Le lien présente à la pensée un triple sujet d'étonnement, quant à sa nature, son existence et sa valeur. D'abord, au niveau de sa nature, en ce qui concerne la duplicité de son mode d'être. Il semble à la fois objectif et subjectif, externe et interne, matériel et idéel, individuel et collectif. Il apparaît à la fois comme abstrait (lien de droit) et concret (lien de fait), constaté ou supposé, circulant dans les semblables mais aussi dans les contraires. Le lien semble donc pouvoir être d'abord pensé comme un rapport entre deux pôles, qui reste constant alors même que ce qu'il relie se transforme et se modifie. Le lien s'exemplifie en particulier dans la loi comme rapport nécessaire qui dérive de la nature des choses ou comme rapport constant entre des phénomènes variables. En second lieu, du point de vue de son existence, fait aussi problème la multiplicité de sa présence dans chaque champ de la réalité humaine. La société, dans sa représentation économique, juridique, politique, mais aussi, dans d'autres registres, la religion, la morale, la science et la technique amènent et posent la question du rapport entre le réel objectif et sa représentation subjective universelle. Mais il est aussi bien présent dans le champ de la métaphysique, quand on pose la question de savoir quel est le lien des parties à une totalité absolue, de la pensée à l'être, de l'âme au corps, de la raison à elle-même. Enfin, du point de vue de sa valeur, le lien continue de nous étonner par l'ambiguïté de son intensité assignée à nos représentations. En effet, tantôt il est perçu suivant son essence et sa nécessité, donc libérateur et rassérénant, tantôt suivant son accidentalité et sa contingence, donc aliénant et effrayant. A moins que — comble de l'étonnement voire de l'émerveillement, mais aussi du souci et de l'inquiétude — ce ne soit l'inverse, et qu'il faille se résoudre à penser que seule la contingence du lien l'élèverait à son accomplissement et à notre libération et que, symétriquement, sa nécessité équivaudrait à sa dégradation et à notre aliénation.
Ainsi le lien entretient un rapport direct avec la représentation de notre liberté. Celle-ci peut se penser comme le pouvoir de construire notre monde (individuel et collectif) suivant une logique et une cohérence internes, qui résultent du choix que nous faisons de certains liens. Nous prenons en effet d'abord conscience de l'hypothèse que tout est lié. Mais immédiatement — et c'est ce qui constitue précisément l'ambiguïté du lien — nous nous prenons à nous défier de notre jugement et à supposer l'hypothèse inverse : et si rien absolument n'était lié? En tout état de cause et dans le cadre de la première hypothèse, surgit immédiatement en nous la question corrélative de savoir si tout est bien lié, et à quelles conditions cela peut l'être. En conséquence de quoi nous nous demandons s'il ne faudrait pas discerner ce qui est lié nécessairement — et doit être accepté en tant que tel —, et ce qui ne l'est qu'accidentellement — et doit être par conséquent réduit ou supprimé. A moins qu'il ne faille au contraire préserver la contingence du lien et annuler sa nécessité. Quoiqu'il en soit, et quelle que soit l'hypothèse initiale choisie — tout est lié ou rien ne l'est — le lien semble bien apparaître comme un sujet d'angoisse pour notre liberté qui s'engage tout entière, dans la représentation de notre liaison à la totalité du monde, et à ses différentes parties — la matière et ses lois — mais aussi à nous-mêmes — comme représentation de notre faculté rationnelle.
Ainsi la notion de lien nous apparaît comme la représentation d'une liaison et d'une relation, d'une contrainte et d'une astreinte, qui retient et maintient solidairement plusieurs éléments et paramètres et interpelle notre faculté de liberté et de compréhension. Certes, une relation n'est pas exactement identique à une simple liaison, ni à une connexion systémique. Mais du point de vue de l'intention comme du résultat, la notion de lien nous interpelle du point de vue d'un acte triple. D'abord "al-lier" — composer des mixtes suivant des liaisons, des alliages et des alliances —, ensuite "re-lier" — composer des rapports selon des relations —, enfin "dé-lier" — i.e. séparer l'accidentel de l'essentiel, le contingent du nécessaire, l'accessoire du primordial, et trouver l'ordre et la raison suffisante des choses en composant des systèmes autonomes.
Quelle que soit l'issue de la question — absence ou présence du lien en général —, l'enjeu d'une réflexion sur le lien demeure de s'enquérir du lieu où le lien est à chaque fois nécessaire et primordial, en tant qu'il détermine un premier ordre dans un ordre premier. Il s'agit de désamorcer la duplicité apparente du lien, sa présence double et incertaine dans le visible et l'invisible, le donné et le construit, le matériel et l'abstrait, le réel et sa représentation. Mais aussi il convient de résoudre l'ambiguïté de sa valeur pour la liberté qui le constitue en alliant, reliant et déliant, et qui le juge comme absent ou présent, aliénant ou libérateur.
Ainsi une phénoménologie du lien — description de ses conditions d'apparition et de ses modes de manifestation — peut-elle nous permettre de représenter l'unité du lien à travers la diversité des champs qu'il parcourt? Une logique du lien — comme examen de ses lois de formation et de fonctionnement, étude de son devenir dialectique où l'apparence et la réalité s'inversent subtilement — peut-elle nous aider à comprendre la nécessité ou la contingence du lien et ainsi changer notre perspective axiologique qui le juge à tort ou à raison aliénant ou libérateur? Enfin une ontologie du lien — comme circonscription des limites à l'intérieur desquelles la radicalité se rend effective — peut-elle nous faire découvrir ce qui dans le lien reste et demeure essentiellement et nécessairement constitutif de la représentation du réel et de la relation qui l'unit au réel?
Le lien est-il donné de toute éternité ou bien est-il simplement construit par l'esprit humain? S'agit-il de sauver le lien à tout prix ou bien au contraire d'en montrer l'illusion et la contingence? Peut-on conclure à la présence ou bien à l'absence de tout lien? Quoiqu'il en soit, qu'il y ait nécessité de montrer la nécessité ou la contingence du lien, on peut néanmoins faire l'hypothèse de l'existence du lien sur un triple plan : de la chose, du sujet pensant, et de la représentation qui les manifeste ensemble. Dans ces conditions il s'agit de s'enquérir à quelles conditions le lien peut être d'abord éprouvé — par ses résonances mentales intellectuelles et affectives —, ensuite approuvé ou réprouvé — confirmé dans sa nécessité libératrice ou infirmé dans sa facticité aliénante —. Et enfin prouvé dans sa nécessité de droit et de fait, comme constitutif de l'ordre du réel objectif (et de la multiplicité de ses champs), de l'ordre du réel subjectif (l'esprit et ses actes) enfin de leur liaison, relation ou système nécessaires.
Il s'agit d'abord de montrer que la notion de lien ne va pas de soi, n'apparaît pas spontanément à l'esprit. A tel point qu'il n'apparaît pas immédiatement nécessaire de penser le lien. En effet si du côté de l'espace les choses semblent bien liées par leur force de cohésion interne (solidarité dans la résistance des matériaux), au niveau du temps la conscience se surprend à pressentir une discontinuité radicale, une absence profonde de lien entre les moments successifs du temps. A tel point qu'il aura fallu à Descartes introduire la notion de création continuée par Dieu pour rendre compte de la disparité des instants du temps. Ainsi à chaque fois que je pense, je suis, mais ce qui garantit la continuité et la solidarité des instants où je pense c'est précisément Dieu et sa création continuée qui soutient chaque instant dans l'être et l'empêche de sombrer et s'effondrer dans le néant. Ainsi, d'emblée, l'esprit oriente la recherche dans la direction de la satisfaction de son besoin le plus radical, à savoir l'accès à une raison, à une continuité, à un enchaînement. Mais rien ne nous empêche de penser par une liberté de retournement la discontinuité radicale et l'absence de lien dans l'espace, le temps, la matière.
Les liens que nous nous représentons ne seraient ainsi aucunement substantiels mais seulement de surface. Ils correspondraient seulement aux conditions de possibilité de toute représentation humaine du réel, mais ne renverraient à aucune assise ontologique. Ainsi le lien n'apparaîtrait qu'au terme d'un processus de réflexion et de représentation. En effet il n'est pas contradictoire de penser que le monde nous apparaît d'abord comme un bloc, une masse compacte qui semble posée devant nous. Ce n'est que par un processus de réflexion que nous pouvons progressivement différencier ses éléments et les ordonner — les lier en une coordination et une subordination — selon une logique interne. Rien en effet ne semble lié au commencement de la perception, de la sensation. Tout paraît, juxtaposé en une sorte de discontinuité, de disruptivité sans lien, ni cohésion, ni cohérence. Tout semble posé, imposé, donné ex abrupto, ex nihilo, comme un tout opaque, compact, inanalysable. Ou bien, à l'autre extrême, la seule image que nous pouvons d'emblée former du lien reste celle de l'entrelacement, de l'entrecroisemenrt d'une corde, d'une chaîne, d'un filet ou d'un filin à la surface d'un objet pour diminuer son degré de liberté, sa latitude de mouvement. Le lien est alors perçu comme un réseau enserrant une chair, une masse qu'il emprisonne et dont il comprime et restreint l'espace en l'astreignant à une possibilité et une liberté réduites de mouvement.
Ainsi, la première figure phénoménique du lien est celle de la juxtaposition, de l'application, ou de l'enserrement contraignant, par une force, et un espace souple, d'un autre espace qui subit passivement une restriction de ses possibilités, par réduction du degré de liberté au sens de la latitude de mouvement. Le lien n'est pas encore ici la liaison entre deux ou plusieurs éléments distincts mais reliés par une relation. Le lien ne peut se radicaliser, càd trouver et maintenir son ordre propre, que dans la mesure où il constitue un principe d'ordre dans les choses, par la libre activité de l'esprit. Mais aussi, il peut apparaître comme un principe d'ordre dans le rapport entre les choses et leur représentation. Certes, on peut contester l'existence d'un rapport entre le lien et l'ordre. Il se pourrait en effet qu'il y ait des choses liées irrationnellement. Mais précisément l'absence d'ordre ne voue-t-elle pas le lien à se désagréger, à se décomposer tôt ou tard sous l'action de forces, de tensions, de pressions diverses extérieures, et à laisser place à la contingence la plus disparate et déliée? Quoiqu'il en soit, le lien reste, à ce niveau d'analyse, réduit à une pure opposition entre deux choses, l'enveloppement d'un espace par un autre espace.
Par exemple, le lacet d'un soulier, celui d'un corset ou la ceinture d'un pantalon enserrent et maintiennent deux espaces, deux surfaces, et imposent un entrelacement, un emprisonnement et une restriction du mouvement. Le filin ou le cordage qui ferme un sac de déchets, ou celui d'une suture chirurgicale qui maintient bord à bord une chair ouverte, induisent déjà — dès la première apparence du lien — la possibilité d'un jugement de valeur concernant la positivité ou la négativité de son effet. Le lien en effet montre la vocation d'empêcher le libre mouvement d'un corps qui peut nuire — en criminologie —, ou empêcher la dislocation —l'éparpillement et la dispersion des espaces locaux — d'un corps qui peut se nuire (en chirurgie). Le lien peut donc se penser comme ce qui empêche de manière neutre le mouvement d'une diversité d'éléments, quelle que soit la valeur que nous accordons à ce mouvement. Mais aussi, symétriquement, ce qui rend le mouvement solidaire de toutes ses parties. Dans le premier cas le lien assure que les parties sont encore ensemble. Dans le second cas le lien permet que les parties soient toujours ensemble.
On peut cependant décrire une seconde forme immédiate du lien, par la notion d'adhérence et de liant, qui impose une contiguïté forcée entre deux corps. Par exemple, une colle, ou un liquide dans tout procédé culinaire, une vis ou un clou qui plaquent et pressent de force deux parois que tout séparerait autrement. Enfin une troisième figure phénoménique apparaît qui désigne le lien comme transmission mécanique. Par exemple, la bielle, le piston, la courroie, l'arbre à came (ou arbre de transmission), le filin de traction dans la poulie, constituent des liens qui assurent la transmission du mouvement d'une pièce (ou rouage) à une autre, à l'intérieur d'un système qui produit un effet global. Ce principe de transmission du lien fait précisément que le mouvement d'une partie à l'intérieur d'un système devient le mouvement d'un autre. Résumons : nous pouvons découvrir au moins trois figures phénoméniques et immédiates du lien. D'abord, l'enserrement, par enchevêtrement et entrecroisement. Ensuite, l'adhérence, par l'application de contiguïté. Enfin la transmission (par articulation). Ces trois figures nous donnent à penser le lien comme apparaissant spontanément dans sa nudité. Qu'il soit constaté comme donné naturel ou comme construction artificielle, il se présente toujours sur le mode de l'extériorité et de la matérialité, suggérant une image de la force, de la souplesse conférées par la loi agissant sur et dans les choses.
Cependant cette présentation spontanée du lien dans le phénomène d'alliance ou d'alliage —rapprochement forcé de deux éléments extérieurs, autres et hétérogènes l'un à l'autre — ne nous dit rien des conditions par lesquelles il est possible de se représenter le lien dans sa nécessité, sa rationalité, son intériorité. Certes, il semblerait tout aussi logique et cohérent de penser, à l'opposé, le lien dans sa radicale contingence, irrationalité, et extériorité. C'est une possibilité que nous ne pouvons exclure bien qu'à l'évidence elle présente moins de richesse et de fécondité de pensée. Mais quoiqu'il en soit et en tout état de cause, cette courte phénoménologie du lien, ici rapidement esquissée requiert en somme pour la satisfaction de l'esprit une étude de ses lois de formation, et de la dialectique de son devenir. En effet une force apparemment contraignante et restrictive peut s'inverser réellement en effet libérateur et producteur. Ainsi le lien ne doit plus seulement être constaté et valorisé spontanément en négatif ou en positif. Il doit en outre être compris par la représentation de sa loi de formation et d'institution ainsi que saisi dans la compréhension de ses lois de fonctionnement. Il est incontestable et indéniable que le lien requiert d'être pensé sous la quadruple dimension de l'espace, du temps, de la matière et de la causalité. Seuls ces objets d'étude peuvent permettre de dégager quant au lien sa nature, son existence et sa valeur. Mais aussi ils peuvent permettre de déterminer son phénomène, sa logique et son être.
Le lien n'est plus ainsi vécu et subi passivement, constaté affectivement — seulement comme un alliage, une liaison —, mais il devient une relation, càd un processus de limitation des éléments reliés entre eux et qui assure leurs variations concomitantes. On ne peut pas, à ce propos, ne pas se demander si la relation constitue un lien externe ou interne entre les choses. La question principale en effet est de déterminer la ligne de partage entre les substantialistes et les nominalistes. En effet les substantialistes tiennent pour réel le lien intrinsèque de chaque idée avec l'ensemble de tous les prédicats qu'elle est susceptible de déterminer. Ils croient dans le réalisme des idées et donc affirment la substantialité des relations déterminées par ces idées dans les choses. A l'opposé, les nominalistes tiennent à la position d'une extériorité radicale des choses inconnaissables et des liaisons unissant leurs représentations et leurs idées entre elles. Mais quoiqu'il en soit, pour comprendre le lien à un niveau plus profond de radicalité, il nous faut changer notre image affective en représentation intellectuelle, formelle et modélisable de la loi. Il devient ainsi nécessaire de rompre avec le plan dans lequel s'effectue l'acte d'allier — lier à un autre —, et s'introduire dans le plan du relier — lier à un niveau plus profond de représentation. Sans préjuger par ailleurs de la valeur du lien, on doit cependant, nous semble-t-il, à éprouver spontanément l'effectivité du lien, si on veut en saisir l'essence et la radicalité. Car alors il y aurait adhérence obscure et incompréhensible de l'esprit à la chose, par l'affect. Ce qui corrélativement nous conduirait à aggraver et resserrer nos liens, ce qui aurait pour effet inéluctable de réduire d'autant notre liberté, d'esprit, de mouvement, et d'action. Nous nous interdirions ainsi de saisir l'intelligibilité qui seule peut délier la notion de lien de tout son cortège d'affects aliénants. Il s'agit alors d'approuver (confirmer) ou réprouver (infirmer), suivant un logique de la nécessité interne, la valeur et l'effectivité des liens qui subsistent dans les choses et les idées.
La question reste donc de savoir par quelle logique nous pouvons et devons percevoir et comprendre le lien pour en retracer rigoureusement la formation dans l'esprit et dans les représentations qu'il se donne des choses. Pourquoi et comment formons-nous des liens, à la fois dans la représentation des phénomènes de la Nature, des forces agissant dans la Nature, mais aussi dans la représentation de l'institution positive des liens dans le monde humain. Pour expliquer la formation du lien ne doit-on pas supposer un parallélisme exact, une correspondances rigoureuse entre l'ordre des choses et l'ordre des idées (des représentations)? Le lien entre nos représentations et le lien de nos représentations avec leurs conditions de possibilité — par la réceptivité du sens interne du temps et la production spontanée des catégories — ne doivent-ils pas correspondre à un ordre interne et intime dans les choses? Certes cette correspondance renvoie nécessairement à la distinction entre le monde des phénomènes et le monde des noumènes. En effet, les connexions que l'on peut observer dans le monde sensible, ou bien sont contingentes, ou bien doivent renvoyer à une connexion plus profonde dans le monde des idées pour recevoir une quelconque nécessité, ce qui ne peut se faire que sous la supposition d'une structure nouménale.
Il s'agit donc d'examiner le lien comme loi scientifique — relation ou rapport constant entre des phénomènes variables — afin de comprendre comment il est l'expression d'une structure nécessaire et a priori de l'entendement qui assure la cohérence de nos jugements entre eux et de ceux-ci avec la réalité. On peut remarquer que la notion de relation propre au champ de la science ne recouvre pas et n'épuise pas la notion de lien en général. La notion de champ en science, capitale, dit assez comment les phénomènes se trouvent bien liés par des systèmes de lois. La science consiste en effet à modéliser les phénomènes pour en comprendre le mécanisme (loi de fonctionnement) et la genèse (loi de formation), afin d'en prévoir les effets. La science vise donc à relier entre eux de manière nécessaire et universelle — par rapport aux conditions humaines de la représentation — des éléments apparemment disparates. Le lien se découvre donc ici comme gisant à l'intérieur des choses, mais aussi dans l'intériorité de l'esprit, sans être apparent. Certes on peut juger ce point de vue comme procédant d'une thèse substantialiste sous-jacente. En effet le lien n'est-il pas, plutôt qu'une entité intrinsèquement disposée dans les choses mêmes , la forme même subjective de nos représentations en tant que nous ne pouvons accéder à une représentation cohérente des phénomènes que si d'emblée nous les lions entre eux dans la représentation? Le lien peut donc se penser et s'interpréter ici comme une relation. On parvient à relier les choses parce qu'on découvre ce qui était toujours déjà lié en arrière-plan, suivant une sorte de schématisme transcendantal. Par exemple, en mécanique, la loi de Galilée, selon laquelle (par l'expérience du plan incliné) les espaces de chute parcourus par un corps sont proportionnels au carré du temps de chute. Ou la loi de Kepler (à partir des relevés de Copernic et Tycho Brahé) selon laquelle les aires parcourues par les planètes sont proportionnels au cube du demi-grand axe de l'ellipse. Mais aussi les lois du champ électromagnétique de Maxwell et en chimie les lois de Mariotte. Dans tous les domaines de l'investigation scientifique les phénomènes apparaissent liés conformément aux liens relationnels qui unissent leurs mesures dans la représentation qu'en donne l'esprit humain.
Ainsi on peut comprendre que le monde des lois scientifiques est non pas donné mais construit. Bachelard disait qu'il n'y a rien de simple, mais seulement du simplifié, càd une mise en relation par laquelle l'accessoire s'ordonne à l'essentiel en s'y subordonnant comme corrélat, application et matérialisation. La science opère une déconstruction en dimensions du phénomène par une modélisation, une schématisation explicative où les différents éléments apparaissent dans leur liaison intime et constante, malgré leur variabilité apparente. Ils sont en effet à la fois limités réciproquement et dépendants mutuellement selon la catégorie de la causalité et dans le lien du temps, forme interne de toutes nos représentations. Car la causalité assure le lien comme transmission, et la temporalité apparaît comme un liant épistémique sans lequel aucune loi n'est possible. Certes il serait nécessaire pour bien comprendre la nature du lien d'opérer une distinction nette entre la loi et la causalité, càd au fond une distinction entre la cause et la raison. En effet, le lien est-il un simple principe d'intelligibilité qui rend raison, au regard de la raison, de l'apparence, ou bien est-il une entité à part entière inscrite intrinsèquement dans la nature même des choses?
Quoiqu'il en soit, on peut définir la Nature comme l'ensemble de tous les phénomènes soumis à des lois, de deux manières différentes. D'une part parce que la loi est le rapport constant qui relie des phénomènes variables. D'autre part, parce que ce n'est pas l'entendement qui reçoit des lois de la Nature, mais au contraire il les lui prescrit. L'entendement n'est pas lié à la Nature — comme réalité externe — mais plutôt lié à sa propre nature interne, suivant une logique qui lui impose une cohérence, une cohésion, qui s'analyse comme l'exigence d'être une totalité bien liée.
Par exemple, dans l'expérience spontanée et naïve de la physique, les choses semblent adhérer conjointement et comme par une contiguïté magique, immédiate, massive et sans raison. En effet l'esprit éprouve d'abord la liaison de toutes choses comme masse et écrasement. Puis par la médiation de la représentation il comprend le lien — la loi d'attraction universelle — qui relie le comportement de deux corps. Et cela souvent malgré les apparences : les liens réels se révèlent différents des liens apparents. "Il fallait être Newton pour apercevoir que la Lune tombe, alors que tout le monde voit bien qu'elle ne tombe pas." (Valéry). Mais les choses ne sauraient être agglutinées entre elles, agglomérées les unes sur les autres par un lien miraculeux et incompréhensible, et en un tout impénétrable et inextricable. Mais elles sont plutôt reliées de l'intérieur par une loi d'attraction qu'on peut modéliser et qui explique ou montre simplement dans ce cas le lien qui existe entre, d'une part, le lien des choses dans le réel matériel et, d'autre part, le lien des idées qui leur correspondent dans la représentation. L'ordre des choses et l'ordre des idées se suivent, se répondent et se correspondent pas à pas, car ils sont les deux modes expressifs d'une substance unique, qui peut ici trouver une assise ontologique comme liant absolu de tous les liens relatifs. Certes on ne saurait confondre le criticisme kantien et la monadologie leibnizienne. Pour Kant en effet, le lien est purement transcendantal. Il exprime une cohérence de nos représentations à l'intérieur des conditions de possibilité de l'expérience. Pour Leibniz au contraire, le lien semble plus ontologique puisqu'il exprime la relation du Tout à l'ensemble des ses parties.
De même, deux aimants semblent adhérer par un lien externe inexplicable, ou maintenus à distance par une épaisseur irréductible, alors qu'en réalité la liaison de l'entendement avec ses propres catégories met en évidence par modélisation une relation universelle et quantifiable entre les forces ou flux du champ magnétique. Il existe donc un pouvoir séparateur et dissociant de l'entendement qui décompose et abrège analytiquement un donné global en un ensemble d'éléments auxquels s'applique un système bien lié de relations qui décrivent rigoureusement et rationnellement les effets. Par exemple, la lumière semble liée de manière externe, compacte et opaque à toute intelligibilité — elle semble affecter seulement l'impression — avec l'objet qu'elle éclaire (y compris la rétine). C'est ainsi que beaucoup de penseurs (Goethe, Schopenhauer, etc.) se sont sentis attirés par une théorisation romantique de la lumière. En réalité les prosaïques lois de l'optique (réflexion, réfraction, diffraction) montrent et mettent en évidence la relation interne entre la propagation d'un rayon et sa réception sur une surface sensible, produisant des couleurs par réfraction et combinaison de longueurs d'ondes. De même en chimie, les substances ne sont pas liées de manière externe par juxtaposition ou alliage. Mais c'est par un lien caché et une relation dérobée qu'est rendu possible leur mélange. Ainsi le feu paraît lié à l'air, de manière apparente : pas de fumée sans feu, mais surtout pas de feu sans air, puisqu'il s'agit d'une combustion, càd d'une oxydation. Mais en réalité, ici se découvre une relation interne, un lien quantifiable entre les molécules d'oxygène et une certaine agitation, un état excité des particules de la matière combustible. Enfin, troisième exemple, en biologie même, nous percevons naïvement un certain lien, mais seulement comme juxtaposition, adhérence et enveloppement superficiel, alors qu'en réalité seule une relation interne peut être comprise par la représentation. Certes, nous n'ignorons pas la nécessité de distinguer la relation interne de la relation externe. En effet la relation interne se pense comme intrincéité et elle suppose l'existence d'un ordre immanent aux choses. Le lien externe est à l'opposé un lien d'extériorité, et non plus d'intériorité, mais cette extériorité peut apparaître sous la forme d'un intérieur — comme les organes intérieurs du corps font néanmoins partie de l'extériorité de la personne —, mais aussi sous la forme d'un extérieur. Ainsi les liens d'un corps avec son milieu peuvent être intérieurs, ils ne cessent pas pour autant d'être déterminés dans l'extériorité. Par exemple, la liaison d'un corps vivant de mammifère avec l'air par le processus de la respiration est appréhendée globalement par la représentation d'une adhérence, d'une immanence, d'un enveloppement, ou d'une immersion du corps vivant dans l'atmosphère "am-biante" (concernant tout ce qui entoure la vie). Alors que la réalité est tout autre : Un processus d'échanges moléculaires s'établit entre les éléments constitutifs de l'air et les cellules du sang.
Par conséquent, on peut conférer une certaine légitimité à cette idée de logique dialectique du lien. En effet ce qui paraît lié ne l'est jamais de la façon dont nous l'imaginons, mais seulement de telle sorte qu'un lien apparemment synthétique et global pris dans une totalité s'inverse en un lien analytique, càd dans une relation entre deux éléments. Cette propriété dialectique sera peut-être susceptible de nous éclairer sur la dimension métaphysique du lien. En effet il s'agira alors de procéder à la critique des limites de la représentation du lien. Qu'en est-il ainsi du lien entre l'âme et le corps, entre la Nature et l'Esprit, l'objectif et le subjectif? D'une manière générale est posée la question de la nature du lien entre les concepts de l'entendement et les idées de la raison. Ces différents types de lien problématique semblent avoir en commun qu'ils s'appuient tous sur une logique de formation et de devenir. Ce n'est pas ce que nous croyons lié qui l'est vraiment. Quand nous nous attendons d'appréhender un lien de manière synthétique — suivant une perception globale —, il se dérobe à nous vers un plan analytique — suivant des articulations ponctuelles et locales — et inversement.
Cependant l'effectivité du lien en idée — comme représentation conceptuelle —, aussi bien qu'en réalité — comme condition d'existence et mode d'être des choses — est attestée aussi bien dans le champ de la science et de la technique que dans celui de la pratique humaine concernant l'action et ses fins.
L'homme en effet, par nature, pour se poser dans son existence concrète et temporelle, sociale et historique, est lié à la nécessité incontournable de constituer et d'instituer des liens. Il semblerait que le seul point commun entre le lien comme loi naturelle et le lien comme loi positive soit précisément la nécessité des conditions de possibilité de pensée et de vie de l'homme sur Terre en fonction de ses conditions matérielles. Le lien au sens contractuel n'apparaît pourtant pas immédiatement dans sa radicalité. Car une simple liaison massive, de fait, abruptement constatée et assumée, ne suffit pourtant pas à rendre compte du rapport de l'humain à son lien social, càd le socius, dont le principe initialement posé de manière embryonnaire présidera par la suite, sous la médiation d'infinis développements, à la constitution de toute société, association, et sociabilité. Il est cependant nécessaire en tout état de cause de distinguer deux sortes de nécessité. D'une part une nécessité brute, celle qui est imposée par la Nature dans l'exigence de conservation minimale et de survie. D'autre part celle, beaucoup plus raffinée, imposée cette fois par l'esprit, d'établir un pacte social par la médiation d'un contrat. Autrement dit cette seconde nécessité propre à l'esprit humain consiste à obtenir la paix, la sécurité, l'équilibre, par l'effort de se soumettre à un lien commun contraignant. En effet un ensemble d'hommes soumis uniquement à la première nécessité (celle de la survie) ne pourrait précisément pas mériter ce nom. Car les bêtes, elles aussi, se trouvent liées par la première nécessité en troupeaux, hordes, bandes, colonies, essaims, meutes, etc. Certes le lien de seconde nécessité souffre chez l'homme fréquemment de déplorables distensions et distorsions. Mais elles sont immédiatement repérées et dénoncées par la partie judiciaire du contrat. Elles amènent alors involontairement à un renforcement de ce contrat de seconde nécessité. Comme le précise Montesquieu au début de son Esprit des lois, les lois de première nécessité ne sont jamais enfreintes alors que le sont souvent celles de seconde nécessité. Mais celles-ci manifestent la liberté de l'homme càd précisément son lien intime avec la raison, lequel ne paraît jamais si étroit et fort que quand il semble pouvoir se relâcher dans l'anormalité ou dans l'illégalité, suscitant en effet un accroissement de conscience sociale.
Mais cependant d'emblée se déploie spontanément une solidarité (ou solidité) à la fois mécanique — par action et réaction — et organique — par concertation intentionnelle — des individus entre eux. Car par nature et de nature, portant en eux une expression particulière de la raison universelle, ils tendent à se rassembler et à s'associer en circonscrivant un espace concret et abstrait, tout à la fois (mais pas sous le même rapport), dans la Nature. Ce lien de sociabilité porte en lui une dimension dialectique, car il est indissolublement lié à sa propre négation, qui est l'insociabilité. Il apparaît ainsi comme insociable sociabilité, de telle sorte que les deux aspects du lien — attraction et répulsion — passent l'un dans l'autre constamment par renversement. Ainsi ce lien apparent et immédiat de sociabilité ne montre pas immédiatement sa nécessité et sa solidité. Il semble au contraire fragile, constamment exposé et soumis à la menace de fracture de l'armature sociale, ou de déchirure du tissu social. D'où la "dé-tresse", toujours possible et immanente, la décomposition toujours imminente et reportée, de ce qui précisément est donné comme tressé, tissé, entrelacé et apparemment lié. Il serait d'ailleurs intéressant à ce propos de rapporter la fragilité problématique du lien social au traumatisme originaire de la perte de l'attachement maternel, autre lien, le plus fondamental peut-être. En effet avant le contrat social, ou toute forme de pacte, se trouve et se tient le lien fondamental, à savoir l'attachement maternel et réciproque d'une mère et de son enfant. Ce lien est d'abord voulu par la nature en première nécessité. Mais ensuite il est prolongé en une seconde nécessité et institué comme relation durable bien que toujours fragile et problématique. Car l'homme doit à la fois conserver des liens affectifs de filiation avec ses parents (notamment avec la mère) mais en même temps il doit s'en détacher, devenir finalement son propre père et sa propre mère. D'où d'inévitables tensions se mettent en place et distordent et distendent le lien et parfois l'altèrent irrémédiablement. Il serait téméraire de chercher l'origine de toutes les névroses et inadaptations sociales dans cette perversion originelle du lien d'attachement à la mère. Mais on doit lui reconnaître cependant une incidence non négligeable.
Pourtant, la logique dialectique du lien, à l'oeuvre dans la nécessité de sa formation et de son devenir, suggère de comprendre que le lien n'est pas consolidé tant qu'il n'est perçu que globalement. En effet, appréhendé massivement comme compacité et opacité, le lien apparaît toujours menacé de délitement, de décomposition, de distension, si sa manifestation n'est pas constamment reliée à la représentation de sa nécessité comme processus d'institution. On peut découvrir dans le tissu social une triple structure. L'économique concerne la production, distribution et répartition des biens et des richesses. Le juridique se rapporte à la délimitation des pouvoirs individuels et collectifs. Enfin le politique consiste dans la finalisation des actions en vue du plus grand intérêt général de la société. Cette société, en tant qu'elle est fondée au principe par le socius — le lien humain sous sa forme la plus générale, essentiellement constitutif de l'existence temporelle et historique de l'humanité —, ne peut accomplir effectivement son rôle et son essences de lien et de liant que par une représentation constamment reconduite de ses conditions et de sa nécessité.
Comment dans ces conditions instituer la nécessité d'un lien entre la constatation de fait d'un ensemble ouvert de rapports de forces diversifiées, et l'exigence, dans la représentation de l'institution, d'un ordre, d'une organisation, d'une relation rationnelle rigoureuse entre les individus?
Le pacte social doit ainsi être pensé en sa définition essentielle comme le commencement intemporel et la finalité immanente de l'existence humaine. En effet, il la relie à son essence, de trois manières distinctes. D'abord, en dépassant les fausses alliances, constituées dans l'apparence, au hasard des circonstances, par des forces immédiates (càd dont l'assemblage n'est pas médiatisé par un ordre rationnel ou des médiations consensuelles). Ensuite, en "dé-liant" en lui ce qui reste et demeure essentiel, la paix (pax), pensée comme l'avènement de son lien primordial à lui-même. Le pacte doit donc être représenté comme le lien vivant et substantiel qui assure la liaison du début à la fin de l'existence humaine. Il dépasse ainsi dialectiquement — par inversion, renversement et approfondissement — une forme primaire et superficielle du lien — le simple équilibre mécanique des forces — vers une forme essentielle qui est la paix intérieure, lien de soi à soi, condition de la validité de tout lien extérieur. Certes, il existe bien des façons de penser le lien comme contrat et ce à quoi il nous engage. Nous ne retiendrons pourtant ici qu'une troisième et dernière figure médiatrice des deux précédentes. Car cette représentation finalisée du lien passe par le moyen de sa réalisation, bien que celle-ci demeure à jamais idéale, hypothétique, reconduite incessamment comme horizon et thème. Cette médiation se pense comme contrat social, forme réelle du lien idéal qui représente le pacte, comme règne des fins. Les hommes en effet tissent ensemble un lien réciproque, universel, fondé sur l'idée de la raison. Ce lien leur permet à chaque instant de se relier entre eux par l'idée, en se déliant des fausses alliances. Cette rectification, constante en idée, d'une institution du contrat — lien qui instaure de droit par la raison une communauté qui se substitue à l'amalgame de fait des individus — permet à terme l'avènement d'un processus radicalement neuf et innovant. Il s'agit de l'effacement progressif de ce lien visible, tangible, au profit d'un lien invisible, celui du pacte, comme lien de chaque esprit avec lui-même. Ce lien invisible contrôle à bonne distance le lien qui l'unit au système social —système organisé des besoins et de leurs satisfactions —. Ces deux liens, interne et externe, n'interfèrent et ne s'entre-empêchent plus. La cité de Dieu — et il n'est peut-être pas nécessaire d'être croyant pour lui donner une réalité transcendantale —, invisible, mais enveloppée effectivement dans la Cité des Hommes, subordonne celle-ci en coexistant compatiblement avec elle. La Cité de Dieu lie en effet les hommes en tant qu'ils se relient à ce qui en eux demeure divin — religare, relier et religere, rassembler —. Le numineux, compris en ce sens est toujours le lumineux. Cette Cité de Dieu apparaît donc comme un aspect essentiel de la Cité des Hommes, qui l'enveloppe et qu'elle tend à développer.
Mais déjà le contrat social, laïc, rationnel, reliant entre elles de manière cohérente les sphères économique, juridique, politique, représente un lien plus profond, plus réfléchi, plus essentiel que le lien religieux. Pourtant celui-ci est initialement constitué et institué comme moyen provisoire de sociabilité.
La religion en effet, à la fois dans son aspect visible (le rituel) et dans son aspect invisible (le numineux), se présente comme l'institution d'un lien et d'une manière d'être conforme à ce lien. La religion est à la fois le lien qui permet de vénérer (re-ligare) et de rassembler (re-ligere). Le lien à une transcendance induit une vénération qui permet d'instituer un lien de rassemblement qui devient l'objet de cette vénération. La transcendance est toujours déjà posée en l'homme, mais à son insu. Ainsi sa première figure est-elle l'absolument autre, le caché, l'inacessible. Puis elle vient progressivement à la connaissance de soi-même et se découvre comme humanité. Comte ne dit peut-être pas autre chose en substance que Feuerbach, qu'il développe systématiquement. La religion de l'Humanité chez Comte est-elle autre chose que l'intuition développée de Feuerbach selon laquelle le divin est de l'humain insu, et en tant que tel illégitimement extraposé en un premier moment? Ainsi historiquement l'humanité est-elle vouée à resserrer constamment son lien intime avec elle-même en prenant conscience qu'elle est le divin caché dans les profondeurs des replis obscurs de la Nature. L'esprit fini est l'esprit infini qui ne se sait pas encore lui-même, qui a besoin de passer par sa négation pour compléter sa puissance infinie. La dialectique de formation du lien devient alors dans ces conditions rigoureusement explicite dans le cas du phénomène religieux. En effet le lien initial engendre un autre lien ainsi que le lien qui les unit. On peut alors apercevoir les insuffisances du religieux dans la formation du lien social. Car le lien de vénération d'une instance transcendante qui par le respect fonde le rassemblement — la communauté des croyants, et des croyances, donc l'unité sociale — s'inverse subrepticement mais salutairement en vénération de ce rassemblement lui-même. Certes, nous ne nous cachons pas que ce déplacement essentiel en lui-même peut dans la réalité historique dégénérer en glissement, dérapement et dévoiement.
Mais dans ce processus idéalement diaïrétique ou ascensionnel l'essentiel reste préservé. L'esprit se pose face à lui-même et à son contraire, qu'il assume et résorbe dans sa marche invincible et inexorable. Il ne s'agit certes pas de vouer les régressions, les stagnations et les déviations innombrables, aux détails et aux poubelles de l'Histoire (immense Déchetterie cosmique et effroyablement tragi-comique). Mais les manquements à la réalisation concrète d'une idée ne seront jamais une objection contre elle, mais au contraire la confirmation certaine de son indéfectibilité et de sa réalité comme idée. Il ne s'agit pas dans une sculpture d'accorder plus d'importance aux copeaux qu'à la forme achevée qui émerge lentement et durement. Une hiérarchisation est ici nécessaire, pour subordonner les moyens à la fin. En toutes choses il faut considérer la fin disait déjà le grand et bon La Fontaine. Et quand on considère toutes choses — y compris et surtout soi-même, signe absolu d'objectivité dans la dureté envers soi — comme des moyens et des échelons hiérarchiques pour gravir lentement la pente de la nécessité et du destin, n'est-on pas par une sorte de mouvement rétrograde du vrai justifié de tous les glissements, erreurs, et dévoiements? Le destin n'est-il pas, selon la belle formule de Hegel, dans la Phénoménologie de l'Esprit, la conscience de soi comme d'un ennemi? Le summun de l'objectivité requise pour accéder à l'enfantement de l'humanité par elle-même n'est-il pas d'extérioriser le lien intérieur et d'intérioriser le lien extérieur? "Au fond, tous les noms de l'Histoire, c'est moi" (Nietzsche). Cette extra-néation de soi n'est-elle pas le processus même de constitution de l'objectivité? Qui aimera suffisamment le lien profond qui l'unit à la nécessité des choses pour oser inverser les liens internes et externes, et se maintenir pourtant à l'extérieur du cercle de la folie stérile et absurde? Cette réversion du lien en sa réversibilité essentielle, ne constitue-t-elle pas une objectivation absolue de son effectivité?
Quoiqu'il en soit, et en tout état de cause, un lien ne peut être solide, essentiel, radical, que s'il se fonde sur lui-même en tant qu'il procède de sa rationalité immanente, et non sur un autre lien, dont le rapport au premier peut s'inverser. Ainsi le rassemblement par la vénération se disloque et se distend comme lien dans la vénération pour le rassemblement, s'abîmant dans la superstition et l'obscurité. C'est pourquoi le lien religieux comme principe de cohésion sociale ne peut qu'être dépassé par le lien institué dans et par la rationalité à l'oeuvre dans le contrat social. Certes on peut concevoir d'autres raisons de préférer le lien laïc au lien religieux, notamment eu égard à la perception du temps et à son traitement. Il se pourrait en effet que le lien laïc fasse l'économie du temps, y compris dans sa possible récupération par la médiation d'une perfectibilité indéfinie de l'Humanité. Peut-être en effet cette croyance en la perfectibilité indéfinie de l'humanité n'est-elle qu'une transposition de la croyance religieuse en la fin des temps? De cela il est possible que les hommes n'aient nul besoin. Le laïc serait ainsi l'intemporel, le transtemporel. Il pourrait nous permettre de saisir parfaitement l'instantanéité du présent, càd de la présence constante de la raison à soi-même. Quoiqu'il en soit, c'est donc désormais le lien des volontés générales entre elles — lien de chaque volonté individuelle avec ce qui subsiste de général et d'universel en elle — qui réduira, parce qu'il est interne et essentiel, ce qui reste aléatoire, accidentel et circonstanciel dans le lien. Par ailleurs la dimension matérielle du lien demeure incontournable en tant qu'elle nous unit à la réalité matérielle des forces à l'oeuvre dans le réel.
Par conséquent, ce qui est essentiel et radical dans la notion de lien — et que nous découvre la dialectique immanente à la formation du lien —, ce n'est pas un rapport, une alliance d'extériorité des forces entre elles, quand elles s'exercent brutalement à partir des choses. Mais il s'agit plutôt d'un rapport intrinsèque, rationnel et logique, donc nécessaire, de la représentation à elle-même, à l'intérieur de l'idée. Ce qui importe en effet, ce n'est pas la liaison objective et aveugle des choses entre elles, en tant qu'elles produisent — ou sont produites par — des forces. Ni la liaison subjective des affects avec ce qui les produit, mais la relation de la représentation avec elle-même dans l'ordre et la connexion internes des idées. On peut percevoir en effet la structure du système des forces naturelles du réel comme bien liée, càd liée de telle sorte que sa cohérence se ferme sur elle-même, et renvoie en tout point à la totalité dans laquelle elle s'insère. Cette structure n'est pas incompatible, en ses alliances, ses épreuves et ses affects, avec le lien intime et rationnel de la représentation avec elle-même, mais subordonnée en parallèle avec elle. On ne peut en effet s'empêcher d'éprouver un sentiment d'admiration en constatant l'ambivalence du lien. D'un côté en effet, tout semble dans l'indépendance et l'indifférence parfaites de tous les éléments épars du réel en leurs infinies différenciations et autonomie de mouvement et de développement. Et d'autre part, comment en effet la séparation et l'indépendance radicales de toutes les choses en tous les points de l'espace, du temps, de la matière et de la causalité — et à commencer par la séparation et l'indépendance radicales de toutes les consciences subjectives en leur infinie liberté — peut-elle être compatible avec la présence d'un ordre inexorable dans les choses? Il convient alors d'envisager le lien selon une perspective hiérarchique d'ensemble par laquelle l'esprit fini gravit lentement par de subtiles médiations les niveaux de plus en plus fins du lien, depuis le lien matériel jusqu'au lien spirituel.
La liaison des choses entre elles et avec les affects qu'elles produisent en nous s'établira alors en proportion exacte du lien que nous aurons institué dans notre esprit entre les représentations ou idées de ces choses. Par exemple, les liaisons réelles, économiques, juridiques, politiques, concernent respectivement la distribution, la limitation et la finalisation terme à terme des biens et des richesses, des forces et des actions. Elles ne deviendront substantielles, cohérentes et stables que si elles se règlent, comme alliances nécessaires et affects éprouvés, sur les relations rationnelles de nos représentations entre elles, formant ainsi un système bien lié par une nécessité rationnelle interne. Est-ce à dire que la pensée du lien revient à terme à la volonté de lier l'économique au politique, et de reconstituer la Cité idéale platonicienne, la callipolis comme image du Bien? Sans doute, tout au moins idéalement. Mais le plus important n'est-il pas cependant de saisir cette dimension hiérarchique du lien, présent déjà chez Platon sous la forme concrète de la Cité idéale et de ses trois ordres (nous, thumos, epithumia, oratores, bellatores, laboratores), et approfondi spéculativement chez Plotin sous la forme des trois Hypostases de L'Un. Il y aurait ainsi une essence générale invisible et immuable, indicible aussi, du lien, qui cependant se donnerait à la pensée sous la forme hiératique et hiérarchique d'une ascension continue, contiguë et bien liée, à travers toutes les figures déliées du lien.
C'est pourquoi on peut espérer saisir une essence du lien dans le repérage de sa formation nécessaire dans le champ métaphysique des idées. On parviendra précisément à atteindre l'essence du lien en déliant l'esprit des liaisons composites et hétérogènes qui interfèrent en lui, en le délivrant de l'ordre des choses, des forces, des affects. Cet ordre premier et nécessaire sera alors subordonné et relié en parallèle à l'ordre des idées. C'est en effet en livrant l'esprit à lui-même dans sa nécessité et sa rationalité intrinsèques que nous pourrons donner à la notion de lien toute sa radicalité et son intériorité.
Quelles que soient ses différentes manifestations abstraites ou concrètes, objectives ou subjectives, il existe une essence du lien qui doit permettre de le soustraire à ses figures externes, précaires ou accidentelles. Qu'est-ce donc qui mérite le nom de lien, et non pas simplement celui de liaison, d'alliance, de rapport de forces? Qu'est-ce qui, dans une relation, délie de tout rapport inessentiel et fait remonter à un lien essentiel? L'être du lien se laisse saisir peut-être dans le lien qu'entretient la subjectivité humaine à son être essentiel. Celui-ci se laisse penser à la fois comme raison et liberté — les deux restent intimement liés, la raison de la liberté se trouvant tout entière dans la liberté de la raison —, en tant que leur incarnation dépend pourtant, sans en résulter néanmoins, du lien à la condition humaine. Celle-ci apparaît à la fois tragique (déchirée) et dramatique (nouée), et semble se décliner sous les figures de la finitude, de la solitude et de l'angoisse d'être pour la mort et pour autrui. Le paradoxe du lien comme être, et non plus comme rapport, consiste dans le fait qu'il est à la fois "ab-solu", délié de tout lien, et relatif à l'infinité des modes du lien qui le constituent et qu'il détermine. Ce paradoxe éclate dans le lien de la raison et de la liberté qui sont pourtant des absolus, n'ayant de lien qu'à eux-mêmes, absolument déliés. Et pourtant leur absoluité ne peut se "dé-clarer" que dans la relativité de ce qui les manifeste. Cette dyade originaire ne représente pourtant que les deux aspects d'un même être qui est l'Esprit, comme lien à soi de l'Un à travers la continuité de ses trois figures principales : l'unification (liaison), la réunion (relation), l'union (conversion).
Cependant nous avons vu qu'un lien originaire et constitutif pouvait être trouvé entre les représentations et la faculté qui les détermine et les conditionne. L'esprit humain est en effet lié non seulement aux formes a priori de la sensibilité que sont les intuitions pures de l'espace et du temps comme formes respectivement du sens externe et du sens interne, mais aussi aux formes de l'entendement que sont les catégories. On peut donc dire que l'esprit est transcendantalement — du point de vue des conditions de possibilité de son exercice — lié à lui-même quand il produit le lien de la subjectivité aux formes de la sensibilité et de l'entendement. L'esprit demeure en sa vérité le lien vivant et dynamique par la vertu duquel tous les liens apparents prennent leur sens et s'organisent en ordre. Il est lié indéfectiblement, inexorablement et invinciblement à sa propre liberté qui, dans le même acte constamment re- conduit crée d'elle-même — en son inquiétude immanente — le lien auquel elle se soumet et qu'elle assume, et sur lequel viennent se régler toutes les représentations des liens extérieurs.
Cette idée prend éminemment et objectivement corps dans le rapport à autrui, dans le champ de la morale pure a priori. Le lien moral authentique est sa relation produite par un sujet rationnel qui vise un autre sujet en tant qu'il est lui aussi rationnel, confirmant ainsi (en approuvant le lien) qu'il est d'une essence identique, celle de la personne. Cet acte de visée pure, de mise en relation, de limitation et de dépendance, s'effectue par-delà toutes les liaisons extérieures, accidentelles et circonstanciées qui apparaissent inévitablement dans le champ des affects. Ainsi le lien moral pur, la pure obligation du devoir, est inconditionné en ce sens qu'il est délié de toute figure accidentelle du lien extérieur, à l'oeuvre dans les forces et les affects. Il s'auto-conditionne, il se produit comme lien pur — sans mélange d'altérité ni d'extériorité, car l'Autre est ici le Même par le lien rationnel libre —, auquel il se soumet nécessairement. C'est l'autonomie, la faculté de se lier à son propre lien posé devant soi — ce que décrit l'acte de "s'ob-liger" —, en même temps qu'il le crée par sa représentation. Car on appelle "ob-ligation", comme lien interne immanent à soi, la faculté de produire par sa représentation l'objet de sa représentation. Le seul cas où une telle opération est possible est celui où le lien en soi se lie à lui-même, en tant qu'il est présent actuellement dans les deux subjectivités qui s'apparaissent. Il s'assume ainsi en même temps qu'il se produit, le deux actes n'en formant qu'un seul.
Ainsi le lien à autrui demeure le lien essentiel où l'essence du lien se réalise et s'accomplit. Car il produit, immédiatement en même temps que lui-même, le lien à ma propre liberté et la représentation adéquate du lien réel (rationnel) entre mon âme et mon corps. L'âme n'est pas alliée au corps comme un pilote est rivé à son navire. Elle n'est pas non plus reliée, — fût-ce transcendantalement ou par une harmonie pré-établie — au corps, comme deux éléments hétérogènes et variables pourraient être reliés par une même loi. Mais au contraire, en tant que pur lien de soi à soi, elle produit ce lien qui est elle-même, et l'assume en tant qu'elle le produit. Elle est déliée de toutes liaisons extérieures qui s'incarnent dans le réel, et reste liée uniquement à sa liberté de produire l'idée du corps, conformément à sa rationalité. Le problème de la détermination du vinculum substantiale — le lien substantiel entre l'âme et le corps, Spinoza questio, question épineuse entre toutes et chemin de Damas de tous les métaphysiciens — comme principe explicatif de l'union de l'âme et du corps ne se pose peut-être plus, si l'on admet que le corps n'est que l'image dégradée du lien de l'âme à elle-même.
Il s'agit ici d'un lien invisible, parce qu'il se situe sur un plan radicalement autre que celui des conditions matérielles du réel. On ne peut même pas le schématiser, càd le connaître comme relation entre deux éléments. Mais il est la relation elle-même en soi, l'auto-limitation et l'auto-assomption de soi comme lien. L'esprit est le lien, càd l'identité de soi avec sa propre différence. Quelle que soit sa figure principale, unaire (monadique, l'esprit est seul), binaire (dyadique, l'esprit est divisé d'avec soi, en agonie et accouchement de soi), ou ternaire (trinitaire, l'esprit est relevé de soi par soi, libre), l'esprit toujours se pose devant soi comme son autre dans l'intériorité de sa différence.
Ainsi le lien au Temps (à la durée) et à la Terre (au corps, à la matière) ne sont pas en eux-mêmes temporel et terrestre, sans que pour autant ne cessent d'apparaître de multiples liaisons au temps et à la matière, soit comme alliances empiriques, soit comme relations abstraites. L'âme est donc bien liée au temps et au corps, mais non pas dans un lien d'extériorité et d'hétérogénéité de deux pôles maintenus de force en liaison ou en relation. Mais elle subsiste dans sa liaison au temps et au corps en tant seulement qu'elle est déliée de tout lien autre qu'elle entretient avec sa liberté, en tant qu'elle est ce lien qu'elle produit et prend en charge en un seul acte. Dans ces conditions, autrui se comprend réflexivement comme la démultiplication duale, à l'intérieur de l'unité de l'esprit — et dans l'analogue de l'image de son acte d'auto-position différentielle —, du lien substantiel qu'entretient l'esprit à lui-même. Autrui, c'est peut-être le moi qui n'est pas moi. C'est sans doute aussi l'esprit qui est soi, dépositaire à l'extérieur de soi de sa propre intériorité. Autrui existe comme conscience finie de la démultiplication réflexive unitaire infinie de l'esprit infini à l'intérieur de soi. Ce lien délié que nous pressentons dans notre rapport avec autrui, et qui nous fait soupçonner que nous ne sommes pas toute conscience, n'est que la figuration finie de la transfiguration infinie réciproque circulaire et close de la multiplicité de l'esprit en son unité, dans l'élément de son unité.
C'est ce que l'on peut constater par exemple dans la notion de lien conjugal, qui est tout sauf le lieu dérisoire et vide où se formeraient des liaisons déterminées par des forces sociales et psychiques. Le lien conjugal doit représenter l'expression même de l'amour, comme complétude et achèvement archétypiques de tout rapport à autrui. Plus généralement, le lien conjugal au sens noble, métaphysique et non social apparaît comme l'expression quintessenciée de tout lien affectif ou d'attachement par le sentiment. L'amour est en effet la rationalité dé-clarée, éclairée, étrangère à toute liaison esthétique, physique, narcissique, voire mystique, autant de figures de l'obscurité. Il s'exprime plutôt par la reconnaissance du lien de chaque âme à elle-même en tant que liberté, pensée, serment à soi, par-delà toutes les liaisons d'affects et les relations d'images qui peuvent se constituer secondairement, accidentellement, et circonstanciellement. Le lien conjugal est donc tout sauf la conjugaison et la déclinaison à tous les temps et sur tous les modes des liaisons externes, possibles et effectives, qui peuvent se former entre deux subjectivités libres et rationnelles. Et encore moins, horresco referens, atroce allusion, pourtant validée par l'étymologie la plus sérieuse et malicieuse, le désir de porter le même joug (cum-jugus!). Par-delà sa dérisoire et inepte détermination sociale et psychologique, le lien conjugal en son essence et en sa radicalité reste l'expression synthétique, devant l'Autre, du lien de l'âme avec elle-même par ses modes essentiels de finitude, de solitude, de liberté, de rationalité, d'angoisse comme être pour autrui et pour la mort. Cette multiplicité de déterminations de la position dans l'être de l'être humain se ramène à l'unité dans la position réflexive de la dualité. Car cette dualité comme dédoublement sans duplicité ni complicité est la vraie figure de la simplicité du lien à soi. La liberté de l'individu fini ne peut s'attester que comme lien à l'unité de la condition humaine (celle de l'esprit fini) réfléchie précisément toujours déjà dans la figure de l'autre. L'autre, évidemment, ce n'est pas moi (pas d'identité formelle figée). Il y a une réelle altérité de l'autre. Mais ce n'est pas celle que l'on croit. L'autre ce n'est pas moi. Mais plutôt c'est celui qui a toujours-déjà été d'abord moi, celui qui assume la précession en moi de mon lien à moi-même.
Ce lien substantiel du rapport à l'autre est présent dans la morale authentique. Il constitue l'amour vrai, rationnel, qui dérive du rapport de l'âme à sa propre liberté. Il se retrouve et s'exprime aussi dans le rapport invisible qu'entretient le Beau avec les parties qui compose une oeuvre. Il constitue l'unité et l'unicité d'un lien absolu de l'oeuvre avec elle-même. Il lui confère toute sa vie, tout comme il s'exprime aussi dans le rapport des parties composant un vivant avec l'idée de vie. Il lui confère ainsi sa beauté. Ce lien substantiel est présent dans chaque subjectivité pourtant séparée. Le substantiel contient en lui-même la relation comme une et pourtant démultipliée réflexivement dans chaque monade que constitue une subjectivité finie pour une autre. Ainsi ce lien substantiel n'en est pas moins pour autant éminemment l'essence de chaque subjectivité, isolée, séparée, sans portes ni fenêtres, mais liée harmoniquement aux autres altérités non altérées. Il s'établit dans le rapport d'une subjectivité finie avec l'idée de totalité à laquelle elle se sent liée — donc déliée de toute autre liaison ou relation apparentes — en et par un lien qui lui confère son authenticité et la rend à sa vérité.
Seul l'esprit en effet reste à lui-même son propre lien. Ni allié, ni relié, mais essentiellement délié, il est produit et assumé en tant que lié définitivement, exclusivement, et ab-solument à lui-même. L'esprit, au milieu de ses manifestations relatives et altérées, demeure ab-solu, ab-sous de toute aliénation et extranéation. Il demeure sans lien, libre et soufflant où il veut, parce qu'il se pose nécessairement, immuablement, exclusivement comme lien à soi-même.
L'intérêt philosophique spéculatif d'une réflexion sur le lien tient d'abord à la possibilité de surmonter la duplicité apparente de son essence. Il paraît à la fois interne et externe, idéel et matériel, individuel et social, essentiel et secondaire, aliénant ou libérateur. On y découvre que l'ordre dans lequel l'esprit se lie à lui-même dans la simplicité, l'unité et l'unicité du lien, reconduit tout lien et toute liaison à sa place et dans son ordre. A travers le parcours de toutes ses figures dans les différents champs de positivité — lien physique et matériel, lien affectif et psycho-social, lien politique, lien moral et métaphysique, enfin lien éthique de soi à soi —nous constatons que l'essence du lien est l'auto-production et assomption de l'esprit comme liberté et comme ordre de toutes les liaisons et relations produites par et dans la représentation. Derrière l'apparente dualité compensatrice, c'est la simplicité réflexive du lien qui se pose comme fondement du substantiel comme sujet (l'esprit).
De même nous découvrons la possibilité de surmonter la multiplicité apparente du lien en comprenant que, quelle que soit la variété infinie de l'ordre des choses, comme de l'ordre des idées, seul l'esprit se délie, se désentrave et se déprend de tout, dans l'élément de son emprise et de son entrave essentielle de soi par soi (Schelling). En tant qu'il se lie à lui-même comme liberté et par liberté, il permet seul de comprendre l'ordre vrai de toutes les relations et liaisons, de toutes les alliances et causations, — constatées ou instituées, en acte ou en puissance — dans le champ du réel humain et non humain.
Ainsi apparaît l'intérêt de pouvoir changer notre perspective sur le lien. Il s'agit de délier, de délivrer la représentation du lien de toute contamination par l'opposition sommaire entre une valorisation axiologique de libération et une autre d'aliénation, qui amènerait à osciller sans fin d'une liaison à une autre. La seule libération possible reste donc de changer le plan de représentation du lien. Nous pouvons être déliés et délivrés, càd liés et livrés à nous-mêmes comme soi rationnel, non pas en changeant le contenu ou le mode de la liaison, mais en liant la pensée à elle-même dans le plan du lien substantiel, càd de la substance comme lien, en tant que le lien est le lieu d'être de la substance.
Christophe Steinlein (octobre 2000).
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire