jeudi 13 juillet 2017

Faut-il rompre avec le passé ?

La difficulté de la question posée tient à l’apparente simplicité que l’on peut conférer à l’expression courante : rompre avec son passé, ou rompre avec le passé. On entend en effet ainsi cette idée en deux sens. Soit il s’agit de ne plus du tout penser à un fragment ou une partie du passé, au sens où on dit : c’est du passé, c’est de l’histoire ancienne. Soit il convient plutôt de comprendre qu’il s’agit d’annuler, de supprimer une manière de voir que l’on avait pu pratiquer par le passé. Or précisément, contrairement au sens commun qui semble ne pas voir de difficulté dans l’expression "j’ai rompu avec mon — ou le —, passé", la notion de rupture avec le passé apparaît comme problématique, voire aporétique. En effet le passé n’est pas une réalité susceptible d’être brisée, cassée, comme peut l’être un lien matériel (par exemple le contact radio a été rompu) ou même un lien relationnel (par exemple nous avons rompu nos relations).

Le passé n’est pas une entité dont on se détache facilement. Certes le temps passe parce qu’il est ce qui se passe (et qui fait que tout se passe). Des fragments du temps semblent se détacher de nous ou du moins ils passent d’un certain mode d’appréhension — l’action par exemple, à un autre mode (le souvenir). Mais il est bien clair que cette fuite originelle et constante du temps qui amène sans cesse l’interruption et la corruption(deux autres modalités de la rupture, l’une comme suspension, l’autre comme dispersion), ne dépend pas de nous et reste absolument en dehors de notre pouvoir et de nos prises. Au contraire, la notion de passé ne peut pas faire l’économie d’un rapport à la subjectivité libre et pensante, qui représente le passé comme précisément l’objet privilégié d’une représentation, constitué dans et par cette représentation.

Ainsi il semble qu’on ne puisse pas espérer rompre avec le passé au sens de ne plus y penser du tout, car le passé est ce qui s’est passé mais en tant qu’il est représenté subjectivement comme tel. Il est toujours une représentation qui fait corps avec sa source subjective, même sur le mode de la négativité : se représenter la non-représentation du passé constitue encore celui-ci sous un certain rapport à soi. Pas plus que sur le mode de la dislocation, la notion de rupture avec le passé ne peut être pensée sur le mode de la dénonciation ou de l’annulation d’un contrat. Car le passé, en tant qu’il a été ce qui a été un jour en train de passer et de se faire (comme présent), commande et exige nécessairement toujours une interprétation, une prise de perspective, par-delà même celles que l’on tente de récuser. Le passé exige toujours de la part de la subjectivité humaine libre et pensante une donation, même provisoire, de sens.

Dès lors la question initialement posée à partir d’une simple expression courante dénonce celle-ci comme insuffisante et fait entrevoir le rapport au passé d’une tout autre manière. En quel sens est-il désormais nécessaire de considérer le passé non plus comme une suite disparate d’éléments isolés, mais comme une continuité en devenir qui exige le renouvellement constant de son sens. On pourrait envisager ainsi un premier sens de rompre : renouveler. Corrélativement, en quel sens est-il désormais exigible et légitime de se représenter le passé de telle sorte qu’il soit conforme à une cohérence et une unité de l’action présente, et subordonné à une finalité de l’avenir. Ainsi pourrait apparaître un second sens de rompre : finaliser.

Puisqu’on ne peut nullement faire l’économie du passé, dans la continuité du temps et la pression du mouvement des choses, sera-t-il possible de montrer que la rupture porte toujours sur la représentation du passé et que cette rupture présente deux caractères. D’abord elle est nécessaire (incontournable) comme renouvellement des perspectives — car le passé est ce qui ne cesse de se passer. En second lieu, elle est légitime (exigible) comme finalisation par rapport à l’avenir humain.

D’une certaine manière le temps, dans et par lequel tout se fait et tout se passe, est déjà par lui-même une cause objective et extérieure de rupture continuelle de la subjectivité avec son monde. Le temps ne cesse de produire des interruptions, des lacunes, des intermittences, non seulement dans les choses, mais dans la représentation des choses en tant qu’elles se sont passées. On observe des disruptivités, des suspensions dans l’enchaînement cohérent des choses suivant un projet humain — intermittences dues à la multiplicité innombrable des causes extérieures. Mais ces ruptures discrètes ont lieu aussi dans la mémoire, et le souvenir de ces choses qui se sont passées. Les choses se rompent et se corrompent, s’interrompent dans l’effectivité même de la finalité que nous tentions de leur conférer en les organisant selon un plan. Ou bien elles se dispersent et se dissipent dans la représentation que nous nous en faisons dans la suite du temps : l’esprit est alors obligé de tenir compte des amnésies, des absences du souvenir, et du caractère lacunaire de la remémoration.

Mais inversement la subjectivité humaine libre et pensante cherche constamment à restaurer la continuité du temps dans sa propre représentation et à lui conférer un sens et une valeur en fonction d’un finalité projetée dans l’avenir — sous la forme d’un progrès, d’un résultat, d’un avènement. Elle peut alors être tentée ou fascinée par la possibilité d’une rupture brutale avec les maigres liens, les faibles repères qu’elle entretenait avec un passé considéré comme une suite disloquée, éparpillée, d’éléments isolés devenus encombrants et inertes. D’où peut donc provenir cette tentation de rupture brutale et sauvage ?

L’être humain, comme tout être vivant, est d’abord lié organiquement, du point de vue des fonctions vitales et des pulsions, au présent, considéré comme instant ou instance même de la vie, sans passé ni avenir. L’être vivant apparaît comme simplement doté d’une mnémotechnie immédiate et d’une anticipation, immédiate elle aussi, qui assure la réussite de l’instinct vital. La tentation et la fascination pour cette possibilité de rupture brutale, non transformable et non sublimable, visent un acte effectué en pure perte et qui apparaît comme violent puisqu’il va contre la nature même de l’esprit comme puissance de représentation continue du temps. Cette tentation et cette fascination demeurent cependant grandes et constamment présentes à l’esprit humain. Elles sont la conséquence de la pression constante exercée par la pulsion vitale, l’impulsion originaire et l’urgence de déployer dans l’instant, immédiatement, une manière d’être animale. Celle-ci se retrouve d’ailleurs à différents niveaux ou degrés dans la primitivité, la sauvagerie et la barbarie respectivement de l’homme premier naturel et violent. Dans cette configuration de rupture potentielle, les choses passent dans l’ordre matériel et causal du mouvement et de la force, mais ne se passent pas dans l’élément de continuité de l’esprit. Ou bien, de manière équivalente et symétrique, elles se passent dans l’élément même de la matérialité, mais échouent à passer dans la représentation spirituelle du temps comme passé indéfiniment ouvert, par la présence de l’esprit — qui est à soi le moment du vrai présent, aux modifications et transformations à venir. Cette structure mentale fermée à la continuité de l’esprit manque alors le sens du temps donné par la belle formule de Claudel :"Le temps est le moyen offert à ce qui sera d’être afin de n’être plus".

Dans la configuration de cette possibilité d’amnésie, d’oubli animal, de folie — absence d’œuvre comme expression d’une durée, absence normale chez l’animal, monstrueuse chez l’homme, constamment menaçante mais aussi constamment repoussée — car il nous faut toujours rompre une lance avec cet éclatement de la durée, on constate bien l’impossibilité ou l’incapacité pour ce qui se passe d’être constitué ou reconstitué en passé. En effet rien alors ne passe plus dans la représentation intellectuelle comme doué de sens, de valeur, de finalité éventuellement modifiable.

Cet effondrement disruptif de la faculté de (re-)constituer, dans l’action et la pensée, le temps qui passe en passé qui, lui, ne passe plus — en tant qu’il passe toujours d’une autre manière, et qu’il se transforme constamment, provient sans doute du sentiment d’une vie éclatée, dispersée, et d’éléments qui sont trop lourds à supporter et à tolérer. En effet on rompt parce qu’on ne tolère plus le passé non pas à cause des sa densité propre, mais plutôt par son caractère apparemment arbitraire et contingent, puisque les éléments de ce passé ne sont plus vécus comme reliés par une continuité. Ce sentiment de contingence et d’éclatement peut amener à l’amnésie, à la folie et il représente la rupture comme un effondrement ou collapsus des visées intentionnelles vers l’avenir. Il affecte alors tour à tour le langage, la liberté, la sociabilité. En effet ces trois déterminations et possibilités de l’humain ne sont possibles que par le sens du passé, qu’elles contribuent d’ailleurs à constituer progressivement.

En effet, pour constituer ce qui passe en passé, il faut précisément le faire passer dans l’esprit, et en dépasser la contingence factuelle et matérielle — en lui conférant une sorte d’unité et de nécessité, sans en faire pour autant trépasser (ou éclater) la continuité et la déhiscence, i.e. la possibilité de s’ouvrir en se modifiant peu à peu. En somme, pour élever le passé au niveau de la représentation il faut donc recourir à la faculté de langage pour dire ce qui se passe et le constituer en histoire, qu’on pourrait définir comme représentation du vécu et enquête sur ses causes et conditions de possibilités.

Mais précisément la psychanalyse s’occupe de cette fragilité chez le patient — qui est toujours l’homme qui souffre de, dans et par sa singularité. Cette souffrance est à la fois l’effet et la cause d’une incapacité partielle et provisoire de (re-) constituer dans l’esprit son vécu comme un passé. Le vécu, refoulé ou non — si ce n’est pas le vécu lui-même qui est refoulé c’est son interprétation, échoue à se constituer comme un passé qui présenterait une continuité, une unité, une finalité. La rupture inconsciente avec l’exigence du langage ou du dire induit une rupture avec le passé qui à son tour aggrave la première. Le patient croit qu’il faut rompre avec son passé, mais il ne parvient pas à réaliser que précisément son passé n’est pas encore constitué en tant que tel et qu’il a d’abord à rompre avec ce qui maintient l’interruption de cette faculté de constituer le passé.

De même c’est la non prise de conscience de la possibilité et de l’effectivité de la liberté en nous qui nous conduit à l’incapacité de constituer le temps écoulé, et l’ensemble de ce qu’il a produit et contient, en passé véritable .Encore une fois, c’est par l’absence de liberté que la discontinuité, qui est la cause de la rupture avec toute possibilité de passé, est en rupture de ban, et menace de revenir du bannissement et de l’exil ou l’esprit doit la confiner. Car la liberté est précisément la faculté de commencer, d’inaugurer un sens assigné à la série des événements qui nous survient. Renoncer, même pour un temps, à sa liberté — parce qu’elle semble trop lourde ou exige un engagement difficile, c’est s’exposer au danger de rompre avec une représentation du passé. Car nous avons suggéré qu’en un premier sens il est absolument nécessaire, incontournable (imposé par la nature des choses) de renouveler, régénérer notre vision du passé. Mais plus profondément s’opère ici la rupture, l’éclatement de cette faculté vivante de constituer le passé en lui assignant un sens, en le déterminant par une finalité qui s’inscrit dans une tension et un attente perpétuelles de l’avenir.

Enfin c’est aussi par la perte de l’exercice de la sociabilité que peut se prononcer une rupture de l’individu avec le passé, aussi bien son passé individuel (d’ordre psychanalytique) que son passé collectif (d’ordre historique). La sociabilité est en effet une caractéristique humaine aussi essentielle que le langage comme faculté de dire ce qui s’est passé, de même que la liberté consiste dans la faculté de choisir le sens de ce qui s’est passé. Car l’homme est un animal essentiellement politique, il ne peut par conséquent se constituer que dans un rapport social. Robinson est condamné par les circonstances à rompre avec son milieu de vie habituel, mais il ne rompt nullement avec sa propre histoire et l’histoire de son pays. Il les garde précieusement au fond de lui et il préserve intacts le sens et la valeur de ces deux espèces d’histoire malgré la pression des circonstances extérieures (isolement, survie). La robinsonnade, comme fantasme de la possibilité d’un retour complet à la nature, d’une régénération et d’un renouvellement radicaux de la personnalité humaine, reste donc un mythe, qui prétendrait nous faire miroiter la possibilité illusoire de faire l’économie de la constitution d’un passé. Il en va de même de la possibilité pour un enfant de commencer par vivre isolé au milieu des bêtes.

Le soi-disant enfant sauvage, par son isolement même, n’est pas même possible comme enfant. Car l’enfant est celui qui ne parle pas encore — mais qui va parler précisément parce que la sociabilité initiale lui permet de se constituer un passé. Ce n’est donc qu’une boutade du moraliste La Bruyère qui définit apparemment, dans ses Caractères, l’enfant comme "celui qui n’a ni passé ni avenir, et qui jouit du présent, ce qui ne nous arrive guère". Il s’agissait davantage pour lui de stigmatiser l’impatience, la tristesse, et l’inquiétude des adultes qui n’en finissent pas de rompre avec leur nostalgie, leur mélancolie, leur regret du passé et leur crainte de l’avenir, précisément parce qu’ils éprouvent des difficultés à constituer le temps comme passé. Alors qu’au contraire, en dépit de ce que La Bruyère semble affirmer — ou alors pour signifier un autre travers, les enfants se construisent un passé, travaillent leur mémoire en lui conférant du sens et de la finalité. Finalement les enfants s’ouvriraient à un avenir parce que, bien loin de rompre avec le temps écoulé, de le laisser s’interrompre et se corrompre, ils le constituent en passé. Le passé apparaît alors dans ces conditions comme un objet vivant de perspectives modifiables et un horizon ou une réserve inépuisables pour l’action du présent et l’anticipation de l’avenir.

L’enfant sauvage n’est pas possible (sa notion est contradictoire) car l’enfant apprend à dire son passé, à en choisir le sens et à façonner sa propre histoire. Le manque d’exercice de la sociabilité, du langage et de la liberté peut conduire à croire illusoirement dans la nécessité de rompre avec le passé. En effet c’est respectivement par la recherche d’une histoire commune et d’un progrès commun, par le souci en second lieu de dire comment ce qui se passe doit passer dans l’esprit et enfin dans l’effort pour choisir le sens et la valeur de toute situation, et de tout engagement que nous pouvons espérer saisir l’essence vraie du passé dans sa dimension épochale, i.e. qui présente une continuité, une unité et une finalité ouvertes sur l’avenir. L’esprit peut alors dans ces conditions aisément renoncer à rompre (au sens étroit d’annuler et d’anéantir) avec un passé qui est rien moins qu’une suite réduite, disparate, disloquée, d’éléments incohérents et incompatibles dont on éprouve l’inertie, la contingence et finalement la lourdeur.

Contre cette tentation, cette fascination, cette menace constantes de l’oubli animal, de l’effondrement violent de toute continuité — de tout pardon et de toute promesse — que représente la rupture du lien avec le passé — et aussi l’incapacité de constituer le temps en un passé qui dure tout en se modifiant — diverses formes d’attitudes historiques se mettent en place. Mais ne représentent-elles pas, elles aussi, des formes plus sournoises et souterraines, de rupture avec le passé ?

Avant de se demander s’il est nécessaire (au sens du caractère incontournable de l’essence) par essence de rompre avec le passé — ou s’il s’agit seulement d’une obligation, d’une exigence rationnelle légitime demandée par le souci d’un progrès humain dans l’histoire — il convient de se demander comment il est possible de le constituer, de le conserver, et de le restaurer. C’est effectivement une grande qualité de l’esprit, remarque Nietzsche dans sa seconde Considération intempestive ("De l’utilité et des inconvénients des études historiques pour la vie") de respecter le passage et le déploiement du temps à tel point qu’on en vénère les moindres résidus ou reliquats. La première attitude historique, selon Nietzsche, la plus spontanée, est l’attitude antiquaire qui consiste par tous les moyens à conserver le lien le plus étroit avec ce qui s’est fait, ce qui s’est passé, et dont le trace est désormais déposée et inscrite à jamais dans l’objet présent qu’on appelle volontiers une antiquité et que l’on cherche à mettre à l’abri des outrages du temps à l’intérieur d’un musée.

Mais cette attitude, remarque Nietzsche, opère au fond une rupture sournoise — en dépit des apparences tout à fait favorables qu’elle suscite — avec le passé. Certes tout semble marquer que l’attitude antiquaire cherche à reconstituer, comme par une mosaïque, un passé morcelé. Mais c’est oublier que les trois moments de la temporalité restent indéfectiblement solidaires et que ce qui s’est passé dans un moment antérieur du temps est passé, comme passé, dans l’esprit et continue à vivre en tant que tel dans celui-ci. L’esprit peut d’ailleurs être pensé comme la présence même d’une ouverture du passé qui se conserve tout entier de lui-même et s’ouvre à son dépassement vers l’avenir.

Autrement dit on ne peut ni ne doit se tenir quitte de l’attachement au passé en le faisant simplement et uniquement passer dans le lieu et l’espace du Musée. La conservation antiquaire, si elle est nécessaire pour maintenir un lien avec le temps écoulé, n’est en revanche pas suffisante pour rendre compte du mouvement global du temps, et de ce qui se passe dans l’histoire, en progression constante. Car ce qui se passe — et qui vaut la peine d’être retenu — n’est jamais entièrement passé, puisqu’il se dépasse en se conservant dans des figures plus hautes et évolutives, riches et grosses de déploiements ultérieurs. Le passé n’est pas par son essence ce qui est dépassé, trépassé, figé, momifié. Le passé est au contraire le présent de l’esprit, son instance insistante. Il ne passe pas, parce qu’il se renouvelle constamment sous des figures différentes, il est exigence constante et appel indéfini de sens. Le passé vrai est ce qui est présent à l’esprit.

Contre les formes sournoises d’encombrement de l’histoire sous la figure d’une vénération antiquaire du passé, on peut imaginer la possibilité extrême d’un passé qui s’anéantit sous l’instant éternel et tel que rien ne passe plus. Le phantasme de l’arrêt du temps comme tyrannie du "il fut"(dans le Zarathoustra de Nietzsche) ou la tranquille assurance d’un Schopenhauer pour qui dans l’histoire rien ne se passe — "eadem sed aliter" — ne sauraient constituer des arguments recevables pour accréditer l’exigence légitime de rompre avec le temps, i.e. avec le passé en tant qu’il se présente comme s’ouvrant à un accroissement perpétuel. Car si l’on ressent l’impression que le passé est trop lourd ou bien inintéressant car il ne s’y passerait rien, c’est que déjà la relation au temps est interrompue et corrompue par l’intrusion d’éléments inessentiels au passé véritable. Ces éléments inadéquats sont l’éternité et la répétition.

Plus séduisante apparaît sans doute la seconde attitude historique que Nietzsche nomme monumentale et qui déploie le souci de faire en sorte que ce qui s’est passé soit rassemblé, ressaisi, récapitulé dans une représentation vivante, unifiée — un monument historique, une épopée — et saisissable dans le présent par l’esprit. Mais en revisitant les époques passées pour y projeter les préoccupations, mêmes idéalisées, du présent, on interdit à ce présent, qui sera plus tard du passé, d’être vraiment lui-même. On rompt ainsi la possibilité de maintenir vivant le passé comme tel, puisqu’on n’en conserve plus qu’une figure idéalisée et inadéquate aussi à la vie, qui reste toujours au fond ce qui est en train de passer et de se passer — et à laquelle on ne saurait substituer une image dépassée, aussi belle soit-elle.

Tous les mouvements d’inspiration millénariste ou épique (fondés sur le retour du héros), qui tentent de faire revivre une image idéalisée d’une époque du passé nécessaire à une ouverture plus grande vers l’avenir participent d’un même romantisme qui, tout en protestant de ne pas rompre avec le passé, rompent effectivement avec la possibilité de constituer le passé en tant que tel.

A l’inverse des attitudes qui consistent à vouloir resserrer le lien avec le passé, mais qui ne font que l’interrompre et le corrompre en lui substituant d’autres projections, on trouve l’attitude qui prétend rompre avec le passé, mais qui au fond, par une ironie de l’histoire, en reconduit subrepticement les visages — ceux précisément qu’elle s’était targué d’avoir définitivement éradiqués. A ce nombre figure l’attitude révolutionnaire qui prétend renverser et subvertir le cours des choses pour permettre un nouveau départ, un retour à l’origine, une régénération radicale. Le révolutionnaire progressiste se convainc de la nécessité dialectique inéluctable d’une rupture avec le passé, et conjointement de l’exigence légitime de la constitution d’un nouveau sens de l’histoire. Ce sont les deux sens — revenir à zéro et repartir de zéro — qu’il confère au "il faut" rompre, en accordant à ce dernier vocable une dimension violente, irréversible et destructrice. Or c’est bien l’expression d’une idéologie qui se réfugie dans un refus du temps que de prétendre défaire une continuité pourtant essentielle à l’être même des choses. Seules se rompent, s’interrompent et se corrompent les surfaces de l’être : l’essentiel demeure scellé dans une continuité indéfectible et invincible.

On ne peut ni ne doit rompre avec le passé, puisque nous sommes le passé. "Les Morts gouvernent les vivants", "Il y a plus de Morts que de vivants" et "Le poids croissant du passé tend à régler toujours davantage nos existences instables", ces trois célèbres formules d’Auguste Comte, véritable initiateur du transformisme social, signifient que les Morts ne sont jamais passés ni dépassés, puisque la totalité de leur œuvre continue de vivre en nous, de nous déterminer plus ou moins confusément et de peser, non comme une inertie mais comme un centre dynamique de gravité, sur l’orientation que nous donnons à notre présent. Le passé ne passe pas et il reste présent comme expression d’un ordre vivant que les vivants — qui, eux, passent et se dépassent en trépassant vers un passé, une œuvre, un effort aussi humble soit-il qui, lui, ne passera plus — ont pour tâche de déployer et d’organiser progressivement. "J’aime ceux qui vont à leur perte, car en périssant ils se dépassent" pense profondément le Zarathoustra de Nietzsche. Il faut rompre, de toute nécessité et en toute légitimité, non pas avec le passé, mais avec les fausses représentations du passé. Celles-ci empêchent le passé vrai de se passer constamment dans le présent des vivants sous la forme du renouvellement de perspective — il s’agit toujours de dépasser une perspective périmée — et de la finalisation de l’action vers l’avenir.

Il resterait par conséquent à s’enquérir de la manière dont nous pouvons modifier la représentation que nous devons nous faire du passé, puisqu’il ne s’agit pas tant du passé en soi, que de la manière dont nous le constituons. N’est-il pas nécessaire et exigible pour l’esprit de rompre avec certaines habitudes et attitudes qui empêchent précisément la constitution d’un lien et d’un rapport fécond au passé ?

Si l’on reste convaincu qu’il faut rompre avec le passé, c’est que quelque chose, dans notre représentation du passé, demeure gênant, et produit en nous l’impression de lourdeur, de pesanteur, d’inertie, de freinage et de stagnation. C’est donc qu’il devient nécessaire d’adopter une attitude critique à l’égard, non pas tant de ce qui se passe dans le monde, que vis-à-vis de la manière dont cela est représenté. "Les guerres modernes, dit Nietzsche, sont la conséquence directe des études historiques". Il s’agit donc de passer au crible de la critique, qui est la troisième attitude historique repérée par Nietzsche dans sa seconde Intempestive, à la fois ce qui se passe et l’activité de représentation qui transforme ce contenu en passé.

Il ne s’agit donc pas de rompre, de briser, de disloquer, mais de transformer, de transfigurer, d’affiner notre façon de voir, en vue d’une plus grande intensification de la vie. Car le passé, contre toute attente, est ce qui se passe dans le présent du réel et en même temps dans la présence de l’esprit, et dont il ne faut pas, par conséquent, laisser passer l’essentiel, qui se trouve et se tient dans l’accumulation et l’organisation de possibilités pour l’avenir. Cette attitude est pleinement exprimée par la notion de modernité, toujours inactuelle — décalée du temps matériel présent — et intempestive — cherchant l’essentiel à contre-courant et à contre-temps. La modernité s’exprime historiquement, dans ce qui est passé, en époque intellectuelle intemporelle, par l’autonomisation du jugement qui saisit réflexivement sa propre originarité et affirme ainsi son éternelle jeunesse et son jaillissement sempiternellement inchoatif. La modernité permet alors d’un coup de rompre avec le passéisme, l’attentisme et donc la nostalgie — définie comme douleur illusoire due à l’attente non moins illusoire d’un retour — et en dernier ressort la mélancolie — définie comme tristesse illusoire due à l’imagination non moins illusoire d’un âge d’or et d’un paradis perdu.

C’est donc dans la reprise même, comme acte constitutif de la modernité intemporelle de l’intellect, que s’effacent la répétition, l’ennui et le sentiment de dislocation. Car l’esprit ressaisit et reprend à partir de soi, dans une même unité indéfectible et invincible, la suite des éléments produits par le temps, en les liant selon l’essentiel. Dans ces conditions de l’attitude moderne, résolument de tout temps et dont Descartes reste le symbole le plus frappant et probant, le passé cesse d’être défiguré sous une apparence inadéquate et est restitué à sa véritable identité et vocation : être ce qui ne passe pas, l’élément et l’aliment même de l’esprit, autrement dit ce qui ne cesse de passer dans la présence même de l’esprit. Le passé n’est plus alors pensé comme ce qui est éclaté, lourd, répétitif, mort et sans finalité apparente. Il est la vie de l’esprit, ce qui se passe au sein même de l’esprit qui toujours le ressaisit en y projetant de nouvelles perspectives, en y ouvrant de nouveaux horizons.

Ainsi la question initialement posée ne semble avoir de sens que si on découvre l’incohérence profonde de l’expression courante "rompre avec le, ou son, passé". Cette incohérence est due à une mauvaise interprétation de ce qu’est vraiment le passé, et une fausse conscience de ce avec quoi il faut rompre, et qui n’est pas le passé mais l’habitude d’un contre-sens sur le passé, et sa répétition funeste dans l’histoire.

Si le passé semble parfois si lourd, si incohérent, la raison en est sans doute que nous le traitons comme une réalité morte, au lieu de le resituer dans l’activité présente de l’esprit. Il faut alors de toute nécessité et en toute exigence rompre avec cette vision passée (au sens de dépassée et trépassée) du passé, qui consiste à considérer la mémoire comme un devoir, une tâche coercitive, au lieu de la prendre comme un travail —comme le souligne Paul Ricoeur dans Histoire, Mémoire, Oubli, i.e. un effort de reconstitution vivante en vue d’un sens ouvert sur l’accomplissement historial — destinal au sens de Heidegger et de son histoire de l’Être, qui dans Acheminement vers la Parole définit l’homme comme "un poème que l’Être a commencé" — de l’Être. En ce sens la Recherche du temps perdu de Proust montre bien comment la transfiguration de ce qui s’est passé dans l’acte présent de ce qui se passe — dans le Temps — demeure à jamais possible et effective dans l’éternité de ce qui ne passe pas : l’esprit lui-même.

Christophe Steinlein (février 2001).

De La Théodicée

«Si la loi n'est pas fondée en raisons et ne sert pas à expliquer l'événement par la nature des choses, elle ne peut être exécutée que par miracle. Comme, par exemple, si Dieu avait ordonné que les corps dussent se mouvoir en ligne circulaire, il aurait eu besoin de miracles perpétuels ou du ministère des anges pour exécuter cet ordre car il est contraire à la nature du mouvement, où le corps quitte naturellement la ligne circulaire pour continuer dans la droite tangente si rien ne le retient. Il ne suffit donc pas que Dieu ordonne simplement qu'une blessure excite un sentiment agréable, il faut trouver les moyens naturels pour cela. Le vrai moyen par lequel Dieu fait que l'âme a des sentiments de ce qui se passe dans le corps, vient de la nature de l'âme, qui est représentative des corps et faite par avance de telle sorte que les représentations qui naîtront en elle les unes des autres par une suite naturelle de pensées répondent au changement des corps.

La représentation a un rapport naturel à ce qui doit être représenté. Si Dieu fait représenter la figure ronde d'un corps par l'idée d'un carré, ce serait une représentation peu convenable, car il y aurait des angles ou éminences dans la représentation, pendant que tout serait égal et uni dans l'original. La représentation supprime souvent quelque chose dans les objets quand elle est imparfaite ; mais elle ne saurait rien ajouter ; cela la rendrait non pas plus que parfaite, mais fausse ; outre que la suppression n'est jamais entière dans nos perceptions, et qu'il y a dans la représentation, en tant que confuse, plus que nous n'y voyons. Ainsi il y a lieu de juger que les idées de la chaleur, du froid, des couleurs, etc., ne font aussi que représenter les petits mouvements exercés dans les organes lorsqu'on sent ces qualités, quoique la multitude et la petitesse de ces mouvements en empêche la représentation distincte. A peu près comme il arrive que nous ne discernons pas le bleu et le jaune qui entrent dans la représentation, aussi bien que dans la composition du vert, lorsque le microscope fait voir que ce qui paraît vert est composé de parties jaunes et bleues.

Il est vrai que la même chose peut-être représentée différemment, mais il doit toujours y avoir un rapport exact entre la représentation et la chose, et par conséquent entre les différentes représentations d'une même chose. Les projections de perspective, qui reviennent dans le cercle aux sections coniques, font voir qu'un même cercle peut être représenté par une ellipse, par une parabole et par une hyperbole, et même par un autre cercle et par une ligne droite et par un point. Rien ne paraît si différent ni si dissemblable que ces figures ; et cependant il y a un rapport exact de chaque point à chaque point. Aussi faut-il avouer que chaque âme se représente l'univers suivant son point de vue, et par un rapport qui lui est propre ; mais une parfaite harmonie y subsiste toujours.
»

Leibniz : La Théodicée (Extrait, III, §§ 355-357).


Dans ce texte, extrait des Essais de Théodicée (sur la bonté de Dieu, la liberté de l'homme et l'origine du mal), Leibniz tente de donner un statut rationnel à la notion de représentation. Celle-ci apparaît comme un élément central pour rendre compte de l'âme dans son rapport au corps. Mais aussi il s'agit pour Leibniz de rendre compte de la 1oi comme principe d'explication de l'ordre naturel des choses. Enfin, L'auteur cherche à rendre raison à Dieu de ne pas utiliser arbitrairement l'expédient du miracle, du surnaturel, — i.e. ce qui dépasse l'ordre et le cours ordinaires de la Nature. En effet le but que s'assigne clairement Leibniz dans son ouvrage est de démontrer essentiellement la bonté de Dieu. Dieu en effet, pour l'auteur, a porté les possibles à l'existence en vertu du principe du meilleur. Il a par conséquent préservé la perfection essentielle de l'homme qui est la liberté. Il a en outre, conformément à sa bonté, accordé au mal une place toute relative, non radicale, comme effet nécessaire et perspectif de l'harmonie pré­établie. Il va donc s'agir pour l'auteur dans ce texte de montrer, par une analyse de la représentation, que l'action de Dieu pour porter le monde à l'existence n'est en rien arbitraire, puisqu'on peut rendre raison de tout événement par des raisons déduites naturellement. Le premier paragraphe du texte montre comment il est insuffisant d'invoquer la notion de miracle pour décrire l'action de Dieu. Au contraire, Dieu est nécessairement obligé de tenir compte des lois naturelles (fondées en raison dans la nature même des choses) pour agir. Car agir pour Dieu consiste à porter le monde à l'existence après avoir ordonné les possibles selon le principe de raison et organisé les compossibles selon le principe du meilleur. Le second paragraphe étudie la notion de représentation comme rapport entre l'âme et le corps. Ce rapport constitue l'illustration privilégiée du caractère naturel et rationnel des lois que Dieu utilise pour porter le monde à l'existence.

Enfin dans le troisième paragraphe, Leibniz essaie d'étendre la notion de représentation à l'expression d'un point de vue particulier (ou singulier) sur le Tout (l'Univers), en sauvant et préservant à chaque fois la compatibilité des différents points de vue par la notion d'harmonie pré-établie.

Nous montrerons donc successivement comment Leibniz prétend se passer de la notion de miracle pour rendre intelligiblement compte de l'action de Dieu dans la Nature. Puis nous essayerons d'analyser comment pour lui le lien de l'âme et du corps cesse d'être un mystère ou un miracle surnaturel, mais s'explicite au contraire par la structure naturelle et rationnelle du processus de la représentation. Enfin il s'agira de rendre compte de la façon dont Leibniz peut rendre compte, par extension, de la solidité et de la cohérence naturelles et rationnelles du Monde, grâce à la notion d'harmonie pré-établie. Celle-ci s'analyse en effet d'abord en termes d'adéquation et convenance de toutes les représentations de l'Univers (comme expressions de points de vue différents), dans l'horizon d'un souci d'intelligibilité intégrale du réel.











Dès la première phrase du texte (l. 1), Leibniz montre qu'une loi, par essence, doit reposer sur une raison et correspondre à la nature des choses qu'elle met en rapport. La loi subsiste à la fois dans la chose et dans l'entendement qui la pense. En ce sens elle peut être dite intelligible. Sa raison est donc d'expliquer, — étymologiquement de "dé-plier" —, faire sortir du pli dans lequel l'événement restait enveloppé en sa provenance même. Faute de quoi, la loi n'est plus qu'un décret divin, autrement dit un miracle (1.2), ou un événement surnaturel qui vient se superposer au cours ordinaire des choses pour en infléchir la continuité ou la rompre. Le miracle est objet d'admiration (mirari), voire d'hallucination (mirage), sans doute à cause de la finitude de l'esprit humain, mais en tout état de cause il demeure inintelligible par des raisons naturelles. Pour Leibniz, contrairement à ce que pose Descartes, Dieu ne procède pas par décrets arbitraires, i.e. qui dépendraient de son libre-arbitre. C'est amoindrir, suggère Descartes, la perfection de Dieu que de l'assujettir au Styx et aux Destinées. Cette position de Descartes se trouve dans une Lettre à Mesland du 2 février 1645, sur la liberté d'indifférence comme plus haut degré de la liberté, en un sens autre que celui de la Lettre à Mesland du 9 mai 1644, où elle est pensée dans d'autres conditions comme plus bas degré de la liberté. Ce à quoi Leibniz rétorque que c'est amoindrir Dieu encore davantage que de croire qu'il peut agir sans raisons et sans principes, comme selon son bon plaisir (Discours de métaphysique, §1). Le seul véritable miracle pour Leibniz est peut-être l'infinité de toutes choses dans leur immense et incommensurable complexité, qui fait que toutes choses se trouvent dynamiquement dans un enveloppement-développement incessant, liées par une rationalité inexpugnable. Le monde n'est-il pas, selon une image suggestive de la Monadologie, un étang avec des poissons, et dans les yeux de ces poissons se trouvent encore des étangs avec des poissons, cette structure d'emboîtement se répétant à l'infini? La possibilité, ainsi que le nom même, du miracle sont préservés pour ménager la susceptibilité des théologiens. Mais ils sont en quelque sorte déportés sans limites au-delà des limites du rationnel, du naturel et de l'intelligible qui se dévoilent indéfiniment au fur et à mesure de l'investigation du réel par l'intelligence. Pour Leibniz, Dieu doit tenir compte de la raison et de la nature des choses. Il ne peut décréter n'importe quoi ou ordonner selon son bon plaisir ou son arbitraire. Dieu certes ordonne — au sens de commander, donner un ordre, un commencement et une continuité en vue d'une fin. Mais il procède ainsi seulement dans la mesure où toutes choses sont déjà ordonnées — en un second sens du mot —, mises en ordre de toute éternité dans la sphère des possibles. Ces possibles ne sont portés à l'existence qu'en vertu et raison de leur compossibilité naturelle, à savoir leur compatibilité avec le principe du meilleur.

Or Dieu semble agir aussi selon un principe d'économie, au sens d'une organisation optimale des moyens en vue d'une fin. "Avoir eu besoin"(1.3) de miracles semble alors, dans ces conditions, apparaître comme superfétatoire et contraire à l'économie véritable du système, car celui-ci doit produire le maximum de réalité avec le minimum de principes. Un miracle ou une action angélique (1.3) constitue ainsi une action qui montre l'insuffisance de toute raison compréhensible. Donc, tant qu'une raison reste compréhensible dans le contexte du cours ordinaire de la Nature, le miracle est renvoyé — non pas peut-être à l'asile de l'ignorance —, mais en tout état de cause dans les limbes d'une belle possibilité entièrement superflue. Et par ailleurs cette action angélique apparaîtrait comme également nuisible, puisqu'elle susciterait tous les faux espoirs et les illusions dont se nourrit la religion.

Comme on le voit par l'exemple du principe d'inertie un corps se maintient dans une trajectoire rectiligne s'il n'est soumis à aucune force extérieure, (l. 2 à 4), l'ordre naturel reste l'indice et la conséquence d'un ordre divin préalable. Il n'apparaît pas comme un ordre résiduel et déficient, que Dieu serait dans l'obligation perpétuelle de rectifier par des interventions d'un autre ordre (ou surnaturelles). Chez Leibniz, la Nature et la Raison, en leur ordre et cours constants, font partie intégrante de Dieu. Au contraire, chez Pascal, on constate une discontinuité radicale entre les ordres. Chez Leibniz cependant le surnaturel demeure le fait d'une région de la Nature qui reste inaccessible à la finitude humaine et que nous nommons, de ce fait, "miracle". Celui-ci peut se donner comme objet d'admiration pour une réalité qui dépasse les bornes que la nature des choses a assignées à notre compréhension. La nature chez Leibniz n'est en rien une réalité extérieure à Dieu et décrétée arbitrairement par lui. Elle apparaît plutôt comme l'expression même d'une nécessité logique et rationnelle. L'ordre des choses n'est pas "sur-imposé" par Dieu, mais découle de leur nature, à laquelle Dieu doit se conformer en vertu du principe du meilleur.







C'est le sens du second exemple que prend Leibniz, celui de la blessure agréable (1.5 à 6). La toute-puissance de Dieu n'est pas une raison suffisante pour justifier son action. Il faut en outre pour la fonder trouver une raison nécessaire, c'est-à-dire conforme à l'ordre rationnel et naturel des choses. L'entendement de Dieu est du même ordre que l'entendement humain, bien qu'infiniment plus étendu et puissant. Il se suffit, se contente de raisons nécessaires, conformes à l'ordre des choses. Ses ordres ne sont pas des commandements ou des décrets arbitraires mais des ordinations et des ordonnancements. Ainsi, qu'une blessure excite un sentiment agréable n'est un miracle que pour l'ignorant qui ne cherche pas à trouver la raison naturelle de cet événement! Par exemple, dans ce cas, le "moyen naturel" (1.6) sera de crever un abcès, infligeant ici une blessure qui soulage, qui vide l'abcès et diminue la pression à laquelle sont soumis les tissus vivants. Dans tous les autres cas, où l'on échoue à trouver une raison, il faudra parler de miracle, autrement dit de représentation incompréhensible.

Dieu en effet se règle, comme l'esprit humain, sur deux principes.

D'une part, le principe de raison, selon lequel rien n'est sans raison, chaque chose tient à une raison, qui suffit à la faire être, la porter à l'existence, plutôt que de n'être pas.

D'autre part, le principe d'économie, suivant lequel il est superflu d'invoquer le miracle tant que l'on peut trouver une raison ordinaire pour expliquer un phénomène.

Ainsi, ce que Leibniz va montrer à la fin de ce premier paragraphe (1.6 à 9) est que nos représentations et en particulier les représentations que produit l'âme au sujet du corps, trouvent leur raison d'être, leur nature essentielle, dans la représentation que Dieu se fait nécessairement du rapport entre ce qui se passe dans l'âme et ce qui se passe dans le corps. Ce rapport reste en effet toujours déterminé "par avance" (1.8), suivant un principe de "correspondance" (l. 9) pré-déterminé dans la sphère des possibles. Il est par ailleurs condition nécessaire du passage à l'existence des possibles — la condition suffisante, qui contient plus que le nécessaire, étant l'optimum —, qui signe ainsi le caractère du meilleur. Ainsi, il ne saurait être question ici d'un miracle, d'une intervention surnaturelle de Dieu, principe superflu surajouté par les prédécesseurs de Leibniz, Descartes, Malebranche, mais aussi Pascal, pour justifier l'existence d'un lien substantiel entre l'âme et le corps.

Dieu pour Leibniz utilise un "vrai moyen"(1.6) càd une moyen naturel et rationnel, compréhensible et intelligible, par lequel la monade de l'âme enveloppe nécessairement la suite compatible des changements du corps auquel elle est associée. Cette disposition n'est pas elle-même un miracle, un caractère surnaturel voire irrationnel, mais simplement une organisation trop complexe et infinitésimale pour être appréhendée. De même pour l'exemple au § 2 des mouvements et des couleurs infinitésimaux.

Dieu est bon, non pas parce qu'il fait des miracles, comme seraient tentés de le croire les théologiens superstitieux, avides de se réfugier par paresse et facilité dans l'asile de l'ignorance. Car s'étonner de l'absence apparente de raison est le propre de l'ignorant, s'émerveiller de la complexité des raisons est le fait du savant. Au contraire Dieu est bon, précisément parce qu'il ne fait pas de miracles, ayant toujours recours au principe de raison et au principe d'économie (faire le maximum avec le minimum). Nous échouons à nous représenter nous-même comme point de vue fini, et Dieu comme ensemble de tous les points de vue possibles — du point de vue infinitésimal au point de vue intégral.

Cette impuissance mène à deux conséquences.

D'une part, nous ne comprenons pas la nécessité du continu intelligible et rationnel.

D'autre part, nous invoquons sous le nom de "miracle", l'expression d'une fascination exercée par notre ignorance­ des ruptures et des discontinuités imaginaires dans l'ordre des choses. Notre incompréhension de ce qu'est vraiment la nature de Dieu, en sa rationalité, sa cohérence et sa continuité, — de ce qu'est par conséquent notre représentation de la liberté et du mal —, entraîne un jugemeent erroné selon lequel Dieu exercerait un pouvoir arbitraire, par décrets et arrêtés, s'appliquant de l'extérieur à l'ensemble du réel. Selon cette conception de la puissance divine, l'homme n'est pas libre et le mal devient une substance, une réalité irréductible, incompressible et radicalement hétérogène à l'idée de Bien. Cette incompréhension amène nécessairement à la tentation fascinée pour la notion de miracle. Elle apparaît comme source de toutes les méprises, superstitions et interprétations arbitraires engendrant la discorde et la division dans les âmes. Elle provient d'après Leibniz d'une incapacité à concevoir la nature réelle de la représentation, comme processus et résultat.









C'est donc l'objet du second paragraphe du texte que de redéfinir la notion de représentation. La représentation comme résultat peut se penser comme la conséquence naturelle, amenée par un processus de développement ou de déploiement ("dé-pliement") de ce qui est représenté (l. 10). La représentation n'est plus alors pour Leibniz une construction intellectuelle, mais une perspective qui se pense comme la résultante de perspectives infimes et infinitésimales, dont la sommation, selon des lois inhérentes aux choses, produit tel ou tel degré d'aperception. Ainsi en va-t-il dans l'exemple des couleurs (1.18). Même Dieu, malgré sa toute ­puissance, est astreint à l'exigence de la convenance, de la compatibilité entre le représentant et le représenté. Ainsi l'exemple 3, pris par Leibniz (l. 1l à 12), du rond représenté par l'idée d'un carré, montre qu'on ne saurait contourner un rapport de convenance (l. 11) entre le contenu réel d'un objet rond et le forme même de sa représentation, qui doit se rapporter au moins aux mêmes déterminations, même si ce n'est pas au même degré d'intensité.

C'est ainsi que l'on peut comprendre rétrospectivement l'idée énoncée à la fin du premier paragraphe (l. 7 à 9), selon laquelle les représentations du corps dans l'âme doivent "convenir", —càd exprimer une certaine continuité, compatibilité ou harmonie — aux modifications réelles subies par le corps. L'âme et le corps se conviennent, conspirent, s'entre-expriment, précisément parce que l'âme peut se comprendre comme l'ensemble des développements actuels (dépliés) du corps. Symétriquement, le corps apparaît comme l'ensemble de tous les enveloppements (virtuels, repliés) des déterminations de l'âme. Ainsi peut s'expliquer que la suite naturelle des pensées (l. 9) fait procéder par développement continu et successif les représentations les unes des autres.

Pour Leibniz, la représentation n'est pas un processus de passage et de transfert, polarisé à partir d'un objet considéré comme référent absolu, immuable, vers un sujet relatif, mobile, qui en recevrait un décalque plus ou moins fidèle, une image statique et figée, comme le suggère la représentation cartésienne de la représentation sensible. Chez Leibniz, la représentation est pensée de manière dynamique comme rapport réglé entre une action (développement) et une passion (enveloppement). Par exemple, la perception au loin d'une tour réellement carrée apparaît sous forme de rotondité dans la représentation. Celle-ci confirme (1.12) ou atténue, sans jamais l'anéantir entièrement (1.14), un caractère. Il n'y a pas d'effacement absolu, tout est enveloppement et développement relatif à un certain niveau de perspective. Cependant la représentation, corrélativement, si elle est mouvement dynamique de développement- enveloppement réciproque, "ne saurait rien ajouter". En effet elle ne peut développer que des caractères intrinsèquement contenus dans la nature même de la chose. Une chose ne peut développer dans la représentation que ses prédicats inhérents, même déformés et confusément perçus, mais rien d'autre.

On se trouve alors peut-être en mesure de comprendre la fausseté de la représentation du miracle, qui par définition serait le développement d'un caractère non contenu dans la chose. Le sentiment du miracle provient donc du développement des caractères d'une autre chose que la chose visée. En somme, l'activité de l'imagination prête à une chose ce que celle-ci ne saurait contenir. Quand le développement actif des prédicats d'une chose laisse l'âme dans un enveloppement passif — elle ne répond pas —, alors symétriquement l'imagination se déploie, et à la faveur d'un enveloppement de la chose, lui prête des caractères qui lui sont étrangers. C'est ce que confirme Leibniz (1.15) : la passivité ou l'enveloppement de l'âme produit la "confusion", et partant la sur-détermination erronée de la perception d'une chose. Le surnaturel, pensé du point de vue humain, n'est peut-être rien d'autre que cette sur-détermination des choses sur fond de confusion de la représentation, qui n'est plus alors représentée normalement comme processus mécanique et naturel de sommation des perceptions infinitésimales.

C'est ce qui est clairement mis en évidence par l'exemple 4 pris par Leibniz à la fin du second paragraphe (1.16 à 20). Il s'efforce de montrer que la représentation globale des qualités des choses comme affections de notre corps et modifications de notre âme se laisse cohéremment penser comme sommation de mouvements infimes. Ceux-ci se trouvent déjà au fond en correspondance avec des représentations imperceptibles, continues et déjà efficientes.

Descartes a manqué, bien qu'il l'ait entrevu, la possibilité du calcul différentiel et intégral, parce qu'il n'a pas saisi son fondement métaphysique dans la représentation. Il a rejeté dans le statut de miracle, ou du moins dans la sphère du mystère incompréhensible — et Pascal à sa suite, bien que sous une autre forme, plus religieuse —, l'union de l'âme et du corps. En effet Descartes est resté enfermé dans une vision statique de la représentation comme décalque et duplication globale des caractères d'un objet sur le sujet.

Au contraire, Leibniz montre que le lien entre l'âme et le corps n'est pas une extériorité statique, mais un rapport d'expression, entièrement intelligible, entre ce qui reste enveloppé (replié) dans l'âme et ce qui se dé-veloppe (déplie) dans le corps. A la dichotomie classique, Nature / Surnature, Cours ordinaire / Cours extraordinaire (miracle), Raison / Foi, verrouillée par ses prédécesseurs, Leibniz substitue une continuité, un relativisme des perspectives selon lequel une représentation nous paraîtra plus ou moins enveloppée ou développée par rapport à ce qu'elle doit représenter du réel. Rien en effet n'est jamais entièrement clair mais seulement toujours davantage éclairé — "dé-claré", "dé-plié" —, ni jamais entièrement confus, mais toujours plus ou moins enveloppé et replié.

C'est le sens du cinquième exemple que prend Leibniz, à la fin du deuxième paragraphe (l. 18 à 20). Il y montre que, selon le niveau de la perspective, nous discernons ou nous confondons des représentations différentes du même objet. Par exemple, à un niveau macro-scopique, nous ne discernons que du vert (1.18) et à un niveau micro-scopique (1.19) nous différencions en les juxtaposant les perceptions du bleu et du jaune.

Tout est dans tout, tout conspire et s'entre-exprime, puisque le seul monde réel est le monde optimum, càd le meilleur, celui qui actualise le maximum de connexions avec le minimum de principes. Toute représentation est de nature dynamique, perspectiviste et relativiste : dans tout étang, il y a des poissons, dans le corps et les organes desquels on peut encore trouver des étangs avec des poissons, à l'infini. On peut transposer ainsi ce résultat à la résolution du problème du statut du miracle, posé implicitement au premier paragraphe.

Pour Leibniz il n'y a aucune figure, si déformée soit-elle, qui ne puisse, à un certain niveau de développement, exposer et exhiber sa propre loi rationnelle de formation et de composition (principe leibnizien de rectification virtuelle, au sens mathématique où rectifier une courbe c'est exprimer l'équation générale de la suite de ses tangentes en chaque point). Il n'y a donc pas de surnature — bien que Dieu ne se confonde pas avec la nature comme chez Spinoza —, mais seulement des déterminations enveloppées et repliées de la Nature, inaccessibles d'un certain point de vue, mais "dé-couvertes" selon un point de vue relativement plus développé. Il n'y a pas de miracle, il n'y a que des écarts entre les représentations. Celles-ci sont désormais pensées comme les expressions vivantes de points de vue relatifs, ou plus exactement d'enveloppements de points de vue sur une ligne, ou dans un labyrinthe, continu et infini.









Il reste alors à Leibniz, en un troisième paragraphe, à montrer que la multiplicité infinie des représentations d'une même chose permet une compatibilité et une cohérence, une continuité et une entre-expression. La différence (l. 21) n'est pas résorbée dans l'identité. Le Multiple n'est pas résolu ni dissous dans l'Un. Pas davantage ne le dissout-il. Mais ils coexistent entre eux dans un rapport d'expression. L'Un, i.e. Dieu ou l'Univers (l. 24), est le point de vue de tous les points de vue, le développement de tous les enveloppements dans l'enveloppement de tous les développements. Il ne déporte nullement le Multiple, mais se tient enveloppé en chacun de ses éléments comme la condition même de son existence (ou compossibilité de l'optimum).

La représentation n'est pas un être de raison, mais une réalité à part entière. La représentation comme point de vue est elle aussi un être qui contient sa représentation. Il n'y a pas "différance" ontologique, mais déplacement de perspective, chaque perspective contenant ce dont elle est perspective. C'est pourquoi il subsiste un rapport exact (1.22) ou coïncidence parfaite entre la chose et la représentation. Toute chose est une représentation (point de vue, perspective) d'une autre chose, et toute représentation est une chose qui contient l'Univers comme condition "im-pliquée"(repliée à l'infini). Par conséquent (1. 22), il y a une entre- expression aussi entre les représentations d'une même chose. Leibniz prend ailleurs (dans La Monadologie) l'exemple d'une ville qui contient l'ensemble de tous les plans, de toutes les prises de vue, infinies, cohérentes et continues, que l'on peut tirer d'elle. La sommation intégrale de tous ces plans, — en tant que chacun contient par enveloppement la réalité substantielle de la ville, qui n'est perçue sous ce point de vue que de manière infime ou infinitésimale, différentielle — est exactement la ville même. En d'autres termes, puisque tout est lié, puisque tout est dans tout, puisque tout s'entre-exprime, la représentation n'entretient aucune différence de nature avec la chose représentée. Le monde réel seul est porté à l'existence et soutenu par le principe d'optimalité ou du meilleur, alors que l'infinité des mondes possibles reste dans l'incohérence et la discontinuité.

Ainsi on voit par l'exemple 6, pris par Leibniz (l. 23 à 26), que toute section conique enveloppe la totalité de ce dont elle procède, càd le cône avec toutes ses virtualités. Réciproquement le cône peut se développer par une représentation adéquate en une infinité de sections coniques qui sont autant de points de vue relatifs pris sur une réalité subsistante dans sa relation au Tout.

C'est précisément parce que la notion de représentation prend un sens nouveau chez Leibniz, qu'elle n'est plus un acte intellectuel abstrait, qui ne retient d'une chose que les traits essentiels en la séparant de sa vie qui est sa virtualité, comme somme infinie de ses déterminations. Mais au contraire, elle se laisse penser comme la présence d'un Tout ou d'un Un qui se développe ou s'enveloppe selon une loin d'expression — ou de compensation harmonique, 1.27 —, qui est "parfaite" (1.27). Autrement dit, elle ne laisse rien en dehors d'elle-même, elle est close et fermée en une intériorité qui ne cesse de s'auto-affirmer.

L'auteur peut alors en déduire, presque par analogie — au sens ontologique plus que logique —, que chaque âme (l. 26), i.e. monade, seule, sans portes ni fenêtres, "se représente l'Univers"(1.26). On pourrait ici au fond entendre qu'elle laisse le Tout, l'Un, Dieu, comme optimum, càd maximum de tous les maxima, exprimer sa présence selon des expressions qui excluent toute discontinuité et toute incohérence. Dieu, pour Leibniz, n'est pas un Despote éclairé, ni une Nature aveugle, mais un Logicien, un architecte lié de manière immanente à la Raison (il est "unitas in varietate", l'unité dans la variété). En droit tout est compréhensible, rien n'est sans raison, parce que l'entendement humain et l'entendement divin sont de même nature. Le Miracle, le Mal, l'Union de l'âme et du corps ne sont rien de substantiel, mais des représentations abstraites, inadéquates, des points de vue non encore suffisamment développés. Dieu est bon parce qu'il coïncide avec le maximum d'être (ou de perspectives). L'homme est libre parce qu'il ne dépend que de lui d'approfondir et de développer son point de vue pour découvrir de nouvelles raisons, de nouveaux rapports ou expressions. Enfin le Mal n'est ni absolu (ontologique) ni radical, mais se pense comme le résidu nécessairement lié à un point de vue particulier, toujours compatible car porté à l'existence avec l'optimum. La "parfaite harmonie" suggérée par Leibniz n'est pas un optimisme vulgaire utopique et inconséquent (Voltaire s'est trompé sur ce point et s'est montré intellectuellement bien candide!), mais plutôt un optimalisme rigoureusement raisonné et rationalisé. C'est plutôt le miracle, auquel Leibniz ne croit absolument pas mais qu'il laisse subsister abstraitement comme possibilité lointaine (pour ménager les susceptibilités superstitieuses des théologiens orthodoxes et officiels) qui apparaît comme un utopie optimiste menant aux plus graves inconséquences et méprises.

Si "toute philosophie est vraie dans ce qu'elle affirme et fausse dans ce qu'elle nie", comme l'a dit Leibniz, on peut dire que sa philosophie — Théodicée, justification intégrale de Dieu, de son être et de son Œuvre, Pan­logisme magnifique et mirifique stricto sensu — semble être le point géométral d'où procèdent toutes les philosophies comme autant de points de vue particuliers qui s'entre-expriment par enveloppements / développements continus. Ce qui fait dire à Bergson que quels que soient leurs méthodes, leurs circonstances, leurs problèmes, leurs points de vue, les philosophes disent tous le même chose, vue à une élévation et une hauteur suffisantes.















Christophe Steinlein (janvier 2001).






Le lien

Le lien présente à la pensée un triple sujet d'étonnement, quant à sa nature, son existence et sa valeur. D'abord, au niveau de sa nature, en ce qui concerne la duplicité de son mode d'être. Il semble à la fois objectif et subjectif, externe et interne, matériel et idéel, individuel et collectif. Il apparaît à la fois comme abstrait (lien de droit) et concret (lien de fait), constaté ou supposé, circulant dans les semblables mais aussi dans les contraires. Le lien semble donc pouvoir être d'abord pensé comme un rapport entre deux pôles, qui reste constant alors même que ce qu'il relie se transforme et se modifie. Le lien s'exemplifie en particulier dans la loi comme rapport nécessaire qui dérive de la nature des choses ou comme rapport constant entre des phénomènes variables. En second lieu, du point de vue de son existence, fait aussi problème la multiplicité de sa présence dans chaque champ de la réalité humaine. La société, dans sa représentation économique, juridique, politique, mais aussi, dans d'autres registres, la religion, la morale, la science et la technique amènent et posent la question du rapport entre le réel objectif et sa représentation subjective universelle. Mais il est aussi bien présent dans le champ de la métaphysique, quand on pose la question de savoir quel est le lien des parties à une totalité absolue, de la pensée à l'être, de l'âme au corps, de la raison à elle-même. Enfin, du point de vue de sa valeur, le lien continue de nous étonner par l'ambiguïté de son intensité assignée à nos représentations. En effet, tantôt il est perçu suivant son essence et sa nécessité, donc libérateur et rassérénant, tantôt suivant son accidentalité et sa contingence, donc aliénant et effrayant. A moins que — comble de l'étonnement voire de l'émerveillement, mais aussi du souci et de l'inquiétude — ce ne soit l'inverse, et qu'il faille se résoudre à penser que seule la contingence du lien l'élèverait à son accomplissement et à notre libération et que, symétriquement, sa nécessité équivaudrait à sa dégradation et à notre aliénation.

Ainsi le lien entretient un rapport direct avec la représentation de notre liberté. Celle-ci peut se penser comme le pouvoir de construire notre monde (individuel et collectif) suivant une logique et une cohérence internes, qui résultent du choix que nous faisons de certains liens. Nous prenons en effet d'abord conscience de l'hypothèse que tout est lié. Mais immédiatement — et c'est ce qui constitue précisément l'ambiguïté du lien — nous nous prenons à nous défier de notre jugement et à supposer l'hypothèse inverse : et si rien absolument n'était lié? En tout état de cause et dans le cadre de la première hypothèse, surgit immédiatement en nous la question corrélative de savoir si tout est bien lié, et à quelles conditions cela peut l'être. En conséquence de quoi nous nous demandons s'il ne faudrait pas discerner ce qui est lié nécessairement — et doit être accepté en tant que tel —, et ce qui ne l'est qu'accidentellement — et doit être par conséquent réduit ou supprimé. A moins qu'il ne faille au contraire préserver la contingence du lien et annuler sa nécessité. Quoiqu'il en soit, et quelle que soit l'hypothèse initiale choisie — tout est lié ou rien ne l'est — le lien semble bien apparaître comme un sujet d'angoisse pour notre liberté qui s'engage tout entière, dans la représentation de notre liaison à la totalité du monde, et à ses différentes parties — la matière et ses lois — mais aussi à nous-mêmes — comme représentation de notre faculté rationnelle.

Ainsi la notion de lien nous apparaît comme la représentation d'une liaison et d'une relation, d'une contrainte et d'une astreinte, qui retient et maintient solidairement plusieurs éléments et paramètres et interpelle notre faculté de liberté et de compréhension. Certes, une relation n'est pas exactement identique à une simple liaison, ni à une connexion systémique. Mais du point de vue de l'intention comme du résultat, la notion de lien nous interpelle du point de vue d'un acte triple. D'abord "al-lier" — composer des mixtes suivant des liaisons, des alliages et des alliances —, ensuite "re-lier" — composer des rapports selon des relations —, enfin "dé-lier" — i.e. séparer l'accidentel de l'essentiel, le contingent du nécessaire, l'accessoire du primordial, et trouver l'ordre et la raison suffisante des choses en composant des systèmes autonomes.

Quelle que soit l'issue de la question — absence ou présence du lien en général —, l'enjeu d'une réflexion sur le lien demeure de s'enquérir du lieu où le lien est à chaque fois nécessaire et primordial, en tant qu'il détermine un premier ordre dans un ordre premier. Il s'agit de désamorcer la duplicité apparente du lien, sa présence double et incertaine dans le visible et l'invisible, le donné et le construit, le matériel et l'abstrait, le réel et sa représentation. Mais aussi il convient de résoudre l'ambiguïté de sa valeur pour la liberté qui le constitue en alliant, reliant et déliant, et qui le juge comme absent ou présent, aliénant ou libérateur.

Ainsi une phénoménologie du lien — description de ses conditions d'apparition et de ses modes de manifestation — peut-elle nous permettre de représenter l'unité du lien à travers la diversité des champs qu'il parcourt? Une logique du lien — comme examen de ses lois de formation et de fonctionnement, étude de son devenir dialectique où l'apparence et la réalité s'inversent subtilement — peut-elle nous aider à comprendre la nécessité ou la contingence du lien et ainsi changer notre perspective axiologique qui le juge à tort ou à raison aliénant ou libérateur? Enfin une ontologie du lien — comme circonscription des limites à l'intérieur desquelles la radicalité se rend effective — peut-elle nous faire découvrir ce qui dans le lien reste et demeure essentiellement et nécessairement constitutif de la représentation du réel et de la relation qui l'unit au réel?

Le lien est-il donné de toute éternité ou bien est-il simplement construit par l'esprit humain? S'agit-il de sauver le lien à tout prix ou bien au contraire d'en montrer l'illusion et la contingence? Peut-on conclure à la présence ou bien à l'absence de tout lien? Quoiqu'il en soit, qu'il y ait nécessité de montrer la nécessité ou la contingence du lien, on peut néanmoins faire l'hypothèse de l'existence du lien sur un triple plan : de la chose, du sujet pensant, et de la représentation qui les manifeste ensemble. Dans ces conditions il s'agit de s'enquérir à quelles conditions le lien peut être d'abord éprouvé — par ses résonances mentales intellectuelles et affectives —, ensuite approuvé ou réprouvé — confirmé dans sa nécessité libératrice ou infirmé dans sa facticité aliénante —. Et enfin prouvé dans sa nécessité de droit et de fait, comme constitutif de l'ordre du réel objectif (et de la multiplicité de ses champs), de l'ordre du réel subjectif (l'esprit et ses actes) enfin de leur liaison, relation ou système nécessaires.

Il s'agit d'abord de montrer que la notion de lien ne va pas de soi, n'apparaît pas spontanément à l'esprit. A tel point qu'il n'apparaît pas immédiatement nécessaire de penser le lien. En effet si du côté de l'espace les choses semblent bien liées par leur force de cohésion interne (solidarité dans la résistance des matériaux), au niveau du temps la conscience se surprend à pressentir une discontinuité radicale, une absence profonde de lien entre les moments successifs du temps. A tel point qu'il aura fallu à Descartes introduire la notion de création continuée par Dieu pour rendre compte de la disparité des instants du temps. Ainsi à chaque fois que je pense, je suis, mais ce qui garantit la continuité et la solidarité des instants où je pense c'est précisément Dieu et sa création continuée qui soutient chaque instant dans l'être et l'empêche de sombrer et s'effondrer dans le néant. Ainsi, d'emblée, l'esprit oriente la recherche dans la direction de la satisfaction de son besoin le plus radical, à savoir l'accès à une raison, à une continuité, à un enchaînement. Mais rien ne nous empêche de penser par une liberté de retournement la discontinuité radicale et l'absence de lien dans l'espace, le temps, la matière.

Les liens que nous nous représentons ne seraient ainsi aucunement substantiels mais seulement de surface. Ils correspondraient seulement aux conditions de possibilité de toute représentation humaine du réel, mais ne renverraient à aucune assise ontologique. Ainsi le lien n'apparaîtrait qu'au terme d'un processus de réflexion et de représentation. En effet il n'est pas contradictoire de penser que le monde nous apparaît d'abord comme un bloc, une masse compacte qui semble posée devant nous. Ce n'est que par un processus de réflexion que nous pouvons progressivement différencier ses éléments et les ordonner — les lier en une coordination et une subordination — selon une logique interne. Rien en effet ne semble lié au commencement de la perception, de la sensation. Tout paraît, juxtaposé en une sorte de discontinuité, de disruptivité sans lien, ni cohésion, ni cohérence. Tout semble posé, imposé, donné ex abrupto, ex nihilo, comme un tout opaque, compact, inanalysable. Ou bien, à l'autre extrême, la seule image que nous pouvons d'emblée former du lien reste celle de l'entrelacement, de l'entrecroisemenrt d'une corde, d'une chaîne, d'un filet ou d'un filin à la surface d'un objet pour diminuer son degré de liberté, sa latitude de mouvement. Le lien est alors perçu comme un réseau enserrant une chair, une masse qu'il emprisonne et dont il comprime et restreint l'espace en l'astreignant à une possibilité et une liberté réduites de mouvement.

Ainsi, la première figure phénoménique du lien est celle de la juxtaposition, de l'application, ou de l'enserrement contraignant, par une force, et un espace souple, d'un autre espace qui subit passivement une restriction de ses possibilités, par réduction du degré de liberté au sens de la latitude de mouvement. Le lien n'est pas encore ici la liaison entre deux ou plusieurs éléments distincts mais reliés par une relation. Le lien ne peut se radicaliser, càd trouver et maintenir son ordre propre, que dans la mesure où il constitue un principe d'ordre dans les choses, par la libre activité de l'esprit. Mais aussi, il peut apparaître comme un principe d'ordre dans le rapport entre les choses et leur représentation. Certes, on peut contester l'existence d'un rapport entre le lien et l'ordre. Il se pourrait en effet qu'il y ait des choses liées irrationnellement. Mais précisément l'absence d'ordre ne voue-t-elle pas le lien à se désagréger, à se décomposer tôt ou tard sous l'action de forces, de tensions, de pressions diverses extérieures, et à laisser place à la contingence la plus disparate et déliée? Quoiqu'il en soit, le lien reste, à ce niveau d'analyse, réduit à une pure opposition entre deux choses, l'enveloppement d'un espace par un autre espace.

Par exemple, le lacet d'un soulier, celui d'un corset ou la ceinture d'un pantalon enserrent et maintiennent deux espaces, deux surfaces, et imposent un entrelacement, un emprisonnement et une restriction du mouvement. Le filin ou le cordage qui ferme un sac de déchets, ou celui d'une suture chirurgicale qui maintient bord à bord une chair ouverte, induisent déjà — dès la première apparence du lien — la possibilité d'un jugement de valeur concernant la positivité ou la négativité de son effet. Le lien en effet montre la vocation d'empêcher le libre mouvement d'un corps qui peut nuire — en criminologie —, ou empêcher la dislocation —l'éparpillement et la dispersion des espaces locaux — d'un corps qui peut se nuire (en chirurgie). Le lien peut donc se penser comme ce qui empêche de manière neutre le mouvement d'une diversité d'éléments, quelle que soit la valeur que nous accordons à ce mouvement. Mais aussi, symétriquement, ce qui rend le mouvement solidaire de toutes ses parties. Dans le premier cas le lien assure que les parties sont encore ensemble. Dans le second cas le lien permet que les parties soient toujours ensemble.

On peut cependant décrire une seconde forme immédiate du lien, par la notion d'adhérence et de liant, qui impose une contiguïté forcée entre deux corps. Par exemple, une colle, ou un liquide dans tout procédé culinaire, une vis ou un clou qui plaquent et pressent de force deux parois que tout séparerait autrement. Enfin une troisième figure phénoménique apparaît qui désigne le lien comme transmission mécanique. Par exemple, la bielle, le piston, la courroie, l'arbre à came (ou arbre de transmission), le filin de traction dans la poulie, constituent des liens qui assurent la transmission du mouvement d'une pièce (ou rouage) à une autre, à l'intérieur d'un système qui produit un effet global. Ce principe de transmission du lien fait précisément que le mouvement d'une partie à l'intérieur d'un système devient le mouvement d'un autre. Résumons : nous pouvons découvrir au moins trois figures phénoméniques et immédiates du lien. D'abord, l'enserrement, par enchevêtrement et entrecroisement. Ensuite, l'adhérence, par l'application de contiguïté. Enfin la transmission (par articulation). Ces trois figures nous donnent à penser le lien comme apparaissant spontanément dans sa nudité. Qu'il soit constaté comme donné naturel ou comme construction artificielle, il se présente toujours sur le mode de l'extériorité et de la matérialité, suggérant une image de la force, de la souplesse conférées par la loi agissant sur et dans les choses.

Cependant cette présentation spontanée du lien dans le phénomène d'alliance ou d'alliage —rapprochement forcé de deux éléments extérieurs, autres et hétérogènes l'un à l'autre — ne nous dit rien des conditions par lesquelles il est possible de se représenter le lien dans sa nécessité, sa rationalité, son intériorité. Certes, il semblerait tout aussi logique et cohérent de penser, à l'opposé, le lien dans sa radicale contingence, irrationalité, et extériorité. C'est une possibilité que nous ne pouvons exclure bien qu'à l'évidence elle présente moins de richesse et de fécondité de pensée. Mais quoiqu'il en soit et en tout état de cause, cette courte phénoménologie du lien, ici rapidement esquissée requiert en somme pour la satisfaction de l'esprit une étude de ses lois de formation, et de la dialectique de son devenir. En effet une force apparemment contraignante et restrictive peut s'inverser réellement en effet libérateur et producteur. Ainsi le lien ne doit plus seulement être constaté et valorisé spontanément en négatif ou en positif. Il doit en outre être compris par la représentation de sa loi de formation et d'institution ainsi que saisi dans la compréhension de ses lois de fonctionnement. Il est incontestable et indéniable que le lien requiert d'être pensé sous la quadruple dimension de l'espace, du temps, de la matière et de la causalité. Seuls ces objets d'étude peuvent permettre de dégager quant au lien sa nature, son existence et sa valeur. Mais aussi ils peuvent permettre de déterminer son phénomène, sa logique et son être.

Le lien n'est plus ainsi vécu et subi passivement, constaté affectivement — seulement comme un alliage, une liaison —, mais il devient une relation, càd un processus de limitation des éléments reliés entre eux et qui assure leurs variations concomitantes. On ne peut pas, à ce propos, ne pas se demander si la relation constitue un lien externe ou interne entre les choses. La question principale en effet est de déterminer la ligne de partage entre les substantialistes et les nominalistes. En effet les substantialistes tiennent pour réel le lien intrinsèque de chaque idée avec l'ensemble de tous les prédicats qu'elle est susceptible de déterminer. Ils croient dans le réalisme des idées et donc affirment la substantialité des relations déterminées par ces idées dans les choses. A l'opposé, les nominalistes tiennent à la position d'une extériorité radicale des choses inconnaissables et des liaisons unissant leurs représentations et leurs idées entre elles. Mais quoiqu'il en soit, pour comprendre le lien à un niveau plus profond de radicalité, il nous faut changer notre image affective en représentation intellectuelle, formelle et modélisable de la loi. Il devient ainsi nécessaire de rompre avec le plan dans lequel s'effectue l'acte d'allier — lier à un autre —, et s'introduire dans le plan du relier — lier à un niveau plus profond de représentation. Sans préjuger par ailleurs de la valeur du lien, on doit cependant, nous semble-t-il, à éprouver spontanément l'effectivité du lien, si on veut en saisir l'essence et la radicalité. Car alors il y aurait adhérence obscure et incompréhensible de l'esprit à la chose, par l'affect. Ce qui corrélativement nous conduirait à aggraver et resserrer nos liens, ce qui aurait pour effet inéluctable de réduire d'autant notre liberté, d'esprit, de mouvement, et d'action. Nous nous interdirions ainsi de saisir l'intelligibilité qui seule peut délier la notion de lien de tout son cortège d'affects aliénants. Il s'agit alors d'approuver (confirmer) ou réprouver (infirmer), suivant un logique de la nécessité interne, la valeur et l'effectivité des liens qui subsistent dans les choses et les idées.

La question reste donc de savoir par quelle logique nous pouvons et devons percevoir et comprendre le lien pour en retracer rigoureusement la formation dans l'esprit et dans les représentations qu'il se donne des choses. Pourquoi et comment formons-nous des liens, à la fois dans la représentation des phénomènes de la Nature, des forces agissant dans la Nature, mais aussi dans la représentation de l'institution positive des liens dans le monde humain. Pour expliquer la formation du lien ne doit-on pas supposer un parallélisme exact, une correspondances rigoureuse entre l'ordre des choses et l'ordre des idées (des représentations)? Le lien entre nos représentations et le lien de nos représentations avec leurs conditions de possibilité — par la réceptivité du sens interne du temps et la production spontanée des catégories — ne doivent-ils pas correspondre à un ordre interne et intime dans les choses? Certes cette correspondance renvoie nécessairement à la distinction entre le monde des phénomènes et le monde des noumènes. En effet, les connexions que l'on peut observer dans le monde sensible, ou bien sont contingentes, ou bien doivent renvoyer à une connexion plus profonde dans le monde des idées pour recevoir une quelconque nécessité, ce qui ne peut se faire que sous la supposition d'une structure nouménale.

Il s'agit donc d'examiner le lien comme loi scientifique — relation ou rapport constant entre des phénomènes variables — afin de comprendre comment il est l'expression d'une structure nécessaire et a priori de l'entendement qui assure la cohérence de nos jugements entre eux et de ceux-ci avec la réalité. On peut remarquer que la notion de relation propre au champ de la science ne recouvre pas et n'épuise pas la notion de lien en général. La notion de champ en science, capitale, dit assez comment les phénomènes se trouvent bien liés par des systèmes de lois. La science consiste en effet à modéliser les phénomènes pour en comprendre le mécanisme (loi de fonctionnement) et la genèse (loi de formation), afin d'en prévoir les effets. La science vise donc à relier entre eux de manière nécessaire et universelle — par rapport aux conditions humaines de la représentation — des éléments apparemment disparates. Le lien se découvre donc ici comme gisant à l'intérieur des choses, mais aussi dans l'intériorité de l'esprit, sans être apparent. Certes on peut juger ce point de vue comme procédant d'une thèse substantialiste sous-jacente. En effet le lien n'est-il pas, plutôt qu'une entité intrinsèquement disposée dans les choses mêmes , la forme même subjective de nos représentations en tant que nous ne pouvons accéder à une représentation cohérente des phénomènes que si d'emblée nous les lions entre eux dans la représentation? Le lien peut donc se penser et s'interpréter ici comme une relation. On parvient à relier les choses parce qu'on découvre ce qui était toujours déjà lié en arrière-plan, suivant une sorte de schématisme transcendantal. Par exemple, en mécanique, la loi de Galilée, selon laquelle (par l'expérience du plan incliné) les espaces de chute parcourus par un corps sont proportionnels au carré du temps de chute. Ou la loi de Kepler (à partir des relevés de Copernic et Tycho Brahé) selon laquelle les aires parcourues par les planètes sont proportionnels au cube du demi-grand axe de l'ellipse. Mais aussi les lois du champ électromagnétique de Maxwell et en chimie les lois de Mariotte. Dans tous les domaines de l'investigation scientifique les phénomènes apparaissent liés conformément aux liens relationnels qui unissent leurs mesures dans la représentation qu'en donne l'esprit humain.

Ainsi on peut comprendre que le monde des lois scientifiques est non pas donné mais construit. Bachelard disait qu'il n'y a rien de simple, mais seulement du simplifié, càd une mise en relation par laquelle l'accessoire s'ordonne à l'essentiel en s'y subordonnant comme corrélat, application et matérialisation. La science opère une déconstruction en dimensions du phénomène par une modélisation, une schématisation explicative où les différents éléments apparaissent dans leur liaison intime et constante, malgré leur variabilité apparente. Ils sont en effet à la fois limités réciproquement et dépendants mutuellement selon la catégorie de la causalité et dans le lien du temps, forme interne de toutes nos représentations. Car la causalité assure le lien comme transmission, et la temporalité apparaît comme un liant épistémique sans lequel aucune loi n'est possible. Certes il serait nécessaire pour bien comprendre la nature du lien d'opérer une distinction nette entre la loi et la causalité, càd au fond une distinction entre la cause et la raison. En effet, le lien est-il un simple principe d'intelligibilité qui rend raison, au regard de la raison, de l'apparence, ou bien est-il une entité à part entière inscrite intrinsèquement dans la nature même des choses?

Quoiqu'il en soit, on peut définir la Nature comme l'ensemble de tous les phénomènes soumis à des lois, de deux manières différentes. D'une part parce que la loi est le rapport constant qui relie des phénomènes variables. D'autre part, parce que ce n'est pas l'entendement qui reçoit des lois de la Nature, mais au contraire il les lui prescrit. L'entendement n'est pas lié à la Nature — comme réalité externe — mais plutôt lié à sa propre nature interne, suivant une logique qui lui impose une cohérence, une cohésion, qui s'analyse comme l'exigence d'être une totalité bien liée.

Par exemple, dans l'expérience spontanée et naïve de la physique, les choses semblent adhérer conjointement et comme par une contiguïté magique, immédiate, massive et sans raison. En effet l'esprit éprouve d'abord la liaison de toutes choses comme masse et écrasement. Puis par la médiation de la représentation il comprend le lien — la loi d'attraction universelle — qui relie le comportement de deux corps. Et cela souvent malgré les apparences : les liens réels se révèlent différents des liens apparents. "Il fallait être Newton pour apercevoir que la Lune tombe, alors que tout le monde voit bien qu'elle ne tombe pas." (Valéry). Mais les choses ne sauraient être agglutinées entre elles, agglomérées les unes sur les autres par un lien miraculeux et incompréhensible, et en un tout impénétrable et inextricable. Mais elles sont plutôt reliées de l'intérieur par une loi d'attraction qu'on peut modéliser et qui explique ou montre simplement dans ce cas le lien qui existe entre, d'une part, le lien des choses dans le réel matériel et, d'autre part, le lien des idées qui leur correspondent dans la représentation. L'ordre des choses et l'ordre des idées se suivent, se répondent et se correspondent pas à pas, car ils sont les deux modes expressifs d'une substance unique, qui peut ici trouver une assise ontologique comme liant absolu de tous les liens relatifs. Certes on ne saurait confondre le criticisme kantien et la monadologie leibnizienne. Pour Kant en effet, le lien est purement transcendantal. Il exprime une cohérence de nos représentations à l'intérieur des conditions de possibilité de l'expérience. Pour Leibniz au contraire, le lien semble plus ontologique puisqu'il exprime la relation du Tout à l'ensemble des ses parties.

De même, deux aimants semblent adhérer par un lien externe inexplicable, ou maintenus à distance par une épaisseur irréductible, alors qu'en réalité la liaison de l'entendement avec ses propres catégories met en évidence par modélisation une relation universelle et quantifiable entre les forces ou flux du champ magnétique. Il existe donc un pouvoir séparateur et dissociant de l'entendement qui décompose et abrège analytiquement un donné global en un ensemble d'éléments auxquels s'applique un système bien lié de relations qui décrivent rigoureusement et rationnellement les effets. Par exemple, la lumière semble liée de manière externe, compacte et opaque à toute intelligibilité — elle semble affecter seulement l'impression — avec l'objet qu'elle éclaire (y compris la rétine). C'est ainsi que beaucoup de penseurs (Goethe, Schopenhauer, etc.) se sont sentis attirés par une théorisation romantique de la lumière. En réalité les prosaïques lois de l'optique (réflexion, réfraction, diffraction) montrent et mettent en évidence la relation interne entre la propagation d'un rayon et sa réception sur une surface sensible, produisant des couleurs par réfraction et combinaison de longueurs d'ondes. De même en chimie, les substances ne sont pas liées de manière externe par juxtaposition ou alliage. Mais c'est par un lien caché et une relation dérobée qu'est rendu possible leur mélange. Ainsi le feu paraît lié à l'air, de manière apparente : pas de fumée sans feu, mais surtout pas de feu sans air, puisqu'il s'agit d'une combustion, càd d'une oxydation. Mais en réalité, ici se découvre une relation interne, un lien quantifiable entre les molécules d'oxygène et une certaine agitation, un état excité des particules de la matière combustible. Enfin, troisième exemple, en biologie même, nous percevons naïvement un certain lien, mais seulement comme juxtaposition, adhérence et enveloppement superficiel, alors qu'en réalité seule une relation interne peut être comprise par la représentation. Certes, nous n'ignorons pas la nécessité de distinguer la relation interne de la relation externe. En effet la relation interne se pense comme intrincéité et elle suppose l'existence d'un ordre immanent aux choses. Le lien externe est à l'opposé un lien d'extériorité, et non plus d'intériorité, mais cette extériorité peut apparaître sous la forme d'un intérieur — comme les organes intérieurs du corps font néanmoins partie de l'extériorité de la personne —, mais aussi sous la forme d'un extérieur. Ainsi les liens d'un corps avec son milieu peuvent être intérieurs, ils ne cessent pas pour autant d'être déterminés dans l'extériorité. Par exemple, la liaison d'un corps vivant de mammifère avec l'air par le processus de la respiration est appréhendée globalement par la représentation d'une adhérence, d'une immanence, d'un enveloppement, ou d'une immersion du corps vivant dans l'atmosphère "am-biante" (concernant tout ce qui entoure la vie). Alors que la réalité est tout autre : Un processus d'échanges moléculaires s'établit entre les éléments constitutifs de l'air et les cellules du sang.

Par conséquent, on peut conférer une certaine légitimité à cette idée de logique dialectique du lien. En effet ce qui paraît lié ne l'est jamais de la façon dont nous l'imaginons, mais seulement de telle sorte qu'un lien apparemment synthétique et global pris dans une totalité s'inverse en un lien analytique, càd dans une relation entre deux éléments. Cette propriété dialectique sera peut-être susceptible de nous éclairer sur la dimension métaphysique du lien. En effet il s'agira alors de procéder à la critique des limites de la représentation du lien. Qu'en est-il ainsi du lien entre l'âme et le corps, entre la Nature et l'Esprit, l'objectif et le subjectif? D'une manière générale est posée la question de la nature du lien entre les concepts de l'entendement et les idées de la raison. Ces différents types de lien problématique semblent avoir en commun qu'ils s'appuient tous sur une logique de formation et de devenir. Ce n'est pas ce que nous croyons lié qui l'est vraiment. Quand nous nous attendons d'appréhender un lien de manière synthétique — suivant une perception globale —, il se dérobe à nous vers un plan analytique — suivant des articulations ponctuelles et locales — et inversement.

Cependant l'effectivité du lien en idée — comme représentation conceptuelle —, aussi bien qu'en réalité — comme condition d'existence et mode d'être des choses — est attestée aussi bien dans le champ de la science et de la technique que dans celui de la pratique humaine concernant l'action et ses fins.

L'homme en effet, par nature, pour se poser dans son existence concrète et temporelle, sociale et historique, est lié à la nécessité incontournable de constituer et d'instituer des liens. Il semblerait que le seul point commun entre le lien comme loi naturelle et le lien comme loi positive soit précisément la nécessité des conditions de possibilité de pensée et de vie de l'homme sur Terre en fonction de ses conditions matérielles. Le lien au sens contractuel n'apparaît pourtant pas immédiatement dans sa radicalité. Car une simple liaison massive, de fait, abruptement constatée et assumée, ne suffit pourtant pas à rendre compte du rapport de l'humain à son lien social, càd le socius, dont le principe initialement posé de manière embryonnaire présidera par la suite, sous la médiation d'infinis développements, à la constitution de toute société, association, et sociabilité. Il est cependant nécessaire en tout état de cause de distinguer deux sortes de nécessité. D'une part une nécessité brute, celle qui est imposée par la Nature dans l'exigence de conservation minimale et de survie. D'autre part celle, beaucoup plus raffinée, imposée cette fois par l'esprit, d'établir un pacte social par la médiation d'un contrat. Autrement dit cette seconde nécessité propre à l'esprit humain consiste à obtenir la paix, la sécurité, l'équilibre, par l'effort de se soumettre à un lien commun contraignant. En effet un ensemble d'hommes soumis uniquement à la première nécessité (celle de la survie) ne pourrait précisément pas mériter ce nom. Car les bêtes, elles aussi, se trouvent liées par la première nécessité en troupeaux, hordes, bandes, colonies, essaims, meutes, etc. Certes le lien de seconde nécessité souffre chez l'homme fréquemment de déplorables distensions et distorsions. Mais elles sont immédiatement repérées et dénoncées par la partie judiciaire du contrat. Elles amènent alors involontairement à un renforcement de ce contrat de seconde nécessité. Comme le précise Montesquieu au début de son Esprit des lois, les lois de première nécessité ne sont jamais enfreintes alors que le sont souvent celles de seconde nécessité. Mais celles-ci manifestent la liberté de l'homme càd précisément son lien intime avec la raison, lequel ne paraît jamais si étroit et fort que quand il semble pouvoir se relâcher dans l'anormalité ou dans l'illégalité, suscitant en effet un accroissement de conscience sociale.

Mais cependant d'emblée se déploie spontanément une solidarité (ou solidité) à la fois mécanique — par action et réaction — et organique — par concertation intentionnelle — des individus entre eux. Car par nature et de nature, portant en eux une expression particulière de la raison universelle, ils tendent à se rassembler et à s'associer en circonscrivant un espace concret et abstrait, tout à la fois (mais pas sous le même rapport), dans la Nature. Ce lien de sociabilité porte en lui une dimension dialectique, car il est indissolublement lié à sa propre négation, qui est l'insociabilité. Il apparaît ainsi comme insociable sociabilité, de telle sorte que les deux aspects du lien — attraction et répulsion — passent l'un dans l'autre constamment par renversement. Ainsi ce lien apparent et immédiat de sociabilité ne montre pas immédiatement sa nécessité et sa solidité. Il semble au contraire fragile, constamment exposé et soumis à la menace de fracture de l'armature sociale, ou de déchirure du tissu social. D'où la "dé-tresse", toujours possible et immanente, la décomposition toujours imminente et reportée, de ce qui précisément est donné comme tressé, tissé, entrelacé et apparemment lié. Il serait d'ailleurs intéressant à ce propos de rapporter la fragilité problématique du lien social au traumatisme originaire de la perte de l'attachement maternel, autre lien, le plus fondamental peut-être. En effet avant le contrat social, ou toute forme de pacte, se trouve et se tient le lien fondamental, à savoir l'attachement maternel et réciproque d'une mère et de son enfant. Ce lien est d'abord voulu par la nature en première nécessité. Mais ensuite il est prolongé en une seconde nécessité et institué comme relation durable bien que toujours fragile et problématique. Car l'homme doit à la fois conserver des liens affectifs de filiation avec ses parents (notamment avec la mère) mais en même temps il doit s'en détacher, devenir finalement son propre père et sa propre mère. D'où d'inévitables tensions se mettent en place et distordent et distendent le lien et parfois l'altèrent irrémédiablement. Il serait téméraire de chercher l'origine de toutes les névroses et inadaptations sociales dans cette perversion originelle du lien d'attachement à la mère. Mais on doit lui reconnaître cependant une incidence non négligeable.

Pourtant, la logique dialectique du lien, à l'oeuvre dans la nécessité de sa formation et de son devenir, suggère de comprendre que le lien n'est pas consolidé tant qu'il n'est perçu que globalement. En effet, appréhendé massivement comme compacité et opacité, le lien apparaît toujours menacé de délitement, de décomposition, de distension, si sa manifestation n'est pas constamment reliée à la représentation de sa nécessité comme processus d'institution. On peut découvrir dans le tissu social une triple structure. L'économique concerne la production, distribution et répartition des biens et des richesses. Le juridique se rapporte à la délimitation des pouvoirs individuels et collectifs. Enfin le politique consiste dans la finalisation des actions en vue du plus grand intérêt général de la société. Cette société, en tant qu'elle est fondée au principe par le socius — le lien humain sous sa forme la plus générale, essentiellement constitutif de l'existence temporelle et historique de l'humanité —, ne peut accomplir effectivement son rôle et son essences de lien et de liant que par une représentation constamment reconduite de ses conditions et de sa nécessité.

Comment dans ces conditions instituer la nécessité d'un lien entre la constatation de fait d'un ensemble ouvert de rapports de forces diversifiées, et l'exigence, dans la représentation de l'institution, d'un ordre, d'une organisation, d'une relation rationnelle rigoureuse entre les individus?

Le pacte social doit ainsi être pensé en sa définition essentielle comme le commencement intemporel et la finalité immanente de l'existence humaine. En effet, il la relie à son essence, de trois manières distinctes. D'abord, en dépassant les fausses alliances, constituées dans l'apparence, au hasard des circonstances, par des forces immédiates (càd dont l'assemblage n'est pas médiatisé par un ordre rationnel ou des médiations consensuelles). Ensuite, en "dé-liant" en lui ce qui reste et demeure essentiel, la paix (pax), pensée comme l'avènement de son lien primordial à lui-même. Le pacte doit donc être représenté comme le lien vivant et substantiel qui assure la liaison du début à la fin de l'existence humaine. Il dépasse ainsi dialectiquement — par inversion, renversement et approfondissement — une forme primaire et superficielle du lien — le simple équilibre mécanique des forces — vers une forme essentielle qui est la paix intérieure, lien de soi à soi, condition de la validité de tout lien extérieur. Certes, il existe bien des façons de penser le lien comme contrat et ce à quoi il nous engage. Nous ne retiendrons pourtant ici qu'une troisième et dernière figure médiatrice des deux précédentes. Car cette représentation finalisée du lien passe par le moyen de sa réalisation, bien que celle-ci demeure à jamais idéale, hypothétique, reconduite incessamment comme horizon et thème. Cette médiation se pense comme contrat social, forme réelle du lien idéal qui représente le pacte, comme règne des fins. Les hommes en effet tissent ensemble un lien réciproque, universel, fondé sur l'idée de la raison. Ce lien leur permet à chaque instant de se relier entre eux par l'idée, en se déliant des fausses alliances. Cette rectification, constante en idée, d'une institution du contrat — lien qui instaure de droit par la raison une communauté qui se substitue à l'amalgame de fait des individus — permet à terme l'avènement d'un processus radicalement neuf et innovant. Il s'agit de l'effacement progressif de ce lien visible, tangible, au profit d'un lien invisible, celui du pacte, comme lien de chaque esprit avec lui-même. Ce lien invisible contrôle à bonne distance le lien qui l'unit au système social —système organisé des besoins et de leurs satisfactions —. Ces deux liens, interne et externe, n'interfèrent et ne s'entre-empêchent plus. La cité de Dieu — et il n'est peut-être pas nécessaire d'être croyant pour lui donner une réalité transcendantale —, invisible, mais enveloppée effectivement dans la Cité des Hommes, subordonne celle-ci en coexistant compatiblement avec elle. La Cité de Dieu lie en effet les hommes en tant qu'ils se relient à ce qui en eux demeure divin — religare, relier et religere, rassembler —. Le numineux, compris en ce sens est toujours le lumineux. Cette Cité de Dieu apparaît donc comme un aspect essentiel de la Cité des Hommes, qui l'enveloppe et qu'elle tend à développer.

Mais déjà le contrat social, laïc, rationnel, reliant entre elles de manière cohérente les sphères économique, juridique, politique, représente un lien plus profond, plus réfléchi, plus essentiel que le lien religieux. Pourtant celui-ci est initialement constitué et institué comme moyen provisoire de sociabilité.

La religion en effet, à la fois dans son aspect visible (le rituel) et dans son aspect invisible (le numineux), se présente comme l'institution d'un lien et d'une manière d'être conforme à ce lien. La religion est à la fois le lien qui permet de vénérer (re-ligare) et de rassembler (re-ligere). Le lien à une transcendance induit une vénération qui permet d'instituer un lien de rassemblement qui devient l'objet de cette vénération. La transcendance est toujours déjà posée en l'homme, mais à son insu. Ainsi sa première figure est-elle l'absolument autre, le caché, l'inacessible. Puis elle vient progressivement à la connaissance de soi-même et se découvre comme humanité. Comte ne dit peut-être pas autre chose en substance que Feuerbach, qu'il développe systématiquement. La religion de l'Humanité chez Comte est-elle autre chose que l'intuition développée de Feuerbach selon laquelle le divin est de l'humain insu, et en tant que tel illégitimement extraposé en un premier moment? Ainsi historiquement l'humanité est-elle vouée à resserrer constamment son lien intime avec elle-même en prenant conscience qu'elle est le divin caché dans les profondeurs des replis obscurs de la Nature. L'esprit fini est l'esprit infini qui ne se sait pas encore lui-même, qui a besoin de passer par sa négation pour compléter sa puissance infinie. La dialectique de formation du lien devient alors dans ces conditions rigoureusement explicite dans le cas du phénomène religieux. En effet le lien initial engendre un autre lien ainsi que le lien qui les unit. On peut alors apercevoir les insuffisances du religieux dans la formation du lien social. Car le lien de vénération d'une instance transcendante qui par le respect fonde le rassemblement — la communauté des croyants, et des croyances, donc l'unité sociale — s'inverse subrepticement mais salutairement en vénération de ce rassemblement lui-même. Certes, nous ne nous cachons pas que ce déplacement essentiel en lui-même peut dans la réalité historique dégénérer en glissement, dérapement et dévoiement.

Mais dans ce processus idéalement diaïrétique ou ascensionnel l'essentiel reste préservé. L'esprit se pose face à lui-même et à son contraire, qu'il assume et résorbe dans sa marche invincible et inexorable. Il ne s'agit certes pas de vouer les régressions, les stagnations et les déviations innombrables, aux détails et aux poubelles de l'Histoire (immense Déchetterie cosmique et effroyablement tragi-comique). Mais les manquements à la réalisation concrète d'une idée ne seront jamais une objection contre elle, mais au contraire la confirmation certaine de son indéfectibilité et de sa réalité comme idée. Il ne s'agit pas dans une sculpture d'accorder plus d'importance aux copeaux qu'à la forme achevée qui émerge lentement et durement. Une hiérarchisation est ici nécessaire, pour subordonner les moyens à la fin. En toutes choses il faut considérer la fin disait déjà le grand et bon La Fontaine. Et quand on considère toutes choses — y compris et surtout soi-même, signe absolu d'objectivité dans la dureté envers soi — comme des moyens et des échelons hiérarchiques pour gravir lentement la pente de la nécessité et du destin, n'est-on pas par une sorte de mouvement rétrograde du vrai justifié de tous les glissements, erreurs, et dévoiements? Le destin n'est-il pas, selon la belle formule de Hegel, dans la Phénoménologie de l'Esprit, la conscience de soi comme d'un ennemi? Le summun de l'objectivité requise pour accéder à l'enfantement de l'humanité par elle-même n'est-il pas d'extérioriser le lien intérieur et d'intérioriser le lien extérieur? "Au fond, tous les noms de l'Histoire, c'est moi" (Nietzsche). Cette extra-néation de soi n'est-elle pas le processus même de constitution de l'objectivité? Qui aimera suffisamment le lien profond qui l'unit à la nécessité des choses pour oser inverser les liens internes et externes, et se maintenir pourtant à l'extérieur du cercle de la folie stérile et absurde? Cette réversion du lien en sa réversibilité essentielle, ne constitue-t-elle pas une objectivation absolue de son effectivité?

Quoiqu'il en soit, et en tout état de cause, un lien ne peut être solide, essentiel, radical, que s'il se fonde sur lui-même en tant qu'il procède de sa rationalité immanente, et non sur un autre lien, dont le rapport au premier peut s'inverser. Ainsi le rassemblement par la vénération se disloque et se distend comme lien dans la vénération pour le rassemblement, s'abîmant dans la superstition et l'obscurité. C'est pourquoi le lien religieux comme principe de cohésion sociale ne peut qu'être dépassé par le lien institué dans et par la rationalité à l'oeuvre dans le contrat social. Certes on peut concevoir d'autres raisons de préférer le lien laïc au lien religieux, notamment eu égard à la perception du temps et à son traitement. Il se pourrait en effet que le lien laïc fasse l'économie du temps, y compris dans sa possible récupération par la médiation d'une perfectibilité indéfinie de l'Humanité. Peut-être en effet cette croyance en la perfectibilité indéfinie de l'humanité n'est-elle qu'une transposition de la croyance religieuse en la fin des temps? De cela il est possible que les hommes n'aient nul besoin. Le laïc serait ainsi l'intemporel, le transtemporel. Il pourrait nous permettre de saisir parfaitement l'instantanéité du présent, càd de la présence constante de la raison à soi-même. Quoiqu'il en soit, c'est donc désormais le lien des volontés générales entre elles — lien de chaque volonté individuelle avec ce qui subsiste de général et d'universel en elle — qui réduira, parce qu'il est interne et essentiel, ce qui reste aléatoire, accidentel et circonstanciel dans le lien. Par ailleurs la dimension matérielle du lien demeure incontournable en tant qu'elle nous unit à la réalité matérielle des forces à l'oeuvre dans le réel.

Par conséquent, ce qui est essentiel et radical dans la notion de lien — et que nous découvre la dialectique immanente à la formation du lien —, ce n'est pas un rapport, une alliance d'extériorité des forces entre elles, quand elles s'exercent brutalement à partir des choses. Mais il s'agit plutôt d'un rapport intrinsèque, rationnel et logique, donc nécessaire, de la représentation à elle-même, à l'intérieur de l'idée. Ce qui importe en effet, ce n'est pas la liaison objective et aveugle des choses entre elles, en tant qu'elles produisent — ou sont produites par — des forces. Ni la liaison subjective des affects avec ce qui les produit, mais la relation de la représentation avec elle-même dans l'ordre et la connexion internes des idées. On peut percevoir en effet la structure du système des forces naturelles du réel comme bien liée, càd liée de telle sorte que sa cohérence se ferme sur elle-même, et renvoie en tout point à la totalité dans laquelle elle s'insère. Cette structure n'est pas incompatible, en ses alliances, ses épreuves et ses affects, avec le lien intime et rationnel de la représentation avec elle-même, mais subordonnée en parallèle avec elle. On ne peut en effet s'empêcher d'éprouver un sentiment d'admiration en constatant l'ambivalence du lien. D'un côté en effet, tout semble dans l'indépendance et l'indifférence parfaites de tous les éléments épars du réel en leurs infinies différenciations et autonomie de mouvement et de développement. Et d'autre part, comment en effet la séparation et l'indépendance radicales de toutes les choses en tous les points de l'espace, du temps, de la matière et de la causalité — et à commencer par la séparation et l'indépendance radicales de toutes les consciences subjectives en leur infinie liberté — peut-elle être compatible avec la présence d'un ordre inexorable dans les choses? Il convient alors d'envisager le lien selon une perspective hiérarchique d'ensemble par laquelle l'esprit fini gravit lentement par de subtiles médiations les niveaux de plus en plus fins du lien, depuis le lien matériel jusqu'au lien spirituel.

La liaison des choses entre elles et avec les affects qu'elles produisent en nous s'établira alors en proportion exacte du lien que nous aurons institué dans notre esprit entre les représentations ou idées de ces choses. Par exemple, les liaisons réelles, économiques, juridiques, politiques, concernent respectivement la distribution, la limitation et la finalisation terme à terme des biens et des richesses, des forces et des actions. Elles ne deviendront substantielles, cohérentes et stables que si elles se règlent, comme alliances nécessaires et affects éprouvés, sur les relations rationnelles de nos représentations entre elles, formant ainsi un système bien lié par une nécessité rationnelle interne. Est-ce à dire que la pensée du lien revient à terme à la volonté de lier l'économique au politique, et de reconstituer la Cité idéale platonicienne, la callipolis comme image du Bien? Sans doute, tout au moins idéalement. Mais le plus important n'est-il pas cependant de saisir cette dimension hiérarchique du lien, présent déjà chez Platon sous la forme concrète de la Cité idéale et de ses trois ordres (nous, thumos, epithumia, oratores, bellatores, laboratores), et approfondi spéculativement chez Plotin sous la forme des trois Hypostases de L'Un. Il y aurait ainsi une essence générale invisible et immuable, indicible aussi, du lien, qui cependant se donnerait à la pensée sous la forme hiératique et hiérarchique d'une ascension continue, contiguë et bien liée, à travers toutes les figures déliées du lien.

C'est pourquoi on peut espérer saisir une essence du lien dans le repérage de sa formation nécessaire dans le champ métaphysique des idées. On parviendra précisément à atteindre l'essence du lien en déliant l'esprit des liaisons composites et hétérogènes qui interfèrent en lui, en le délivrant de l'ordre des choses, des forces, des affects. Cet ordre premier et nécessaire sera alors subordonné et relié en parallèle à l'ordre des idées. C'est en effet en livrant l'esprit à lui-même dans sa nécessité et sa rationalité intrinsèques que nous pourrons donner à la notion de lien toute sa radicalité et son intériorité.

Quelles que soient ses différentes manifestations abstraites ou concrètes, objectives ou subjectives, il existe une essence du lien qui doit permettre de le soustraire à ses figures externes, précaires ou accidentelles. Qu'est-ce donc qui mérite le nom de lien, et non pas simplement celui de liaison, d'alliance, de rapport de forces? Qu'est-ce qui, dans une relation, délie de tout rapport inessentiel et fait remonter à un lien essentiel? L'être du lien se laisse saisir peut-être dans le lien qu'entretient la subjectivité humaine à son être essentiel. Celui-ci se laisse penser à la fois comme raison et liberté — les deux restent intimement liés, la raison de la liberté se trouvant tout entière dans la liberté de la raison —, en tant que leur incarnation dépend pourtant, sans en résulter néanmoins, du lien à la condition humaine. Celle-ci apparaît à la fois tragique (déchirée) et dramatique (nouée), et semble se décliner sous les figures de la finitude, de la solitude et de l'angoisse d'être pour la mort et pour autrui. Le paradoxe du lien comme être, et non plus comme rapport, consiste dans le fait qu'il est à la fois "ab-solu", délié de tout lien, et relatif à l'infinité des modes du lien qui le constituent et qu'il détermine. Ce paradoxe éclate dans le lien de la raison et de la liberté qui sont pourtant des absolus, n'ayant de lien qu'à eux-mêmes, absolument déliés. Et pourtant leur absoluité ne peut se "dé-clarer" que dans la relativité de ce qui les manifeste. Cette dyade originaire ne représente pourtant que les deux aspects d'un même être qui est l'Esprit, comme lien à soi de l'Un à travers la continuité de ses trois figures principales : l'unification (liaison), la réunion (relation), l'union (conversion).

Cependant nous avons vu qu'un lien originaire et constitutif pouvait être trouvé entre les représentations et la faculté qui les détermine et les conditionne. L'esprit humain est en effet lié non seulement aux formes a priori de la sensibilité que sont les intuitions pures de l'espace et du temps comme formes respectivement du sens externe et du sens interne, mais aussi aux formes de l'entendement que sont les catégories. On peut donc dire que l'esprit est transcendantalement — du point de vue des conditions de possibilité de son exercice — lié à lui-même quand il produit le lien de la subjectivité aux formes de la sensibilité et de l'entendement. L'esprit demeure en sa vérité le lien vivant et dynamique par la vertu duquel tous les liens apparents prennent leur sens et s'organisent en ordre. Il est lié indéfectiblement, inexorablement et invinciblement à sa propre liberté qui, dans le même acte constamment re- conduit crée d'elle-même — en son inquiétude immanente — le lien auquel elle se soumet et qu'elle assume, et sur lequel viennent se régler toutes les représentations des liens extérieurs.

Cette idée prend éminemment et objectivement corps dans le rapport à autrui, dans le champ de la morale pure a priori. Le lien moral authentique est sa relation produite par un sujet rationnel qui vise un autre sujet en tant qu'il est lui aussi rationnel, confirmant ainsi (en approuvant le lien) qu'il est d'une essence identique, celle de la personne. Cet acte de visée pure, de mise en relation, de limitation et de dépendance, s'effectue par-delà toutes les liaisons extérieures, accidentelles et circonstanciées qui apparaissent inévitablement dans le champ des affects. Ainsi le lien moral pur, la pure obligation du devoir, est inconditionné en ce sens qu'il est délié de toute figure accidentelle du lien extérieur, à l'oeuvre dans les forces et les affects. Il s'auto-conditionne, il se produit comme lien pur — sans mélange d'altérité ni d'extériorité, car l'Autre est ici le Même par le lien rationnel libre —, auquel il se soumet nécessairement. C'est l'autonomie, la faculté de se lier à son propre lien posé devant soi — ce que décrit l'acte de "s'ob-liger" —, en même temps qu'il le crée par sa représentation. Car on appelle "ob-ligation", comme lien interne immanent à soi, la faculté de produire par sa représentation l'objet de sa représentation. Le seul cas où une telle opération est possible est celui où le lien en soi se lie à lui-même, en tant qu'il est présent actuellement dans les deux subjectivités qui s'apparaissent. Il s'assume ainsi en même temps qu'il se produit, le deux actes n'en formant qu'un seul.

Ainsi le lien à autrui demeure le lien essentiel où l'essence du lien se réalise et s'accomplit. Car il produit, immédiatement en même temps que lui-même, le lien à ma propre liberté et la représentation adéquate du lien réel (rationnel) entre mon âme et mon corps. L'âme n'est pas alliée au corps comme un pilote est rivé à son navire. Elle n'est pas non plus reliée, — fût-ce transcendantalement ou par une harmonie pré-établie — au corps, comme deux éléments hétérogènes et variables pourraient être reliés par une même loi. Mais au contraire, en tant que pur lien de soi à soi, elle produit ce lien qui est elle-même, et l'assume en tant qu'elle le produit. Elle est déliée de toutes liaisons extérieures qui s'incarnent dans le réel, et reste liée uniquement à sa liberté de produire l'idée du corps, conformément à sa rationalité. Le problème de la détermination du vinculum substantiale — le lien substantiel entre l'âme et le corps, Spinoza questio, question épineuse entre toutes et chemin de Damas de tous les métaphysiciens — comme principe explicatif de l'union de l'âme et du corps ne se pose peut-être plus, si l'on admet que le corps n'est que l'image dégradée du lien de l'âme à elle-même.

Il s'agit ici d'un lien invisible, parce qu'il se situe sur un plan radicalement autre que celui des conditions matérielles du réel. On ne peut même pas le schématiser, càd le connaître comme relation entre deux éléments. Mais il est la relation elle-même en soi, l'auto-limitation et l'auto-assomption de soi comme lien. L'esprit est le lien, càd l'identité de soi avec sa propre différence. Quelle que soit sa figure principale, unaire (monadique, l'esprit est seul), binaire (dyadique, l'esprit est divisé d'avec soi, en agonie et accouchement de soi), ou ternaire (trinitaire, l'esprit est relevé de soi par soi, libre), l'esprit toujours se pose devant soi comme son autre dans l'intériorité de sa différence.

Ainsi le lien au Temps (à la durée) et à la Terre (au corps, à la matière) ne sont pas en eux-mêmes temporel et terrestre, sans que pour autant ne cessent d'apparaître de multiples liaisons au temps et à la matière, soit comme alliances empiriques, soit comme relations abstraites. L'âme est donc bien liée au temps et au corps, mais non pas dans un lien d'extériorité et d'hétérogénéité de deux pôles maintenus de force en liaison ou en relation. Mais elle subsiste dans sa liaison au temps et au corps en tant seulement qu'elle est déliée de tout lien autre qu'elle entretient avec sa liberté, en tant qu'elle est ce lien qu'elle produit et prend en charge en un seul acte. Dans ces conditions, autrui se comprend réflexivement comme la démultiplication duale, à l'intérieur de l'unité de l'esprit — et dans l'analogue de l'image de son acte d'auto-position différentielle —, du lien substantiel qu'entretient l'esprit à lui-même. Autrui, c'est peut-être le moi qui n'est pas moi. C'est sans doute aussi l'esprit qui est soi, dépositaire à l'extérieur de soi de sa propre intériorité. Autrui existe comme conscience finie de la démultiplication réflexive unitaire infinie de l'esprit infini à l'intérieur de soi. Ce lien délié que nous pressentons dans notre rapport avec autrui, et qui nous fait soupçonner que nous ne sommes pas toute conscience, n'est que la figuration finie de la transfiguration infinie réciproque circulaire et close de la multiplicité de l'esprit en son unité, dans l'élément de son unité.

C'est ce que l'on peut constater par exemple dans la notion de lien conjugal, qui est tout sauf le lieu dérisoire et vide où se formeraient des liaisons déterminées par des forces sociales et psychiques. Le lien conjugal doit représenter l'expression même de l'amour, comme complétude et achèvement archétypiques de tout rapport à autrui. Plus généralement, le lien conjugal au sens noble, métaphysique et non social apparaît comme l'expression quintessenciée de tout lien affectif ou d'attachement par le sentiment. L'amour est en effet la rationalité dé-clarée, éclairée, étrangère à toute liaison esthétique, physique, narcissique, voire mystique, autant de figures de l'obscurité. Il s'exprime plutôt par la reconnaissance du lien de chaque âme à elle-même en tant que liberté, pensée, serment à soi, par-delà toutes les liaisons d'affects et les relations d'images qui peuvent se constituer secondairement, accidentellement, et circonstanciellement. Le lien conjugal est donc tout sauf la conjugaison et la déclinaison à tous les temps et sur tous les modes des liaisons externes, possibles et effectives, qui peuvent se former entre deux subjectivités libres et rationnelles. Et encore moins, horresco referens, atroce allusion, pourtant validée par l'étymologie la plus sérieuse et malicieuse, le désir de porter le même joug (cum-jugus!). Par-delà sa dérisoire et inepte détermination sociale et psychologique, le lien conjugal en son essence et en sa radicalité reste l'expression synthétique, devant l'Autre, du lien de l'âme avec elle-même par ses modes essentiels de finitude, de solitude, de liberté, de rationalité, d'angoisse comme être pour autrui et pour la mort. Cette multiplicité de déterminations de la position dans l'être de l'être humain se ramène à l'unité dans la position réflexive de la dualité. Car cette dualité comme dédoublement sans duplicité ni complicité est la vraie figure de la simplicité du lien à soi. La liberté de l'individu fini ne peut s'attester que comme lien à l'unité de la condition humaine (celle de l'esprit fini) réfléchie précisément toujours déjà dans la figure de l'autre. L'autre, évidemment, ce n'est pas moi (pas d'identité formelle figée). Il y a une réelle altérité de l'autre. Mais ce n'est pas celle que l'on croit. L'autre ce n'est pas moi. Mais plutôt c'est celui qui a toujours-déjà été d'abord moi, celui qui assume la précession en moi de mon lien à moi-même.

Ce lien substantiel du rapport à l'autre est présent dans la morale authentique. Il constitue l'amour vrai, rationnel, qui dérive du rapport de l'âme à sa propre liberté. Il se retrouve et s'exprime aussi dans le rapport invisible qu'entretient le Beau avec les parties qui compose une oeuvre. Il constitue l'unité et l'unicité d'un lien absolu de l'oeuvre avec elle-même. Il lui confère toute sa vie, tout comme il s'exprime aussi dans le rapport des parties composant un vivant avec l'idée de vie. Il lui confère ainsi sa beauté. Ce lien substantiel est présent dans chaque subjectivité pourtant séparée. Le substantiel contient en lui-même la relation comme une et pourtant démultipliée réflexivement dans chaque monade que constitue une subjectivité finie pour une autre. Ainsi ce lien substantiel n'en est pas moins pour autant éminemment l'essence de chaque subjectivité, isolée, séparée, sans portes ni fenêtres, mais liée harmoniquement aux autres altérités non altérées. Il s'établit dans le rapport d'une subjectivité finie avec l'idée de totalité à laquelle elle se sent liée — donc déliée de toute autre liaison ou relation apparentes — en et par un lien qui lui confère son authenticité et la rend à sa vérité.

Seul l'esprit en effet reste à lui-même son propre lien. Ni allié, ni relié, mais essentiellement délié, il est produit et assumé en tant que lié définitivement, exclusivement, et ab-solument à lui-même. L'esprit, au milieu de ses manifestations relatives et altérées, demeure ab-solu, ab-sous de toute aliénation et extranéation. Il demeure sans lien, libre et soufflant où il veut, parce qu'il se pose nécessairement, immuablement, exclusivement comme lien à soi-même.

L'intérêt philosophique spéculatif d'une réflexion sur le lien tient d'abord à la possibilité de surmonter la duplicité apparente de son essence. Il paraît à la fois interne et externe, idéel et matériel, individuel et social, essentiel et secondaire, aliénant ou libérateur. On y découvre que l'ordre dans lequel l'esprit se lie à lui-même dans la simplicité, l'unité et l'unicité du lien, reconduit tout lien et toute liaison à sa place et dans son ordre. A travers le parcours de toutes ses figures dans les différents champs de positivité — lien physique et matériel, lien affectif et psycho-social, lien politique, lien moral et métaphysique, enfin lien éthique de soi à soi —nous constatons que l'essence du lien est l'auto-production et assomption de l'esprit comme liberté et comme ordre de toutes les liaisons et relations produites par et dans la représentation. Derrière l'apparente dualité compensatrice, c'est la simplicité réflexive du lien qui se pose comme fondement du substantiel comme sujet (l'esprit).

De même nous découvrons la possibilité de surmonter la multiplicité apparente du lien en comprenant que, quelle que soit la variété infinie de l'ordre des choses, comme de l'ordre des idées, seul l'esprit se délie, se désentrave et se déprend de tout, dans l'élément de son emprise et de son entrave essentielle de soi par soi (Schelling). En tant qu'il se lie à lui-même comme liberté et par liberté, il permet seul de comprendre l'ordre vrai de toutes les relations et liaisons, de toutes les alliances et causations, — constatées ou instituées, en acte ou en puissance — dans le champ du réel humain et non humain.

Ainsi apparaît l'intérêt de pouvoir changer notre perspective sur le lien. Il s'agit de délier, de délivrer la représentation du lien de toute contamination par l'opposition sommaire entre une valorisation axiologique de libération et une autre d'aliénation, qui amènerait à osciller sans fin d'une liaison à une autre. La seule libération possible reste donc de changer le plan de représentation du lien. Nous pouvons être déliés et délivrés, càd liés et livrés à nous-mêmes comme soi rationnel, non pas en changeant le contenu ou le mode de la liaison, mais en liant la pensée à elle-même dans le plan du lien substantiel, càd de la substance comme lien, en tant que le lien est le lieu d'être de la substance.

Christophe Steinlein (octobre 2000).