant nous comme l'exigence d'une (en-) quête. Il s'agit alors de savoir comment un acte individuel et singulier peut (faire) accéder à l'expression de l'universel. Mais aussi comment le particulier (le locuteur) peut s'ouvrir au général, i.e. le discours qui dénomme et décrit, qui rend possible la science et la communication objective? Enfin cette questio initiale, initialisante et presque initiatique, nous ouvre à la nécessité —beau risque à courir aurait dit Platon — d'une quête, tout simplement. Tout comme Socrate, vu par les sophistes comme un bavard (homo loquax) mendiant d'idées, de définitions, d'essences, cette question nous somme en troisième lieu de partir en quête d'un sens et d'une valeur de l'acte de parler.

Parler peut s'entendre successivement comme une activité (psycho-physiologique) utilisant la faculté de langage, dans un premier temps. Mais aussi dans un second temps comme un acte à proprement parler. L'actualisation d'une puissance de généralisation, d'abstraction, de dénomination des éléments du réel, en somme fait problème. Enfin en un troisième temps on peut entendre (et comprendre) "parler" comme une action, au sens d'une performance, d'une performativité. Cette action de parler peut précisément dans ce troisième cas de figure changer, transformer notre rapport à nous-mêmes (éthique), à autrui (morale), et à la communauté même des hommes (politique). Et d'ailleurs cette question d'essence du parler, ici posée, peut se légitimer à rebours en partant de la troisième situation et en remontant jusqu'à la première configuration. En effet, si cette question enfin nous vient, n'est-ce pas à partir de la constatation d'un abus de la parole (comme produit spécifique du parler) qui conduit à tant d'incompréhensions, de malentendus, de séductions et de dominations?

A partir de cette interrogation éthique, première apparue au niveau du souci mais dernière résolue (en raison de sa complexité), surgit donc naturellement à rebours une seconde. Celle de savoir comment parler (acte individuel, singulier, contingent) peut-il faire accéder à de l'universel, de l'intemporel, de l'objectif et du nécessaire — question épistémique et cognitive? Puis, remontant encore l'ordre inverse des préoccupations, on en vient finalement bien naturellement à se demander comment tout simplement parler est possible, d'un point de vue psycho-physiologique, si tant est que nous devons tenir à la fois au fait du corps (mécanismes) et au fait de l'esprit (liberté créatrice)?

On aura compris : parler c'est toujours successivement (mais aussi au sein d'une même totalité vivante) parler "pour", parler "de", et parler "à". Parler "pour" s'entend au moins en deux acceptions. Comme procédé de substitution, qui consiste à mettre une chose à la place d'une autre. Ainsi il s'agit ici d'introduire le représentant à la place du représenté, l'esprit à la place du corps, comme quand l'enfant dit simplement "j'ai faim" au lieu de laisser brutalement son corps exprimer l'attitude de la faim. Mais aussi en second lieu comme finalité, point de visée, but, au sens où on parle peut-être pour se libérer de quelque chose, en vue d'une déprise, d'une émancipation. Le premier moment de la réflexion — l'ordre méthodique est toujours inverse de l'ordre ontologique, le plus complexe est perçu en premier mais résolu en dernier et inversement — portera donc sur l'aspect technique et psycho-physiologique de l'apprentissage du parler comme activité.

En second lieu parler "de" désigne la difficulté de savoir comment on peut transcrire le réel le plus rigoureusement, précisément et exactement possible. Il s'agit ici d'un problème épistémique. Que peut-on connaître objectivement du réel dans l'acte de parler d'objets du monde? Enfin parler "à" indique que l'on s'adresse à une autre conscience, soit dans un certain dédoublement (se parler à soi-même), soit à autrui, comme personne singulière, soit à une communauté de consciences (discours public, politique).

A travers ces tois configurations successives on part toujours de la parole comme produit en aval de l'acte de parler, qui est incarné dans des contextes et des supports. Mais parler est aussi déterminé en amont par la faculté de langage et l'outil dont elle se sert : la langue, au sens physique et intellectuel, l'organe ou le système des signes et des règles. Si l'enjeu de la question initialement posée reste très clairement de définir l'essence (et ses limites) de l'acte de parler ainsi que son sens et sa valeur, la même difficulté demeure de rendre compte de la tension entre :

1°/. Le corps et l'esprit.
2°/. L'individuel et le commun.
3°/. La transparence et l'obstacle de l'autre (car parler rapproche et éloigne de l'autre).

Mais aussi le même problème parcourt et traverse ces différents aspects évoqués de l'acte de parler. Si parler a ou est une essence, comment expliquer tant d'échecs de la parole? Y aurait-il une essence ontologiquement déficiente, une impuissance radicale du parler à passer vraiment à l'acte? Si inversement parler n'est qu'un accident, un avatar corporel de l'évolution, comment expliquer l'effectivité et la factualité de l'esprit dont il reste le plus éminent (et peut-être unique) signe, représentant ou indice?

Le fil conducteur d'Ariane pour sortir du labyrinthe ainsi dévoilé sera de remonter jusqu'à l'apprentissage du parler, en cherchant ce peut vouloir dire "bien parler". Afin, pour dégager l'intérêt spéculatif et philosophique de cette question, de peut-être montrer que le parler excède, traverse, déborde toutes les autres figures de la manifestation, de la représentation et de l'expression.
Nous constatons de fait l'existence d'un parler. Ce verbe substantivé montre peut-être implicitement que l'acte subsiste dans son produit en tant que celui-ci n'est jamais complètement figé, mais susceptible d'être repris et ressaisi dans un nouvel acte. Parler peut s'entendre soit de l'oral soit de l'écrit. En ce qui concerne l'oral, Bloomfield et Jacobson montrent chacun à leur manière que seul chez l'homme on constate qu'un message linguistique peut se constituer en stimulus d'une réponse, et non comme chez l'animal simplement en une attitude corporelle (posture). En ce qui concerne l'écrit, la lecture d'un texte montre qu'une parole — une création individuelle de sens avec des instruments et des matériaux communs — peut être reprise, revivifiée et régénérée, après avoir été déposée silencieusement sur un support matériel recevant des inscriptions de signes combinés entre eux.

Ce produit, déposé dans l'âme de l'auditeur ou sur le support du lecteur, et que l'on nomme au sens large la parole, manifeste indubitablement sa double provenance problématique. D'une part il est proféré par un système physique et corporel, celui des organes audio-phonatoires. Les poumons compriment et ventilent l'air, le pharynx et le larynx canalisent l'air pulsé, les cordes vocales vibrent selon les lois de l'acoustique, le voile palatal, l'armature dentale interne, la langue et les lèvres modulent et modèlent l'air. Tous ces organes se révèlent absolument indispensables pour assurer le mécanisme physique et physiologique de la parole. Ils sont nécessaires mais non suffisants, car il faut y ajouter le système nerveux et psycho-moteur. Des déficiences dans ces deux domaines — absence de palais, de dents, de langue, de lèvres par exemple, aphasie ou autisme — compromettent la performance de l'acte de parler naturellement et normalement. Car la normalité se règle sur la nature même pour la prolonger et la dépasser nécessairement.

D'autre part, outre la provenance corporelle du phénomène du parler nous constatons l'existence de fait de ce que nous nommons l'esprit et qui se manifeste par la présence d'un sens originellement créé. Cette manifestation de l'esprit reste indépendante de la stricte exhaustivité et complétude des organes et des fonctionnements physico-physiologiques. C'est ici que s'installe, comme le montre Descartes en son Discours de la méthode (partie V), la différence radicale qui sépare définitivement les hommes des animaux (même les mammifères supérieurs). En effet les sourds-muets sont dits parler en un sens analogique, car ils créent du sens singulièrement à destination d'une compréhension commune. C'est ce que précisément ne peuvent réaliser certains oiseaux (pies, perroquets, perruches, ménates, corneilles) pourtant dotés, à la différence de ces déficients psycho-physiologiques que sont les sourds-muets, d'une langue (organe) "bien pendue". Mais précisément cela ne suffit pas. La raison suffisante de la parole est la pensée.

Si la différence radicale à ce niveau entre hommes et animaux n'existait pas, ceux-ci précisément seraient parvenus à nous le faire savoir et comprendre. Or l'expérience la plus courante et ancienne ne cesse d'offrir un démenti constant au refus de cet argument. Les animaux n'ayant jamais été capables de nous montrer l'absence de différence — onus probandi, la charge de la preuve incombe à l'objecteur, non à l'affirmateur de la thèse —, il en découle nécessairement que la différence est réelle. Symétriquement, il n'est pas aberrant d'envisager que sur une très longue durée finira par émerger de l'humanité une surhumanité plus fine, plus raffinée, plus spirituelle, moins corporelle, qui déploiera des fonctions corporelles plus déliées de l'épaisseur initiale du corps. Il n'en résultera pas moins que cette parole, cet acte de parler, pour plus délié qu'il sera, restera de même nature que dans son existence actuelle.

L'homme est toujours-déjà du côté de l'esprit, quelle que soit son évolution organique ultérieure, induisant uniquement des différences de degré, non de nature. Réciproquement, l'animal restera toujours en deçà de l'esprit, i.e. de l'acte de parler. Chez l'homme ce n'est pas l'esprit qui est un accident, mais le corps dont le destin est précisément l'évolution. Les principales interventions de Descartes, dans son oeuvre, à propos de la question du "parler" et de son rapport à la pensée — i.e. la question du rapport corps/esprit dans l'activité du parler — semblent aller en ce sens. La Lettre au Marquis de Newcastle du 23 novembre 1646 montre que l'activité de parler chez l'homme peut se soustraire à l'empire et à l'emprise des passions, pulsions et humeurs du corps. Elle le peut, mais il s'en faut qu'elle le fasse toujours. "Oh! Mes frères! Il subsiste encore en vous beaucoup du ver de terre!"

De même la lettre à Reneri pour Pollot de janvier 1638 ainsi que les deux Lettres à Morus (du 5 février 1649, du 15 avril 1649), confirment que la distinction corps / esprit émerge radicalement même des formes les plus fragiles et transitoires d'humanité — en particulier les enfants et les déficients mentaux —, et rend possible en le déterminant le processus d'apprentissage et d'éducation. Quant à l'esprit général de la cinquième partie du Discours de la Méthode, il suggère très subtilement que le critère le plus fin qui démarque l'animal de l'homme au niveau du parler est l'absence radicale de communauté d'organisation structurée et symbolique — absence de socius vrai chez les animaux —, qui est pourtant l'effet d'un certain usage du parler chez l'homme.

Le parler n'est pas uniquement l'expression des "pathémata tès psuchès" (affections de l'âme) chez Aristote (De l'interprétation), il est surtout, puisque l'homme est "zoon logon èkon" donc "zoon politikon", l'instrument même de la constitution, de la conservation et du progrès d'une communauté. "Converser c'est se conserver" — au sens large pour l'homme, de progresser — dit Bergson dans Le rire.

Ainsi indéniablement se déploie dans la sphère humaine une activité constante, constamment reprise et infléchie, du parler, comme production articulée doublement : en unités de sons ou syllabes et en unités de sens ou morphèmes (Martinet, La double articulation du langage), dont les éléments véhiculent une charge symbolique (ou allégorique, qui consiste à dire une chose à l'aide d'une autre), principe général du langage.

Ces deux caractéristiques articulatoires restent absentes de toute production phonique animalière. Le cri de l'animal n'est pas une parole mais une suite de sons inarticulés. Cette production humaine a pour particularité et spécificité de pouvoir être détachée et déprise de toute urgence immédiate des passions. L'homme parle aussi pour contempler, décrire, observer, nommer, en un acte objectif de science et de connaissance. Mais aussi la seconde spécificité de cette activité de parler réside dans la possibilité de viser un intérêt symbolique plus élevé. Cet intérêt consiste dans l'établissement et le maintien d'une communauté d'échanges (le parler comme action) et d'un socius de la communication, comme lien et lieu où s'exerce le logos dont l'étymologie signifie en particulier ce pouvoir de rassembler (legere, qui dérive de legein) à la fois les représentations et les consciences individuelles.

La mentalité mythologique et magique témoigne aussi de cette présence dans l'acte de parler de la possibilité d'une transposition, d'une symbolisation et d'une métaphorisation du corps vers l'esprit, jusque dans son échec et avortement. En effet, l'homme croit d'abord au pouvoir magique du parler et de son produit la parole, censés être capable d'invoquer la nature et de transformer le réel conformément au souhait pathétique — opposé à la volition vraie résultant de la saisie d'une idée adéquate à la chose. Le primitif, l'enfant, le fou, invoquent chacun à leur manière le réel, témoignent à leur insu de la possible charge symbolique — encore enveloppée ici dans le magique et l'irréel — de l'activité de parler. Ils parlent alors "pour" (à la place de) la nature, dont ils espèrent infléchir le cours, dans l'ignorance de ses lois infrangibles. Et ils exercent leur activité spontanée de parler "pour" (cette fois : en vue de) déplacer leur position — inconfortable parce que non-scientifique et irrationnelle — face au réel. Le parler est ici dans ce cas limite, originaire, un chant, une invocation irrationnelle. Mais cette invocation, par elle-même négative, témoigne néanmoins dans son échec même de la positivité encore embryonnaire d'un parler comme acte scientifique (épistémique et cognitif) de désignation et dénomination rigoureuses.

Comme le montre Kant dans son Anthropologie du point de vue pragmatique, lorsque l'enfant commence à parler à la première personne, quelque chose se fait jour en lui. Une terre ferme est enfin abordée au terme d'une navigation errante sur l'océan pulsionnel. Parler n'est alors plus une activité invocatrice, chantante, incantatoire, fondée sur la croyance magique. Mais elle émerge au contraire comme acte de synthèse : «Le "je" doit pouvoir accompagner toutes mes représentations ». Ce n'est plus le "ça" qui parle — a-t-il pu jamais parler autrement que par métaphores? Il ne s'agit pas en effet d'un babillement, bégaiement ou balbutiement qui ressemblent à du bavardage — le loquax écrasant d'abord le loquens — pathologique et pathogène. Mais l'activité multiforme du ça laisse place à l'acte même du "je" qui est le parler. "La parole est un geste et sa signification est un monde", nous suggère Merleau-Ponty dans sa Phénoménologie de la perception, au chapitre consacré à la pensée de l'entrelacement entre le corps et le langage.

Dans cette lutte amoureuse du corps et de l'esprit, l'esprit — puissance de création de sens — émerge sans nier son lien au corps, mais sans s'effacer non plus. L'activité de parler s'ordonne d'elle-même progressivement à l'émergence d'un acte en première personne. Le support initial du récit mythique, du récit religieux, ou de la fulgurance incantatoire et inspirée du poème, constitue un passage nécessaire et obligé pour que les deux acceptions problématiques et négatives du parler "pour" — 1°/. Se dérober à la rationalité 2°/.Échapper à la nécessité du réel, par la magie — se transmuent en deux sens positifs.

On parle alors "pour" l'esprit (à la place du corps) et "en vue" d'une libération, et non d'un asservissement à la magie arbitraire. Selon l'injonction fondamentale de Freud — "Wo Es war, soll Ich werden, là où le ça se tenait, le je doit advenir" —, tout le projet de la psychanalyse consiste à permettre progressivement un "parler vrai", une formulation la plus rigoureuse possible de la structure de l'inconscient, celui-ci pouvant être pensé comme ensemble de toutes les formulations embryonnaires et mélangées de pulsions, de la représentation de son expérience passée.

Mais la genèse psycho-éducative de l'activité de parler peut se transformer progressivement en acte de parler, et faire passer l'individu d'un stade général de la représentation à une formulation rigoureuse et rationnelle dans l'expression verbale stricto sensu de la réalité. Mais il reste à penser comment l'acte de parler "de" peut s'effectuer dans la tension immanente entre l'individuel et le commun, le particulier et le général, le singulier et l'universel. Car si parler n'est plus seulement l'activité de parler "pour" (au sens rigoureux dégagé précédemment) mais aussi celle de parler "de", comment décrire, dénommer et rendre compte rigoureusement, précisément, exactement (au sens de la nécessité, universalité et objectivité de la connaissance scientifique) du réel, de ses éléments, de ses phénomènes et de ses lois? Car si l'humain désormais parle (et cesse de balbutier des incantations), le réel, lui, continue à se taire... On connaît tout l'abîme qui sépare les mots et les choses, abîme d'où monte la fameuse question de savoir si "les mots ne sont que des étiquettes collées sur les choses" (Bergson) ou bien si l'acte de parler de quelque chose à l'aide de mots renvoie exactement à la chose dont l'essence est liée à l'universalité d'un mot. L'enjeu se trouve alors dans l'opposition entre la thèse des universaux, ou réaliste et celle nominaliste de l'établissement par convention, commodité et approximation des noms comme représentants d'une classe découpée arbitrairement dans la réalité.

La question en effet peut se poser de savoir comment les structures figées de la langue, les processus répétitifs du langage, et le caractère évanescent et volatil de la parole vont pouvoir rendre compte de la fluidité du réel dans l'écoulement de la durée. Ce problème bergsonien est examiné par J.C. Pariente dans son ouvrage Le langage et l'individuel. Ainsi le caractère universel des structures du langage et de la langue obérerait leur capacité à rendre compte de la singularité de l'expérience de la durée. Inversement il y aurait aussi difficulté pour un individu, dont l'expérience sensible reste unique, à vouloir et à pouvoir la communiquer à travers les catégories communes, abstraites, interchangeables du parler.

Pourtant, de fait, comme le montrent chacun à sa manière Locke (dans son Essai sur l'entendement humain) et Rousseau (dans son Essai sur l'origine des langues), la possibilité d'abstraire et de généraliser est réelle et effective dans l'acte même de parler des choses du monde. L'exemple utilisé par Locke est à ce titre resté célèbre : l'idée d'or est une abstraction et une généralisation à partir des diverses expériences sensorielles incomplètes qu'on en a. Il se trouve que l'on peut parler de l'idée d'or, la communiquer, lui ajouter de nouvelles déterminations, en fonction de l'accroissement de notre expérience, même si son être en soi nous demeure radicalement inaccessible. Les modes simples et les modes mixtes ne se réfèrent pas à une substance, inaccessible, mais à un système de relations construites à partir de l'expérience, et dont elles apparaissent alors comme les dénominations exactes. L'exemple, non moins célèbre, utilisé par Rousseau, celui de l'arbre, montre qu'il n'y a pas contradiction ni incompatibilité entre l'idée abstraite et généralisée et la perception individuelle et particulière, à condition qu'on soit toujours en mesure en parlant de la première de lui associer une image de la seconde, absolument indispensable.

Se pose alors néanmoins, dans le cadre de l'examen de l'acte de parler "de" — au sens épistémique rigoureux de la formulation expressive du réel —, la question du rapport entre l'image et le concept. Il est indéniable que l'acte de parler implique un déplacement, une allégorisation ou une métaphorisation, dont on veut simplement qu'elle soit la plus fidèle et la plus rigoureuse possible. Parler, c'est produire des images, des allégories, des métaphores, enfin des décalques qu'on veut le plus fidèles possibles à la réalité. La parole est en effet une parabole, qui tourne une chose vers l'esprit en infléchissant sa course, la rendant saisissable. L'allégorie apparaît comme le procédé qui permet de dire une chose au moyen d'une autre : allo agoreuein. La métaphore quant à elle peut se comprendre comme un processus de déplacement, de dérivation, de transposition d'un sens d'un plan sur un autre plan. Même si les choses en soi restent inaccessibles, la parole n'est pas purement tautologique, elle ne parle pas stérilement que d'elle-même. Il y a un logos commun vers lequel chacun doit se tourner pour le décalquer dans l'expression et la formulation de son expérience, ce que bien peu effectuent, comme le déplore Héraclite (Fragments). Héraclite en effet dénonce cette tendance propre à chacun de retourner le plus vite possible vers l'incommunicable, obscur et singulier, l'indicible et l'ineffable propres au sommeil onirique de chacun.

Cependant, l'acte de parler possède la singulière propriété de se décalquer lui-même, de s'auto-démarquer. On peut parler de ce dont on parle, ou de soi en train d'accomplir l'acte de parler. Cette possibilité intime et intérieure du je de parler avec lui-même préserve le retour à une certaine rigueur par l'effet d'une constante rectification. C'est précisément ce qu'ignorent les animaux et les machines. Cette auto-régulation critique du parler sur lui-même assure une certaine rigueur dans la représentation des choses, mais ne peut devenir effective que dans le contexte d'une intersubjectivité, d'un dialogue procédant d'un dédoublement, d'une distance —à soi, à autrui, à la communauté. La rigueur souhaitée dans l'acte même de parler recèle son effectivité dans le parler "à". Celui-ci peut désormais se penser comme un mouvement de transformation, de rectification, en une dimension à la fois éthique (rapport à soi), morale (rapport à autrui), et politique (rapport à la communauté, à l'ensemble du socius).

Certes, l'homme de la vie quotidienne, le poète, le mathématicien, ne parlent pas "pour" la même chose, ni "de" la même chose. Mais il n'en demeure pas moins qu'ils parlent "à" la même humanité. Le sage qui s'efforce de se parler à soi-même dans l'intériorité et le silence de son âme — Platon, Théétète circa 189, Sophiste circa 265, Philèbe circa 38 — réalise-t-il la prouesse de se parler à lui-même comme il se pense lui-même, dans l'élément d'une parole vivante constamment reprise sous une perspective critique? Il s'agit alors d'un travail d'éthique, de souci de soi dans l'émergence d'une forme adéquate de soi comme pensée. Le sage, ainsi compris, se transforme constamment lui-même, sa parole est comme un instrument d'action.

Parler à soi devient alors un soliloque non pathologique, un dialogue avec soi où l'idée est constamment reprise dans un jugement critique, objectif et impartial. Le sage parle alors "pour" la raison (en son nom), il parle "de" l'idée adéquate qu'il a réussi à saisir réflexivement (Spinoza, Traité de la réforme de l'entendement). Son monologue n'est pas stérile, qu'il soit écrit ou oral. N'en déplaise à Platon dans l'invocation du mythe de Theuth (le Phèdre), l'écrit n'est pas entaché d'une déficience ontologique et méthodique. La parole écrite, inscrite, reste en sa demeure, et la réflexivité du sage s'en ressaisit constamment. On échappe alors aux séductions et tentations de la parole et de ses prestiges — dénoncées d'ailleurs dans le Gorgias du même Platon. On s'approche alors de ce que pouvait être l'action sur soi — dont la contemplation des idées adéquates reste la forme la plus élevée — d'un sage comme Spinoza. Se parler à soi chaque jour à travers l'Ethique en train de se faire se conjoint à remettre chaque jour sur le métier son ouvrage, polissant en un même mouvement sa pensée réflexive — la raison se pense et se parle à elle-même à travers lui —, et ses optiques réflectives et réfractives.

On ne saurait par ailleurs réduire l'action de parler "à" à la simple auto-réflexion. La seule façon de parler bien aux autres, n'est-elle pas d'abord de se parler à soi-même, dans une intersubjectivité rationnelle féconde et lentement constituée? "Penserions-nous bien et penserions-nous beaucoup si nous ne pensions pas pour ainsi dire avec les autres, auxquels nous communiquons réciproquement des pensées?" (Kant, Qu'est- ce que s'orienter dans la pensée?).

Le moraliste, celui qui exhorte autrui à la conversion en parlant "à" autrui comme à une personne rationnelle, ne doit-il pas d'abord s'être traité lui-même comme tel? La question de l'orateur politique est encore plus délicate à traiter car s'insère alors entre son discours et son auditoire tout le prestige, par ailleurs vain et illusoire comme un mirage, des formules magiques et incantatoires, déployant tous les artifices de la séduction et de la domination. L'appropriation d'un champ symbolique ou d'un capital symbolique comme le montre Bourdieu dans son oeuvre de sociologue, doit être l'objet d'une prise de conscience constante, afin que l'essence de l'action ne se dégrade pas en une suite de symptômes réactifs, qui se détermineraient de part et d'autre réciproquement du champ symbolique entre l'orateur politique et les dominés.

Ces précautions méthodologiques et méthodiques étant prises et demeurant l'objet d'une vigilance soutenue, il reste sans doute possible, dans l'action de parler "à", de constituer un espace rationnel fécond, fondé et appuyé sur le dialogue, la discussion, l'argumentation et la communication. C'est en ce sens qu'Habermas a développé sa théorie de l'agir communicationnel.

Il n'en demeure pas moins que le but ultime de l'acte de parler—comme technique, connaissance et action —, vise à l'accès à une détermination plus élevée. Il s'agit d'essayer de bien parler, non seulement selon des normes établies, mais en vue du bien, i.e. de l'idée de l'esprit. "Mal parler non seulement fait du tort au langage, mais plus gravement fait du mal aux âmes elles-mêmes." (Platon, Phédon, circa 115). L'acte de parler ne doit pas se réduire et se rétrécir à un dérisoire et fallacieux pouvoir—dépassement des classes tripartites, oratores, bellatores, laboratores —, mais doit se maintenir comme puissance vraie et effective de l'esprit, comme capacité de communiquer les idées (produits de l'esprit) par des signes et créer du sens, donc de la valeur.

A ce titre il n'est pas inutile de constituer comme partie et facteur intégrants du parler, le silence, ou du moins l'art de se taire — condition précisément tacite de l'acte de parole —, afin d'apprendre le silence, une des formes les plus hautes, avec l'écoute, de la parole. Cet exercice du silence, peut être calqué sur la musique — dans laquelle précisément et singulièrement les silences expriment les notes dans leur valeur et leur intensité — auquel était habitués les acousmaticiens (auditeurs silencieux) pythagoriciens pendant une période de cinq années. Cet exercice apparaît alors comme susceptible de nous acheminer vers la parole, coïncidant alors avec ce dont elle est le produit, l'acte de parler, en une unité vivante.

La conséquence en résultera alors que garder la parole ne sera plus la confisquer mais la sauve-garder et la re-garder, l'en-visager plutôt que la dé-visager. Prendre la parole ne sera plus l'extorquer, mais l'ap-prendre (prendre par l'esprit) véritablement. Enfin, d'un point de vue éthique et moral, pro-mettre et tenir sa parole apparaîtront comme l'effort pour se maintenir dans l'Ouvert de la parole et s'offrir (s'ouvrir) à lui, dans une dé-claration fidèle, exilant dans le Néant, d'où ils n'auraient jamais dû sortir, le Bavard, le Beau Parleur, le Rhéteur, le Sophiste, maîtres dans la langue de bois. S'exilera aussi dans ces conditions, celui qui "parle pour ne rien dire", i. e. à la fois "à la place de " dire quelque chose, et "en vue de " cacher ce qu'il devrait dire.

L'essence du parler se révélera donc comme la transposition de la chair du monde dans l'unité de l'esprit. Le sujet concevra pleinement, en y assentant et consentant, l'existence de cette triple épaisseur : 
1°/. Des corps 
2°/. Des choses 
3°/. Des autres, respectivement dans leur inertie, leur étrangeté et leur disparité, qui, certes, freinent la parole, mais la portent aussi. 
Le reste manque — comme dans le TRE de Spinoza et les RDE de Descartes — et le manque reste quelque part dans l'inachevé.

Christophe Steinlein (novembre 2003).