En effet, l'alliance des deux termes, "réussir" et "vie", paraît d'emblée antithétique. Réussir provient de uscire qui signifie sortir de, ce que l'on peut entendre de deux manières. D'une part comme ouverture, terminus a quo, c'est-à-dire mise en oeuvre des moyens adéquats pour atteindre une fin donnée. D'autre part, comme issue, terminus ad quem, c'est-à-dire résultat qui fait ressortir l'achèvement — au deux sens du terme, chronologique et téléologique — d'une visée à travers la diachronie et la dialectique des moyens. Le terme de vie est à prendre ici au sens d'existence, c'est-à-dire ce qui fait la spécificité de l'humain en sa faculté de liberté et de raison. Pour un animal, individu purement biologique, la vie est toujours déjà atteinte en sa fin. Car celle-ci est la condition de possibilité de mouvement, qui est toujours une entéléchie (en télos ékein) ou faculté de se tenir toujours déjà dans sa fin comme condition de possibilité de mouvement. L'animal agit suivant des lois, la réussite n'a aucun sens par rapport à sa vie puisqu'il se tient toujours à chaque instant en son oeuvre (en-ergéïa). Au contraire, l'être humain agit suivant la représentation des lois — définition kantienne de la vie dans les Fondements de la métaphysique des moeurs — ce qui implique la position libre d'une fin et le choix délibéré des moyens pour l'atteindre.
Ainsi le problème posé prend la forme d'un dilemme. Ou bien on décompose la vie humaine en la somme des conditions nécessaires de sa définition : vie intellectuelle, vie sentimentale et affective, vie religieuse, vie sociale, etc. Mais alors, à chacun de ces domaines de la vie on peut appliquer adéquatement mais partiellement le concept de réussite. Nous échappe alors le caractère unitaire, téléologique, architectonique, du concept de vie. Car comment opérer la synthèse totalisatrice, dans le phénomène, de cette multiplicité de réussites ponctuelles ? Ou bien, inversement, on part d'abord de l'exigence d'unité propre au concept global de la vie individuelle, comme conciliation entre la nécessité biologique et la liberté de la raison pratique. Mais il semblerait alors qu'on ne puisse plus assigner au concept de réussite aucune détermination adéquate à l'exigence de définir en lui une fin extérieure aux moyens dont on dispose pour l'atteindre.
Or il s'agit de trouver ce qui, dans une vie humaine singulière, fait son unité, et en même temps y attacher adéquatement le concept de réussite qui est toujours avant tout lié à l'impératif hypothétique. Ainsi plusieurs questions corrélatives semblent découler de la position de ce problème. S'il est clair que réussir sa vie est un jugement de valeur, sur quelle valeur de l'objet porte-t-il et quelle est sa validité ? Est-elle universelle — peut-on dire : il a réussi sa vie ? — ou singulière — seul l'individu pourrait juger la valeur de sa propre vie ? Dans ce dernier cas ne trouve-t-on pas une contradiction à considérer que c'est la vie qui doit se juger elle-même, alors que dans tout impératif hypothétique de réussite, le jugement de valeur demeure extérieur et indépendant de la valeur de la chose jugée et évaluée ? Une réussite qui ne serait pas un objet de jouissance apparaît comme un non-sens. La réussite implique en effet une mémoire et un prolongement dans le temps afin de jouir par rétention d'un événement de réussite. Or n'est-il pas évident en apparence qu'on ne peut dire avoir réussi sa vie que lorsque celle-ci est achevée dans le temps, et précisément au moment où il n'est plus possible de jouir par mémoire et prolongement, de cette réussite ?
Que vaut enfin la solution spinoziste qui consiste à réconcilier, par la découverte d'une durée inauthentique dénoncée comme le fondement d'une vie factice, la contrariété, seulement apparente dans le sens commun, entre la vie active et la vie contemplative ? N'est-elle pas elle aussi une réponse particulière à la question de la modalité — comment faire, quel est le mode d'emploi de la vie, si tant est que l'on dit souvent que "le temps d'apprendre à vivre, il est déjà trop tard" ? Cette modeste et simple question de la modalité n'a-t-elle pas plus de valeur et d'intérêt qu'une réponse universelle à la question de la quiddité — y a-t-il une essence universelle de la réussite de la vie individuelle ? Ainsi, l'expression proverbiale et préjudicielle "réussir sa vie" ne serait-elle pas, finalement, une simple métaphore construite par analogie, pour plus de commodité dans la représentation, avec la visée ponctuelle de tout impératif hypothétique ?
Il convient donc dans un premier temps de s'attacher à réduire le plus possible l'insupportable confusion du sens commun qui mélange trois aspects bien distincts du problème posé : réussir sa vie, réussir dans la vie, et réussir à (bien) vivre. Le terme de vie étant pris au sens d'existence humaine, la question de réussir à survivre ne se pose pas car elle est seulement déterminée par les lois naturelles de la physiologie, de la zoologie et de l'éthologie. Il est clair par ailleurs qu'on entend par réussir dans la vie, la réussite sociale en ses multiples composantes (gloire, honneur, richesses, pouvoirs, etc.), ce qui implique de penser la vie humaine comme puissance d'organisation au sein d'une société civile libre composée d'individus raisonnables et rationnels. L'homme est en effet plus libre en société que dans la solitude (cf. Spinoza, Traité politique) et il doit préférer les vrais biens aux biens seulement apparents (cf. Spinoza, Traité de la réforme de l'entendement). La vie humaine est alors pensée par analogie limitée avec la vie purement biologique, en une dimension qui est l'organisation, à savoir la faculté de coordonner et de subordonner (articuler selon une fin) des moyens en vue d'une fin. Mais la différence réside en ce que dans la vie biologique l'organisation procède d'une finalité interne ou immanente ou finalité sans représentation de la fin. Alors que dans la vie humaine (au sens d'existence), la vie procède à chaque instant d'un choix libre et raisonnable de la fin et des moyens mis en oeuvre pour l'atteindre.
Ainsi un individu au sein de la société est sollicité dans une multitude de directions : vie professionnelle, conjugale, sentimentale, sexuelle, religieuse, sportive, associative, etc. Il pose ainsi par rapport à chacune de celles-ci une fin, de manière libre et raisonnable. Il doit alors tâcher de ne pas faillir dans la réalisation des moyens qu'il a choisis librement comme étant les meilleurs et les plus propres à réaliser cette fin (définition de la vertu de générosité chez Descartes, dans le traité Les passions de l'âme). Il devient donc clair que la réussite individuelle, dans chacune de ces directions particulières et nécessaires de la vie totale, reste liée à l'effectuation d'un impératif hypothétique (ou impératif pragmatique, de la prudence ou de l'habileté). En somme, si je veux réussir ma vie professionnelle et sociale — une promotion, un concours, un accroissement des richesses, des pouvoirs, des honneurs, de la réputation, etc.), je sais exactement et universellement, selon les lois constantes de la nature et du réel, ce qu'il me reste à faire. Le choix des moyens dans ce cas est unanime et porte en lui une validité universelle. De même pour tous les autres secteurs de la vie humaine : vie intellectuelle (créatrice) sexuelle, conjugale, familiale, etc.
Mais alors, est-on en droit légitimement de confondre la réussite dans une dimension particulière de la vie, avec la réussite totale (ou prétendue telle) de la vie individuelle prise existentiellement ? Il est clair par exemple pour Machiavel dans Le Prince, que celui-ci n'a pas d'autre vie individuelle que sa vie politique, et celle-ci en tant que telle n'est fondée que sur des impératifs hypothétiques ou pragmatiques, de l'habileté et de la prudence. Si je veux prendre le pouvoir et le conserver, je dois impérativement et impérieusement éliminer mes adversaires, mes ennemis, après m'en être astucieusement servis et les avoir instrumentalisés à leur insu selon mes propres fins et intérêts. Mais est-ce ainsi qu'on peut juger avoir réussi sa vie ? Il est clair que la réponse est négative, car la vie humaine est l'exigence d'une unité qui lui confère tout son sens et sa valeur. C'est bien précisément ce qui constitue toute la difficulté du concept de vie humaine, car elle est en même temps une diversité d'activités toutes liées à des impératifs hypothétiques.
Pas davantage, au cas où l'on refuserait cette première solution, pourrait-on se réfugier dans la simple confusion entre réussir sa vie et réussir à vivre (à bien vivre plus qu'à survivre). A ce titre, Leibniz, dans sa Monadologie, nous pose nécessairement et implicitement un problème. En effet, pour Leibniz, la vie humaine est une activité monadique par excellence, c'est-à-dire un développement ordonné et autonome d'une suite de prédicats. Ces prédicats sont d'une part totalement inhérents et consubstantiels à la monade, et d'autre part ils sont pré-réglés et pré-ordonnés de toute éternité dans l'entendement divin par les lois de l'harmonie pré-établie et le principe du meilleur. Ainsi la monade est sans portes ni fenêtres, elle n'exprime qu'elle-même. Mais peut-on imaginer un instant que réussir sa vie serait réussir à vivre au sens monadique du terme, à savoir développer de manière autonome la suite ou série bien ordonnée des prédicats de la monade suivant une loi de série immuable ? Leibniz prétend que son système est compatible avec l'exigence de liberté. Mais Kant montre que la liberté de la monade est celle du tourne-broche, libre seulement d'obéir à sa nécessité immuable de ne se développer que dans un sens déterminé par avance. Or, au contraire, la vie humaine se présente comme une activité libre et raisonnable, créatrice d'imprévisible nouveauté, qui pose des fins et des jugements de valeur suivant ses propres déterminations et qui possède le pouvoir de ressaisir le sens et la valeur de son passé, par une réinterprétation dont la direction est entièrement laissée à sa libre initiative. Dans ces conditions, réussir à vivre ou à survivre, en développant seulement minimalement son principe interne de mouvement, nous ramènerait à une vie purement animale, ce qui ne saurait être admis si l'on veut conférer à la vie humaine toute sa plénitude.
Pas davantage non plus pourrait-on identifier "réussir sa vie" avec "réussir à bien vivre". En effet, pour le sens commun il est clair que l'expression "réussir sa vie" implique nécessairement l'idée de bonheur. Ainsi l'eudémoniste épicurien, qui ne se confond pas avec l'hédoniste cyrénaïque (disciple d'Aristippe de Cyrène) fondera la réussite de la vie individuelle dans l'usage modéré, prudent et raisonnable des plaisirs, non seulement physiques et sensuels mais surtout intellectuels et spirituels. Si, à chaque instant ou moment de sa vie, le sage eudémoniste prend conscience de la jouissance maximale de toutes ses facultés, il lui faut nécessairement se représenter, par mémoire et prolongement dans le temps, la durée totale de son bonheur, qu'il identifiera à la réussite de sa vie individuelle. Mais Kant montre bien dans la Critique de la raison pure (dialectique transcendantale) que le bonheur est la satisfaction intégrale de tous les penchants, tant de manière extensive (quant à la variété) que de manière intensive (quant au degré), mais aussi de manière protensive (quant à la durée). Dans ces conditions il ne saurait être atteint dans la sphère du phénoménal, en laquelle précisément toute détermination est conditionnée à l'infini par la loi de causalité naturelle. La synthèse totalisatrice et unificatrice de toutes les déterminations dans le temps du sujet, même au cas où celui-ci se serait appliqué sans fautes au carpe diem de chaque instant, reste proprement impossible, car la synthèse de la durée en une seule représentation nous reste à jamais inaccessible. Le bonheur n'est donc pas un idéal de la raison mais seulement de l'imagination. Si nous ne pouvons pas chercher à être heureux (recherche vaine car trop de choses et d'abord la temporalité" sont hors de notre portée), nous devons néanmoins chercher à nous rendre digne du bonheur. Puisque le temps est créateur d'imprévisible nouveauté et que nous sommes astreints à une finitude constitutive, il en résulte que nous ne pouvons pas identifier une vie réussie à une vie heureuse, car le bonheur suppose la synthèse totalisatrice du temps, elle-même radicalement impossible. Rousseau avait déjà esquissé cette idée : "Le bonheur est un état trop constant, et l'homme un être trop inconstant, pour que jamais le premier puisse convenir au second". C'est précisément ce qui déjà fait dire à Aristote que nous ne pouvons pas nous juger heureux (c'est-à-dire ici avoir le sentiment justifié d'avoir réussi notre vie), parce qu'il faudrait alors que celle-ci fut achevée, non seulement dans le temps (l'èn-ergéïa, comme le fait de se tenir toujours au plein de son oeuvre, est en ce sens le contraire de la fatigue ontologique), mais aussi quant à l'atteinte de sa fin ultime (l'èn-télèchéïa, le fait de se tenir toujours dans sa finalité). Energie et entéléchie au sens strict nous restent en ce sens à jamais inaccessibles.
Cependant l'eudémoniste peut très bien jouir par mémoire et par prolongement dans la durée, d'un instant de pleine réplétion effective, dont il garderait le souvenir. Le bonheur réside d'une certaine manière dans la contemplation (Aristote), mais aussi et surtout dans la remémoration du passé en ce qu'il présente d'agréable (Epicure), voire aussi dans la simple imagination (Proust). Mais on ne peut en revanche prétendre effectuer la synthèse totalisatrice et unificatrice de tous les moments du passé pour se déclarer heureux et affirmer ainsi avoir réussi sa vie. On peut certes jouir de l'atteinte pleine et entière du but proposé comme prémisse par un impératif hypothétique. Car le jugement de valeur et sa condition, qui est la vie, restent extérieurs à l'atteinte de cette fin particulière. C'est seulement en ce sens que l'on peut dire avoir réussi et jouir par la mémoire de cette réussite, désormais passée mais qui continue à perdurer dans ses effets. Réussir un concours par exemple est une jouissance pour la vie, précisément parce que la fin a été actuellement et ponctuellement atteinte à un moment donné. Disparaissent alors tous les moyens employés et utilisés pour l'atteindre, et la vie subsiste comme fond sur lequel on peut jouir de la réussite ponctuelle.
Mais en revanche comment concevoir précisément le cas d'un jugement de valeur portant sur la vie en son entier ? La vie serait à la fois juge et parti (en tant que seule une partie, aussi grande soit-elle, peut être considérée) ? Elle serait à la fois la fin visée et la moyen pour l'atteindre. Y aurait-il donc une vie réussie et une vie qui réussit, sans qu'on puisse perdre alors l'unité de la vie ? Toutes les solutions proposées jusqu'ici pour tenter de saisir la quiddité du "réussir sa vie" ont échoué. La solution ascétique échoue de même, et pourtant elle est l'inverse de la solution eudémoniste. Elle prétend nier la vie en sa réalité concrète, mais elle y reste cependant contradictoirement attachée, elle en demeure complètement tributaire. En effet, elle ne cesse de s'occuper avec ressentiment de cette négation de la vie, et sombre dans la contradiction d'affirmer à la fois la vacuité et la vanité de la chair, et d'autre part elle dépense réactivement (en pure perte) toutes ses forces à tenter de l'extirper d'elle. Dans ces conditions, peut-on tenter d'expliquer, à la manière de Spinoza, la raison de cet échec de toutes les solutions proposées par une mauvaise interprétation de la durée authentique ? Que vaut la tentative spinoziste de réconcilier, dans une temporalité véritablement retrouvée (au sens de Proust dans À la recherche du temps perdu), la vie active et la vie contemplative, par la (re-)découverte d'une durée authentique de la vie ?
Il est clair que pour le sens commun, vie active et vie contemplative restent à jamais incompatibles, irréductibles l'une à l'autre, et irréconciliables. D'un côté en effet, il y a les manuels, au sens large, on pourrait dire plutôt les professionnels pragmatiques et techniques. D'un autre côté, on trouve les intellectuels au sens large — non pas les pseudo-penseurs, techniciens sophistiques et journalistiques professionnels de la pensée pré-fabriquée et médiatique, les (petits) maîtres penseurs — mais plutôt les maîtres de la pensée, les contemplatifs et les poètes, au sens pur qu'Homère confère à ce mot (le poïétès, le créateur).
Ainsi, pour Spinoza, il faut comprendre que la vie active n'est pas nécessairement la vie agitée, segmentée, démembrée, éparpillée et aliénée dans l'espace, et surtout dans le temps. Même si comme le remarque Pascal en ses Pensées, c'est une disposition immédiate consubstantielle à l'homme que de s'agiter vainement : "Notre nature entière est dans le mouvement, le repos entier est la mort" et "J'ai découvert que tout le malheur des hommes vient de ce qu'ils ne savent pas rester en repos seuls dans une chambre". Cette vie inauthentique, faussement active, préoccupée, est avec raison niée par l'ascète, mais celui-ci tombe néanmoins dans un autre travers. Car il est faux de croire que la vie contemplative soit d'essence ascétique ou stoïque, le seul bonheur possible et la seule réussite de la vie passant nécessairement pour Epictète par une éradication radicale, une exténuation suppressive foncière de toutes les passions. C'est bien ce qui constituera le reproche majeur de Nietzsche à l'encontre du stoïcisme, de fuir la passion au lieu de l'affronter et de la porter à l'incandescence en vue d'un dépassement créateur.
En effet il ne s'agit pas de croire, comme le visionnaire ou le mystique, qu'un monde pur d'idées serait rendu accessible à la vision, en ce monde phénoménal, grâce à la mortification. L'acharnement, tout empreint de ressentiment et de moraline, à condamner et à éradiquer ce que Nietzsche nomme les passions affirmatives : orgueil, santé, sexualité (cf. La généalogie de la morale, Les idéaux ascétiques, et La volonté de puissance). D'ailleurs Spinoza et Nietzsche se rejoignent sur le plan de l'affirmation des passions affirmatives, ou celui de la négation des passions tristes. Pour Spinoza en effet l'homme n'est pas un empire dans un empire, il ne saurait donc être prétendûment exempté des lois nécessaires de la naturalité que sont les passions. La nature ne fait pas d'exception ni de sauts, elle impose le même régime à toute chose.
Avec Spinoza, l'opposition entre vie active et vie contemplative ne se situe plus dans la sphère des passions, car le contemplatif et l'actif y sont soumis pareillement. L'ascète, en s'acharnant à éradiquer les passions, se contredit lui-même. D'un côté il affirme la vanité de toute chair, ce qui impliquerait donc une indifférence complète à son égard. D'un autre côté, il passe sa vie, obsédé et obnubilé par ce problème de la chair. Il est contre la chair, ce qui signifie qu'il est tout contre, avec un immense ressentiment en prime. D'où son infériorité par rapport à son contraire, l'eudémoniste, qui affirme positivement, bien que raisonnablement, le plaisir total de la chair. La réconciliation ne peut pas s'opérer sur le plan des passions, car précisément il n'y a pas de rupture. Elle s'opère uniquement par une réinterprétation de la durée, par la saisie cette fois authentique et non plus factice de son essence même.
Pour Spinoza, la durée extérieure et sociale est factice, bien qu'utile et commode, précisément parce qu'elle est un produit de l'imagination sur lequel s'établit un consensus omnium, qui fonde un modus vivendi unanime. En un sens, Hippias d'Elis, le sophiste prétendument polytechnicien et polymathicien, a raison d'identifier (dans Hippias majeur, Sur le beau) la réussite de la vie individuelle à la stricte observance du calendrier social. Auguste Comte construira lui aussi dans son Catéchisme positiviste un calendrier social donnant prétendument le détermination universelle du temps humain. Réussir sa vie consisterait ainsi dans le respect de la chronologie la plus stricte : enterrer ses parents à leur heure, et être enterré à son tour à son heure par ses propres enfants.
Chez Spinoza en vertu du monisme substantialiste, le temps, tel que l'être humain se le représente, n'est qu'une modalité par laquelle l'imagination interprète les rapports dans l'individu entre l'étendue et la pensée. Pour lui, seule cependant l'éternité possède une consistance ontologique : "Sentimus et experimurque nos aeternos esse", nous sentons et nous savons par expérience que nos sommes éternels. Cette éternité est l'essence de la nécessité même de la Nature. Dieu est éternel parce qu'il est nécessaire, l'éternité n'est qu'une détermination intrinsèque de la nécessité, non l'hypostase anthropomorphique d'une durée humaine qui n'est que l'effet naturel et inévitable de l'imagination humaine. On peut en déduire que la durée authentique ne sera pas déduite à partir de la durée factice, comme étant son contraire, mais elle sera fondée sur l'acte même de l'entendement. Il n'y a pas deux durées qui s'opposent côte à côte, l'une factice, l'autre authentique. Ce que nous appelons durée n'est qu'un effet nécessaire de l'imagination humaine, dont l'utilité est d'appréhender commodément la nécessité des rapports humains dans l'existence concrète. Mais la durée authentique n'est rien d'autre que l'acte même par lequel l'entendement saisit, en une intuition intellectuelle pure, la rationalité de Dieu, qui est la seule connaissance authentique.
Ainsi, la contemplation ne consiste pas à subir passivement une mortification des sens et une vaine éradication des passions, mais elle est acte pur, et donc vie active au sens authentique du terme. Inversement, ou réciproquement, en une mutualité désormais infrangible, la vie active, en son authenticité même, ne consiste pas en une vaine agitation fébrile, aliénée et désordonnée. C'est pourtant l'illusion dans laquelle sombre le sens commun qui croit, et avec fierté hélas, être actif alors qu'il n'est que dépressif, agité et neurasthénique. La vie active au contraire consiste en une méditation pure, condition d'une vie réussie, comme simple spectateur amusé et indifférent, de la comédie humaine ( Balzac), ou de toutes les comédies (Descartes), ou farces (Montaigne), qui se jouent sur le théâtre du monde. En effet, par exemple, pour Balzac, physiologiste génial de ce grand animal qu'on appelle la société, qu'est-ce que la vie active sinon une gigantesque comédie humaine dont les acteurs préparent malheureusement à leur insu la pérennité dans la terrible et effroyable divine comédie de Dante (du moins dans son enfer, région circulaire la plus peuplée) ? Il est ainsi préférable d'analyser cette société civile (avec son cortège de misères et de crimes), froidement, sans hargne ascétique, sans ressentiment vengeur, mais aussi sans aliénation hédoniste. On renforcera ainsi sans cesse l'unité retrouvée entre deux facettes, l'actif et le contemplatif, qui forment une même réalité, à savoir la nécessité universelle de l'identité de Dieu et de la Nature.
Seulement, tout le problème est de savoir s'il est possible sans contradiction d'en rester à cette solution, certes séduisante mais qui ne laisse pas de traîner avec elle certaines difficultés. En effet, peut-on affirmer que Spinoza a répondu à la question de la quiddité, et non pas plutôt à celle de la modalité ? Mais peut-être nous montre-t-il seulement pourquoi il ne faut pas les distinguer. Par ailleurs, dans le Traité de la réforme de l'entendement, il n'hésite pas à livrer sa propre expérience pour montrer comment peut s'effectuer le passage d'une vie inauthentique, dans la résignation passive face à une segmentation sociale et aliénatrice du temps, à une vie authentique, dans l'activité pure de la contemplation au sein d'une éternité retrouvée. C'est par l'expérience progressive d'exercices répétés (habitudes) qu'on doit parvenir à actualiser cette vie authentique. Pour celui qui par habitude active se laisse progressivement habiter par la raison, l'horizon d'une vie réussie se dégage et se découvre peu à peu.
Mais cette expérience s'effectue individuellement, dans le temps social, et de manière contingente, aléatoire. Il faut en effet attendre patiemment avant d'actualiser la vie authentique. Et pendant ce temps, la vie n'est-elle pas perdue ? Bien entendu, on peut toujours imaginer que chaque moment, arraché de haute lutte à la barbarie de la sphère active et installé dans a contemplation pure, peut racheter tout le temps passé et perdu à tenter d'accéder à cette fugace et fugitive éternité. Cette philosophie de l'instant (das Augenblick) apparaît d'ailleurs commune à Nietzsche et à Spinoza. Pour Nietzsche chaque instant doit être affirmé sous le sceau de l'éternel retour et pour Spinoza, chaque instant doit être conçu comme actualisation pure de l'éternité en sa nécessité même.
Chez Spinoza, réussir sa vie signifie réconcilier en une durée authentique la vie contemplative et la vie active. Mais cette exigence ne nécessite-t-elle pas un effort incessant pour persévérer dans son être propre et dans la recherche de l'utile propre de tout être pensant ? Ne s'agit-il pas de remettre en jeu et en cause à chaque instant, à chaque moment, le résultat acquis antérieurement ? La vie authentique, si elle est atteinte en son actualité même (énergéïa et entéléchéïa) grâce à l'expérience progressive et réitérée sur soi de la réforme de l'entendement, peut-elle se stabiliser dans l'être aux instants ultérieurs ? Spinoza prétend accéder à la vie authentique par l'expérience ("Le philosophe ne pense à rien, moins qu'à la mort, et sa sagesse est une méditation, non de la mort, mais de la vie"). On retombe alors dans la difficulté initiale, à savoir qu'on ne peut pas dire d'un homme qu'il a réussi sa vie tant qu'il ne l'a pas achevée, non seulement du point de vue téléologique (par l'atteinte de sa fin propre à chaque instant), mais du point de vue chronologique, lorsque la vie individuelle cesse en tant que mode singulièrement déterminé des attributs de la substance finie. S'il n'y a pas chez Spinoza, comme on le trouve chez Descartes, de problème de création continuée, comment néanmoins assurer la continuité des éléments de la durée ? Tant que la mort (dislocation ) n'est pas là, on ne peut pas parler de bonheur ni de réussite (au sens totalisant), et une fois que la mort est là, on ne peut plus rien attribuer à une entité qui n'a plus d'être : tel est le dilemme qui demeure résiduellement. Seul Dieu (la Nature en sa nécessité absolue) est absolument indéterminé, car en lui rien ne peut être nié. Car toute détermination est négation pour Spinoza, et l'homme, être fini, individu déterminé, est nié comme mode par la mort (résultat d'une dislocation opérée par des causes extérieures plus puissantes). Cependant tout individu est en puissance d'être nié à chaque instant, quel que soit l'acmè qu'il aurait atteint, s'il ne réactualise pas le résultat acquis à l'instant précédent. Pour Spinoza, contrairement à Descartes, ce n'est pas Dieu le principe de cette création continuée ou de cet effort de continuité dans la perduration dans son être propre. C'est plutôt l'individu lui-même qui, par son conatus propre (conari, s'efforcer vers), en produisant de l'impetus (de la quantité de mouvement par différenciation), s'efforce de réactualiser à chaque instant l'achèvement de sa finalité propre, en quoi consiste la contemplation pure dans l'amour et la connaissance de Dieu (comme l'asymptote de l'accroissement de la maîtrise d'un nombre toujours plus grand de choses singulières) dans l'éternité de chaque instant.
Il devient donc clair que la question initiale renvoie en dernier ressort au problème de la valeur de l'objet jugé, en l'occurrence la vie. En effet, dire "j'ai réussi ma vie" ou bien "il a réussi sa vie", revient toujours à porter un jugement de valeur. Or, selon Kant (dans la Critique de la raison pure, analytique transcendantale), juger consiste à joindre dans l'unité d'une même conscience le divers des représentations. Ainsi, porter un jugement de valeur revient à trouver la valeur, et par conséquent la validité, d'une série de déterminations du divers — les événements de la vie individuelle — dont on aurait réussi à opérer la synthèse dans le phénomène, à savoir dans la représentation du sens interne.
Mais tout le problème qui se pose est de savoir si la vie, comme objet du jugement évaluateur, détient par soi-même une valeur universelle et objective qui pourrait être saisie et appréciée par un observateur extérieur, ou bien si elle ne prend sa valeur que par rapport à elle-même, en tant qu'elle est à elle-même son propre principe évaluateur. Par exemple, pour le christianisme, il est clair que la vie individuelle n'a sur Terre — mais y a-t-il un autre lieu, un arrière monde ? — qu'une valeur limitée, relative à une présupposée vie dans l'au-delà. La vie terrestre est ici interprétée comme un passage, une épreuve, une longue attente, une longue maladie pour les épuisés de la vie — c'est du moins ce que nous suggère l'interprétation nietzschéenne du christianisme. Pour Pascal par exemple, en ses Pensées, "Le bonheur n'est ni en dehors de nous, ni en nous, il est en Dieu seulement". Pour le christianisme, la valeur de la vie individuelle reste déterminée par une évaluation dans l'au-delà, en Dieu. Mais pour Nietzsche le platonisme reste du christianisme pour le peuple. Sous cette lumière, on constate que pour Platon, les âmes individuelles, porteuses de leur vie terrestre, seront évaluées et pesées à l'entrée du Royaume d'Hadès (l'Invisible) par les trois juges infernaux (Eaque, Minos et Rhadamante). C'est bien ce qui est exprimé dans les trois mythes eschatologiques, concernant la destinée et la destination de l'âme après le mort terrestre, développés respectivement dans le Gorgias, le Phédon et la République. Ces trois mythes (respectivement le jugement, la palingénésie, ou migration, et le régénération, renaissance ou choix d'une nouvelle vie) se situent à la fin de ces trois ouvrages et fonctionnent comme l'ultima ration, la raison première et dernière de toute la philosophie. De même il est indiqué dans l'Ancien Testament qu'un ange avait marqué d'un doigt de sang ces trois mots hébreux — manè, thécel, pharès, tout à été compté, pesé, divisé — pour signifier au roi juif Nabuchodonosor que sa vie terrestre, toute de plaisirs et de jouissances, serait évaluée dans l'Au-delà par Dieu. L'ange dit en songe au roi juif: "Tu as été mesuré et trouvé trop petit, tu as été pesé et trouvé trop léger, tu as été divisé et éparpillé avec toute ta descendance sur toute la surface de la Terre".
La notion de valeur, et la question de la valeur de la valeur, apparaissent donc au centre de l'enjeu de la question initialement posée, de l'interrogation initialement ouverte. Que faut-il entendre par valeur de la vie ? Toute prétendue réussite peut-elle s'évaluer ? La valeur est en effet liée aux notions de quantité, de nombre et de mesure (donc de normes), contrairement à la notion de sens, qui est de l'ordre du qualitatif, de la direction et de l'intensif. L'évaluation de la vie a-t-elle donc un sens ? La valeur peut-elle être fondée en dernier recours sur un sens inévaluable ? Certes, on peut admettre qu'il n'y a pas de valeur absolue, mais seulement relative à un certain niveau de volonté de puissance et à une certaine perspective. Mais qui évaluera la valeur de toutes les valeurs ? Au fond la valeur a-t-elle un sens ? Peut-on imaginer que si le sens fonde toute valeur, il soit lui-même soustrait à toute évaluation ?
Ainsi, que vaut cette idée que toute vie individuelle terrestre trouve son unique valeur par rapport à un étalon transcendant et inconnu, qui ne se manifeste que par les commandements de lois morales ? De ce point de vue, si la vie après la mort existe dans l'individu à titre non seulement de possibilité mais de destin, réussir sa vie terrestre ne peut rien vouloir dire d'autre que réussir à gagner la vie éternelle. C'est précisément tout l'objet du pari pascalien. Pour Pascal en effet, il faut mettre en jeu les vertus morales et religieuses (Foi, Espérance, Charité), les "miser" pour pouvoir espérer une éternité de bonheur, c'est-à-dire finalement "réussir sa vie". Ainsi, la vie terrestre ne serait qu'un moyen en vue de l'atteinte d'une fin par un simple impératif hypothétique : si tu veux la vie éternelle, alors obéis pendant ta vie terrestre à tous les commandements divins. Cette solution est évidemment séduisante, mais elle oblige à faire d'aventureuses hypothèses : qu'est-ce qui pourrait fonder la continuité entre une vie terrestre et une vie éternelle, si homogènes entre elles, que celle-ci pourrait évaluer celle-là ? Où pourrait-on trouver avec certitude un principe fondateur de l'unité infrangible entre vie terrestre et vie éternelle ? La vie terrestre serait-elle la vie qui fait l'acte de réussir, et la vie céleste serait-elle la vie qui est réussie ? Bien entendu, du point de vue de la durée, cette solution est extrêmement satisfaisante, car dans l'au-delà il n'est pas impossible que l'âme saisisse en une synthèse totalisatrice et unificatrice la série intégrale de son développement temporel sur Terre, et puisse alors être jugée et évaluée sans contradiction, conformément à une récapitulation exhaustive de la série de ses actions. Cependant, cette solution demeure hypothétique, ou bien comme le dit Nietzsche, "un pur délire des arrières mondes".
Au contraire, la solution schopenhauérienne apparaît comme la négation radicale de toute valeur de la vie, et donc de toute possibilité de la réussir : "la vie travaille à perte, elle est une opération qui ne couvre pas ses frais". Cette solution semble plus réaliste, en ce qu'elle s'applique entièrement au champ des phénomènes, sans supputer ou conjecturer un au-delà comme étalon de mesure et d'évaluation de la vie. Cependant, s'il faut passer par la lucidité authentiquement pessimiste de Schopenhauer, il ne convient pas pour Nietzsche de s'y arrêter. Car en fait il est impossible d'évaluer la vie dans son ensemble. Il faudrait pour cela se placer en dehors de la vie. Cela ne se peut, car toute interprétation de la vie reste prise dans la vie elle-même. C'est d'après Nietzsche le cercle herméneutique vertueux et salutaire (il ne faut pas chercher à en sortir mais plutôt y entrer avec joie et volonté affirmatrice), ce qui signifie que la vie est à elle-même son seul et unique critère. La vie ne cesse pas de s'auto-évaluer de s'auto-fonder, et la valeur de toute vie particulière dépende directement de la quantité de volonté de puissance qu'on emploie pour l'affirmer, et ainsi de la perspective (affirmative ou réactive) que l'on adopte pour la développer. Pour Nietzsche, la valeur des valeurs est la vie, accompagnée de sa capacité à affirmer propre à la volonté de puissance constructrice et de la perspective ascendante conjointe.
Cependant, l'intuition de Schopenhauer, selon laquelle la vie est comme une opération financière qui ne couvre pas ses frais, reste saisissante et suggestive. La vie en effet apparaît comme un investissement multiple dans une très grande variété de dimensions, à savoir l'ensemble des forces du vivant, à la fois biologique, raisonnable et libre qu'est l'humain. La vie peut donc se penser comme une entreprise qui investit, produit, fructifie et escompte bien un bénéfice, à savoir ce qui seul peut faire dire : "J'ai réussi ma vie", ou : "Il a réussi sa vie". Seulement, supposons un instant que l'on soit parvenu à une telle affirmation, par ailleurs parfaitement légitime et justifiée (au moins au niveau ponctuel et local). Subsiste alors encore la terrible question, pessimiste et schopenhauérienne par excellence : "Et après ?" Quel sera le bénéfice du bénéfice ? A quoi bon être parvenu rigoureusement jusqu'à ce point, puisque tout être va être détruit dans l'instance (in-sistante et ex-sistante) de la mort ? En effet, pour jouir d'une réussite, encore faut-il vivre après cette réussite, c'est-à-dire exercer une faculté de synthèse pour fonder un prolongement dans le temps et une mémoire de cette réussite et de la jouissance qui lui est liée. Or Schopenhauer n'a pas encore à sa disposition la doctrine nietzschéenne de l'éternel retour. Et d'ailleurs, l'eut-il effectivement en sa possession, son pessimisme, son nihilisme et son ressentiment réactif l'eurent bien empêché de l'appliquer concrètement (d'accompagner la vie dans son accroissement et son déploiement). Pour Nietzsche en effet, dans son Ainsi parlait Zarathoustra, livre évangélique de la religion de l'éternel retour, reviendra éternellement et un nombre innombrable de fois, tout ce qui fut une fois affirmé avec la force joyeuse de la volonté de puissance affirmative. Ainsi pourrait être fondé, instant affirmateur par instant affirmateur — quand le monde touche à sa perfection — la valeur de la vie. Cependant, réussir sa vie ne présente pas beaucoup de sens dans la philosophie de Nietzsche. Car cette expression est un précepte du dernier homme qui dit : "Nous avons inventé le bonheur" et qui "cligne de l'oeil". Réussir sa vie, ce n'est pas en effet vivre le plus longtemps possible — "Pour le jour, on a son petit plaisir et pour la nuit son petit plaisir également, et on vénère la santé". Pour Nietzsche en effet, dans le Gai savoir : "L'amour de la vie est presque toujours le contraire de l'amour d'une longue vie. Réussir sa vie ne signifie pas se conserver frileusement et mesquinement : "J'aime ceux qui vont à leur déclin, car en périssant, ils se dépassent".
Ceci posé, il n'en reste pas moins que la solution négative de Schopenhauer, suivant laquelle réussir sa vie n'aurait aucun sens car la vie ne vaut rien, n'a elle-même aucun sens selon Nietzsche. En effet, Schopenhauer, en affirmant que la vie ne vaut rien et que par conséquent réussir sa vie est un non-sens, se place implicitement en dehors d'elle-même pour se permettre de l'évaluer et de la juger. Or la vie est le tout, car il faut être en vie pour juger la vie, et le tout par définition est ce en dehors de quoi il n'y a rien d'autre que lui-même. Ainsi, pour prétendre valider objectivement le jugement de valeur suivant lequel on ne saurait en aucun cas réussir sa vie, il faut se placer en dehors de la vie pour l'évaluer en sa totalité, ce qui est impossible et donc absurde.
La seule façon non contradictoire de penser le concept de réussite à l'intérieur du concept de vie, serait la pensée nietzschéenne du surmontement incessant de soi-même à chaque instant dans la vie. Mais la vie n'est que volonté de puissance, aveugle, et qui ne se hiérarchise que ponctuellement, selon des perspectives sans cesse fluctuantes. "Voulez-vous que je vous dise ce qu'est le monde ? Le monde n'est que volonté de puissance, et rien d'autre. Et vous aussi, vous n'êtes que volonté de puissance, et rien d'autre". Et aussi : "Partout où j'ai cherché la vie, j'ai trouvé la volonté de puissance" (La volonté de puissance). Dans ces conditions, si la vie équivaut à la pure volonté de puissance aveugle, comme chaos de forces qui s'ordonnent et se hiérarchisent d'elles-mêmes, selon des perspectives qui luttent contre d'autres pressions extérieures, il est hors de question d'espérer trouver un sens unilatéral et fixe à l'expression "réussir dans la vie".
Il semblerait donc que, en dépit de la solution spinoziste — parfaitement séduisante mais malheureusement affirmée dogmatiquement et péremptoirement comme simple mode d'emploi de la vie individuelle —, la question de la quiddité ait échoué au profit de celle de la modalité. A la limite, on ne pourrait jamais s'exprimer par un "J'ai réussi ma vie", qui est toujours un passé composé, et décomposé dans un émiettement de la durée, pas plus que par un présent du type : "Je réussis ma vie". En effet, on peut dire : "Je suis en train de rater ma vie", parce qu'on peut saisir clairement dans la présence du présent, du maintenant, le manquement aux conditions nécessaires, mais absolument pas suffisantes, de la réussite de la vie individuelle. En revanche, il demeure exclu de prétendre efficacement détenir la synthèse totalisatrice des conditions suffisantes à l'atteinte de la béatitude, de la joie, du bonheur, et donc de la réussite de sa vie.
Il semblerait au contraire que, d'un point de vue grammatical, la seule modalité possible d'expression de ce prétendu concept serait l'impératif. Cet impératif n'est pas de devoir (sollen) mais de nécessité d'après les lois de la volonté de puissance (müssen). Certes, il ressemble à l'impératif catégorique en ce qu'il est non déterminé par les inclinations sensibles, mais seulement produit par la pure volonté de puissance affirmative. Ainsi l'expression : "Réussis ta vie!", ou bien : "Que je réussisse ma vie!", ces formules, en tant qu'elles engagent la nécessité d'un dépassement de soi, où il y va constamment de son être le plus intime, inexorablement déterminé sur le fond d'une mort toujours possible et présente, pourraient apparaître comme les formes langagières qui pourraient cerner le plus adéquatement possible ce que signifie vraiment réussir sa vie.
Dans ces conditions, on peut dire qu'il n'y a pas d'essence du "réussir sa vie", mais seulement des acceptions diverses dont il est impossible de réaliser l'unité. Cette expression apparaît alors comme purement aporétique, menant au suicide ou au non sens. Car cette question, si elle était posée dans les premiers dialogues platoniciens (dits aporétiques), n'aurait trouvée comme solution que celle, précédemment réfutée, de l'eschatologie. Il faut donc admettre en dernier ressort que ces deux termes, "réussir" et "vivre" demeurent éternellement antithétiques. La vie ne réussit pas, du moins pas au sens où l'imagination humaine s'imagine obtenir des satisfactions ponctuelles dans le cours de la vie. La vie n'a pas de fin, si ce n'est l'affirmation inconditionnelle d'elle-même. Elle ne réussit pas, c'est-à-dire qu'elle ne sort (uscire) jamais d'elle-même. Elle est un dépassement, un surmontement perpétuel, que rien ne garantit et qui ne garantit rien. La vie est une continuelle mise et remise en jeu, l'enjeu de la vie n'est pas défini, elle n'est le moyen de rien, et rien n'est définitivement un moyen privilégié pour elle. La réussite, quelle qu'elle soit, n'est jamais la vie, car elle annonce toujours la mort au double sens de la cessation et du parachèvement de ce qui avait été mis, partiellement et ponctuellement, en jeu. La vie n'est jamais une réussite, mais une volonté indéfinie d'accroissement à l'intérieur de sa propre puissance, sans but ni moyen, sans commencement ni fin, sans bénéfices ni faillites.
Cependant, à la dernière limite, à l'extrême rigueur, dans une perspective nietzschéenne, la vie est pensée comme pur chaos de forces de la volonté de puissance. Mais en aucun cas, la perspective d'une vie rationnellement organisée (sur le modèle biologique du vivant comme systèmes fonctionnel d'organes) ne peut constituer le modèle d'une réussite de la vie. Car "la vie n'est qu'une variété, et une variété extrêmement rare, de la mort". Cette mort est pensée comme le chaos entropique qui règne partout comme maître absolu, étendant partout sa minéralisation inexorable. L'ordre, la hiérarchie apparents de la vie, par où l'on pourrait nourrir l'illusion de la réussite de la vie, ne sont en réalité que les masques apolliniens de la vérité dionysiaque de la volonté de puissance, qui ne cesse de se vouloir exclusivement elle-même. Dans ces conditions, il ne serait pas incongru de substituer à l'expression désormais aberrante de "réussir sa vie", celle beaucoup plus profonde, réaliste et affirmative — parce qu'elle ne préjuge en rien de l'existence d'une étalon transcendant pour la jauge et l'évaluation — de "vivre sa vie" ou plus simplement et mieux encore : "vivre la vie".
Christophe Steinlein (octobre 2000).
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