Merleau-Ponty, Phénoménologie de la Perception. Partie I, chapitre VI.
"Le corps comme expression et la parole", "La pensée est l’expression", pp. 213-214.
Dans ce passage de la Phénoménologie de la perception Merleau-Ponty se propose de remettre en question notre vue trop rapide, trop convenue et superficielle de ce que sont le monde, la communication et la parole. Il se propose de nous montrer comment il y a matière à un triple étonnement. D’abord à propos d’un monde qui ne nous étonne guère parce que nous le croyons bien installé dans son fonctionnement habituel. Étonnement aussi à propos de ce que représente habituellement pour nous la communication, qui semble souvent se réduire à un système mécanique de réponses entre une émission et une réception. Étonnement enfin en ce qui concerne la parole, activité et faculté que nous croyons apparemment bien connaître. En réalité nous la méconnaissons parce que nous la réduisons immédiatement à une expression mécanique et abstraite d’une pensée soi-disant intérieure et personnelle, à partir de matériaux figés, déposés dans la tradition et la culture.
Or Merleau-Ponty dans ce passage va s’employer à mettre à mal nos préjugés — mais aussi nos illusions — successivement sur trois plans.
D’abord, à propos d’une pensée soi-disant abstraite, antérieure, détachée de l’expression (autrement dit transcendante dans l’intériorité du sujet).
Ensuite, à propos d’une parole qui se réduirait à une transmission et une circulation de représentations préformées et figées.
Enfin, à propos de notre illusion d’un monde prédéterminé et déposé dans les structures acquises de notre culture et de notre mémoire. Le but de l’auteur va donc être dans ce texte de décrire ce qu’est réellement le monde humain à partir d’un examen — qui dépasse les apparences immédiates et convenues — portant sur trois points essentiels. D’abord en ce qui concerne le rapport entre la pensée et l’expression. Ensuite en ce qui concerne le passage constant entre la parole et le corps par la figure médiatrice du geste. Enfin, en ce qui concerne le lien entre la constitution du monde pour et par l’homme et la communication intersubjective.
Ce texte apparaît donc comme éminemment généalogique et génétique en ce qu’il cherche respectivement à remonter à la source de ce qui se joue dans l’apparence et à examiner le processus de constitution du monde et de formation de la parole. Il ne fera par conséquent aucune concession à ce qui passe pour vrai et acquis dans l’apparente routine et habitude de la vie quotidienne. Il s’agira ici d’une démarche critique qui dénonce une certaine illusion de la représentation des choses et des rapports humains. C’est sans doute corrélativement à une certaine paresse et complaisance — dues à un principe psychologique d’économie — de la part du comportement habituel, que se déploie chez Merleau-Ponty une certaine tentative pour fonder à nouveaux frais un sens et un statut précis de la parole (ligne 36), du langage (ligne 5), et de la langue (ligne 14).
Ce texte présente en effet une vertu cathartique : il s’agit de purifier nos représentations du monde humain, de la communication et de la parole. Il met en évidence la nécessité d’un changement radical de perspective, en déplaçant le centre de gravité habituel de nos représentations du fait linguistique, langagier et communicationnel. On peut dès lors discerner dans la dynamique interne et immanente de ce texte trois passages ou moments principaux. Dans un premier moment (lignes 1 à 12, jusqu'à "de l’habitude"), il s’agit pour l’auteur de critiquer une intériorité trop vite admise de la pensée, dont la conséquence immédiate serait l’acceptation d’une antériorité de la pensée sur l’expression. L’auteur tente ici de montrer que la pensée ne saurait être abstraite — détachée, séparée —, et qu’elle baigne au contraire dans un monde dont l’extériorité se trouve déjà dans un soi-disant intérieur. Mais pour ce faire, il faut montrer la continuité entre le geste corporel et le geste parlant. C’est pourquoi, dans un second moment (lignes 12 à 22, de "La parole" à " de mon être"), l’auteur s’emploie à une description critique de la représentation conventionnelle de la parole et de la communication, comme échange de représentations préformées. Il tente alors une recherche des conditions de possibilité véritables de la communication dans l’intersubjectivité créatrice et vivante. Mais pour justifier qu’une véritable transformation concrète de l’être parlant soit condition de la parole authentique, il faut redéfinir le monde humain, en dépassant sa figure figée. C’est précisément l’objet d’un troisième et dernier moment (lignes 22 à 36, de "Nous vivons" à "un monde"), dans lequel Merleau-Ponty s’emploie à justifier sa position initiale — à savoir ligne 1, que le monde humain se tient toujours déjà dans l’acte même de penser —, en montrant qu’il n’est pas figé dans une extériorité immobile, mais au contraire constamment visé et constitué par la parole comme geste, en une réappropriation unifiante d’éléments épars.
Dans ces conditions il conviendra d’interroger ce texte selon trois niveaux successifs. D’abord comment penser ce lien entre "la loi inconnue" et les matériaux disponibles — à savoir les significations déposées dans l’habitude — dont elle permet l’entrelacement ? Mais alors comment penser la parole par l’image d’un mouvement du corps — quelle est la fonction de cette comparaison —, pour saisir la genèse d’une création culturelle (ligne 9) ? Ensuite, comment comprendre la communication comme invention de soi devant autrui, comme déploiement d’un geste descripteur et unificateur ? Mais alors comment penser une nouvelle perspective du monde humain qui rende possible ce mouvement d’invention ? Enfin — au niveau du troisième moment du texte — comment remonter à l’origine vivante et en devenir, d’un monde en train de se faire, par-delà une représentation superficielle d’un monde figé et convenu, habituel et routinier ? Que résultera-t-il alors de cet effort de ressaisissement et de réappropriation d’un monde déposé apparemment dans les structures conventionnelles de la vie banale et quotidienne ?
L’attitude phénoménologique s’est toujours montré modeste et prudente : elle ne suppose pas ce qui échappe à une constatation immédiate. Ainsi (ligne 1), il n’y a aucune raison en première analyse de poser a priori une intériorité de la pensée, une sorte de statut ontologique abstrait, détaché et transcendant, de la pensée. Si exister signifie être pris dans le tissu de l’expérience (Lagneau), alors la pensée est une activité qui n’est pas toujours déjà faite, dans une région retirée et reculée du monde concret. Mais elle est en train de se faire dans le tissu même du monde — que Merleau-Ponty s’emploiera à redéfinir dans le troisième moment du texte. Cette opération de constitution du monde s’effectue à l’aide de matériaux bien concrets, bien sensibles, déposés effectivement dans l’épaisseur même de ce monde. Ce sont précisément les mots (ligne 1), "le vocabulaire et la syntaxe" (ligne 14). Ainsi la langue comme réalité concrète se situe au même niveau que le monde pensé alors comme ensemble des circonstances — ce qui se tient tout autour — et des événements de la réalité humaine. Remarquons bien cependant que Merleau-Ponty ne veut pas dire que ces conditions — le monde comme milieu, les mots comme matériaux et éléments de base — sont suffisants pour faire exister la pensée. Au contraire il s’emploiera à montrer dans le second moment (ligne 16) que des assemblages reproduits de significations préformées ne sauraient constituer une pensée authentique. Mais ces conditions demeurent cependant nécessaires, sous peine de s’enfermer dans l’abstraction — la coupure, l’incomplétude, l’ineffectivité —. La pensée n’a pas à être purifiée de sa chair (sans quoi elle se meurt) mais doit plutôt être soustraite à la menace d’une représentation idéaliste (irréaliste) qui précisément l’annule.
Merleau-Ponty montre ainsi l’origine de l’illusion d’une vie intérieure, qui nous amène à l’erreur de l’antériorité de la pensée sur l’expression, dans le contexte de tout ce qui est déposé en nous par l’habitude, le passé, la tradition. C’est en effet par une sorte de paresse — principe d’économie — et de complaisance à ce qui semble s’imposer, que nous accordons une sorte de transcendance à la pensée, en la déclarant toujours déjà présente. Or il n’en est rien : les pensées "déjà constituées et exprimées"(l. 3) ne sont que les matériaux, absolument nécessaires, mais en aucun cas suffisants. C’est effectivement à partir d’eux que va se jouer une sorte de lien entre une loi inconnue qui est peut-être la vie même de l’esprit et les significations disponibles résultant d’une longue habitude déposée lentement dans une disposition. Cette loi inconnue reste par ailleurs absolument irréductible, en tant que force créatrice et combinatrice, à toute représentation figée qu’elle permet en revanche d’entrelacer à toute autre pour faire émerger un sens vivant et neuf.
Ainsi l’illusion de l’intériorité entraîne celle de l’antériorité. En effet nous croyons à une intériorité pure de la pensée (l. 4) et nous sommes ainsi tout naturellement (mais illusoirement) amenés à poser que la pensée existe "pour soi avant" (l. 22) l’expression. Ce qui nous empêche de comprendre la simultanéité (l.10) de l’expression et de la pensée, c’est cette inclination à croire vivant ce qui n’est que recomposé. Merleau-Ponty rejoint ici Bergson et sa critique de la représentation mécaniste de la vie créatrice, appliquée aussi à un mauvais usage du langage. Cette pensée que nous croyons transcendante et antérieure n’est qu’une identification des expressions figées, résultats passés de l’activité constituante du sujet dans le temps du monde humain. Ce sont donc les actes exprimés, figés, déposés dans la mémoire et l’habitude (l. 8) — que par ailleurs nous pouvons rappeler à loisir dans le silence (l. 4) et le recueillement de notre remémoration — qui sont antérieurs, et nullement l’acte de pensée. Celui-ci au contraire s’établit et jaillit dans sa coprésence avec ce langage intérieur (l.5). Qu’est-ce que ce langage intérieur ? Peut-être cet ensemble mouvant de relations, de combinaisons, de tensions bruissantes (l. 5), grosses de possibilités et qui constituent l’élément et l’aliment mêmes de cet élan spirituel — "cette loi inconnue" —. Cet élan spirituel se tient enraciné dans notre être et constitue le principe d’un entrelacement qui va faire émerger un être culturel (l. 9), à savoir un être entièrement neuf. La loi de composition à l’œuvre dans cet élan spirituel ne peut être représentée, mais elle aura transformé, combiné et joint des matériaux préexistants dont on pourra repérer les traces dans les manifestations de la langue (les mots, le vocabulaire, la syntaxe).
Qu’est-ce donc que cette loi inconnue, sans laquelle les expressions pré-constituées sont aveugles et informes, et qui ne peut pourtant pas prétendre au détachement, à la pureté (l.6) sous peine de tomber dans la vacuité (l.6) et l’ineffectivité d’une velléité qui ne parvient pas à durer, à s’indurer dans l’épaisseur même du tissu de l’expérience, et qui reste ponctuelle et instantanée ? Ce principe d’entrelacement, de chiasme, qui constitue par résultante la chair vivante de la pensée authentique — càd exprimée —, est universel, valable pour toute occurrence ou événement humain, mais il reste inconnaissable en tant qu’irréductible à l’analyse. De même, dans l’œuvre d’art le principe d’unité de l’expression reste insaisissable et non conceptualisable, la créativité culturelle se donne comme irréversible — càd donnée une fois pour toutes —. Il s’agit d’un commencement (l. 9), d’une inauguration radicale, dont les retombées seules restent analysables et recomposables, car elles sont à jamais décomposées par l’absence de cet élan spirituel, de cette évolution créatrice qui continue à se déployer dans le temps, et qui est le temps lui-même — "ce qui fait que tout se fait", dit Bergson —.
Cette mobilisation (l. 11), cette composition inaccessible à l’analyse, sous l’impulsion de la présence d’autrui — en tant qu’il est la condition même de la pensée et du langage dans la réciprocité de l’intersubjectivité — constitue l’acte même de ce geste (l. 12), dont la pensée et l’expression constituent les deux aspects indissociables. Quels sont donc le statut et la fonction de cette comparaison que propose Merleau-Ponty entre la constitution simultanée de la pensée et de l’expression, d’une part, et la production corporelle d’un geste, d’autre part ? Le lien n’est pas simple parce que, précisément, le geste n’est jamais uniquement corporel, mais exprime un dynamisme mobilisateur des parties du corps.
L’image du geste chez Merleau-Ponty est rien moins que (tout sauf) rhétorique. Il fonctionne au contraire comme un schème moteur qui nous fait saisir et comprendre immédiatement la "pré-figuration" réciproque de l’expression — à partir d’éléments figés et déposés dans la mémoire — et de la pensée comme mouvement indécomposable, principe spirituel — au sens d’un animation non mécanique. En effet cette animation spirituelle est tout sauf un assemblage constitué après-coup, comme dans un dessin animé, d’éléments figés auxquels on confère artificiellement une vie "re-produite". Le passage vivant et original de la pensée de Merleau-Ponty à cette image du geste se situe sur ce point précis du geste comme notion commune et médiation entre deux sphères distinctes. D’une part celle de l’expression corporelle, qui ne se réduit pas à une recomposition mécanique de positions figées et séparées, mais manifeste l’immanence d’une intention, d’une unité finale, d’un déploiement intime de la durée, comme dans la danse qui en constitue l’exemple et l’illustration canoniques. Et d’autre part, la sphère de l’expression mentale, qui invente un sens, et le laisse apparaître par une combinaison singulière d’éléments pré-formés, pré-figurés, du discours : les mots, les vocables, la syntaxe (comme système des tournures objectives et communes).
Cette connivence intime entre le corps (comme structure et ensemble d’organes) et l’intention significative, cette préfiguration virtuelle et réciproque de l’un dans l’autre — à la manière d’un schème, pont , passage, liaison constitutive d’un rapport nécessaire entre deux sphères hétérogènes —, constitue l’image visible d’un rapport analogue, bien que moins évident, entre le matériel culturel dont dispose un individu humain — par héritage, tradition, habitude, mémoire et accoutumance —, et son rapport créateur d’un sens à chaque moment de sa durée. Dans le premier moment du texte, Merleau-Ponty avait besoin de montrer que la pensée n’a pas pour essence une intériorité absolue (l. 1), parce qu’au fond le but de l’auteur est de redéfinir le monde humain, et de montrer qu’il est construit et visé et non pas donné d’avance — ce point sera acquis au terme du troisième moment (l. 36) en établissant que le monde humain est une constitution de signification. Pour ce faire Merleau-Ponty établit que la pensée et l’expression sont constituées simultanément. La condition pour qu’il n’y ait pas d’intériorité est qu’il ne doit pas y avoir d’antériorité. De même la condition pour que le monde humain soit une instance créatrice et immanente, une existence ouverte et non figée, est qu’il n’y ait aucune transcendance d’intériorité. Mais alors il est nécessaire pour établir la simultanéité de la pensée et de l’expression de la pensée comme geste — i.e. entrelacement, chiasme irréductible à une représentation conceptuelle — de redéfinir ce qu’est la communication (l. 13). Qu’est-ce donc que la communication, au sens courant — prévenu et conventionnel, superficiel et immédiat —, et comment l’auteur fait-il subir des inflexions de sens à ce terme ? Communiquer peut s’entendre en trois sens. D’abord comme la transmission d’un mouvement, d’une impulsion, d’une information, afin de susciter une réaction, une modification de l’extérieur. Mais aussi en un second sens communiquer signifie qu’un contenu est délivré, se dépose et se fige (ou se fixe dans une structure) et devient alors l’objet d’une saisie compréhensive, d’une appropriation utilitaire. Enfin on peut discerner un troisième sens courant du vocable de communication, et du fait de communiquer : l’établissement d’une communauté, d’un lien communautaire. Il s’agit alors de faire société au moins par un aspect — converser c’est conserver dit Bergson — à partir de la circulation de ce qui se découvre être en commun, et qui en se stabilisant va rendre possible à nouveau, mais avec plus de régularité et de systématicité, le processus décrit au niveau du premier sens du terme.
Ces trois niveaux de sens de l’acte de communiquer et de son résultat qu’est la communication sont légitimement attestés par le sens commun, mais Merleau-Ponty les ré-interroge, en ré-ouvre la signification cachée. Certes la base matérielle nécessaire de la communication comme transmission d’un contenu (sens 2) est constituée par la langue, le dictionnaire mémorisé (vocabulaire et syntaxe). Cette langue est une condition nécessaire évidente de la connaissance entendue au sens large de familiarité et disponibilité pré-requises. Mais cela ne suffit nullement pour comprendre profondément ce que signifie la communication (l. 15). Les paroles ne sont nullement — en tout cas pas exclusivement ni essentiellement — des stimulations qui feraient ré-agir en suscitant des déterminations et des conditionnements par le biais de formes linguistiques pré-déterminées. C’est en ce sens que la communication humaine est plus profonde et plus riche que la communication animale, celle-ci apparaissant comme purement réactive et mécanique (danse des abeilles, conduites agressives des oies).
Certes, l’arsenal des représentations pré-déterminées — les expressions antérieures dont parle le premier moment — reste absolument nécessaire à la communication, mais pas suffisant (càd essentiel). L’essence de la communication humaine pour Merleau-Ponty ne consiste pas dans l’assemblage de représentations (reproduction de ces associations et stimulation extérieure à la reproduction), mais plus profondément dans la présence de l’autre comme "sujet parlant"(l. 18). Ainsi dans la communication humaine il s’agit plus de présentation, de présence de l’autre, que de la représentation et de la reproduction d’expressions figées et disponibles pour le sens commun.
C’est ce que l’auteur se propose de nous rappeler en nous faisant prendre conscience que beaucoup de conduites humaines restent superficielles (l. 34) parce qu’elles se contentent d’une structure communicationnelle en stimulus-réponse. Qu’en est-il donc de ce sujet parlant et qu’est donc ce style d’être (l. 18) dont il présente et laisse découvrir l’existence ? Qu’est donc ce monde que vise l’autre (l. 19) et comment le vise-t-il ? Certes la subjectivité n’est ni une instance transcendante, abstraite, détachée, en retrait du monde réel en son épaisseur empirique et circonstancielle. Mais pas davantage non plus elle ne peut se réduire à une simple faculté mécanique d’assemblage et d’expression de représentations figées, déjà pensées et prêtes-à-penser. La subjectivité apparaît au contraire comme cette dynamique intime, temporelle et jaillissante — "Je suis le Temps", dit Merleau-Ponty —, qui circule à travers son acquis et son passé, perpétuellement inquiète, ek-sistante, force de projection et de dépassement (au sens de Sartre). Elle porte par conséquent en elle un monde mouvant, vivant, gros de possibilités — plus qu’elle n’est déterminée par un monde antérieur, figé dans une transcendance factice. Cette subjectivité profonde et essentielle grave et imprime à même la chair du temps sa visée et son intentionnalité : c’est ce qu’on pourrait alors appeler le style d’être (l. 18), pensé sous deux déterminations principales et conjointes. A la fois comme ce qui porte (stulos, la colonne) un monde en devenir, se constituant sans cesse dans la mobilité de ses significations. Mais aussi comme ce qui grave (stulos, le stylet du sculpteur ou du graveur) sa propre visée dans un monde qui n’est jamais déjà pré-déterminé. Invention et assomption peuvent ainsi caractériser ce sujet parlant (l. 18), rien moins que (tout sauf) sujet assujetti à des préfigurations transcendantes. Au contraire il se présente comme subjectivité jaillissante — sub-jectum, ce qui se tient en -dessous de l’étant, ce rien qui perce sous l’étant, pour reprendre une image valérienne. Viser un monde (l. 19) c’est précisément le constituer en objet, l’objectiver en lui conférant par le mouvement de cette visée un sens et une valeur.
La communication apparaît ainsi à Merleau-Ponty en son essence comme affrontement pacifique, confrontation entre deux sujets parlants — càd qui participent dans la présence à cette création de sens —. Les sujets parlants mis en présence ne se communiquent pas des pensées explicites (l. 20), dépliées, mises à plat, donc figées et épinglées — conservant une forme parfaite que la vie a cependant désertée. Mais ils suscitent la conscience réciproque d’une intention significative implicite — repliée, enveloppée et immanente — à même le mouvement temporel et vital. Ainsi la subjectivité en jeu dans cet acte de communication apparaît-elle comme manque qui cherche à se combler (l. 20), dépressivité d’être, au sens d’une conscience sartrienne qui est dehors, claire comme un grand vent, ne coïncidant jamais avec elle-même afin de susciter le sens d’une visée. Réciproquement l’attitude d’autrui face à la présence parlante d’une subjectivité humaine n’est pas déterminée mécaniquement et réactivement. Cette intension, cette visée, cette expressivité (et non expression figée) d’une conscience qui se cherche en cherchant et en inventant sa parole est bien une reprise. Non pas au sens d’une reconstitution de sens à partir de déterminations figées, mais plutôt comme une modulation (l. 21). Qu’entend l’auteur par ce terme ? Peut-être le déplacement d’une perspective du mode d’être, un infléchissement simultané et synchronique (l. 22) qui reconduit la subjectivité dans la création constante d’elle-même — bien loin de la faire (se) reposer confortablement dans des significations attendues et convenues. "Nous avons à nous inventer chaque jour nous-mêmes" dit Sartre. On ne communique donc pas un contenu informatif (sens 2) mais plutôt une injonction vitale à se modifier, à se transformer sous l’incitation — et non pas l’ excitation, fondement de la communication animale — de la visée de l’autre qui infléchit constamment ma propre visée.
Cependant on ne saurait nier la nécessité de vivre dans un monde institué, édifié comme d’abord apparemment un système de relations et de résultats codifiés, acquis, habituels et convenus. Cette structure est nécessaire mais absolument pas suffisante. Car c’est le mouvement même de la vie d’emporter avec elle dans sa durée créatrice l’ensemble des retombées figées que son mouvement passant a produites et qui sont comme la trace et le témoignage reporté de cet élan spirituel. La communication au sens courant et commun du terme — comme impulsion, transmission et structuration — doit être approfondie pour y découvrir des sens plus profonds et cachés. Certes l’apparence du monde humain nous montre l’institution et la constitution, figées et déposées après coup, des structures nécessaires à la vie sociale. Les paroles banales (l. 23), les significations déjà formées (l. 24) font partie intégrante de cette institution. Nécessaires, elles nous font perdre cependant l’essentiel, qui est l’inventivité de la vie humaine, entrelacement du dynamique et du statique, de l’ouvert et du clos. La pensée, pour s’incarner dans sa chair effective, doit en effet accepter le chiasme, elle doit se recouvrir de significations déjà disponibles (l. 7) mais sans s’y asphyxier. Car ce qui est mort ne cessera pas de se décomposer — selon la loi de l’infinitésimal spatial et de la divisibilité à l’infini des êtres de pure extériorité partes extra partes — et d’entraver le mouvement de la vie de l’esprit, dont la profondeur réside précisément dans cette composition entre l’institué et l’instituant.
Certes l’exercice de la faculté de langage passe par l’utilisation de la langue et vise l’expression parlée dans un but de conservation, de stabilisation de la vie humaine, solidaire et non solitaire. Mais à oublier le mouvement originaire de la pensée incarnée dans la parole comme geste (l. 36) —intégration réciproque du sens dans le corps —, la société humaine risque de se systématiser en solidarité mécanique, se figer et voir la vie la déserter. C’est pourquoi le double effort (l. 25-26) d’expression et de compréhension est requis pour maintenir vivante (au sens de l’esprit) la communauté humaine. Car celle-ci se trouve menacée de sombrer dans la superficialité, donc la dégradation de ses parties, si la simplicité et l’unité de l’esprit incarné — loi inconnue qui ne peut être que constatée comme un fait — ne l’animent plus.
C’est précisément au moment où, par un effet pervers de paresse et de complaisance — justifiées rapidement par l’urgence de la vie et la dureté de l’existence —, plus rien ne nous étonne (l. 28) et que la communication paraît aller de soi (l. 27), qu’alors rien ne va plus, tout est près de détoner. Merleau-Ponty constate que c’est à l’intérieur d’un monde parlé et parlant que nous réfléchissons (l. 29) et propose implicitement de remonter en-deça du pas décisif de l’expression (l. 23). En effet celui-ci produit des matériaux, certes utiles et utilisables, mais figés. Or nous devons penser par soi-même, se réapproprier le mouvement de la pensée. On ne peut pas recourir à un quelconque prêt-à-penser, alors que le prêt-à-porter vestimentaire se justifie parfaitement dans le cadre de la vie matérielle et mécanique. Celle-ci en effet reste essentiellement fondée sur la division du travail —honneur de l’esprit humain en même temps que menace perpétuelle d’aliénation. Si donc le sur-mesure et la dépendance des services et des biens sont intégralement justifiés dans le cadre de la vie sociale (aux dérives et aliénations près) ils se révèlent au contraire complètement inadéquats dans l’ordre de la pensée individuelle.
Nos habitudes de vie, de parole, renvoient à un habitus légitime. Car l’urgence de la vie nous commande par le système de la tradition, de l’éducation, de la culture, de la coutume, d’habiter et d’habiller — originairement ces deux vocables recouvrent la même idée — le monde matériel, afin de l’utiliser et de l’asservir à nos propres fins. Mais l’essence de l’esprit humain commande pour se déployer pleinement selon son être, une tout autre méthode. Il s’agit presque d’adopter une perspective, une vision ou une visée esthétique, artistique, du monde de la vie. Retrouver le hasard, la contingence (l. 29), l’idée que les choses se touchent (tangere) se rencontrent et coïncident aléatoirement selon une harmonie et une unité imprévisibles. Comme à propos de l’œuvre d’art, Merleau-Ponty se trouve ici sur la question du rapport entre le langage et la vie sociale, très proche de Bergson. Ce que veut montrer Merleau-Ponty (l. 36) en disant que le monde est la signification — comme direction, orientation application et valeur, intensité ou norme — de la parole comme geste, c’est la nécessité de prendre conscience que ce monde humain est toujours déjà virtuellement présent comme visée et objet visé dans la pensée humaine.
Nous sommes tous au fond des enfants (l. 30), des êtres qui voudraient parler mais qui ne le peuvent pas complètement : in-fans, d’après l’étymologie. Nous voudrions être les écrivains de nous-mêmes et de notre expérience (l. 30), pour écrire et décrire une singularité (la nôtre propre). Mais nous n’y parvenons pas aussi bien que Montaigne, dont le coup d’essai pour parler vraiment de lui et écrire son être — non pas au sens superficiel, "Le sot projet qu’il a de se peindre !", que croit pouvoir lui assigner Pascal —, fut un coup de maître, pleinement réussi. Ainsi une question se pose : comment retrouver, chacun pour notre compte, tous autant que nous sommes — car chaque être humain cherche et tend obscurément à transformer un certain silence en parole, cf. l. 31 —, ce silence primordial (l. 35), ce silence donné en premier et qui n’est pas le silence illusoire (l. 4) dont nous croyions constituer l’élément de notre pensée abstraite ?
Comment se détermine ou est suggéré ce certain silence (l. 32) dont parle l’auteur ? D’un côté il y a le silence négatif qui est la mort de la pensée (comme incarnation vivante) étouffée alors sous la parole constituée et instituée, càd figée et fonctionnalisée. Ce silence est dangereux car il n’apparaît pas à la conscience, qui s’étiole, puisqu’il est recouvert par le bruit et la fureur du monde, ou le ronronnement d’habitudes et de routines confortables. C’est ce système bien organisé de pensées figées et mortes dont parle l’auteur (l. 4) qui nous fait croire à l’établissement d’une transcendance et d’une nature immuable. Cette croyance peut s’analyser comme symptôme de la mauvaise foi qui fuit complaisamment, par paresse et lâcheté, son devoir intrinsèque d’inventer le monde, car alors elle se réfugie dans une pensée toute faite, extérieure et abstraite, mais qui se donne fallacieusement pour intériorité et complétude. La pensée n’est donc pas pour Merleau-Ponty, comme le suggère Platon dans le Sophiste (265) ou le Théétète (189) "un dialogue intérieur et silencieux de l’âme avec elle-même". En effet l’auteur s’inscrit en faux contre cette position car cela supposerait la transcendance des idées qui s’inscrivent de toute éternité au-delà de l’épaisseur et du devenir du réel.
Mais on peut et on doit en revanche s’ouvrir à un silence premier, plein de sens, et se situant en deçà du bruit convenu des paroles utilitaires. Ce silence se donne alors comme ouverture et origine de la manifestation de l’esprit comme incarnation dans la durée de ce qu’au fond Merleau-Ponty nomme un geste (l. 35). Ce geste peut s’analyser comme le développement et le déploiement certains dans l’épaisseur du réel de ce qui ne s’y réduit pourtant pas et qui cependant pas davantage ne pourrait s’en passer. Ainsi, sous ce que nous appelons étourdiment le monde, et qui n’est formé que de l’enveloppe grossière de ce qui s’est déposé dans la durée du passé humain, comme utile à la vie, se trouve et se tient ce geste authentique de la parole. En effet la parole dans ces conditions agit, esquisse, figure, exprime l’unité vivante d’un mouvement incarné, transportant en lui sa finalité interne non représentable. Ce geste authentique découvre un arrière-monde — mais pas du tout au sens de Nietzsche —, un monde qui en fait est immanent et latent à cette surface que nous nommons la Terre des hommes, et qui est la signification — càd la manifestation vivante et indéfiniment renouvelée et régénérée de la parole. Cette parole se comprend comme une parabole càd une trajectoire qui crée et figure son sens au moment où elle parcourt la possibilité déployée d’un entrelacement entre le corps et l’esprit, la nature et la culture. Cette parole parabolique se tient du reste indéfectiblement et intimement appelée, inspirée autant qu’aspirée par ce silence authentique, silence qui est l’expression même de la recherche incessante de l’esprit se constituant dans l’incarnation du sens.
Au terme de la lecture de ce texte, tissu vivant de la pensée de Merleau-Ponty, nous constatons la structure rigoureuse de son propos dont le but final se tient dans la dernière assertion (l. 36) : constituer une définition authentique du monde humain comme signification vivante (génétique, en devenir) et non pas figée (structurelle, fonctionnelle) de la parole comme expression créatrice, quasiment artistique (l’écrivain) et esthétique (le geste). Ce texte se présente comme un certain entrelacement des thèmes bergsoniens de l’élan spirituel et de la durée créatrice avec une critique rigoureuse de l’usage superficiel — et pourtant utilitaire en première approximation — du langage comme combinaison mécanique de fonctions et de forces utiles à l’adaptation de la vie humaine au réel. Mais usage superficiel aussi de la langue, comme ensemble d’étiquettes figées perdant de vue le mouvement intime de la pensée, et en dernière analyse détournement de la parole, qui échoue en produit dégradé du bavardage de l’homo loquax, recouvrant l’homo loquens qui saisissait initialement le flux infiniment nuancé des affects de la vie.
Pour parvenir à ce résultat qu’il souhaite réellement nous communiquer — au sens fort de nous permettre de nous le réapproprier par un mouvement créateur, et qui est le résultat de toute la phénoménologie au sens de l’auteur — il a été nécessaire à Merleau-Ponty de montrer que le monde authentique se constitue non pas comme structure figée, mais comme communication. La communication s’entend alors en un sens radicalement nouveau qui constitue l’apport original de la réflexion de l’auteur. Elle est une incitation, par confrontation des styles d’être, à la transformation de soi devant l’autre. Cette opération n’est possible qu’à condition d’admettre qu’il n’y a pas d’antériorité de la pensée sur l’expression. Autrement dit dans le rapport à autrui c’est autrui se faisant que l’on saisit et non des représentations toute faites qui lui serviraient de représentants et d’alibis. A son tour cette simultanéité de la pensée et de l’expression n’est possible que si on renonce à une intériorité de la pensée. Mais ceci n’est possible que si le monde, comme visée du sens et somme des possibilités, est toujours déjà présent, au moins virtuellement, comme visée transcendantale au coeur même de cet acte indissoluble de penser et d’exprimer, dont il est l’élément et l’aliment. On retrouve ainsi l’idée husserlienne que le cogitum porte en lui comme objet de visée, et condition de sa visée, ses cogitata immanents.
On ne saurait pourtant déceler aucune circularité dans ce texte, qui fait exactement ce qu’il dit, qui se donne précisément comme l’expérience même de ce qu’il énonce. En effet ce texte réalise bien ce dont il parle, à savoir l’entrelacement de fait, sans origine, ni cause explicative, mais comme ouverture de l’être à lui-même, en ses deux aspects relatifs et corrélatifs. C’est bien dans et par un geste fondateur (sans fondement) et primordial (sans ordre) qui unit intimement le corps et l’esprit que peuvent enfin se déterminer mutuellement l’intérieur et l’extérieur, le naturel et le culturel, le figé et le mouvant, l’objectif et le subjectif.
Christophe Steinlein (novembre 2003).
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