vendredi 14 juillet 2017

Que veut-on dire en affirmant qu’il y a un monde ?

La première question que l’on peut se poser quand on interroge le vocable de monde est de savoir quelle est la part entre le simple mot de" monde" — mot qui renvoie aux nécessités et aux commodités de la communication courante — et le nom même de" monde". Celui-ci seul en effet — par-delà l’ambiguïté et l’équivocité immédiates du mot — peut prétendre renvoyer ou référer à une idée précise, claire et distincte — si possible complète et adéquate — de la réalité ainsi désignée. Ainsi, d’un côté, en un sens un grand nombre de locutions courantes témoignent d’une certaine présence ou réalité du monde dans l’expérience commune : "mon petit monde à moi", se faire tout un monde de quelque chose, ne pas se sentir du même monde — "nous ne sommes pas du même monde", "il y a tout un monde entre nous" —, "il faut de tout pour faire un monde", "ainsi va le monde", etc. On doit donc interroger ce mot de "monde" à partir de la multiplicité de ses dires, évocations, occurrences linguistiques, et chercher à déceler ce qui se cache derrière la fluidité apparente de la communication. Ce qui est soi-disant bien connu et bien entendu renvoie-t-il à une univocité substantielle (mais laquelle), ou à une confusion latente qui aurait pourtant le merveilleux et utile pouvoir de nous faire nous entendre du point de vue de la pratique ordinaire sur un référent par ailleurs équivoque, confus, ou perçu dans une radicale différence et étrangeté ?

Mais d’un autre côté, si l’on prétend constituer le "monde" comme un nom et chercher à remonter à la réalité substantielle à laquelle il renvoie — càd constituer une idée, un concept ou une notion du monde —, il convient de se demander ce qu’est réellement le monde, auquel cas on se trouve confronté à un problème. Ou bien le monde est simplement l’ensemble de tout ce qui est — pensées, sentiments, actions, faits, événements, réalités matérielles —, mais alors que devient la simple exigence d’unité commandée par la raison ? Ou bien si le monde doit être pensé comme une totalité ordonnée rationnellement, la question vient alors immédiatement de savoir quels sont (et ce qu’ils sont) la modalité de cette raison ordonnatrice, son mode opératoire et son effectivité. En somme le monde est-il simplement la représentation de ce qui m’est extérieur, me déborde, me dépasse, ce dans quoi le moi pensant se sent inclus et enveloppé objectivement, ou bien un produit représentatif de l’activité synthétique de l’esprit, qui n’existerait pas en dehors de ce moi pensant ?

Indéniablement — étonnamment — un monde a lieu. Le problème est alors de déterminer quel est ce lieu et quel est le mode d’être de ce monde. Car avant de demander si une chose existe ou non, il est de bonne méthode de s’enquérir de ce qu’elle peut être, de son mode d’être et de ses conditions de possibilité. Car l’attitude sceptique, radicale ou paresseuse reste en première instance légitime : le monde n’a pas lieu, le monde est une fable — mais c’est encore un mode d’être à examiner — la vie est un songe. Avant donc d’affirmer (ou de nier) que le monde existe, qu’il a lieu, il s’agit de s’interroger sur la nature possible de ce monde, càd sur sa qualité : sensible ou intelligible, intérieur ou extérieur, subjectif ou objectif. Mais il convient aussi de questionner sur sa quantité : est-il unique — le monde comme unité, totalité finalisée selon la représentation d’une fin ultime — ou bien est-il une simple réalité parmi d’autres — monde des sciences, monde des arts, monde des valeurs morales ? Enfin l’interrogation doit porter sur la relation de ce monde à la subjectivité qui le pense, le représente et le réfléchit. En somme on demandera quelle est la place du moi pensant dans le lieu qu’il assigne au monde ? Quelle est la relation entre le mode d’être du moi pensant et le mode d’être du monde qu’il pose ? Dans l’énoncé, ou le dire, de la représentation du monde, la réalité du monde posé et du rapport entre le moi et le monde est-elle épuisée ou achevée ?

Ainsi la question posée du contenu du dire dans son rapport à la forme même du vouloir dire (qui vise à exprimer l’existence d’un monde) reste toute entière suspendue à l’examen des différents modes d’affirmation ou de position représentative. L’affirmation réside-t-elle simplement dans la certitude sensible d’une extériorité indéfinie posée là-devant ? Ou bien se déploie-t-elle dans la preuve rationnelle ou l’examen critique des opérations de la raison ? Enfin l’affirmation de l’être du monde n’est-elle pas entièrement déployée et légitimée par la constitution culturelle de l’histoire des idées — et corrélativement dans l’idée de l’histoire — vision ou conception globale et systématique du monde ?

Le monde est d’abord saisi comme objet d’une représentation sensible. L’individu sentant, pensant et vivant appréhende immédiatement le réel par l’opposition de l’intérieur et de l’extérieur dans le contexte d’une différence plus large qui est celle du plaisir et de la douleur, càd de ce qui augmente la puissance d’agir, de s’affirmer en s’affermissant, de se poser comme source d’activité et de production en s’opposant à ce qui fait résistance et inertie (ou ce qui diminue cette puissance). Il y a donc bien une certitude sensible immédiate par laquelle le sujet pensant, agissant, vivant — vivre c’est agir selon des représentations — se pose dans l’existence en se situant dans un monde, qu’il appelle d’abord le réel, puis la nature — ensemble de toutes les forces matérielles, axiologiquement neutre et source de plaisir ou de douleur, de puissance ou d’impuissance.

Mais déjà se découvrent dans cette première appréhension de la réalité, de la nature, de la vie, des oppositions fondamentales — bien que non irréductibles, objets possibles d’une synthèse et d’une réconciliation ultérieures par l’esprit. D’abord s’énonce le rapport intérieur/extérieur par lequel on peut se représenter le monde — dans son infinité, son indifférence, comme un océan illimité —, et par contraste son petit monde propre intérieur. Le sujet pensant a réussi à constituer ce monde intérieur, progressivement, en combinant et valorisant pour lui-même des éléments extérieurs, ce qui lui permet de subsister au sein du vaste monde — comme un frêle esquif sur l’océan. Mais se révèlent aussi les rapports visible/invisible, subjectif / objectif, immédiat / médiat, qui se découvrent progressivement et s’inscrivent dans la représentation du rapport entre le moi et le monde. Par exemple, la différence s’établit entre les effets visibles et les représentations mentales, invisibles, qui les commandent. Le contraste se creuse également entre la souplesse, l’élasticité et la plasticité du moi et l’inertie, la résistance des choses et des objets. Enfin s’accroît la certitude de la nécessité d’un passage par la médiation de la ruse (méchanè) et de l’artifice (technè) pour constituer progressivement les éléments d’un monde humain : objets de la technique, de la science, de l’art, mais aussi représentation des valeurs morales ou éthiques.

Par exemple, en fonction de la subjectivité et du contexte de vie (mais aussi en vertu d’une nécessaire différenciation des points de vue) s’affirment des représentations du monde distinctes. Certains individus, comme les sophistes, en affirmant le monde, s’arrêtent à la réalité sensible — les forces, les sensations, les réalités matérielles. D’autres, plus exigeants, vont chercher l’unité et la raison du monde beaucoup plus loin. Les sophistes s’affirment dans le monde (et donc corrélativement affirment leur monde) par des valeurs d’efficacité, de pragmatisme. Ils constituent ainsi un monde qui possède sa cohérence et son unité apparentes mais qui porte, pour un regard plus aigu et plus profond, une faille intime, une scission secrète et latente. Tout au long des Dialogues de Platon, Socrate s’emploie à montrer la faiblesse, l’insuffisance de l’affirmation d’un certain monde par les sophistes, ou ceux qui se réclament de leurs valeurs. De même que le monde de la science exclusivement explicative n’est pas suffisant (Socrate se dit insatisfait et mécontent des explications d’Anaxagore sur le fonctionnement du corps des humains dans le monde des vivants), le monde esquissé, instauré et valorisé par les sophistes (monde de la puissance, du pouvoir, de la réussite, de l’efficacité) s’effondre selon une perspective plus élevée parce qu’il ne repose sur rien de stable —la matière, la sensation sont fuyantes et instables.

Du même coup apparaît pour Platon la nécessité de déplacer le centre de gravité de la réalité, du niveau sensible de l’être à un niveau intelligible. Dans le processus de constitution d’un monde c’est le principe de ce monde qui fait problème et qu’on cherche à affermir. Ainsi ce niveau sensible de l’être (qu’on pourra nommer monde sensible par approximation à moins que précisément la réalité sensible par manque d’unité ne puisse pas être érigée en monde) ne peut être fondé par lui-même, car il est comme un tonneau des Danaïdes. L’unité qui permettrait d’affirmer ce monde n’est pas réelle. Par conséquent sa finalité est introuvable parce qu’inexistante : elle n’a pas lieu. Il convient au contraire de supposer que le monde authentique, dont le monde des apparences n’est qu’un pâle reflet, est d’un autre ordre. Il contient des idées qui sont par nature, qui n’ont besoin de rien d’autre que d’elles-mêmes pour s’affirmer. Pour Platon le monde a bien lieu mais ailleurs que dans la région du sensible.

On peut déjà à travers cet exemple historique de la division entre monde sensible et monde intelligible — bien que la réalité sensible intrinsèquement privée d’unité échoue à se constituer comme monde — tirer quelques conséquences en ce qui concerne la nature de ce que doit être un monde. Un monde émerge, prend forme, et se constitue à partir d’une intention d’unité et de finalité propre à l’esprit humain. Tout le problème reste alors de savoir si cette unité et cette finalité sont objectives ou bien si elles ne sont que des apparences évanescentes et parasitaires. Le premier souci de l’esprit humain dans la constitution d’un monde demeure la cohérence du sens et la cohésion corrélative de toutes ses parties. Les individus de chair et d’os en restent à l’apparence sensible, sensorielle et sensuelle et lient sur ce mode — rapports de forces et de sensations — toutes leurs représentations. Ils ont raison dans ce qu’ils affirment mais tort dans ce qu’ils nient (l’existence d’un principe supérieur, l’Idée), parce qu’alors leur vision du monde est incomplète, tronquée, donc inadéquate à l’exigence de développement de l’esprit.

Ceux qui limitent le monde à leur monde sensible oublient qu’il n’y a de sensibilité représentative que rapportée à un esprit dont l’inquiétude essentielle est de développer l’idée en un monde complet. Dès lors la notion de monde peut se comprendre comme effort intellectuel de re-totalisation constante de l’ensemble des éléments représentatifs. L’unité des représentations est ouverte et en devenir. Car toute représentation du monde est posée et affirmée devant une autre (une extériorité) dont l’intégration est toujours possible, et qui en tout cas force le système constitué à se redéfinir, à se poser la question de son autre.

Ainsi la tranquille certitude sensible ne suffit pas pour affirmer qu’il y a un monde. Elle porte inconsciemment en elle le principe de son clivage, de sa scission, qui tend à la faire éclater vers une refondation. La certitude sensible qui puise sa tranquille assurance dans l’appréhension immédiate du monde se transforme en un dogmatisme insupportable par son refus de voir la possibilité même de l’autre, ce qui autorise précisément le doute sur le monde. Le monde n’est peut-être qu’une fable, et la vie rien d’autre qu’un songe. Mais cette simple suspicion nous autorise à un doute radical qui va nier la possibilité d’affirmer un monde. Mais dans cette négation ou suspension momentanées, provisoires, va se faire jour un rapport constitutif essentiel du monde : le rapport à la subjectivité pensante, le moi pensant, qui, en niant le monde, et en se retournant sur lui-même, va découvrir la source de la représentation, absolument indubitable, à partir de laquelle le monde progressivement peut être reconstruit. La pensée, principe fini, pense l’être infini, illimité, mais ce qui lui permet de se légitimer est qu’elle se saisit indubitablement comme un être, être dont l’essence est de penser. La pensée ne se perd plus dans l’être illimité, mais elle ramène (ou rapatrie) l’être en son sein. Une nouvelle aurore se fait jour, un nouveau continent (un nouveau monde ?) apparaît, car il faut pouvoir dire "Terre !" pour que l’océan illimité, infini, puisse se configurer et prendre forme à partir d’un rivage où précisément l’esprit arrive.

La pensée, bien loin de prétendre constituer périlleusement un monde, se constitue et s’affirme, s’affermit comme monde. Son vouloir dire rejoint son dire et coïncide avec son effectivité. Car elle ne se pose plus en aval et en retrait d’un arrière-monde inaccessible, elle ne veut pas un monde qui lui échappe et se dérobe, mais son vouloir se saisit purement de lui-même, devient son unique monde. Cependant, se dégageant de l’emprise sensible du réel, en s’affirmant pour soi, l’esprit se trouve maintenant aux prises avec ses propres contradictions. La question demeure en effet de savoir si le monde est posé comme sphère d’objectivité ou comme rapport à soi de la pensée.

L'insuffisance radicale de l'affirmation purement immédiate, sensible, affective, d'un monde devant la conscience, amène nécessairement la pensée à examiner l'idée de monde, qu'elle produit. La conscience en effet dans le malheur de son enfermement dans la sphère sensible proclame à son insu son incapacité à comprendre son autre, à découvrir l'objectivité dans la subjectivité. De la simple représentation de monde, à partir de la présence et présentation immédiates d'éléments sensibles, l'esprit passe à la constitution d'une notion de monde, càd d'une forme inscrite intrinsèquement en lui, sous l'aspect opératoire d'un concept qui permet une représentation cohérente des opérations de l'entendement, mais aussi sous l'aspect régulateur et unificateur d'une idée qui permet d'assigner un sens global — par exemple pour penser le progrès, le développement — et une valeur universelle à l'existence humaine sur Terre, telle qu'elle est connue historiquement, mais aussi telle qu'elle est simplement possible de droit — par exemple pour penser la justice, l'harmonie, et satisfaire une exigence de la raison. L'esprit, dans ce second moment, se replie sur lui-même, rapporte les oppositions initialement assignées dans l'extériorité, à l'intérieur même de sa réflexion. Avant même de saisir l'unité possible du monde de l'oeuvre d'art en son sens et valeur universels (ou l'unité du monde de la morale), il convient en bonne méthode de s'interroger sur la représentation du monde physique.

En effet, affirmer qu'il y a un monde physique — saisi dans les formes de l'espace comme sens externe, du temps comme sens interne, mais aussi dans la représentation de la matière, de la force et de la causalité —, c'est se demander quel est le mode d'être de ce monde. Est-il fini ou infini (limité ou illimité), est-il composé en dernière instance d'éléments simples (indivisibles) ou bien décomposables à l'infini, contient-il une causalité libre ou bien totalement déterminée, admet-il de la contingence ou bien procède-t-il d'une absolue et totale nécessité?

Si la nature est la représentation que l'esprit se fait du réel en tant que ses éléments peuvent être soumis à des lois, le monde est la représentation obtenue par l'esprit par l'adjonction à la nature d'un principe d'unification. On peut remarquer que la nature dans ces conditions et contrairement au monde ne peut être qu'unique, car son principe est intrinsèquement universel alors que le principe du monde semble ajouté de l'extérieur par l'esprit. Ainsi le monde phénoménal trouve son unité à partir du réel par le pouvoir séparateur et unificateur de l'entendement. Symétriquement le monde nouménal — selon une opposition qui ne recouvre pas celle du monde sensible et intelligible, car le monde nouménal apparaît comme un résidu et possède un principe radicalement inaccessible à l'esprit humain — est l'ensemble des principes inconditionnés qui assurent l'unité des idées et satisfont aux exigences de totalisation de la raison. Ainsi deux mondes sont constitués et affirmés par l'esprit comme formant indissociablement les deux aspects de la réalité. D'un côté l'être ou chose en soi, qui se tient hors de tout monde mais qui se laisse connaître d'un autre côté comme monde phénoménal (par la science) et penser comme monde nouménal (par la morale). Le passage constant entre les deux mondes est assuré par une troisième représentation qui participe des deux premières. Mais celle-ci ne constitue pas pour autant un troisième monde, mais apparaît au contraire comme le témoin effectif d'une possibilité de penser la dualité de ces deux mondes. Ce troisième monde peut être pensé comme monde du beau càd de l'oeuvre d'art, et il apparaît comme l'affirmation d'une dualité entre un sensible non déterminable (essentiellement) par la rigueur des lois, et un intelligible non entièrement inaccessible, dont la présence se donne sur le mode de l'absence. Le beau n'est pas en effet réductible à une causalité, mais il n'est pas davantage entièrement désincarné et intelligible.

Le monde de l'art — formé essentiellement du monde de l'oeuvre d'art associé au monde que déploie le jugement esthétique — n'est pas le monde des Arts. Celui-ci en effet se présente comme système de productions, d'échanges, de valeurs, dont l'unité reste simplement matérielle et précaire. Alors que le monde de l'art constitue la représentation intime de l'idéal auquel peut tendre la subjectivité finie, ainsi que l'image et l'indice du vrai et du bien — qui correspondent respectivement au monde naturel et au monde des valeurs morales. La représentation du monde physique menait à des antinomies sur son infinité et sa divisibilité — antinomies produites par le simple fait que l'esprit affirme un monde incomplet auquel ne peuvent convenir ces déterminations. Par contre en affirmant la dualité de deux mondes indissociables mais radicalement distincts, les deux dernières antinomies trouvent leur solution dans une interprétation duale càd montrant les deux aspects nécessairement complémentaires d'une même entité.

Affirmer un monde sur le mode rationnel c'est donc trouver ou déduire une unité à partir d'un ensemble d'idées dont on doit prévoir qu'elle n'est que provisoire ou transitoire, ouverte sur une unité plus haute qui est celle d'un monde plus complet — à la fois plus diversifié et unifié. L'idée de monde comporte en effet intrinsèquement la dynamique de ce dépassement. Les formes et les cadres d'expression des énoncés s'avèrent souvent en défaut devant la richesse et la force du vouloir dire qui porte sur la réalité tendant à nous apparaître comme un monde. Ainsi la dualité des mondes échoue à vouloir se dire à travers un cadre énonciatif qui n'admet pas la possibilité d'une telle représentation, et se résout par contre heureusement dans l'expression, à partir d'un point de vue plus élevé. L'esprit demeure dans le vrai en tout ce qu'il affirme — parce qu'il déploie la raison et l'harmonie de ce qu'il exprime — et il s'enferme dans le faux en tout ce qu'il nie — parce que sa vision tronquée manque à restaurer la véritable unité qui se tient en retrait.

Devant cette énigme du monde, dans sa dualité de sensible (la différence et les différenciations infinies) et d'intelligible (l'unité et les unifications infinies), et dans l'opposition apparente et intériorisée de l'apparence et de la réalité, de l'intériorité et de l'extériorité —, l'esprit est conduit à construire une idée de monde, qui rende compte de tous les mondes et de tous les points de vue possibles. Comment procéder pour que l'idée que l'on se fait du monde soit cohérente face aux exigences de la raison? Car l'esprit ne peut pas concevoir un monde sans une raison ultime qui préside à une structure et un ordre qui le maintiennent dans l'être, malgré l'apparence d'une fuite et d'une dégradation perpétuels des formes et des êtres matériels. Pour affirmer rationnellement le monde comme ensemble harmonieux et cohérent de tous les mondes qui naissent de l'activité et de la représentation de chaque individualité pensante, il semble qu'il faille en appeler nécessairement à une raison universelle. Sans la présence de celle-ci, en effet, disparaît le minimum de stabilité requis pour ne pas faire l'hypothèse ruineuse et inutile du néant : car il faut continuer à vivre même après avoir nié la réalité du monde (la réalité du suicide pouvant en effet la confirmer!). Mais immédiatement cette nécessaire certitude de l'existence de la raison semble ébranlée radicalement dans ses fondements par la constatation de multiples entorses à la rationalité, notamment morale —prospérités des vices et des "méchants", malheurs et infortunes des innocents et des probes, ruine prochaine des plus belles actions ou oeuvres humaines. Dès lors ces fractures de rationalité révèleraient au sein de ce monde des éléments "im-mondes" que la raison peinerait à "é-monder".

Affirmer alors que le monde a réellement lieu, qu'il a été porté à l'existence seul parmi d'innombrables mondes possibles — monde pris ici au sens de système complet de structures, de forces, d'événements, d'actions, de faits et de pensées —, parce qu'il est le meilleur ou optimum — il remplit le maximum d'être avec le minimum de rapports —, c'est considérer que le monde n'est pas constitué d'éléments mais d'une suite infinie de petits mondes (ou monades), clos sur eux-mêmes, qui n'affectent pas les autres mais sont liés le uns aux autres par une harmonie rationnelle et expriment tous le même monde unique sous divers aspects. Il n'y a qu'un seul monde, un seul monde créé a lieu, et il est l'expression — le dire correspond dans ce cas unique à un faire — d'un vouloir divin réglé par la raison, càd la visée et la vision du bien.

La monade certes est seule (monos), sans porte ni fenêtre, close sur elle-même bien que développant et déployant ses propres déterminations à l'intérieur de son enveloppement. Elle est à elle-même son propre monde, càd sa façon unique et parfaitement réglée en harmonie avec les autres, d'exprimer le monde. Un monde a lieu à travers chaque monade par l'expression, et c'est précisément le monde qui s'y déploie et s'y déplie sous un aspect particulier. Réciproquement le monde a lieu, il est le lieu de tous les lieux qui le contiennent et l'expriment. On peut donc conclure que la structure d'unité monadologique constitue le modèle essentiel du concept authentique de monde.

Il semblerait donc que la pensée spéculative parvienne à justifier rationnellement l'existence d'un monde, et la nécessité de son avoir lieu (son épiphanie). La pensée, aux prises avec elle-même, et non plus confrontée à l'extériorité du sensible ne se montre pas à court de ressources pour suggérer que le monde est la notion complète, bien qu'infiniment enveloppée et repliée, d'un être spirituel, point métaphysique infini, dont chaque individu vivant concret ne saisit qu'un aspect partiel. Il semblerait que le dire (les moyens et le système d'expression), de même que le vouloir dire — ce qui se cache et fait pression à l'intérieur de toute subjectivité finie, ce qui demande à être dit — ne fassent plus mystère ni problème. L'écart apparent entre le sensible et l'intelligible, entre le moi pensant et les apparences semble dépassé. De même les contradictions apparentes entre le fini et l'infini, le composé et le simple, le libre et le déterminé, le contingent et le nécessaire semblent s'effacer. Enfin l'opposition entre la réflexivité (développement par l'attention) et l'idéal de la raison pure (présence dynamique du principe monadique immanent) semble surmontée par une représentation spéculative cohérente rationnellement et dynamique (se déployant constamment de l'infinitésimal à l'infiniment aperçu). Le fini n'est plus alors qu'un enveloppement de l'infini, le composer est divisible à l'infini, tout incline sans nécessiter, rien n'est contingent car il n'y a pas une seule ligne courbe qui ne trouve finalement son principe de détermination et de rectification.

Le monde se clôt alors par le principe moral du meilleur, dont notre représentation morale ne donne qu'un pâle reflet et qui éloigne de l'esprit le spectre de l'incohérence, du scandale et de l'incomplétude.

Cependant il peut se faire que tout cela soit dit et bien dit, et que le vouloir dire — cette obscure nostalgie de l'être et de l'idée qui éprouve mélancoliquement la faiblesse et l'impuissance des moyens propres à sa condition finie — s'estime être satisfait et n'avoir plus rien à désirer. Il peut se faire aussi que le contenu et la forme du dire et du vouloir dire coïncident parfaitement, quand un monde est affirmé rationnellement et intelligiblement sans le moindre reste — selon le principe et l'effort d'intelligibilité intégrale. Mais ne reste-t-il pas alors le droit d'invoquer et d'interpeller l'existence concrète et solitaire, obscure et contingente, de l'individu — cet indivisible atome de désespoir —, qui s'efforce d'être au monde parce qu'il ne se reconnaît plus être du monde — sauf à ne plus considérer l'être que comme processus mécanique et déterministe, et le monde comme ensemble des êtres soumis à des lois. L'individu produit son existence comme écart, déviation par rapport à tout système rationnel et spéculatif qui prétendrait entièrement déduire le monde et toute existence dans ce monde. Rien n'empêche de supposer que cette affirmation rationnelle, spéculative, systématique, du monde, ne dit rien — ne veut rien dire — de la contingence et du drame existentiel de chaque individu jeté dans la déréliction d'un être-là, dans la fatigue d'un être métaphysiquement toujours déjà las parce qu'en dette et déficit de son être? Ce qui en effet pourrait nous donner la nausée, c'est le sentiment profondément "im-monde" de ne pouvoir faire partie d'aucun monde. Idée vertigineuse que celle qui donne le sentiment que l'idée de monde est de trop, en trop, qu'elle ne veut pas assez (ou trop), qu'elle en dit trop (ou trop peu). En somme cette idée de monde ne serait-elle pas radicalement isolée, contingente, hasardeuse, comme l'individu qui la produit?

Au lieu d'affirmer artificiellement, bien que rationnellement, un monde — càd un système complet, unifié, cohérent, de représentation totale du réel —, ne s'agirait-il pas maintenant, une fois passée l'euphorie des grands systèmes spéculatifs de l'histoire de la philosophie et des Idées (comme monde auto-constituant) de s'affermir contre la vertigineuse vacillation provoquée par la confrontation à l'éclatement radical du monde. La raison ne serait plus en somme un principe totalisant, mais un hapax, un isolat terriblement contingent et discret — il n'y aurait plus un labyrinthe du continu, richement baroque, mais un désert du discontinu, pauvrement contemporain. La raison ne serait plus alors qu'un modeste archipel dans un océan de chaos, émergeant péniblement et contingentement, voué à une existence précaire et aléatoire. La vie ne serait qu'un cas particulier de mort (entropie, dégradation), une variété, très rare, de mort. Si le monde n'est que ma représentation, que devient-il si celle-ci vacille et s'éparpille? Si l'ordre du monde s'avère inexistant, mes désirs ont-ils encore des ordres à recevoir? Ne sont-ils plus que l'ombre d'eux-mêmes si tant est que les désirs irrationnels s'appuient en contre-pied sur la raison, et sont prévus par elle? Si le monde des apparences s'est effondré consécutivement à la dissolution du monde de la vérité, le moi individuel peut-il encore se constituer en monde? Ne devient-il pas plutôt "im-monde" à lui-même?

C'est pourtant sur cet ébranlement du monde des Idées — dû à une attitude soupçonneuse à l'égard de la raison et de la place primordiale et usurpée qu'on lui reprochait d'avoir prise sans titre de légitimité —, que se sont constituées des visions du monde plus positives, concrètes, susceptibles de prétendre libérer l'homme à partir de ses conditions réelles, apparues par la dislocation de ces palais d'idées, due au progrès matériel, scientifique et technique. Peut-être le monde de l'homme n'est plus une (trop) belle représentation de l'esprit et des idées, mais plus prosaïquement le monde de l'homme (l'Etat, la Société). Peut-être a-t-on suffisamment (et inutilement) interprété le monde et qu'il s'agit maintenant de le transformer (se l'approprier). Cependant ces intentions ne peuvent s'effectuer que sur la base d'une appropriation du monde, d'un affermissement dans le monde, d'une affirmation du monde, certes sur un mode non spéculatif, mais plutôt concret et matériel, à cause d'une disparition de la suprématie de la raison, qui n'est plus qu'un instrument et non un principe fondateur. Cette affirmation nouvelle du monde (qui prétend faire l'économie d'une affirmation spéculative de la totalité du monde) renvoie cependant à un vouloir dire très précis. C'en doit en effet être fini de ces palais d'idées, il s'agit maintenant de marcher les pieds en bas et la tête en l'air.

L'affirmation matérialiste d'un monde matériel propose de ressaisir le réel qui affecte l'humanité par les éléments immédiats de la condition humaine : être mortel, au travail, parmi les autres. Mais aussi : "naître par hasard, se prolonger par faiblesse et disparaître par rencontre"(Sartre). Et enfin, construire progressivement un monde humain qui veuille dire et qui dise effectivement plus que la simple base matérielle d'où il a émergé. Cette dénonciation nauséeuse, mais sans doute salutaire, de la dissimulation idéologique de la condition humaine, à laquelle a assisté le dix-neuvième siècle, s'est cependant contredite elle-même dans la mesure où elle a reconduit subrepticement, au vingtième siècle, l'idéologie qu'elle avait dénoncée. Quoiqu'il en soit, c'est toujours en fonction d'un exercice de la raison, de la conscience, de la pensée, que s'effectue la réappropriation du réel et de la condition humaine. C'est en vertu d'une sincérité fondamentale dans l'énoncé de ce que doit être et de ce que peut être le monde humain, et par la grâce d'un vouloir authentique de forger un monde pour l'homme, que s'effectue dans toute son effectivité l'existence individuelle et collective, mentale et historique, de l'être humain sur Terre. En effet ce monde humain ne peut-il pas osciller et vaciller entre des extrêmes : immonde ou émondé, trop humain ou pas assez, inhumain ou surhumain? La volonté humaine n'est-elle pas la force qui veut imprimer la marque de l'être au devenir, quelles que soient les conséquences, et ne dégénère-t-elle pas souvent en volonté de pouvoir prétendant dérisoirement dominer le monde?

On ne saurait donc déceler le moindre clivage, ni de contradiction, entre les expressions usuelles et courantes qui parlent du monde, ou le font intervenir en le mettant en scène en diverses occasions, et l'idée de monde telle qu'elle doit présider régulativement à toutes les représentations humaines dans le rapport qu'entretient l'homme à lui-même, à autrui, à la réalité extérieure.

L'individu doit prendre conscience de son destin solitaire. Il a à se construire son monde dans le temps individuel et historique. Il doit éviter l'écueil de laisser déborder l'imagination, et considérer son monde d'un point de vue sobre et rigoureux. Pas davantage ne doit-il exclure le monde de l'autre, mais au contraire s'y ouvrir davantage, dans l'idée que les mondes individuels sont compatibles s'ils sont rationnellement développés. Enfin, il convient, pour affirmer le monde dans un authentique vouloir et une complète formulation, de ne pas oublier le caractère indéfiniment ouvert du monde. Celui-ci en effet nous déborde de toutes parts et nous dépasse dans toutes les représentations finies que nous nous en donnons. Le monde est donc pourvu d'un objectivité irréductible qui reste la condition de validité de notre affirmation du monde. Dès lors, ainsi va le monde, guidé par une rationalité immanente, qui développe progressivement l'idée d'une réalisation de tous les possibles dans une affirmation plus complète de la vie. Et c'est ainsi en particulier qu'il nous faut accepter l'idée qu'il faut de tout pour faire un monde. Mais cette extrême variété reste parfaitement ordonnée et résiste aux moments du négatif (nihilisme), quand l'esprit se perd momentanément de vue pour se retrouver dans une affirmation plus haute de soi.

Cependant l'esprit fini n'est pas tenu d'expliciter par avance le destin total et final de l'esprit infini : à l'impossible nul n'est tenu. Les limites de mon langage sont les limites de mon monde et "ce dont on ne peut parler il faut le taire". Dans ces conditions il subsiste cependant la modestie, rationnelle et raisonnable, d'un souci de constituer le monde, de l'affirmer et s'y affermir par l'effort de culture. La culture, qui bâtit un monde, se laisse penser comme principe dynamique de réconciliation et de dépassement de l'opposition entre l'esprit et la nature. Elle est en même temps formation d'une image de soi et de l'humanité (communication), par le développement dans l'histoire d'un monde du pour-soi, où l'expression synthétique du monde des sciences, des arts et des valeurs morales exprime le vouloir le plus intime de l'esprit.

Christophe Steinlein (décembre 2002).


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