vendredi 14 juillet 2017

Penser par soi-même

En première analyse, la formule infinitive "penser par soi-même" peut se présenter comme une maxime que l'on adresserait à soi-même ou à autrui. L'emploi tacite du "il faut" lui conférerait tout son caractère prescriptif et moral, en s'érigeant en principe universel d'une conduite éthique de la subjectivité raisonnable et libre, qui pourrait s'exercer dans le domaine épistémique, esthétique, moral ou politique. Mais l'on peut ne pas s'intéresser directement, suivant un libre choix, à l'aspect éthique de cette formule. Sa possibilité d'existence n'en est cependant pas pour autant remise en cause, car quand on doit on peut, tel est le résumé de la morale. Si au contraire on s'interroge sur la possibilité logique de cette formule, on se heurte à une aporie qui peut-être contraindra la pensée à penser par elle-même, au lieu d'accepter dogmatiquement et immédiatement cette maxime, sans en avoir auparavant éprouvé le contenu.

En effet, la critique pourra être faite (comme par Hegel dans son Précis de l'encyclopédie des sciences philosophiques) qu'il est aussi difficile de penser par autrui que de manger, boire et dormir à la place d'un autre, comme par procuration. Car, ou bien on véhicule des préjugés, des opinions dont on n'est pas la source, et alors il est contradictoire de dire que l'on pense, puisque penser consiste essentiellement à inaugurer sa propre réflexivité. Ou bien l'on pense véritablement, en tant que subjectivité libre et raisonnable, mais alors c'est toujours nécessairement à partir de soi, par soi et pour soi, car penser revient à faire procéder la vérité de soi en la retrouvant par devers soi. Il apparaît donc que ne pas penser par soi-même revient à ne pas penser du tout.

L'exigence apparaît donc pour la pensée de ne pas se laisser subjuguer par le caractère sentencieux, emphatique, et pour tout dire séduisant, de cette injonction implicite qui par ailleurs ne manque pas de noblesse et de dignité en ce qu'elle suggère fortement à l'esprit l'idée et l'idéal de la liberté, dans l'autarcie et l'autonomie. Ne rien devoir qu'à soi-même et à son propre effort, dont l'authenticité doit coïncider avec l'universalité, apparaît comme une noble exigence de la pensée individuelle.

Il reste donc à savoir, en supposant que penser par soi-même est possible, comment on peut apprendre à penser. Accepter dogmatiquement cette maxime revient à une contradiction, car elle ne peut se prouver qu'en s'éprouvant. En un mot, à quelles conditions les Lumières, au sens kantien du terme, dont penser par soi-même reste précisément la devise essentielle, peuvent se propager et se maintenir? Elles apparaissent en effet comme une instance rectrice et directrice qui permet d'orienter la pensée vers elle-même, sans se voir détournée par les séductions captieuses de l'opinion, du préjugé. Plus généralement, elle doit se prémunir contre les séductions capiteuses et grisantes de la paresse, de la fatigue, de la faiblesse et de la facilité, qui conduisent la raison à un ensommeillement néfaste, en ce qu'il nous livre à l'anarchie des corps, des passions et de l'imagination.

Tout subjectivité libre et raisonnable éprouve le besoin de la pensée d'autrui pour s'y affronter, se poser en s'y opposant. Comment néanmoins dans ces conditions peut-elle préserver son indépendance et réaliser un accord des esprits naturel et harmonieux? En quoi une subjectivité raisonnable peut-elle se constituer universellement comme source originaire et originale de se représentations? Certes, elle peut apparaître comme principe fondateur de l'acte de penser et cependant elle ne saurait constituer un principe originel, puisqu'aucune idée ou pensée n'est véritablement créée dans le temps mais seulement retrouvée au terme d'un parcours original.

Quelle attitude une subjectivité finie et raisonnable doit-elle prendre à l'égard de la pensée et de l'existence d'autrui? Doit-elle se montrer dogmatique, acceptant aveuglément un point de vue étranger, ou imposant arbitrairement le sien? Doit-elle être sceptique, se défiant et se démarquant instinctivement, sinon systématiquement, de toute pensée, la sienne ou celle d'autrui? Ou bien, au contraire doit-elle faire critique, exerçant le pouvoir séparateur de l'entendement et élucidant ce qui revient de droit et par nature à la raison, et le différenciant de ce qui lui demeure radicalement étranger?

Penser par soi-même ne peut pas être pensé comme un impératif dogmatiquement asséné, qu'on demanderait péremptoirement d'accueillir et d'appliquer inconditionnellement par devers soi, ce qui constituerait la plus saugrenue des contradictions. C'est une proposition, un énoncé substantiel, qui doit être soumis au libre examen de la raison, en l'exercice naturel de son pouvoir séparateur et de sa faculté critique. Dans quelles conditions ou circonstances serions-nous en effet amenés coercitivement à ne pas penser par nous-mêmes? Jamais en tout état de cause, ne pourrons-nous pour ce faire invoquer l'éventuelle raison qu'un être raisonnable ne serait pas encore mûr pour la liberté de penser et de s'exprimer rationnellement. Par nature en effet le bon sens, la lumière naturelle, est la faculté la mieux partagée, et l'homme est raisonnable en puissance, ou il n'est rien.

Toutefois, par nature aussi, la raison doit se développer et s'épanouir graduellement. Elle doit mûrir au sens naturel du terme, comme l'image de la maturation normale, indépendante, du fruit sur l'arbre, nous le montre. "Et les fruits passeront la promesse des fleurs" nous dit le poète. Il ne s'agit pas d'un maturation artificielle, conditionnée pour une autre finalité que soi-même, comme tentent de nous le faire accroire et de nous persuader les tuteurs, dénoncés et stigmatisés en leur hypocrisie maladroite, par Kant dans sa célèbre notule de la quatrième partie (section, §4) de son ouvrage la religion dans les limites de la simple raison. On ne mûrit pas pour autrui, par un conditionnement relatif à ses propres caprices et à sa volonté de puissance malade — car détournée de sa vocation première et naturelle qui est le plein exercice de droit de la raison sur elle-même et le monde.



Mais au contraire, on mûrit pour soi, uniquement et exclusivement, autrement dit conformément à la vocation naturelle et invincible de la raison à s'extirper graduellement de sa torpeur initiale pour se déplier et se déployer vers une déhiscence finale. Cet épanouissement, cette déclosion de son être en son ouverture illimitée apparaît exactement comme l'état où l'on pense par soi-même, en lieu et place de soi-même (nécessairement), et surtout en s'affirmant comme la source exclusive (c'est précisément le sens profond de l'autorité et de l'authenticité) de l'acte de discernement du vrai et du faux.

Penser par soi-même correspond alors à un état de liberté intellectuelle qui ne peut être obtenue que par une liberté individuelle initiale d'exercice et d'expression. Celle-ci seule peut permettre l'exercice de l'audace intellectuelle, qui n'est nullement témérité aveugle et passionnée — donc au fond apeurée —, mais au contraire se pense comme l'effort résolu de se servir de son propre entendement en son pouvoir de connaître et de discerner, douloureusement, lentement, péniblement, laborieusement. "Sapere aude! Ose te servir de ton propre entendement", constitue un jugement à la fois rationnel et raisonnable qui admet pour principe la règle de l'évidence dans la méthode cartésienne, que souligne Kant dans son opuscule Qu'est-ce que les Lumières? Celui-ci est une réponse limpide et lucide à un pasteur prussien, Zöllner, qui s'inquiétait à juste titre des excès déraisonnables que l'on pourrait commettre au nom d'une libération soi-disant inconditionnelle de la raison.

Raison! Que de crimes on commet en ton nom! L'anarchie, le refus obstiné, obscur et dogmatique d'une ordre qui, s'il n'est pas le meilleur, reste cependant le moins mauvais, peut se dissimuler en les simulant sous l'appellation frauduleuse des Lumières, et ainsi porter préjudice au projet initial de celles-ci. En particulier, pour que chacun puisse chercher à quoi s'en tenir, il est nécessaire que la religion se maintienne d'elle-même, sans y être contrainte de l'extérieur dans les limites de la simple raison, comme le montre Kant dans son ouvrage. Car si elle était imposée de l'extérieur cela ne ferait qu'aggraver au contraire ce que l'on prétend apaiser, en lui fournissant un prétexte pour renforcer son fanatisme dans son combat contre un autre fanatisme qui est l'anticléricalisme primaire.

Il s'agit bien en effet de ne pas se laisser emporter par le fanatisme et le mysticisme, l'enthousiasme et l'illuminisme, qui, dans leur désir légitime d'accéder à une plus grande clarté, déchoient vers une plus grande obscurité. Car l'obscurantisme peut s'interpréter comme l'ostracisme de la raison, autrement dit le bannissement par décret arbitraire et passionné de la raison en son sain et saint, droit et naturel exercice. C'est en effet d'abord dans la religion que la contagion de l'obscurantisme se montre comme la plus virulente et menaçante — non pas dans l'esthétique, la morale la politique, ou l'observation scientifique, indubitables et positives par elles-mêmes. La raison principale en est que le prétendu objet de la religion s'installe, se trouve et se tient résolument en dehors de toute expérience possible.

Dans la religion on est amené dangereusement à ne plus penser par soi-même, mais à véhiculer des opinions, des préjugés qui servent les intérêts égoïstes des tuteurs du peuple qui se servent à leur tour pour leurs fins intéressées d'une caricature de raison. Car ils saisissent l'avantage apparent d'entretenir cette fragilité, cette débilité (faiblesse) cette imbécillité (propension à utiliser des béquilles) naturelle et consubstantielle à l'enfance des peuples et des individus, mais qui ne demande qu'à disparaître par l'exercice naturel de la raison. Car au fond la minorité que les tuteurs imposent au peuple, comme le souligne Kant, finit par se retourner contre eux, esclaves de leurs esclaves, trompeurs trompés suivant une invincible loi de la nature, qui est la ruse de la raison. Car la nature n'a-t-elle pas toujours le dernier mot quant à l'accomplissement de son plan?

Certes, penser par soi-même s'avère fatigant, difficile, douloureux, laborieux, et l'on est plus facilement tenté, pourvu qu'on y soit sournoisement et insidieusement invité, à s'installer frileusement dans un manque d'audace qui fait progressivement péricliter les forces vives que la nature avait spontanément déposées en chaque individu. "Ce n'est pas assez d'avoir l'esprit bon, dit Descartes en son Discours de la méthode, le principal est de l'appliquer bien". Tout individu a l'esprit bon, par nature, autrement dit plein de bon sens en puissance. Mais seul l'exercice peut valider cette virtualité. C'est précisément par l'exercice constant que nous pouvons prendre à diriger le cours de nos pensées. Cet exercice n'est jamais gratuit parce qu'il n'est jamais vain : l'éternel recommencement de la réflexion ne saurait se réduire à un rocher de Sisyphe, car il forme un progrès incessant. Descartes, dans la première partie de ses Principes de la philosophie affirme que : "Il n'y a rien d'autre qui soit en notre pouvoir que nos pensées". Alors que Pascal, dans ses Pensées affirme au contraire le caractère très aléatoire des pensées, qui vont et viennent en nous, sans que nous puissions en maîtriser le flux : "Nos pensées. Hasard les donne et Hasard les ôte. Point de méthode pour les retenir." On peut alors difficilement de ce point de vue admettre qu'il soit possible de penser par soi-même. Mais cette pensée pascalienne est peut-être elle-même sujette et assujettie à une distribution aléatoire. On pourrait en effet la prendre en un sens psychologique ou esthétique en comprenant qu'effectivement, la suite de nos phantasmes, de nos représentations imaginaires, est purement rhapsodique La vie n'est-elle pas un songe (Caldéron) ou du moine un songe un peu moins inconstant (Pascal)?

Pascal en effet affirme ailleurs de manière beaucoup plus constante que : "L'homme est visiblement fait pour penser. C'est tout son mérite et toute sa dignité. Notre tâche est donc de travailler à penser comme il faut."

Il est donc possible d'échapper à l'autoritarisme en son arbitraire dogmatique. Il s'agit pour ce faire de comprendre que l'individu raisonnable peut se constituer comme l'auteur exclusif de ses propres pensées. Il apparaît ainsi comme une source originale (sans imitation ni simulation) et originaire (comme principe fondateur de son acte réflexif). Il n'en est pourtant pas la source originelle. Car il ne les a pas inventées elles existent de tout temps et nul ne sait quand elles ont paru. C'est ce point que souligne La Bruyère, en ses Caractères (des ouvrages de l'esprit) : "Tout est dit, et l'on vient trop tard, depuis plus de sept mille ans qu'il y a des hommes, et qui pensent." Mais il peut cependant se représenter ses pensées à lui-même avec une authentique autorité, autrement dit une attestation d'originarité (au sens cartésien de la règle d'évidence, qui résiste au doute parce qu'elle se fonde sur lui et en surmonte l'épreuve). Cette autorité apparaît comme l'opposé diamétral de l'arbitraire, sans foi ni loi, sans feu ni lieu, anonyme, obscur et inconsistant.

Penser par soi-même ne consiste donc pas à recevoir passivement de l'extérieur une opinion, un préjugé arbitrairement et dogmatiquement assénés sous le titre d'une tradition douteuse —càd dont on n'a pas soi-même éprouvé l'éventuelle indubitabilité. On ne peut dans ce cas pas dire davantage qu'autrui pense pour celui à qui il somme d'accueillir tel préjugé. Penser, pour un individu raisonnable, consiste précisément à donner l'exemple d'une pensée en acte. Non pas imiter servilement (en se servant de la pensée plus qu'on ne la sert) du dehors une pensée toute faite, mais retrouver par devers soi, pour son propre compte — en se sentant librement incité et jamais coercitivement excité — l'exercice de la commune et universelle raison.

A cet égard, Descartes peut être considéré comme le modèle même du penseur libre, très supérieur aux soi-disant libres-penseurs. Sade par exemple, apparaît comme un libertin de la chair et de l'esprit, mais un esprit libre et une tête forte se montrent incomparablement plus hauts, pour Nietzsche, qu'un libre esprit et une forte tête. Descartes apparaît comme le héros et le héraut, selon le beau mot hégélien, de la modernité. Celle-ci en effet apparaît comme le point culminant dans l'histoire — dont une conséquence politique sera la Révolution et la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen — de la raison qui s'atteint enfin pleinement dans la maturité de l'exercice de soi, telle qu'en elle-même enfin l'éternité la change, sans pour autant la pétrifier mortellement dans un tradition sclérosée.

Car précisément la tradition de la raison n'est-elle pas de remettre incessamment en cause toute tradition dans sa préoccupation fondamentale de revenir sans cesse à soi, par devers soi, afin d'être elle-même et rien d'autre, en un recueillement et ressaisissement absolus de soi, fondateurs de la vérité et du sens? Descartes apparaît donc comme ce héros qui proclame héroïquement qu'il est possible de penser par soi-même. Le héros est ici celui qui surmonte le déchirement provoqué par toutes les tentations de renoncement, par prévention et précipitation, à la pensée libre, contraire, dans le respect raisonnable de l'ordre suivant la morale par provision, à la soi-disant libre pensée. Cette pensée de soi, par soi et par devers soi, n'est cependant pas le cautionnement injustifiable d'une solitude qui ne devra pas se substituer à un solipsisme méthodologique nécessaire. Descartes ne donne nullement le mauvais exemple d'une pensée schizoïde et autistique qui prétendrait se trouver toute seule, sans l'aide d'autrui. On est certes en présence d'une tabula rasa et d'un isolement solitaire dans un poêle, qui sont de simples conditions préliminaires et comme psychologiques du penser par soi-même. Mais on rencontre surtout l'élément vital de la méditation, de l'objection et de la réponse ou éclaircissement, qui montrent de manière éclatante que penser par soi-même ne consiste nullement à ne penser qu'avec soi-même.

En effet les Lumières sont toujours d'actualité en leur intempestivité même, quelle que soit l'époque où elles prennent une figure déterminée, précisément parce qu'elles sont toujours en acte. Descartes suggère en effet ici la possibilité d'un usage public de la raison, dans l'exigence de soumettre en droit à tout public, mais en fait au public éclairé et cultivé, le fruit de ses pensées. Le libre examen par la raison des méditations de Descartes est susceptible en droit, bien que pas toujours immédiatement en fait, de propager les Lumières, càd l'exercice éclairé de la raison. Certes, Hobbes et Gassendi, au terme respectivement des troisièmes et cinquièmes Réponses, s'enferment dans leur unilatéralité dogmatique et refusent de comprendre. Mais ceci se comprend lorsque Kant nous dit que nous ne pouvons espérer au fond qu'un état de propagation continu, indéfini et incessant des Lumières, dans l'exercice continu et indéfectible de la raison. Car la lumière absolue et définitive n'est au fond qu'une image obscure. La lumière a besoin de l'ombre, qu'elle cherche à dissiper progressivement et asymptotiquement. "Regarde-toi. Mais rendre la lumière / Suppose d'ombre une morne moitié" nous dit le poète.

Le solipsisme cartésien apparaît comme l'appareil nécessaire du doute. Celui-ci peut seul au fond permettre de conclure à l'exercice éventuel d'une pensée qui pense effectivement par soi-même. Celle-ci prétend en effet éprouver ce retour à soi réflexif, spéculatif et aporétique. Aporétique, il l'est parce que la pensée se demande en dernière instance si elle rêve ou bien si elle est éveillée. Ce retour présente un triple caractère.

Il est d'abord original en ce qu'il est sans exemple ni imitation en son acte propre. Il est originaire comme autorité authentique de l'acte de penser. Ainsi le solipsisme cartésien évite un triple écueil. D'abord il se détourne de l'autisme qui est l'incapacité à sortir de soi.

Ensuite, il s'éloigne du spectre de la schizophrénie, qui nous entraîne à se méfier et à douter de soi à tel point que l'on finit par prendre irrémédiablement ses distances avec soi-même. Enfin, il évite la paranoïa qui consiste à suspecter maladivement tout ce qui est en dehors de soi pour finalement se placer en dehors de soi afin de devenir aussi un objet de défiance. Penser donc véritablement par soi-même consiste à entrer véritablement dans le doute précisément pour se donner les moyens d'en sortir. Cette exigence implacable et douloureuse de revenir, sans complaisance ni compromis, à soi-même et à soi seul, en un sempiternel recommencement, pourrait devenir elle-même un objet de suspicion pour le tempérament sceptique. Celui-ci chercherait en effet à la dénoncer comme une tradition dogmatique exactement contraire au masque sous lequel elle se présente. Mais cette soi-disant tradition contraindrait péremptoirement la pensée à s'expulser d'elle-même dans l'obsession qu'elle ne doit dépendre de rien, pas même de ce à partir de quoi elle doit nécessairement se définir.

On pourrait en effet, et à juste titre, penser que la première condition, impérative et impérieuse en sa nécessité même, pour penser par soi-même — faire que la pensée soit pleinement elle-même dans son exercice naturel — serait d'accorder à la pensée une latitude indéterminée et indéfinie de mouvement et de déploiement.

Aussi faut-il, pour amener la raison à être pleinement elle-même, lui assigner la contrainte de quelque lisière ou de quelque tuteur, certes judicieusement choisis en dehors de toute visée intéressée.

Ou bien convient-il au contraire de la laisser entièrement livrée à elle-même, dans l'espoir que d'un sommeil naturel il s'ensuivra sans contraintes et progressivement un réveil et un épanouissement tout aussi naturels? C'est bien la seconde solution que le sceptique choisit implicitement mais peut-être avec excès. Afin de conserver tout le beau naturel de la raison, il la laisse entièrement livrée à elle-même. Il croit ainsi préserver sa souplesse, sa présence d'esprit, sa vivacité et sa jeunesse — toutes qualités qui s'opposent résolument à l'apparence rassise et poussiéreuse du dogmatisme vermoulu et perclus de ses raideurs ratiocinantes. La raison se trouve ainsi en mesure d'être conviée à suivre spontanément sa pente naturelle.

Le problème reste cependant de savoir si la raison n'a pas elle aussi, tout comme le corps, besoin d'un maître? Être soi-même ne consiste pas en effet à être n'importe quoi, et la raison a, elle aussi, besoin d'être éduquée, peut-être par une main cachée et invisible comme dans l'Emile de Rousseau. Il ne s'agirait pas ici d'un maître à penser extérieur, un conducteur d'opinions idéologiques, mais d'un maître intérieur qui enseignerait discrètement mais efficacement la nécessité des choses au lieu du caprice des hommes. Mais il demeure toutefois assuré que la raison éprouve le besoin d'un socle fixe sur lequel s'exercer. Elle ne saurait en effet se contenter d'un nomadisme instable, constamment suspendu dans le vide, qui finirait par l'expulser d'elle-même et l'enfermer de l'extérieur, alors que le dogmatisme amenait l'effet inverse d'un enfermement de la raison à l'intérieur d'elle-même. Il y a en effet ici, comme le précise Pascal en ses Pensées : "Deux excès, exclure la raison et n'admettre que la raison."

Il existe au moins une croyance, arbitraire et au fond dogmatique (par paresse et faiblesse) qui constitue une menace des plus grandes pour empêcher de penser par soi-même. C'est celle selon laquelle la raison n'est vraiment elle-même que si elle n'est astreinte à rien, et qui exige que la raison soit d'abord délivrée de toute contrainte logique ou de la nécessité naturelle qui la contraint à suivre invinciblement au moins ses propres lois. Car s'empêcher de penser sous prétexte qu'on est véritablement soi-même seulement si l'on ne pense pas, si l'on ne s'astreint pas aux nécessité logiques de la démarche naturelle de toute pensée, c'est se condamner à l'indétermination pure et simple qui interdit, par un suspens interminable, toute véritable autonomie intellectuelle.

Certes, faire usage de la raison ne recouvre nullement l'exercice de la pensée, ni celui du jugement. Faire usage de sa raison c'est s'enquérir de la raison des choses y compris par la méthode du calcul (ratio). Juger c'est saisir des rapports entre les idées. Quant à penser c'est un acte qui consisté à saisir par la méditation l'être foncier d'une chose. Mais cette saisie est plus de nature méditative que rationnelle (recherche métaphysique de la cause). Mais renoncer à la nature même de la raison en croyant que celle-ci n'appartient pas à la nature des choses, c'est s'enfermer dans le préjugé selon lequel il n'y a que des préjugés, ce qui se contredit immédiatement soi-même. L'indétermination du nomadisme sceptique, comme le stigmatise Kant dans sa seconde Préface de la Critique de la raison pure, refuse délibérément, en son inéradicable irrésolution, à en explorer cartographiquement et topographiquement l'espace, pour se réserver le plaisir pusillanime de flâner sans but. Cette attitude reste le plus grand danger qui pourrait menacer l'injonction naturelle faite à la raison de penser par soi-même. Chasser la raison de son lieu propre, sous prétexte que celle-ci, pour être véritablement elle-même, ne doit dépendre de rien, et pas même d'elle-même, voilà bien la plus criante inconséquence dont puisse se rendre coupable le scepticisme.

Certes penser par soi-même consiste effectivement pour la raison à devenir pleinement elle-même dans son exercice et son déploiement naturel. La nature de la raison exige par ailleurs que celle-ci s'institue en principe rationnellement séparateur, discriminant et critique, de ce qui lui appartient et de ce qui lui est radicalement étranger — ce dernier devant être tenu à l'écart après avoir été soumis à l'examen. On peut alors dans ces conditions raisonnablement penser qu'à l'incertitude aliénante dans laquelle se plonge le suspens indéterminé du tempérament sceptique, succède en s'y substituant la ferme et constante résolution, du point de vue pratique d'abord puis au niveau théorique, du stoïcien à maintenir dans une séparation radicale et invincible ce qui dépend de soi de ce qui n'en dépend pas.

Ainsi penser par soi-même, être véritablement soi-même, c'est n'admettre dans l'exercice du jugement que ce qui dépend véritablement du sujet, rationnel et raisonnable, de ce jugement. Il s'agit alors d'exclure toutes les étrangetés aliénantes qui pourraient subrepticement se substituer à ces éléments et ces principes indispensables à l'institution d'une autarcie psychologique et d'une autonomie intellectuelle, qui consistent dans le bon usage, adéquat à la raison universelle, de toutes nos représentations. Penser par soi-même revient alors à penser, suivant ce qui est soi-même, les représentations de la raison universelle, et non pas suivant ce qui est à soi, càd au fond ce qui reste dans l'extériorité indéterminée. Le sceptique croyait s'installer dans l'exercice indéfectible de la mesure en imaginant ne suivre que les penchants de sa nature propre. Il était au fond dans l'erreur.

Car la nature de l'homme, à l'inverse de celle des autres êtres qui sont dépendants, consiste dans l'exigence de gagner son indépendance, donc de vivre par soi-même en s'arrachant du joug des déterminations naturelles du corps, par l'exercice sans complaisance, douloureux et laborieux de la raison naturelle en l'homme. Penser par soi-même revient donc à ne pas se laisser distraire par ce qui advient, par pure contingence, pour la subjectivité qui s'en étonne et s'en réjouit ou s'en afflige. Mais du point de vue nécessaire et objectif propre au destin universel de la raison, penser par soi-même signifie délimiter fermement et résolument par l'exercice de la raison ce qui dépend de soi et ce qui n'en dépend pas. Il s'agit alors d'installer la raison pleinement chez elle, en son chez soi qui seul demeure l'élément dans lequel elle subsiste égale à soi-même, à l'intérieur des limites circonscrites par cette opération de mesure qui est partie intégrante de ce que penser par soi-même veut dire. C'est ainsi que Marc Aurèle, en ses Pensées pour moi-même montre bien que la pensée qui est authentiquement par soi et par devers soi est toujours en même temps pour soi, car alors soi-même et la raison universelle s'unissent en une invincible identité. "Si la Providence existe, alors tout est bien. Si au contraire tout est soumis au hasard, alors fais en sorte, toi, de ne pas te conduire au hasard." Voilà peut-être au fond un éclatant exemple de ce qu'est penser par soi-même.

Penser par soi-même peut donc s'analyser comme l'acte par lequel un sujet rationnel et raisonnable se déduit intégralement de lui-même, en tant qu'il est une raison en acte, et avec lui le monde. Cette ferme et constante résolution de circonscrire, par l'emploi de la mesure rationnelle, une région de la raison universelle, pour en former par devers soi un monde clos — dont la finitude est une perfection car elle contient la raison universelle infinie — définit ce que peut être l'acte de penser par soi-même. On retrouve alors, mais sous sa forme authentique et enfin révélée à soi-même, la dimension du refus qui caractérisait l'autonomie de la pensée. Il ne s'agit donc plus d'un refus arbitraire, immédiat, aléatoire, mais d'une résistance dûment motivée contre tout ce qui pourrait entraver l'exercice de la raison universelle dans l'individu singulier. Que Marc Aurèle prenne la peine de notifier que ses pensées sont pour lui-même montre bien que le stoïcisme n'est nullement un dogmatisme. Certain de toucher à la vérité, il n'empêche cependant personne de se chercher comme il l'entend et comme il le peut selon ses propres moyens. Nous sommes tous libres et égaux devant la raison universelle, dans la tâche qui nous incombe de s'efforcer laborieusement à penser par soi-même. Le scepticisme est au fond beaucoup plus dogmatique quand il interdit implicitement à quiconque d'appuyer l'exercice de la raison sur le socle fermement établi d'un but et d'un sens que l'on assigne à la nature humaine. Rien ne vaut en effet la conformité à la raison universelle, car elle ne gêne nullement l'exercice autonome (qui se fixe ses propres lois) et comme autarcique (qui ne dépend que de soi, excluant toute étrangeté et donc toute aliénation) de la pensée, puisqu'elle s'identifie à celle-ci.

C'est donc le destin de chaque raison individuelle que de finir par se trouver pleinement elle-même dans la nécessité de la pensée par soi-même. On ne peut donc plus faire valoir ou prévaloir le sophisme selon lequel il faudrait d'abord savoir penser par soi-même pour apprendre à penser par soi-même. Car il annulerait toute tentative d'accéder à une pensée autonome. On n'a en effet nullement besoin de savoir au préalable nager dans l'air, par simulation et mimétisme, avant de pouvoir nager dans l'eau. Ainsi les soi-disant maîtres à penser deviennent superflus, voire nuisibles. Il existe seulement des maîtres penseurs, des maîtres de la pensée qui nous enseignent (nous indiquent par une sorte d'enseigne) par leur exemple, le chemin en direction duquel il faut de soi-même s'orienter pour commencer à penser. Mais la pensée n'a pas de maître, il suffit seulement de devenir maître de soi-même dans l'exercice de penser. On n'apprend donc pas à penser, car penser c'est toujours et uniquement penser par soi-même. Car on ne reçoit pas de l'extérieur, dans l'abstrait (dans l'air au lieu de l'eau) et passivement un mode d'emploi du penser par soi-même. Ce serait en effet une contradiction dans les termes, comme une liberté mécanique ou un mécanisme libre. Car l'apprentissage est déjà tout entier une pensée autonome en acte, qui ne peut s'effectuer que de soi sur soi, en un pur et continuel recommencement novateur et créateur. On n'apprend donc pas à penser car apprendre à penser c'est déjà penser effectivement (par essai, rectification, mise à distance et contrôle). De même et corrélativement, l'élément vital du déploiement naturel de la liberté, c'est la liberté et rien d'autre. Il en va de même pour la pensée, car la seule liberté possible est celle, inaliénable, de la pensée en acte, aux prises continuellement avec sa propre réforme et rectification, amendement et progrès incessants.

Il n'en demeure pas moins que toute raison individuelle, pour se développer pleinement suivant sa nature propre, requiert son immersion dans un élément qui est la liberté de penser et de s'exprimer. Ce qui ne signifie nullement que penser consiste à exprimer n'importe quoi n'importe comment. Mais au contraire il s'agit d'atteindre la liberté de savoir où est le vrai et d'avoir le courage de l'exprimer. Car la liberté est la loi universelle et nécessaire que l'on s'impose complètement et inconditionnellement à soi-même. Cette exemplification concrète dans un individu singulier peut constituer un exemple incitateur, directeur et rectificateur qui peut aider la nature à se trouver et à se maintenir dans la plénitude de sa forme, qui est son entéléchie (le fait de se tenir toujours déjà dans l'accomplissement en acte de sa fin) et de son énergéïa (le fait de se tenir dans l'élément de son oeuvre propre). On n'apprend pas à penser mas on doit être mis en situation de penser, non pas dans un conditionnement extériorisé, qui submergerait le jugement personnel par l'influences d'autre points de vue subjectifs, mais dans une imprégnation par l'exemple d'autres subjectivités raisonnables qui s'efforcent de penser par elles-mêmes. Ainsi s'orienter dans la pensée, comme le précise Kant dans son opuscule Qu'est-ce que s'orienter dans la pensée? consiste, tout comme l'indique la métaphore géographique, cartographique et topographique utilisée par Kant, à retrouver en soi-même et pour soi-même, ce qui se présente à l'extérieur de soi comme une indication à suivre. Il s'agit alors de transposer librement (par des lois universelles et immuables) en soi-même la carte, la boussole ou la voûte étoilée que l'on a sous les yeux, afin d'établir une coïncidence, dans l'élément du vrai, entre la raison individuelle et la raison universelle. Cependant penser par soi-même ne revient nullement à ne penser qu'avec soi-même — comme dans l'isolement stérile, par esprit de contrariété, du sceptique. Car comme le souligne Kant : "Penserions-nous beaucoup et penserions-nous bien si nous ne pensions pas pour ainsi dire avec les autres, qui nous font part de leurs pensées et à qui nous communiquons les nôtres?" D'ailleurs "Penser par soi-même" ne constitue-t-elle pas une des trois maximes du sens commun, évoquées dans la Critique de la faculté de juger, accompagnée de l'exigence de "Ne jamais rien admettre sans examen", et de "Toujours se mettre à la place d'autrui"?

La notion d'accord des esprits dans une libre république des esprits est clairement pensée par Leibniz comme un état soustrait à la tyrannie conjuguée du dogmatisme et du scepticisme. La paix perpétuelle, à l'opposé de la paix des cimetières raillée par Kant dans l'opuscule du même nom est obtenue par la libre confrontation de soi avec soi-même et autrui. Elle a définitivement chassé toute guerre réductrice et dévastatrice, en son obstination bornée et passionnée. Elle ne peut s'obtenir que par la libre discussion dont le but est le désir sincère (sans fard, sine cerus) de s'élever à la hauteur de la vérité, en supprimant ou du moins en réduisant toutes les passions du corps et de son imagination, d'où naissent toutes les polémiques, les controverses et les disputes, dans lesquelles chacun ne cherche qu'à emporter arbitrairement le dernier mot, parce que la passion l'emporte sur la raison. Dans de telles disputes, où rien ne se discute, la raison n'a pas la parole. La passion parle à sa place et l'individu se dépossède, par l'effet de sa propre incurie, de son impardonnable impéritie, de l'autonomie de pensée nécessaire pour attendre la vérité. On pourrait certes adresser une objection à la position leibnizienne. Elle tendrait à montrer contre Descartes, qu'on ne peut pas penser par soi-même, puisque les pensées proviennent d'un fond plus originaire que le simple acte réflexif. Cependant il n'en est rien. Leibniz admet, en même temps que la possibilité de penser librement, la thèse des petites perceptions infinitésimales et différentielles dont la sommation intégrales produit une aperception consciente. Nos pensées viennent de plus loin que nous, certes. Cependant nous sommes et restons libres de les évaluer de les juger à leur juste mesure.

Le conflit des facultés (entendement, volonté, sensibilité) pourra entrevoir un terme lorsqu'il se sera tourné vers sa propre inconséquence. Celle-ci consiste, en son inconsistance même en ce que chacun croit défendre une idée universelle et ne cesse pourtant de s'opposer unilatéralement à autrui. Il ne comprend pas que des intérêts sous-jacents le dépassent et le débordent de toutes parts, et parlent à sa place, d'un lieu qu'il ne contrôle pas et qui fausse à son insu la perspective qu'il prend et qu'il croit véridique. Ainsi penser par soi-même consiste à penser des pensées, les rectifier, les compléter, les mettre à distance, et les approfondir. A cette condition penser par soi-même apparaît comme une fin et non un moyen. On sert la pensée, on ne se sert pas de la pensée pour avaliser des positions idéologiques. La réflexion doit toujours primer sur l'argumentation.

Penser consiste à comprendre le sens de l'unilatéralité de sa propre position et non pas à justifier à toutes forces une position commode. Penser par soi-même apparaît à la fois comme une catharsis et une heuristique. En effet, pour pense par soi-même il faut d'abord se mettre en question, se remettre en cause soi-même. Nietzsche le dit dans un aphorisme du Crépuscule des idoles : "Il est plus facile d'attaquer les opinions d'autrui que ses propres opinions!" Cette remarque pertinente et incisive n'est-elle pas une belle injonction et recommandation de penser par soi-même? Certes, on ne crée pas sa propre pensée, comme l'ont suffisamment montré Leibniz, Schopenhauer, et Nietzsche. La position du cogito apparaît de ce point de vue comme superficielle et ressortit d'une croyance à la grammaire. On doit penser génétiquement et généalogiquement des pensées qui proviennent de très loin et qui se présentent à nous sous l'apparence trompeuse d'une fausse ingénuité.

Mais penser par soi-même ne saurait se réduire à un principe cathartique (uniquement d'un usage négatif). Il peut aussi être un principe politique positif. Penser par soi-même consistera alors, dans l'exercice indéfectible de son devoir d'homme et de citoyen, à ne jamais céder à la tentation de la propagande. Celle-ci en effet apparaît comme une contamination contagieuse de l'obscurantisme et de l'ostracisme politiques, qui sont des effets du bannissement et de l'exil de la raison hors de son pays natal qui est la subjectivité humaine. Car on serait dans le cas contraire dans la position diamétralement opposée à la propagation indéfiniment recommencée et continuée des Lumières et de leur arrachement héroïque à la minorité intellectuelle. De même penser par soi-même consiste dans l'effort incessant pour ne jamais réduire l'idée à l'idéologie. Car celle-ci est précisément l'état où la pensée n'existe plus, mais se trouve remplacée par le mécanisme de la rumeur, de l'opinion et du préjugé. Il est effectivement démagogique de convaincre ou persuader le peuple qu'il est dans son intérêt, afin d'éviter de sombrer dans l'idéologie anarchique, d'accueillir servilement une autre idéologie, plus funeste, qui est celle du tutorat, autre nom euphémisé et lénifié de la dictature et de la tyrannie.

Socrate, Hume, Kant, laissent l'exemple inoubliable de ce que penser par soi-même signifie, à la fois comme sens (ou direction pour l'entendement, la volonté et la sensibilité) et valeur (repère pour l'avènement de la liberté). Car ils ont montré l'effort nécessaire pour ne jamais céder à la tentation du sommeil de la raison. Ce sont des éveilleurs d'âme, de conscience, d'esprit, sans cesse occupés et préoccupés d'installer dans l'exercice de soi sur soi le souci, l'inquiétude dangereuse, menaçante mais exaltante — dans un sens tout opposé à celui de Schwärmereï — et féconde de la vérité et de la lucidité. Certes ces trois personnalités philosophiques ont mené l'exercice du penser par soi-même différemment suivant leur tempérament respectif. Socrate pratiquait l'ironie et l'analyse sémantique, Hume développait la généalogie et l'analyse causale, Kant pratiquait le discernement critique. Mais l'essence commune de ces trois attitudes tient dans un souci de se démarquer de l'apparence, de prendre ses distances avec l'apparaître immédiat.

On n'échappe pas à la raison, on ne peut se dispenser de penser. Tout effort pour nier la pensée revient à la réaffirmer. Tel est le côté cathartique de cet exercice naturel mais douloureux du penser par soi-même, qui consiste en dernière analyse, si l'on veut bien nous pardonner cet effroyable mais néanmoins suggestif jeu de mots, à refuser son Quant à soi pour chercher sans relâche son Kant à soi!

Mais la côté fondateur et positif du penser par soi-même doit être cherché du côté de l'effort cartésien pour partir absolument de soi-même, dans un retour incessant et sans complaisance à soi. "Descartes, dit Péguy, sera toujours dans l'histoire de la pensée universelle ce cavalier français qui partit d'un si bon pas". Penser par soi-même est à ce prix : ne compter que sur soi pour, avec autrui, inaugurer la marche forcée — nécessaire, inexorable, "Ducunt volentem fata, nollentem trahunt" proclame Cléanthe dans son hymne à Zeus — de l'esprit vers lui-même.

Christophe Steinlein (juin 2001).

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