vendredi 14 juillet 2017

Qu'est-ce que parler?

La question ici posée (questio) peut apparaître sous trois figures essentielles et successives. Elle nous approche d'abord sous forme de (re-) quête. Qu'est-ce qui est nécessaire et spécifiquement requis pour accomplir l'acte de parler, désigné par un verbe à l'infinitif ? Puis cette question se pose devant nous comme l'exigence d'une (en-) quête. Il s'agit alors de savoir comment un acte individuel et singulier peut (faire) accéder à l'expression de l'universel. Mais aussi comment le particulier (le locuteur) peut s'ouvrir au général, i.e. le discours qui dénomme et décrit, qui rend possible la science et la communication objective? Enfin cette questio initiale, initialisante et presque initiatique, nous ouvre à la nécessité —beau risque à courir aurait dit Platon — d'une quête, tout simplement. Tout comme Socrate, vu par les sophistes comme un bavard (homo loquax) mendiant d'idées, de définitions, d'essences, cette question nous somme en troisième lieu de partir en quête d'un sens et d'une valeur de l'acte de parler.

Parler peut s'entendre successivement comme une activité (psycho-physiologique) utilisant la faculté de langage, dans un premier temps. Mais aussi dans un second temps comme un acte à proprement parler. L'actualisation d'une puissance de généralisation, d'abstraction, de dénomination des éléments du réel, en somme fait problème. Enfin en un troisième temps on peut entendre (et comprendre) "parler" comme une action, au sens d'une performance, d'une performativité. Cette action de parler peut précisément dans ce troisième cas de figure changer, transformer notre rapport à nous-mêmes (éthique), à autrui (morale), et à la communauté même des hommes (politique). Et d'ailleurs cette question d'essence du parler, ici posée, peut se légitimer à rebours en partant de la troisième situation et en remontant jusqu'à la première configuration. En effet, si cette question enfin nous vient, n'est-ce pas à partir de la constatation d'un abus de la parole (comme produit spécifique du parler) qui conduit à tant d'incompréhensions, de malentendus, de séductions et de dominations?

A partir de cette interrogation éthique, première apparue au niveau du souci mais dernière résolue (en raison de sa complexité), surgit donc naturellement à rebours une seconde. Celle de savoir comment parler (acte individuel, singulier, contingent) peut-il faire accéder à de l'universel, de l'intemporel, de l'objectif et du nécessaire — question épistémique et cognitive? Puis, remontant encore l'ordre inverse des préoccupations, on en vient finalement bien naturellement à se demander comment tout simplement parler est possible, d'un point de vue psycho-physiologique, si tant est que nous devons tenir à la fois au fait du corps (mécanismes) et au fait de l'esprit (liberté créatrice)?

On aura compris : parler c'est toujours successivement (mais aussi au sein d'une même totalité vivante) parler "pour", parler "de", et parler "à". Parler "pour" s'entend au moins en deux acceptions. Comme procédé de substitution, qui consiste à mettre une chose à la place d'une autre. Ainsi il s'agit ici d'introduire le représentant à la place du représenté, l'esprit à la place du corps, comme quand l'enfant dit simplement "j'ai faim" au lieu de laisser brutalement son corps exprimer l'attitude de la faim. Mais aussi en second lieu comme finalité, point de visée, but, au sens où on parle peut-être pour se libérer de quelque chose, en vue d'une déprise, d'une émancipation. Le premier moment de la réflexion — l'ordre méthodique est toujours inverse de l'ordre ontologique, le plus complexe est perçu en premier mais résolu en dernier et inversement — portera donc sur l'aspect technique et psycho-physiologique de l'apprentissage du parler comme activité.

En second lieu parler "de" désigne la difficulté de savoir comment on peut transcrire le réel le plus rigoureusement, précisément et exactement possible. Il s'agit ici d'un problème épistémique. Que peut-on connaître objectivement du réel dans l'acte de parler d'objets du monde? Enfin parler "à" indique que l'on s'adresse à une autre conscience, soit dans un certain dédoublement (se parler à soi-même), soit à autrui, comme personne singulière, soit à une communauté de consciences (discours public, politique).

A travers ces tois configurations successives on part toujours de la parole comme produit en aval de l'acte de parler, qui est incarné dans des contextes et des supports. Mais parler est aussi déterminé en amont par la faculté de langage et l'outil dont elle se sert : la langue, au sens physique et intellectuel, l'organe ou le système des signes et des règles. Si l'enjeu de la question initialement posée reste très clairement de définir l'essence (et ses limites) de l'acte de parler ainsi que son sens et sa valeur, la même difficulté demeure de rendre compte de la tension entre :

1°/. Le corps et l'esprit.
2°/. L'individuel et le commun.
3°/. La transparence et l'obstacle de l'autre (car parler rapproche et éloigne de l'autre).

Mais aussi le même problème parcourt et traverse ces différents aspects évoqués de l'acte de parler. Si parler a ou est une essence, comment expliquer tant d'échecs de la parole? Y aurait-il une essence ontologiquement déficiente, une impuissance radicale du parler à passer vraiment à l'acte? Si inversement parler n'est qu'un accident, un avatar corporel de l'évolution, comment expliquer l'effectivité et la factualité de l'esprit dont il reste le plus éminent (et peut-être unique) signe, représentant ou indice?

Le fil conducteur d'Ariane pour sortir du labyrinthe ainsi dévoilé sera de remonter jusqu'à l'apprentissage du parler, en cherchant ce peut vouloir dire "bien parler". Afin, pour dégager l'intérêt spéculatif et philosophique de cette question, de peut-être montrer que le parler excède, traverse, déborde toutes les autres figures de la manifestation, de la représentation et de l'expression.
Nous constatons de fait l'existence d'un parler. Ce verbe substantivé montre peut-être implicitement que l'acte subsiste dans son produit en tant que celui-ci n'est jamais complètement figé, mais susceptible d'être repris et ressaisi dans un nouvel acte. Parler peut s'entendre soit de l'oral soit de l'écrit. En ce qui concerne l'oral, Bloomfield et Jacobson montrent chacun à leur manière que seul chez l'homme on constate qu'un message linguistique peut se constituer en stimulus d'une réponse, et non comme chez l'animal simplement en une attitude corporelle (posture). En ce qui concerne l'écrit, la lecture d'un texte montre qu'une parole — une création individuelle de sens avec des instruments et des matériaux communs — peut être reprise, revivifiée et régénérée, après avoir été déposée silencieusement sur un support matériel recevant des inscriptions de signes combinés entre eux.

Ce produit, déposé dans l'âme de l'auditeur ou sur le support du lecteur, et que l'on nomme au sens large la parole, manifeste indubitablement sa double provenance problématique. D'une part il est proféré par un système physique et corporel, celui des organes audio-phonatoires. Les poumons compriment et ventilent l'air, le pharynx et le larynx canalisent l'air pulsé, les cordes vocales vibrent selon les lois de l'acoustique, le voile palatal, l'armature dentale interne, la langue et les lèvres modulent et modèlent l'air. Tous ces organes se révèlent absolument indispensables pour assurer le mécanisme physique et physiologique de la parole. Ils sont nécessaires mais non suffisants, car il faut y ajouter le système nerveux et psycho-moteur. Des déficiences dans ces deux domaines — absence de palais, de dents, de langue, de lèvres par exemple, aphasie ou autisme — compromettent la performance de l'acte de parler naturellement et normalement. Car la normalité se règle sur la nature même pour la prolonger et la dépasser nécessairement.

D'autre part, outre la provenance corporelle du phénomène du parler nous constatons l'existence de fait de ce que nous nommons l'esprit et qui se manifeste par la présence d'un sens originellement créé. Cette manifestation de l'esprit reste indépendante de la stricte exhaustivité et complétude des organes et des fonctionnements physico-physiologiques. C'est ici que s'installe, comme le montre Descartes en son Discours de la méthode (partie V), la différence radicale qui sépare définitivement les hommes des animaux (même les mammifères supérieurs). En effet les sourds-muets sont dits parler en un sens analogique, car ils créent du sens singulièrement à destination d'une compréhension commune. C'est ce que précisément ne peuvent réaliser certains oiseaux (pies, perroquets, perruches, ménates, corneilles) pourtant dotés, à la différence de ces déficients psycho-physiologiques que sont les sourds-muets, d'une langue (organe) "bien pendue". Mais précisément cela ne suffit pas. La raison suffisante de la parole est la pensée.

Si la différence radicale à ce niveau entre hommes et animaux n'existait pas, ceux-ci précisément seraient parvenus à nous le faire savoir et comprendre. Or l'expérience la plus courante et ancienne ne cesse d'offrir un démenti constant au refus de cet argument. Les animaux n'ayant jamais été capables de nous montrer l'absence de différence — onus probandi, la charge de la preuve incombe à l'objecteur, non à l'affirmateur de la thèse —, il en découle nécessairement que la différence est réelle. Symétriquement, il n'est pas aberrant d'envisager que sur une très longue durée finira par émerger de l'humanité une surhumanité plus fine, plus raffinée, plus spirituelle, moins corporelle, qui déploiera des fonctions corporelles plus déliées de l'épaisseur initiale du corps. Il n'en résultera pas moins que cette parole, cet acte de parler, pour plus délié qu'il sera, restera de même nature que dans son existence actuelle.

L'homme est toujours-déjà du côté de l'esprit, quelle que soit son évolution organique ultérieure, induisant uniquement des différences de degré, non de nature. Réciproquement, l'animal restera toujours en deçà de l'esprit, i.e. de l'acte de parler. Chez l'homme ce n'est pas l'esprit qui est un accident, mais le corps dont le destin est précisément l'évolution. Les principales interventions de Descartes, dans son oeuvre, à propos de la question du "parler" et de son rapport à la pensée — i.e. la question du rapport corps/esprit dans l'activité du parler — semblent aller en ce sens. La Lettre au Marquis de Newcastle du 23 novembre 1646 montre que l'activité de parler chez l'homme peut se soustraire à l'empire et à l'emprise des passions, pulsions et humeurs du corps. Elle le peut, mais il s'en faut qu'elle le fasse toujours. "Oh! Mes frères! Il subsiste encore en vous beaucoup du ver de terre!"

De même la lettre à Reneri pour Pollot de janvier 1638 ainsi que les deux Lettres à Morus (du 5 février 1649, du 15 avril 1649), confirment que la distinction corps / esprit émerge radicalement même des formes les plus fragiles et transitoires d'humanité — en particulier les enfants et les déficients mentaux —, et rend possible en le déterminant le processus d'apprentissage et d'éducation. Quant à l'esprit général de la cinquième partie du Discours de la Méthode, il suggère très subtilement que le critère le plus fin qui démarque l'animal de l'homme au niveau du parler est l'absence radicale de communauté d'organisation structurée et symbolique — absence de socius vrai chez les animaux —, qui est pourtant l'effet d'un certain usage du parler chez l'homme.

Le parler n'est pas uniquement l'expression des "pathémata tès psuchès" (affections de l'âme) chez Aristote (De l'interprétation), il est surtout, puisque l'homme est "zoon logon èkon" donc "zoon politikon", l'instrument même de la constitution, de la conservation et du progrès d'une communauté. "Converser c'est se conserver" — au sens large pour l'homme, de progresser — dit Bergson dans Le rire.

Ainsi indéniablement se déploie dans la sphère humaine une activité constante, constamment reprise et infléchie, du parler, comme production articulée doublement : en unités de sons ou syllabes et en unités de sens ou morphèmes (Martinet, La double articulation du langage), dont les éléments véhiculent une charge symbolique (ou allégorique, qui consiste à dire une chose à l'aide d'une autre), principe général du langage.

Ces deux caractéristiques articulatoires restent absentes de toute production phonique animalière. Le cri de l'animal n'est pas une parole mais une suite de sons inarticulés. Cette production humaine a pour particularité et spécificité de pouvoir être détachée et déprise de toute urgence immédiate des passions. L'homme parle aussi pour contempler, décrire, observer, nommer, en un acte objectif de science et de connaissance. Mais aussi la seconde spécificité de cette activité de parler réside dans la possibilité de viser un intérêt symbolique plus élevé. Cet intérêt consiste dans l'établissement et le maintien d'une communauté d'échanges (le parler comme action) et d'un socius de la communication, comme lien et lieu où s'exerce le logos dont l'étymologie signifie en particulier ce pouvoir de rassembler (legere, qui dérive de legein) à la fois les représentations et les consciences individuelles.

La mentalité mythologique et magique témoigne aussi de cette présence dans l'acte de parler de la possibilité d'une transposition, d'une symbolisation et d'une métaphorisation du corps vers l'esprit, jusque dans son échec et avortement. En effet, l'homme croit d'abord au pouvoir magique du parler et de son produit la parole, censés être capable d'invoquer la nature et de transformer le réel conformément au souhait pathétique — opposé à la volition vraie résultant de la saisie d'une idée adéquate à la chose. Le primitif, l'enfant, le fou, invoquent chacun à leur manière le réel, témoignent à leur insu de la possible charge symbolique — encore enveloppée ici dans le magique et l'irréel — de l'activité de parler. Ils parlent alors "pour" (à la place de) la nature, dont ils espèrent infléchir le cours, dans l'ignorance de ses lois infrangibles. Et ils exercent leur activité spontanée de parler "pour" (cette fois : en vue de) déplacer leur position — inconfortable parce que non-scientifique et irrationnelle — face au réel. Le parler est ici dans ce cas limite, originaire, un chant, une invocation irrationnelle. Mais cette invocation, par elle-même négative, témoigne néanmoins dans son échec même de la positivité encore embryonnaire d'un parler comme acte scientifique (épistémique et cognitif) de désignation et dénomination rigoureuses.

Comme le montre Kant dans son Anthropologie du point de vue pragmatique, lorsque l'enfant commence à parler à la première personne, quelque chose se fait jour en lui. Une terre ferme est enfin abordée au terme d'une navigation errante sur l'océan pulsionnel. Parler n'est alors plus une activité invocatrice, chantante, incantatoire, fondée sur la croyance magique. Mais elle émerge au contraire comme acte de synthèse : «Le "je" doit pouvoir accompagner toutes mes représentations ». Ce n'est plus le "ça" qui parle — a-t-il pu jamais parler autrement que par métaphores? Il ne s'agit pas en effet d'un babillement, bégaiement ou balbutiement qui ressemblent à du bavardage — le loquax écrasant d'abord le loquens — pathologique et pathogène. Mais l'activité multiforme du ça laisse place à l'acte même du "je" qui est le parler. "La parole est un geste et sa signification est un monde", nous suggère Merleau-Ponty dans sa Phénoménologie de la perception, au chapitre consacré à la pensée de l'entrelacement entre le corps et le langage.

Dans cette lutte amoureuse du corps et de l'esprit, l'esprit — puissance de création de sens — émerge sans nier son lien au corps, mais sans s'effacer non plus. L'activité de parler s'ordonne d'elle-même progressivement à l'émergence d'un acte en première personne. Le support initial du récit mythique, du récit religieux, ou de la fulgurance incantatoire et inspirée du poème, constitue un passage nécessaire et obligé pour que les deux acceptions problématiques et négatives du parler "pour" — 1°/. Se dérober à la rationalité 2°/.Échapper à la nécessité du réel, par la magie — se transmuent en deux sens positifs.

On parle alors "pour" l'esprit (à la place du corps) et "en vue" d'une libération, et non d'un asservissement à la magie arbitraire. Selon l'injonction fondamentale de Freud — "Wo Es war, soll Ich werden, là où le ça se tenait, le je doit advenir" —, tout le projet de la psychanalyse consiste à permettre progressivement un "parler vrai", une formulation la plus rigoureuse possible de la structure de l'inconscient, celui-ci pouvant être pensé comme ensemble de toutes les formulations embryonnaires et mélangées de pulsions, de la représentation de son expérience passée.

Mais la genèse psycho-éducative de l'activité de parler peut se transformer progressivement en acte de parler, et faire passer l'individu d'un stade général de la représentation à une formulation rigoureuse et rationnelle dans l'expression verbale stricto sensu de la réalité. Mais il reste à penser comment l'acte de parler "de" peut s'effectuer dans la tension immanente entre l'individuel et le commun, le particulier et le général, le singulier et l'universel. Car si parler n'est plus seulement l'activité de parler "pour" (au sens rigoureux dégagé précédemment) mais aussi celle de parler "de", comment décrire, dénommer et rendre compte rigoureusement, précisément, exactement (au sens de la nécessité, universalité et objectivité de la connaissance scientifique) du réel, de ses éléments, de ses phénomènes et de ses lois? Car si l'humain désormais parle (et cesse de balbutier des incantations), le réel, lui, continue à se taire... On connaît tout l'abîme qui sépare les mots et les choses, abîme d'où monte la fameuse question de savoir si "les mots ne sont que des étiquettes collées sur les choses" (Bergson) ou bien si l'acte de parler de quelque chose à l'aide de mots renvoie exactement à la chose dont l'essence est liée à l'universalité d'un mot. L'enjeu se trouve alors dans l'opposition entre la thèse des universaux, ou réaliste et celle nominaliste de l'établissement par convention, commodité et approximation des noms comme représentants d'une classe découpée arbitrairement dans la réalité.

La question en effet peut se poser de savoir comment les structures figées de la langue, les processus répétitifs du langage, et le caractère évanescent et volatil de la parole vont pouvoir rendre compte de la fluidité du réel dans l'écoulement de la durée. Ce problème bergsonien est examiné par J.C. Pariente dans son ouvrage Le langage et l'individuel. Ainsi le caractère universel des structures du langage et de la langue obérerait leur capacité à rendre compte de la singularité de l'expérience de la durée. Inversement il y aurait aussi difficulté pour un individu, dont l'expérience sensible reste unique, à vouloir et à pouvoir la communiquer à travers les catégories communes, abstraites, interchangeables du parler.

Pourtant, de fait, comme le montrent chacun à sa manière Locke (dans son Essai sur l'entendement humain) et Rousseau (dans son Essai sur l'origine des langues), la possibilité d'abstraire et de généraliser est réelle et effective dans l'acte même de parler des choses du monde. L'exemple utilisé par Locke est à ce titre resté célèbre : l'idée d'or est une abstraction et une généralisation à partir des diverses expériences sensorielles incomplètes qu'on en a. Il se trouve que l'on peut parler de l'idée d'or, la communiquer, lui ajouter de nouvelles déterminations, en fonction de l'accroissement de notre expérience, même si son être en soi nous demeure radicalement inaccessible. Les modes simples et les modes mixtes ne se réfèrent pas à une substance, inaccessible, mais à un système de relations construites à partir de l'expérience, et dont elles apparaissent alors comme les dénominations exactes. L'exemple, non moins célèbre, utilisé par Rousseau, celui de l'arbre, montre qu'il n'y a pas contradiction ni incompatibilité entre l'idée abstraite et généralisée et la perception individuelle et particulière, à condition qu'on soit toujours en mesure en parlant de la première de lui associer une image de la seconde, absolument indispensable.

Se pose alors néanmoins, dans le cadre de l'examen de l'acte de parler "de" — au sens épistémique rigoureux de la formulation expressive du réel —, la question du rapport entre l'image et le concept. Il est indéniable que l'acte de parler implique un déplacement, une allégorisation ou une métaphorisation, dont on veut simplement qu'elle soit la plus fidèle et la plus rigoureuse possible. Parler, c'est produire des images, des allégories, des métaphores, enfin des décalques qu'on veut le plus fidèles possibles à la réalité. La parole est en effet une parabole, qui tourne une chose vers l'esprit en infléchissant sa course, la rendant saisissable. L'allégorie apparaît comme le procédé qui permet de dire une chose au moyen d'une autre : allo agoreuein. La métaphore quant à elle peut se comprendre comme un processus de déplacement, de dérivation, de transposition d'un sens d'un plan sur un autre plan. Même si les choses en soi restent inaccessibles, la parole n'est pas purement tautologique, elle ne parle pas stérilement que d'elle-même. Il y a un logos commun vers lequel chacun doit se tourner pour le décalquer dans l'expression et la formulation de son expérience, ce que bien peu effectuent, comme le déplore Héraclite (Fragments). Héraclite en effet dénonce cette tendance propre à chacun de retourner le plus vite possible vers l'incommunicable, obscur et singulier, l'indicible et l'ineffable propres au sommeil onirique de chacun.

Cependant, l'acte de parler possède la singulière propriété de se décalquer lui-même, de s'auto-démarquer. On peut parler de ce dont on parle, ou de soi en train d'accomplir l'acte de parler. Cette possibilité intime et intérieure du je de parler avec lui-même préserve le retour à une certaine rigueur par l'effet d'une constante rectification. C'est précisément ce qu'ignorent les animaux et les machines. Cette auto-régulation critique du parler sur lui-même assure une certaine rigueur dans la représentation des choses, mais ne peut devenir effective que dans le contexte d'une intersubjectivité, d'un dialogue procédant d'un dédoublement, d'une distance —à soi, à autrui, à la communauté. La rigueur souhaitée dans l'acte même de parler recèle son effectivité dans le parler "à". Celui-ci peut désormais se penser comme un mouvement de transformation, de rectification, en une dimension à la fois éthique (rapport à soi), morale (rapport à autrui), et politique (rapport à la communauté, à l'ensemble du socius).

Certes, l'homme de la vie quotidienne, le poète, le mathématicien, ne parlent pas "pour" la même chose, ni "de" la même chose. Mais il n'en demeure pas moins qu'ils parlent "à" la même humanité. Le sage qui s'efforce de se parler à soi-même dans l'intériorité et le silence de son âme — Platon, Théétète circa 189, Sophiste circa 265, Philèbe circa 38 — réalise-t-il la prouesse de se parler à lui-même comme il se pense lui-même, dans l'élément d'une parole vivante constamment reprise sous une perspective critique? Il s'agit alors d'un travail d'éthique, de souci de soi dans l'émergence d'une forme adéquate de soi comme pensée. Le sage, ainsi compris, se transforme constamment lui-même, sa parole est comme un instrument d'action.

Parler à soi devient alors un soliloque non pathologique, un dialogue avec soi où l'idée est constamment reprise dans un jugement critique, objectif et impartial. Le sage parle alors "pour" la raison (en son nom), il parle "de" l'idée adéquate qu'il a réussi à saisir réflexivement (Spinoza, Traité de la réforme de l'entendement). Son monologue n'est pas stérile, qu'il soit écrit ou oral. N'en déplaise à Platon dans l'invocation du mythe de Theuth (le Phèdre), l'écrit n'est pas entaché d'une déficience ontologique et méthodique. La parole écrite, inscrite, reste en sa demeure, et la réflexivité du sage s'en ressaisit constamment. On échappe alors aux séductions et tentations de la parole et de ses prestiges — dénoncées d'ailleurs dans le Gorgias du même Platon. On s'approche alors de ce que pouvait être l'action sur soi — dont la contemplation des idées adéquates reste la forme la plus élevée — d'un sage comme Spinoza. Se parler à soi chaque jour à travers l'Ethique en train de se faire se conjoint à remettre chaque jour sur le métier son ouvrage, polissant en un même mouvement sa pensée réflexive — la raison se pense et se parle à elle-même à travers lui —, et ses optiques réflectives et réfractives.

On ne saurait par ailleurs réduire l'action de parler "à" à la simple auto-réflexion. La seule façon de parler bien aux autres, n'est-elle pas d'abord de se parler à soi-même, dans une intersubjectivité rationnelle féconde et lentement constituée? "Penserions-nous bien et penserions-nous beaucoup si nous ne pensions pas pour ainsi dire avec les autres, auxquels nous communiquons réciproquement des pensées?" (Kant, Qu'est- ce que s'orienter dans la pensée?).

Le moraliste, celui qui exhorte autrui à la conversion en parlant "à" autrui comme à une personne rationnelle, ne doit-il pas d'abord s'être traité lui-même comme tel? La question de l'orateur politique est encore plus délicate à traiter car s'insère alors entre son discours et son auditoire tout le prestige, par ailleurs vain et illusoire comme un mirage, des formules magiques et incantatoires, déployant tous les artifices de la séduction et de la domination. L'appropriation d'un champ symbolique ou d'un capital symbolique comme le montre Bourdieu dans son oeuvre de sociologue, doit être l'objet d'une prise de conscience constante, afin que l'essence de l'action ne se dégrade pas en une suite de symptômes réactifs, qui se détermineraient de part et d'autre réciproquement du champ symbolique entre l'orateur politique et les dominés.

Ces précautions méthodologiques et méthodiques étant prises et demeurant l'objet d'une vigilance soutenue, il reste sans doute possible, dans l'action de parler "à", de constituer un espace rationnel fécond, fondé et appuyé sur le dialogue, la discussion, l'argumentation et la communication. C'est en ce sens qu'Habermas a développé sa théorie de l'agir communicationnel.

Il n'en demeure pas moins que le but ultime de l'acte de parler—comme technique, connaissance et action —, vise à l'accès à une détermination plus élevée. Il s'agit d'essayer de bien parler, non seulement selon des normes établies, mais en vue du bien, i.e. de l'idée de l'esprit. "Mal parler non seulement fait du tort au langage, mais plus gravement fait du mal aux âmes elles-mêmes." (Platon, Phédon, circa 115). L'acte de parler ne doit pas se réduire et se rétrécir à un dérisoire et fallacieux pouvoir—dépassement des classes tripartites, oratores, bellatores, laboratores —, mais doit se maintenir comme puissance vraie et effective de l'esprit, comme capacité de communiquer les idées (produits de l'esprit) par des signes et créer du sens, donc de la valeur.

A ce titre il n'est pas inutile de constituer comme partie et facteur intégrants du parler, le silence, ou du moins l'art de se taire — condition précisément tacite de l'acte de parole —, afin d'apprendre le silence, une des formes les plus hautes, avec l'écoute, de la parole. Cet exercice du silence, peut être calqué sur la musique — dans laquelle précisément et singulièrement les silences expriment les notes dans leur valeur et leur intensité — auquel était habitués les acousmaticiens (auditeurs silencieux) pythagoriciens pendant une période de cinq années. Cet exercice apparaît alors comme susceptible de nous acheminer vers la parole, coïncidant alors avec ce dont elle est le produit, l'acte de parler, en une unité vivante.

La conséquence en résultera alors que garder la parole ne sera plus la confisquer mais la sauve-garder et la re-garder, l'en-visager plutôt que la dé-visager. Prendre la parole ne sera plus l'extorquer, mais l'ap-prendre (prendre par l'esprit) véritablement. Enfin, d'un point de vue éthique et moral, pro-mettre et tenir sa parole apparaîtront comme l'effort pour se maintenir dans l'Ouvert de la parole et s'offrir (s'ouvrir) à lui, dans une dé-claration fidèle, exilant dans le Néant, d'où ils n'auraient jamais dû sortir, le Bavard, le Beau Parleur, le Rhéteur, le Sophiste, maîtres dans la langue de bois. S'exilera aussi dans ces conditions, celui qui "parle pour ne rien dire", i. e. à la fois "à la place de " dire quelque chose, et "en vue de " cacher ce qu'il devrait dire.

L'essence du parler se révélera donc comme la transposition de la chair du monde dans l'unité de l'esprit. Le sujet concevra pleinement, en y assentant et consentant, l'existence de cette triple épaisseur : 
1°/. Des corps 
2°/. Des choses 
3°/. Des autres, respectivement dans leur inertie, leur étrangeté et leur disparité, qui, certes, freinent la parole, mais la portent aussi. 
Le reste manque — comme dans le TRE de Spinoza et les RDE de Descartes — et le manque reste quelque part dans l'inachevé.

Christophe Steinlein (novembre 2003).

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire