Cependant il s'agit ici de trouver comment on peut sortir de l'image de l'amour — qui est désir de l'image comme substitut de l'exigence de penser —, pour accéder à son idée vraie, sa forme pure, essentielle et invariante. Quitte d'ailleurs ensuite à repenser l'image immédiate de l'amour et à justifier sa place dans l'expérience émotionnelle, passionnelle et sentimentale de l'individu singulier. Car le paradoxe immédiat de l'amour consiste peut-être en ceci : comment comprendre, dans l'amour, ce mélange étonnant de richesse phantasmatique et de pauvreté de fait, de ressources d'images et d'indigence réelle? En effet, malgré la prolifération des images de l'amour — ou de tout ce qui semble de près ou de loin se réclamer de ce mot, protester ou déclamer en sa faveur, l'invoquant sans répit en une exténuante et stérile incantation — l'amour réel effectif demeure extrêmement rare, voire radicalement absent. "Il n'y a encore jamais eu au monde assez d'amour pour qu'une religion vraie soit seulement possible sur Terre."(Nietzsche). Il semblerait que — pour reprendre une image de Spinoza selon laquelle "les hommes combattent pour leur esclavage comme s'il s'agissait de leur liberté" —, les individus et les groupes ne cessent d'aggraver la quantité et l'intensité de la haine et du mal avec la meilleure — "bonne", i.e. fausse — conscience du monde, fermement convaincus qu'ils travaillent à l'avènement de l'amour individuel et collectif.
La difficulté pour penser la notion d'amour tient par conséquent à l'écart entre l'intention, le désir — souhait ou velléité — d'amour, et le résultat effectif, le produit et le fruit réel de l'amour dans la réalité humaine. La matière de l'amour est sans doute présente, possible et disponible. Le monde reste indéniablement à aimer dans son infinie richesse et diversité. Mais la forme d'amour susceptible d'introduire un ordre de rapports au sein de cette profusion semble faire défaut. Ne se heurte-t-elle pas en effet à l'obstacle et à l'inertie même de ces images de l'amour, incapables de s'entendre sur leur objet et leur modalité?
Il convient donc d'analyser en premier lieu l'amour comme image, dont le contenu et les limites — ainsi que la modalité d'accès à l'esprit — seront à critiquer. Mais il ne suffit pas de dire que l'amour est perçu d'abord comme une image, idéal ou fantasme. Il doit aussi être éprouvé comme mouvement, effort médiatisé par le conflit, la recherche et le travail. Afin précisément de sortir de l'image et viser la réalité de l'autre, cet autrui objet de l'amour. Enfin, pour résoudre les contradictions précédentes d'une définition de l'amour par l'image et le mouvement, il conviendrait peut-être de chercher la vérité de l'amour dans l'idée d'un rapport actualisé de l'entendement à lui-même. Peut-on espérer montrer que l'amour est une réalité d'entendement plus que d'imagination et d'affect? Car l'entendement, en son suprême pouvoir séparateur et abréviateur, reste au principe, et dans le résultat, d'un changement de regard et d'une mise en ordre de la représentation, dans la réalité humaine, de ce que l'on doit aimer, comment on doit l'aimer et pour quelle fin.
L'amour apparaît d'abord, en sa manifestation la plus spontanée, comme émotion, mouvement intérieur du désir à nul autre pareil, puisque l'être vivant sensible et imaginatif qu'est l'être humain déclare et déclame le reconnaître entre tous par sa singularité exceptionnelle. Il ne saurait en effet se réduire à une simple attraction, ou attirance sensuelle ou charnelle. Pas davantage ne se laisse-t-il enfermer dans une cordialité bienveillante envers son semblable. Il ne peut pas non plus se laisser ramener simplement à une amitié scrupuleuse, respectueuse et désintéressée. L'amour se laisse donc d'abord penser comme un mouvement qui ne se confond ni ne se réduit à l'éros, à la philia, ou à l'agapê. Il constitue une réalité plus haute, bien que pour l'instant confusément appréhendée, à laquelle cependant ces trois déterminations d'affects participent ou empruntent une partie de leur effectivité sans pour autant la résorber en elles.
Ce mouvement intérieur et intense — "é-motion" — doit sans doute sa singularité à sa relation à l'image, pourtant inadéquate et confuse, du bonheur. On peut concevoir sans difficulté que l'éros est une représentation conjointe au plaisir, la philia conjointe à la joie et l'agapê à la félicité. Mais il semble que l'amour, comme émotion, soit lié à la représentation fugace et pleine d'espoir de la possibilité et de la disponibilité éminentes et imminentes d'un bonheur à saisir et à accomplir dans l'instant, sans aucune médiation de durée. L'amour semble se donner comme velléité d'éternité et d'union, autrement dit comme suppression d'un rapport problématique entre l'Un et le Multiple. L'émotion amoureuse nous dit, en effet, dans la fulguration d'un instant : "c'est maintenant ou jamais, c'est cet être unique et nul autre".
S'adjoint à cette émotion d'éternité et d'union le scintillement ou l'éclat de la possibilité d'une perfection et d'une paix. L'émotion amoureuse produit l'image d'un accomplissement et d'un équilibre indéfectible. Elle nous murmure tendrement mais fermement : "Le monde touche maintenant à sa perfection, il atteint par moi et avec moi son équilibre définitif". Et d'autre part, elle renchérit avec toute l'inexorable nécessité et dureté bonne et vraie du diamant : "Je suis en paix avec moi-même, je n'ai plus rien à désirer. La place du Mal, du Négatif, est enfin résolue et elle est celle du Néant, du Non-être." On comprend alors, dans un illusoire instant d'espoir, que peut-être la haine n'eût jamais existé que sous la forme bénigne d'une attente impatiente et inadéquate de la révélation d'amour. Celle-ci se pense peut-être avec Nietzsche (Gai Savoir, §341, partie 4, début) comme puissance de voir le beau dans la nécessité des choses : "Ma formule pour cela, c'est amor fati".
Cependant, face à la réalité de la Durée, du Multiple — pluralité des forces et des perspectives — et du Travail du Négatif, l'émotion d'amour ne subsiste pas longtemps dans son indépendance, et se transforme en passion. La passion, n'est-ce pas la polarisation de l'âme en ses images, intentions ou réactions inadéquates, dans l'unique direction d'un refus du Temps, et d'un fascination désespérée pour une idée fixe et désincarnée? Cette passion s'atténue avec le temps et trouve un compromis et une relativité raisonnables dans le sentiment d'amour. Celui-ci ne finit-il pas par concéder à la réalité de la durée, du multiple et du conflit — en somme à l'imperfection de la condition humaine —, une place non négligeable? Ce sentiment d'amour ne tente-t-il pas de participer modestement, modérément, avec toute la relativité pragmatique requise, aux figures plus concrètes que sont l'éros (attirance charnelle et sensuelle), la philia (attirance intellectuelle et existentielle) et l'agapê (attirance symbolique fondée sur la reconnaissance de l'humanité en tout homme)?
Cependant, ces trois figures affectives de l'amour ne sont encore que des images de l'amour. Certes, elles sont plus déterminées que la simple émotion fugitive et illusoire, ou la simple passion restrictive et desséchante, puisqu'elles correspondent à des sentiments, des tonalités affectives parfaitement repérables. Mais nous ne pouvons pas encore saisir à ce niveau d'analyse ce qui constitue le sens même de l'idée d'amour. L'amour ne saurait donc se satisfaire, pour informer le contenu objectif de son idée, des représentations inadéquates du bonheur, de l'éternité, de l'union (comme unité et unicité). Pas davantage ne s'épuisera-t-il dans le désir de paix et de sérénité, de perfection et de stabilité. L'amour cherche peut-être davantage la lutte, la joute amoureuse et l'étreinte des lutteurs. Aimer son ennemi comme soi-même, n'est-ce pas l'essence intime de l'amour?
Ce qui revient à formuler deux acceptations inconditionnelles.
D'une part, accepter son destin, comme conscience de soi, mais comme d'un ennemi (Hegel). Et d'autre part, se souhaiter à soi-même des adversaires parfaits (Nietzsche). Car le plus proche dans l'amour doit résolument se tenir dans le plus lointain. Et ce n'est pas simplement un paradoxe facile. "Je veux que mon prochain devienne mon lointain. Comment ferait-il autrement pour devenir mon étoile?" (Nietzsche / Zarathoustra, en une de ses sentences les plus profondes et fécondes). En effet l'amour authentique ne requiert-il pas des rivaux càd des riverains rivés à la même rive et luttant indissociablement dans une même étreinte amoureuse? Des rivaux riverains rivés à la même lutte créatrice "ar-rivent" peut-être à l'amour, "dé-barquent" enfin sur cet terre isolée perdue au milieu des infinis déserts—d'eau, de glace, de sable—de notre monde dévasté et désertifié par le nihilisme. Aimer l'amour n'est-ce pas d'abord aimer les déserts qui nous en séparent? "Ce qui est précieux est aussi rare que difficile." (Spinoza, Traité de la réforme de l'entendement, fin).
Quoiqu'il en soit, et en tout état de cause, on peut déjà admettre que l'amour ne puisse pas en son essence se résumer à une image, qu'elle soit frustre et immédiate (l'émotion, l'effervescence) ou au contraire élaborée et délimitée (éros, philia, agapê). L'amour en effet ne saurait se contenter d'une esthétique, càd d'une façon de sentir et de ressentir les choses présentes au monde. Car alors l'image, non soutenue par le concept, se mue en mirage — aussi mirifique, mirobolant et "ad-mirable" soit-il. Du mirage, il passe à l'illusion, puis se dégrade en désillusion amenant la tristesse, l'impuissance, donc le mal. "Amour, que de crimes (petits et grands) on commet en ton nom!", pourrait-on s'écrier en reprenant la célèbre exclamation, au sujet de la liberté, d'une marquise spirituelle montant sur l'échafaud en pleine Terreur. Souvent en effet la haine, la rage, le rétrécissement de l'âme et de l'esprit se substituent déplorablement à ce qui devrait au contraire s'annoncer comme ouverture et dilatation, non seulement du corps, mais surtout de l'esprit. Et ces crimes ne sont pas seulement ceux réprouvés par la Loi civile (meurtres) ou morale (irrespect et humiliation). Le plus grand péché reste celui du crime contre l'esprit même de l'amour, qui exige solitude, liberté, affirmation de la nécessité, et qui ne rencontre que petitesses, mesquineries, et contresens dérisoires. "Oh! Mes frères, que sont vos mariages, vos amours, vos unions si ce n'est le mauvais amour de vous-mêmes, pitoyable fuite à deux devant la nécessité de vous-mêmes!"(Nietzsche, Zarathoustra, du mariage).
Ainsi, faute d'une absence de critique de l'image que l'on se fait complaisamment de l'amour, cette disposition, cette disponibilité toujours possible se voit submergée par son contraire, qui est l'affect narcissique, finalement pensé comme désaffection et dés-affectation de soi. "J'aimais à aimer, amabo amari", dit Saint Augustin en parlant de sa vie précédant sa conversion, confessant ainsi un narcissisme stérile qu'il parvint à surmonter, par la grâce de Dieu mais aussi par ses propres efforts. Le débauché est souvent un saint qui s'ignore. Il y a souvent, dit Nietzsche, plus d'amour créateur et fécond dans les plus grands criminels que dans les êtres les plus normaux et normalisés, respectueux de la loi civile et morale. Et ce n'est pas simplement un paradoxe pour effrayer les (petits) bourgeois. Quoiqu'il en soit, dans le contresens de l'amour, on confond allègrement l'amour avec le désir d'avoir, de conquérir, de jouir, de posséder. Mais l'amour ne semble pas être pourtant de l'ordre du plaisir mais plutôt du côté de la joie. Non pas de l'ordre de l'avoir (avoir des bonnes fortunes, ou de la chance) mais de l'ordre de l'être càd du faire, si tant est qu'on n'est jamais rien d'autre que ce qu'on a fait, et ce qu'on se fait. On se forge une image fausse — et qui faussera tout par la suite — de l'amour comme divertissement, agrément, bien-être, facile et accessible à tous. Mais ce qui ne se paie pas cher, par définition ne vaut rien. Idée uniquement applicable dans l'ordre de l'esprit et de l'action humaine, car elle est invalidée dans l'ordre de la production économique par les contre-exemples de l'eau et du pain. Mais l'eau et le pain de l'amour, fraîche ou croupie, tendre ou rassis, resteront toujours d'un prix exorbitant. Ils ne peuvent être donnés que de surcroît, au terme d'un dépassement qui ne les concernait nullement. "Celui qui n'espère pas ne rencontrera pas l'inespéré, car il est introuvable et aporétique" (Héraclite d'Éphèse). La question fondamentale que pose Nietzsche à travers toute sa pensée est celle du droit. Non pas dérisoirement le droit positif, civil, historique. Mais le droit en termes de puissance créatrice. A quoi as-tu vraiment droit? Es-tu vraiment assez puissant pour avoir droit à l'amour? Bien entendu ce n'est à personne d'autre qu'à l'intéressé de se poser la question! Sinon on tomberait dans la plus méchante caricature du despotisme imbécile et stérile. Mais encore faut-il que chacun se pose la question, ce qui est rare, et reste l'effet d'une véritable culture et éducation aristocratiques, ce dont nous demeurons encore assez éloignés. Nietzsche demande : "As-tu assez aimé ta propre solitude, ta propre liberté, ton corps, ton esprit et ton destin, pour avoir le droit d'aimer un être qui sera ton semblable?" Encore, pour prétendre rencontrer son semblable, faut-il être assez identique à soi, s'être connu et reconnu, accepté et aimé, s'être déterminé par l'affirmation de son être au sein du devenir. L'amour, donc, en son concept authentique, s'atténue, s'efface et s'exténue devant une fascination, fascisante et totalitaire, à l'égard des forces brutes et primaires de la Nature et de la Vie. On amalgame, dans l'immédiateté et la confusion, la notion d'amour à l'attraction, l'assimilation et le déploiement de la force. La religion, de tout temps, proteste, proclame, milite et revendique la notion d'amour qui est au fond alors inconsciemment interprétée comme une volonté de pouvoir et de domination malades. Cette volonté nihiliste travaille à son insu à sa propre perte, à son auto-suppression au terme du nihilisme, en croyant s'affirmer dans le fanatisme, le terrorisme et la superstition les plus effrénés. Et ce ne sont alors que massacres, croisades, dévastations et colonisations, revêtues du nom d'amour. (Montaigne, Essais, II, 12, Apologie de Raymond Sebond). L'amour est tout sauf appropriation, emprise et extorsion. Il est don, abandon, pardon, en un sens aussi bien chrétien qu'anti-chrétien, celui du Christ comme celui de Dionysos. Les deux extrêmes se rejoignent seulement sur cette ligne de crête sur laquelle Nietzsche a marché et dansé toute sa vie. "Il n'y eu jusqu'à présent pas assez d'amour pour qu'une religion ait été seulement possible."(Nietzsche, Aurore).
L'histoire de l'amour sur Terre nous paraît donc, grotesquement, se décliner, se conjuguer et se raconter comme l'histoire de la haine, autrement dit le règne du refus, du rétrécissement et de l'obscurcissement. L'éros n'est ainsi qu'une fascination et une admiration des qualités : "Celui qui aime une personne pour sa beauté, l'aime-t-il vraiment? Non, car la vérole qui tuera la beauté sans tuer la personne fera qu'il ne l'aimera plus. On n'aime donc jamais personne mais seulement des qualités."(Pascal, Pensées, Misère de l'homme sans Dieu). La philia, quant à elle, n'est qu'un intérêt qui creuse sournoisement, insidieusement et sourdement son labyrinthe sous le masque de la sincérité et du désintéressement. Lieu commun mais vérité éternelle des moralistes du dix-septième siècle, de Pascal à La Rochefoucauld en passant par la Bruyère. "Si chacun savait comment son ami parle de lui quand il n'est pas là, il n'y aurait pas quatre amis sur Terre." (Pascal, Pensées, Misère de l'homme sans Dieu). Enfin l'agapê, pour passer comme image la plus grande et la plus universelle de l'amour, n'en apparaît pourtant au fond que comme la dé-figuration et le dé-visagement les plus tenaces et inéradicables. Ce qui en effet devait se manifester comme ouverture inconditionnelle à la fraternité de l'autre dans la similitude de la condition humaine — mort, solitude, espérance, travail, mais aussi orgueil, inconstance, ennui, inquiétude —, se dégrade en mimétisme sordide et égoïste, en faux-semblants produits par le divertissement — comme principe d'un détournement d'un amour de la vérité humaine. Toute générosité, toute charité, toute ouverture à l'élévation et à l'expansion spirituelle, requis d'ailleurs comme condition de l'amour de l'autre, du prochain comme tout autre (passé, présent, à venir), semblent avoir déserté le monde, ensevelissant cet appel à la conscience d'un consubstantialité, d'un confraternité et solidarité, d'une co-naturalité des hommes dans l'élément vivant de l'esprit."Les hommes n'ayant pu résoudre la Mort, la Misère et l'Ignorance, ils se sont avisés, pour leur échapper, de n'y point penser."(Pascal, Pensées, Misère de l'homme sans Dieu).
Les images de l'amour, petites et grandes, nobles et ignobles, ne sont donc produites que par cette peur d'aimer. En effet, il semblerait que dans un amour authentique, qui saisit son idée adéquate, l'image soit superflue et que seule suffise la pure position dans l'intellect d'un objet visé comme satisfaction d'un désir de l'esprit. Mais on préfère souvent une confortable image statique, mais fausse, de l'amour, à la vérité de l'amour qui est essentiellement mouvement de l'esprit vers une idée qu'il cherche obscurément à saisir sous sa forme adéquate. On croit chercher le bonheur comme satisfaction imaginaire intégrale et immuable de tous nos penchants. On croit le trouver dans l'image phantasmée de l'amour, mais au prix catastrophique de la suppression de la durée, avec laquelle seule la joie créatrice peut être compatible. Il faut ainsi penser cette durée comme principe de continuité des intermittences, et non comme un obstacle imaginaire à la satisfaction. Ignorant cette différence, on plonge alors dans l'immédiateté, l'instantanéité esthétique, au lieu de faire place à la médiation du travail. Car l'amour est en son essence un travail et en travail. D'ailleurs le travail de l'amour, qui seul peut mener à un résultat tangible et durable, ne peut se fonder que sur l'amour du travail en général (càd la volonté de faire oeuvre utile, de faire quelque chose de soi et de sa vie). Le contresens sur l'amour s'aggrave progressivement dans la confusion entre l'union et la totalisation abstraite, ce qui a pour effet de gommer toute la richesse, la variété et la diversité du monde. On plonge alors dans la pauvreté stérile de la passion amoureuse. Enfin on oublie que l'amour demeure en son fond faiblesse, imperfection, affirmation devant l'autre de notre finitude. On lui substitue au contraire l'orgueil d'une conviction de la perfection. On pourra nous objecter que réduire l'amour à une connaissance intellectuelle des choses se révèle extrêmement orgueilleux eu égard à l'humilité requise pour approcher l'autre en sa finitude incompréhensible et lui offrir en sacrifice notre propre finitude énigmatique et scandaleuse.
En réalité nous ne nions pas la place essentielle accordée à la reconnaissance de la finitude de l'autre ainsi que notre propre finitude dans la rencontre d'amour. Mais comprendre cette finitude reste bien, plutôt que de la sentir ou d'en produire une représentation esthétique grandiose et flatteuse, précisément le plus bel acte d'humilité : celui de l'entendement à l'oeuvre dans la recherche et la saisie d'une idée. Enfin le plus grave contresens que l'on puisse commettre à propos de l'amour consiste à l'amalgamer avec la paix. Croire que l'amour est le tout qui doit être recherché, revient à gommer la place nécessaire du mal et de la haine dans la lente constitution de l'amour. On s'enferme au contraire dans des synthèses floues lorsqu'on cherche à tout iréniser, même avec les meilleures intentions du monde (et précisément à cause d'elles). Il faut se rappeler que pour Platon dans le Banquet, la lutte indigente est une des composantes de l'amour. Ces synthèses floues, animées de bons sentiments, portent le plus grand tort à l'essence de l'amour qui est agonistique, car elles masquent le mal et le rôle de l'amour comme compensation à l'indifférence matérielle, à la neutralité cosmique et à la haine — répulsion et destruction — toujours possibles. Nous voulons dire ici que l'amour reste en son fond une lutte, une agonie créatrice et productrice, un enfantement douloureux de l'esprit du monde, une incarnation finie de l'amour infini que l'absolu se porte à lui-même en son jeu éternel. "Jésus-christ est en agonie jusqu'à la fin du monde : vous ne devez pas dormir pendant ce temps- là" (Pascal). Le christ, symbole de l'amour, livre un combat perpétuel (agôn, aiôn) qui délivre éternellement l'essence de l'amour. Aimer un être, aimer les idées, aimer la science, aimer l'humanité, c'est toujours se battre en une singulière et unique étreinte amoureuse, qui nous maintient dans l'élément de l'amour. Le repos entier est la mort.
Pour sortir, donc, de l'amour comme image, conséquence d'un désir frelaté d'images — à l'oeuvre dans chaque chose permettant — au moins illusoirement et temporairement la fuite et le divertissement devant l'exigence d'amour —, il convient de penser l'amour comme mouvement. Non pas le penser selon un modèle mécanique simple, comme celui d'Empédocle d'Agrigente — Philothès, l'attraction et Neikos, la répulsion — qui prétendait décrire binairement tout mouvement réel. Mais plutôt comme mouvement de libération, de création, d'ouverture (offrande et oblation) inauguratrice et constitutive du rapport à l'autre.
L'autre est bien entendu autrui, la personne humaine visée dans un rapport singulier de reconnaissance et d'affirmation conjointes de l'universalité dans la particularité. En ce sens nous oublions souvent ce qu'est l'autre : nous l'aimons comme on peut aimer un plaisir, un agrément qui n'est pas une fin en soi mais un simple moyen subordonné à l'accès à une fin plus haute, dans laquelle son destin serait de se résorber en y trouvant sa propre fin. Nous oublions facilement (parce que nous restons inconscients de nous-mêmes) qu'autrui est une autre conscience, une partie intégrante de la conscience totale de l'être. Ainsi autrui n'est pas un instrument (dont on pourrait se servir) ni un obstacle (qu'on devrait surmonter). Autrui, c'est le moi qui n'est pas moi. Autrui c'est la résistance de ce qui n'a pas de résistance (contrairement à toutes les autres choses de l'univers). Sartre et Lévinas respectivement veulent signifier la même chose, chacun à sa manière. Nous nous traiterons nous-mêmes exactement comme nous aurons traité autrui, puisqu'il s'agit de la même conscience enfermée dans des points de vue irréductibles l'un à l'autre.
Ainsi, si l'on veut se donner une chance de comprendre l'amour, et corrélativement l'essence d'autrui (qui est au fond notre propre essence malgré l'isolement et la solitude irréductibles dans lesquels se trouvent et se tiennent les consciences), il convient de s'efforcer de substituer l'amour de bienveillance à l'amour de concupiscence (selon Leibniz) ou bien remplacer l'amour-propre par l'amour de soi (selon l'idée de Rousseau). L'amour de concupiscence consiste à rapporter autrui à nous comme un instrument à une fin. Il est fondé implicitement sur un amour-propre qui est le désir et la conviction de devoir être préféré à autrui. Mais quoiqu'il en soit, et en tout état de cause, dans la réalité même de la phénoménalité, autrui est nécessairement traité d'abord comme extériorité, alors qu'il est une figure autre de notre intériorité. Que l'amour soit l'amour des semblables — pour Epicure, Lucrèce et Démocrite, ce qui se ressemble s'assemble — ou bien amour des contraires — pour Héraclite, Hegel et Nietzsche, les contraires se recherchent, s'attirent, se lient entre eux par une opposition flexible et invincible engendrant une tension productrice et motrice —, il existe une dialectique intime de l'amour, une lutte amoureuse et secrète entre les choses, qui éprouvent ainsi leur complémentarité. Elles maintiennent ainsi une différence dans l'identité, en tant que cette identité dynamique est elle-même issue d'une identification toujours reconduite de certaines différenciations à l'oeuvre dans chaque chose.
L'amour n'est plus ici une image, mais un mouvement. Il n'y a plus de bonheur de l'amour mais seulement une liberté de l'amour, qui crée dans la Durée et par la Lutte — le travail de différenciation et d'identification — un rapport à l'autre. L'amour est donc rien moins qu'immédiat, instantané. Il lui faut naître dans et par la médiation du Temps. Il lui faut chercher à durer — dans le dur désir de durer —, et à mesurer son intensité et sa liberté dans l'horizon de la Mort, toujours recommencée. Ici s'opère un dépassement radical et collatéral des deux images les plus tenaces de l'amour. D'une part l'amour-passion ("Aima-t-il jamais celui qui n'aima pas au premier regard?", Shakespeare, Comme il vous plaira), et d'autre part l'amour-raison, très mal nommé puisqu'il n'est que le masque d'une autre passion, celle de la prudence, de l'intérêt et finalement de la paresse comme renoncement à l'exigence de penser et de vivre l'amour en son exigeante vérité. On se marie ici alors par amour de la raison, amour ici bien mal nommé puisqu'on ne désire que la paix, l'absence d'inquiétude rationnelle. Ce qui constitue précisément le plus grave péché contre l'esprit et la raison dont l'essence reste la recherche.
Ce qui fait en effet avorter l'amour, c'est précisément son enfermement dans l'instant, autrement dit le refus du travail et de la durée. L'amour ne se déploie que dans l'élément du travail, qui est travail de l'amour, s'immergeant et se nourrissant de l'élément et de l'aliment que constitue l'amour du travail en général. Dans ce cadre de l'amour, le travail n'est plus une torture, bien qu'il soit contraire au plaisir. Il devient plutôt un lien vivant de transformation réciproque de ce qu'il maintient et retient ensemble. Il apparaît comme le moteur d'une sculpture et d'une émergence progressives d'un forme à partir de l'application des forces qui agissent les unes sur les autres. Aimer travailler, en ce sens, se comprend finalement comme la volonté d'introduire de l'ordre — sélectionner, identifier, différencier, synthétiser — dans la multiplicité et la pluralité. En particulier il en résulte donc qu'aimer travailler c'est travailler à aimer, si aimer signifie comprendre l'ordre et la raison de toutes choses (Spinoza) ou égaler l'unité vivante et insaisissable d'un être (Raphaël).
Aimer c'est donc aller vers l'autre, à sa rencontre improbable et aventureuse, non pas comme vers une image distante, figée, creuse, une idole fascinante. Mais s'acheminer vers l'autre dans une incessante oscillation qui s'apparente au dialogue, à la parole ou au chant, dont les intonations sont indéfiniment renvoyées à leur source pour en parfaire l'émission et l'écho, indissolublement.
Dans ces conditions, l'amour maternel — "Amour d'un mère, amour que nul n'oublie / Pain merveilleux qu'un Dieu partage et multiplie", proclame Hugo —, peut apparaître comme la figure essentielle du travail, du lien transformateur qui donne l'exemple de l'amour comme mouvement et non plus comme image. Déjà le travail de dilatation physique du corps dans l'orgasme de la femme ou de l'homme donne l'idée adéquate d'une naissance de l'amour comme réception et restitution réciproques. S'effectue alors une double dilatation du travail de l'amour dans l'accouplement et l'accouchement, corrélatifs, l'une restant toujours virtuellement contenue dans l'actualité de l'autre, et réciproquement. Sauf à figer l'amour dans l'image statique et sclérosée, fausse et inadéquate, de l'éros comme plaisir, ou de l'amour-raison (comme idolâtrie stérile de la famille), l'amour peut et doit se penser comme systole / diastole spirituelle aussi bien que corporelle, essentiellement dynamique et vivante. L'amour maternel pur (indépendamment de son contexte familial factice et fallacieux) se pense alors comme travail silencieux du dialogue, de la parole et du chant, et apparaît alors comme la langue maternelle par excellence, celle que l'on suce avec le lait maternel—Montaigne et Descartes, nourris aux Belles-lettres dès leur plus tendre enfance — et qui devient le paradigme intériorisé de toute attitude d'amour. Dans la genèse psycho-physique de l'enfant le modèle maternel constituera le principe déterminant — et pour longtemps — de l'attitude et de la modalité d'amour.
Cette liberté, ou invention de l'amour, par laquelle on fait venir du fond de soi ("in-venire") ce qui toujours déjà s'y trouvait et s'y maintenait, dépasse l'image figée et niaise du bonheur comme immobilité faisant illusoirement l'économie du temps. Elle lui substitue la joie comme dilatation, élargissement dynamique de la relation à l'autre. Simultanément elle fait de la place au multiple et au plural, en évitant la tentation et la tentative de la totalisation fermée, close et donc stérile. L'amour n'est pas omniprésent comme perfection du Tout. Il est plutôt imperfection, faiblesse, ouverture (apérité, déhiscence). Tout comme le sourire innocent d'un Nouveau-né, l'amour ne cesse de naître et de dé-naître sur le fond pourtant toujours possible de la mort. Dès que l'amour naît, déjà il est assez vieux pour mourir. De même pour l'enfant. La faiblesse radicale de tout amour, comme celle du petit enfant, s'offre et se constitue comme le démenti le plus cinglant à la puissance la plus aveugle : c'est la résistance de ce qui n'a pas de résistance (Lévinas). C'est pourquoi le Massacre des Innocents n'est pas une réfutation contre la possibilité et la plausibilité de l'amour mais au contraire une confirmation éternelle de l'infinie puissance sans pouvoir de l'amour. L'amour, c'est la royauté d'un enfant qui ne parle pas (in-fans), mais à travers qui l'amour exprime invinciblement son éclat inexpugnable. En effet, dans le bégaiement, le balbutiement, le silence de l'enfant qui ne parle pas encore, parle toujours-déjà la source de toute parole, l'arche de la parole, l'amour. D'autre part l'amour comme mouvement dans la durée, dans l'expression de ses deux figures les plus immédiates (courantes et communes), l'amour maternel et l'amour conjugal — comme effort de conjugaison de deux âmes qui tendent à s'unir par volonté (Descartes) afin d'augmenter ainsi leur puissance d'être (Spinoza) — n'est jamais le signe d'une perfection (orgueil, fermeture, autarcie) mais la marque d'une imperfection positive : faiblesse, humilité, ouverture. Il ne saurait non plus se restreindre à l'image affadie et faussée de la paix, de la pacification comme suppression — illusoire et hypocrite — du Mal, du Négatif et de la Haine. Et c'est précisément cette coprésence non improbable, non impossible de l'amour et du mal qui fait dire à Gilbert Lély (le premier biographe de Sade, le plus autorisé, le plus profond et le plus proche du Divin Marquis, par-delà les siècles et les âges de l'Esprit), en une sentence qui n'est pas simplement un paradoxe-épouvantail — et épouvantable — destiné à effrayer le bourgeois bien-pensant : "Tout ce qu'écrit Sade est amour". Car au fond de l'horreur, de la haine, du mal, de la dislocation et de la souffrance, l'éclair souverain de l'amour ne brille-t-il pas d'un éclat et d'une grâce à jamais inentamée et inentamable, témoin et martyre de son éternelle et invincible existence? Le Christ, bien avant Sade, ne nous l'avait-il pas déjà montré, en sa Passion sublime? Et avant lui, Diogène le Cynique, en sa liberté sublime : "Le soleil baigne les latrines et ne se souille pas"?
L'amour, comme bien absolu en son idée, n'autorise ainsi nullement à évacuer théologiquement le mal dans la région distante du Non-être, pensé alors comme "remotio boni" (Thomas d'Aquin). Le mal n'est pas réductible à un éloignement du bien, il est l'autre de l'amour, comme le vide interstellaire est l'autre de l'étoile qui y brille et y scintille. L'amour n'est pas la paix, l'absence de mal. Il brille seulement dans l'obscurité du mal, fondant constamment l'espoir sur la constatation d'une présence, aussi retirée soit-elle. Car au moment où l'amour est obscurci, offusqué, il est dé-claré, é-clairé. Il se pose et se donne comme témoin de lui-même. Tout comme l'Esprit qui se pose et séjourne auprès de soi, car l'amour est l'esprit. Il s'im-pose et se dé-pose comme alternative au mal, à la haine, à la destruction, dislocation et souffrance. Ainsi c'est sans doute une erreur théorique et une faute morale d'identifier, dans les philosophies théologiques (Leibniz) ou les théologies philosophiques (Thomas d'Aquin), l'amour et la totalité.
Quand Leibniz déclare, par exemple — comme résultat de sa métaphysique — : "Je ne méprise presque rien", il faut entendre la suppression réelle, bien que non apparente, du "presque", concession fugitive à ceux qui resteraient impuissants à déployer les dernières conséquences du système leibnizien. Mais pour nous il s'agit d'une identification contestable de l'amour — comme compréhension du bien absolu et ultime perfection de Dieu — avec la totalité de l'être.
Au contraire l'amour pourrait apparaître comme refus radical d'identification au Tout. Il a besoin de l'Altérité, de l'Étrangeté — le mal, la haine, la dislocation ou éparpillement — pour témoigner de lui-même. La forme la plus pure de l'amour n'est-elle pas en ce sens celle que (et qui) dé-clare, ré-vèle et dé-voile le Christ : "Aime, et fais ce que tu voudras" (repris par Saint Augustin). Encore faut-il vraiment aimer et vraiment vouloir, ce qui reste rare et difficile. Mais, "ce n'est pas le chemin qui est difficile, c'est le difficile qui est chemin" (Kierkegaard). La haine et le mal ne sont nullement détruits et dissous par l'amour.
L'amour en effet est sans force, mais pas sans effort. Il est sans pouvoir mais pas sans puissance. La position affirmative et active de l'amour comme faiblesse, humilité, ouverture, transcendance, dépassement — "par-donner", donner au-delà et par-delà ce qui serait simplement requis par la nature des choses, en ce sens l'amour demeure surnaturel — de tout pouvoir et de toute force, assigne un sens indéfectible et invincible à l'existence. Alors cette existence ainsi investie et visitée par l'amour, devient radicalement incompatible avec la haine, la "mé-chanceté" : léger, l'amour tombe toujours bien, alors que la violence pesante retombe toujours mal en un "mal-choir" et un "mal-échu" intrinsèques. L'amour séjourne auprès du Négatif, sans l'annuler, mais il le laisse librement subsister comme objet d'un témoignage toujours reconduit dans le Temps.
L'amour peut donc se penser comme travail de la durée, comme mouvement libre sous l'horizon de la mort, comme témoignage humble et faible de soi devant une altérité menaçante ou simplement aveugle et indifférente — "Le silence éternel de ces espaces infinis m'effraie. Ces trois figures de l'amour nous permettent de nous sortir de toute image inadéquate de l'amour. Nous évitons ainsi une détermination esthétique — attirance, divertissement, plaisir, fascination, séduction —, aussi bien qu'une détermination éthique — l'amour-raison, le devoir comme dette et respect envers l'humanité, exercice de la prudence, de l'intérêt et de l'équilibre pragmatiques.
Nous entrevoyons alors précisément la possibilité et la disponibilité d'une idée vraie — complète, adéquate — de l'amour. Nous conjurons ainsi une double tentation et tentative réductionnistes. L'amour n'est pas réductible à un amour-propre masqué (La Rochefoucauld). L'amour n'est pas non plus en son fond une volonté de puissance travestie (Nietzsche). La puissance de l'amour ne prend pas essentiellement sa source dans l'amour de la puissance, même créatrice et affirmative. A fortiori pas non plus dans la volonté de puissance malade, stérile et réactive, celle de tous les genres de prêtres pour qui l'idéal dont ils se donnent pour les intercesseurs n'est au fond qu'un moyen d'emprise et de domination.
L'idée d'amour apparaît dans ces conditions sans masque, dans sa nudité et sa crudité prosaïques, entièrement compatible avec sa dimension essentiellement poétique, càd créatrice. L'amour se donne comme sincérité et authenticité, quand il consiste à remettre toute chose dans sa rectitude ou orthogonalité. Aimer c'est donc en ce sens percevoir les choses selon leur idée adéquate (auto-affirmative), leur angle vrai ou droit. L'essence de l'amour, autrement dit l'ordre de l'amour — au double sens d'un commandement, d'une exigence, mais aussi d'une disposition intrinsèque dans l'être — se ramène à l'amour de l'ordre. En effet aimer, n'est-ce pas en son fond s'efforcer de com-prendre (cum-prehendere), de prendre toute chose selon son ordre propre et intrinsèque? Car le vrai est indice de lui-même et du faux, l'ordre des choses est identique à l'ordre des idées (Spinoza). On voit alors comment l'amour chasse le "mé-pris", et la "mé-chanceté". A mal aimer on prend mal les choses, et on les assemble selon un ordre inadéquat. On ne tombe pas juste, on devient "mé-chant", autrement dit incapable d'aimer, on manque les choses et on (se) manque (à) soi-même. "Il n'y a que le méchant qui soit seul" (Diderot). En effet, être incapable de compréhension c'est être incapable d'amour et donc se retrouver au monde comme un étranger. Ne pas se comprendre, càd être incapable de se remettre dans son ordre, (se) mé-prendre et (se) mé-priser (sur) son être amène l'isolement, càd la non-compréhension de sa propre solitude. "Chacun est éternel à sa place" (Goethe). Celui qui ne se comprend pas s'isole. La haine apparaît en effet dans sa vérité et sa réalité à la fois comme un principe et un effet de l'isolement et de la dislocation. C'est pourquoi il convient, nous dit Spinoza, de "Ne pas rire, ne pas pleurer, ni même haïr, mais comprendre"(T.R.E.). Il aurait pu ajouter : "aimer", si ce terme n'était pas pour lui l'exact synonyme d'aimer. En effet les rires, les pleurs, les haines et les grincements de dents sont des principes et des attitudes d'isolement, d'isolisme et de dislocation (au sens premier d'éparpillement, de dispersion dans l'espace de la conscience). Au contraire la compréhension, la remise de chaque chose à sa place, est donc l'amour qui brille faiblement mais immuablement à côté de la Haine, du Mal, comme une Étoile dans le Vide cosmique ("Comme une étoile au fond d'un trou" dit énergiquement Aragon dans son poème J'entends, j'entends).
On perçoit alors le lien entre la compréhension d'une chose selon son Idée — il s'agit en effet pour l'entendement de prendre conscience, càd d'accompagner ("cum-scire") toute chose de l'idée de sa cause —, et l'amour comme extension et dilatation. Plus nous connaissons de choses singulières (et chaque chose dans sa singularité unique), choses concrètes, plurielles, multiples, plus nous nous rapprochons de l'Idée de Dieu, càd de Dieu lui-même (Deus sive Natura). L'abstraction en effet n'est-elle pas le principe de toute haine et de toute intolérance? Au contraire, la connaissance concrète, singulière, porte en elle la joie affirmative de l'idée d'amour, dans l'amour de l'idée. A l'inverse, la tristesse, issue directement de l'abstraction qui mutile la chose, la sépare de son idée ou d'une de ses déterminations principales, se pense comme rétrécissement et dis-location (éparpillement) de l'âme. C'est pourquoi l'amour reste et demeure éternellement le contraire du pouvoir, ce qu'ont en effet parfaitement compris (mais aussi nullement compris, ceci étant la cause de cela) tous les types de prêtre — Nietzsche se vante dans l'Antéchrist d'avoir été le premier à construire une psychologie générale du prêtre —, qui ont sévi sur Terre depuis l'origine. Le pouvoir est antithétique de l'amour, car il aime la division, le rétrécissement, la tristesse, l'impuissance : divide et imperare.
L'amour est sans pouvoir, mais non sans puissance (celle d'actualiser toujours plus son idée dans l'idée de la chose visée). Le pouvoir au contraire reste par essence radicalement impuissant (ce qui se vérifie chaque jour dans la réalité sociale la plus diversement et bêtement prosaïque), impuissant à aimer, comprendre, étendre, synthétiser et affirmer créativement l'être. On ne peut pas non plus contourner cette séparation radicale en prétendant qu'en réalité l'amour et le pouvoir restent intimement liés par un lien dialectique, chacun passant dynamiquement dans son contraire. Cette représentation commode mais fallacieuse n'est encore qu'une abstraction produite par le pouvoir, une mutilation de l'idée d'amour, qui n'engendre que haine, incompréhension et dislocation. Il n'y a pas de pouvoir de l'amour. Sauf pour les individus complaisants qui veulent s'étourdir en s'enfermant dans le fantasme, et en concédant arbitrairement à l'autre un droit arbitraire sur eux, ainsi que le font beaucoup de personnages de la Comédie humaine et de la Recherche du Temps perdu. Et en effet, quelle comédie! Et quelle perte de temps! Ce que font ressentir génialement chacun à sa manière Balzac et Proust.
Il y a par contre un amour du pouvoir, mais qui se condamne lui-même parce qu'il se fonde sur une idée inadéquate de l'amour. Pas de pouvoir de l'amour, mais une puissance de l'amour (à développer son idée adéquate). Pas d'amour du pouvoir, mais un amour de la puissance, créatrice de valeur et de sens. L'amour brille à côté du pouvoir, comme une étoile dans la nuit, comme son autre radical. Le pouvoir ne comprend pas l'inadéquation à lui-même de l'idée qu'il se fait de lui. Il est en ce sens toujours déjà aliéné. Il pense illusoirement se totaliser par la systématisation et le bouclage/verrouillage qu'il opère dans la rencontre des individus qu'il s'efforce d'asservir par tous les moyens et surtout les plus subtils, en s'estimant en droit de les assujettir, "par amour", "pour leur bonheur".
Mais, "on ne rencontre jamais des gens, on ne rencontre que des choses", remarque Deleuze en une de ses pensées les plus profondes. Ce qui ne signifie évidemment pas qu'il n'y a pas de personne humaine sur Terre, ou que la personne humaine doit être traitée comme une chose, un moyen en vue d'une fin. Mais il faut plutôt comprendre que l'individu humain reste inaccessible en sa solitude indivisible, et qu'il est vain de vouloir et croire pouvoir l'asservir. Par contre il convient de rechercher l'idée adéquate d'un rapport à autrui. Ce rapport est précisément une chose qu'il faut comprendre en sa nécessité rationnelle et qui reste inaccessible à toute emprise subjective. Rousseau confirme brillamment et par avance cette idée fondamentale en son Emile (ou de l'éducation), idée déjà pressentie par Locke en ses Pensées sur l'éducation. L'amour des parents pour les enfants se mesurent exactement à leur souci de ne jamais placer l'enfant devant le pouvoir arbitraire de l'autorité parentale mais toujours devant la nécessité rationnelle de la nature qui, elle, n'est jamais arbitraire et toujours immuable, insensible aux passions et aux humeurs de l'animal "homme", en qui, selon Zarathoustra "il subsiste hélas encore beaucoup du ver de terre". Ainsi l'amour commence-t-il d'abord par une discipline négative, à l'inverse du pouvoir dont il est et demeure l'exact opposé. Cette discipline négative absolument nécessaire bien que non suffisante se décline en trois moments successifs. D'abord, "ne pas nuire"(Primum non nocere, Hippocrate, Serment). Ensuite, "fuir pour ne pas nuire" (Epicure, Maximes). Enfin, "fuir seul vers Le (Lui) seul" (Plotin, Ennéade VI, 9). Pour commencer à aimer ne faut-il pas d'abord diminuer la haine de soi et des autres? "Au lieu de chercher à augmenter vos raisons travailler d'abord à diminuer vos passions" (Pascal, Pensées).
Ainsi nous apparaît-il que rencontrer des choses concrètes, singulières, c'est saisir adéquatement leur idée. Ce n'est nullement se lier, dans un rapport de domination, à une image abstraite, mutilée, incomplète. Aimer l'autre, n'est-ce pas plutôt se tenir à l'écart et en dehors de tout pouvoir — sans avidité, sans envie, sans jalousie —, dans la faiblesse absolue, dans le refus absolu de toute image? Aimer, n'est-ce pas "re-garder" l'autre — l'"en-visager" comme le visage même de la liberté et de la solitude, plutôt que le "dé-visager" comme une proie —, le regarder pour le garder, autrement dit le "sauve-garder" de tout pouvoir, de toute corruption par le pouvoir, et ainsi empêcher une substitution d'une image abstraite à la réalité complète de l'idée? Le para-doxe constitutif de l'amour véritable de l'autre — non sa pâle, dérisoire et stérile singerie, d'ailleurs souvent animée des meilleures intentions — est que la sincérité (l'absence de masque, de fard, "sine-cerus") s'y déploie sans désir, sans passion. Ce qui précisément permet de restituer dans leur ordre l'idée et la place justes des corps, des sens, de l'imagination — "Cette maîtresse d'erreur et de fausseté, et d'autant plus fourbe qu'elle ne l'est pas toujours" —, des images et des inclinations.
Car le dés-ordre, le dés-astre, et finalement le désert du dé-sir, empêche l'amour, le fait avorter, le dégrade ou en confirme l'absence ou l'impossibilité. Ceux qui font tout pour ne pas comprendre l'essence de l'amour ne doivent nullement s'étonner de ne pas le rencontrer et même de ne plus y croire. Ceux-là en effet s'efforcent bien dérisoirement de substituer la liaison entre deux images statiques et figées (idéaux et fantasmes) à la rencontre entre les deux idées adéquates déterminant entièrement deux êtres à augmenter leur puissance d'être et d'agir par composition de rapports adéquats. Ce sont en effet dans l'amour, les idées de chaque être qui doivent se rencontrer et se composer. Il s'agit d'empêcher les images partielles et fantasmatiques de s'établir en relation d'abîme narcissique réciproque. En effet l'amour ne consiste nullement dans la surenchère d'un exercice de projection sur l'autre de ce qu'on croit nous manquer personnellement. Car en réalité on ne manque pas d'être (on dispose, au fond, malgré notre finitude, de tout ce qu'il nous faut) mais plus gravement on manque à notre être, càd on oublie et on néglige de l'explorer pour le développer complètement (péché contre l'esprit : laisser l'esprit en friche). Penser la réalité de l'amour, en son essence, exige donc de s'arracher de force à des lieux communs qui indiquent précisément l'absence de ce dont ils sont au contraire censés dévoiler la présence. Aimer ce n'est pas rencontrer l'âme -soeur. Car il n'y a aucune filiation, aucune origine commune des idées. Chacune existe par elle-même comme chose réelle, solitaire et indépendante dans son splendide isolement. Il s'agit au contraire dans l'amour, simplement de la composition adéquate de deux idées selon une troisième idée, celle de leur composition. D'autre part on ne saurait non plus dans l'amour rencontrer sa (tendre?!) moitié : naïveté du mythe platonicien de l'Androgyne. On ne cherche pas tant à faire la "Bête à deux dos", selon l'énergique expression de Rabelais illustrant l'union enfin recherchée. Mais plutôt l'amour cherche à se souvenir que l'humain a toujours été plus qu'une Bête à deux Dos, un Ange à deux Têtes. L'amour est donc la rencontre nécessaire, immanente, de deux idées complètes, non la superposition extérieure et factice de deux images mutilées, nullement complémentaires.
Cependant l'idée de l'amour comme amour ou compréhension de l'idée ne nie nullement l'existence de la matière, de la chair, des images des sens, en leurs lois d'attraction et de composition mécaniques. Mais n'y aurait-il pas un moment du négatif, de doute à surmonter? L'amour ne serait-il qu'un rapport matériel superficiel, comme le suggère péremptoirement Sébastien Nicolas Roch de Chamfort : "L'amour n'est que l'échange de deux fantaisies et le contact de deux épidermes"? L'amour ne serait-il, comme le suggère Nietzsche en un aphorisme célèbre du Gai Savoir intitulé Du préjugé de chacun des sexes en amour, une simple projection de ses propres préjugés sur l'autre? La femme veut aimer en donnant, et elle tend à croire que l'essence de l'amour est l'abandon. L'homme veut aimer en prenant, et entretient ainsi le préjugé selon lequel l'amour est conquête et domination. L'amour semble porter avec lui un paradoxe constitutif, et s'ouvrir à une tension permanente. D'un côté il est exigence et souci d'accession à une idée qui n'est jamais immédiate, dont l'approche est lente et difficile. D'un autre côté, indissolublement lié au premier, l'amour est nécessité des corps, de la chair, de la faiblesse et de la déficience. On ne sait pas ce que pourrait être un amour angélique, purement désintéressé et non pathologique, un amour que se porteraient et qui porterait deux êtres spirituels, sans corps, sans offuscation des passions. Ainsi, ce paradoxe est-il dirimant de l'amour, le réduisant à une simple naïveté illusoire? Ou bien la synthèse de ces deux aspects incontournables est-elle possible, est-elle réalisée? Car il ne suffit certes pas de dire "je t'aime", de dire" j'ai aimé" pour être certain que ces mots expriment bien ce qu'on a voulu signifier et qu'ils correspondent à une réalité objective. Certes il n'y a peut-être pas de réalité objective de l'amour et on trouve exactement l'amour qu'on mérite, du plus bas degré (la simple copulation) au degré le plus éthéré et le plus sublime (l'union mystique et spirituelle avec une idée). Quoiqu'il en soit, l'amour est d'abord enthousiasme, puis angoisse, enfin désillusion et retour à résipiscence. Mais en tout état de cause, pour penser l'idée de l'amour — par et dans un certain amour intellectuel de la raison —, il faut nécessairement admettre la possibilité de comprendre le rapport, remis dans son ordre vrai, entre le matériel et le spirituel, l'âme et le corps, l'intérieur et l'extérieur, la nature et l'esprit.
Car l'amour n'est-il pas, depuis que Platon nous l'a tendrement suggéré dans son Banquet, une énergie dynamique qui traverse la succession de toutes ces oppositions fondamentales sans jamais s'arrêter à aucune? Il est vivant, créateur de sens et de valeur, en proie souvent aux difficultés et aux apories les plus extrêmes, à la fois sans ressources propres mais inventant sans cesse de nouveaux expédients. Les poètes, les créateurs libres, ou inventeurs de l'idée d'amour, se sont toujours efforcés et essayés à spiritualiser ce sensible, et lui redonner sa forme vraie. Et réciproquement, dans un lieu symétrique, ils ont cherché à sensibiliser ce spirituel qu'est l'idée d'amour. Ils ont en effet cherché, non pas à subir des images convenues et passives de l'amour, mais à construire des images qui pourraient se donner comme la représentation exacte de l'idée d'amour. Par exemple Goethe, dans son célèbre poème d'amour du Faust utilise-t-il l'image du feu pour signifier l'amour. En effet l'amour s'élève, brûle, danse, éclaire, mais aussi consume dans le souci ceux qui sont emportés par lui. "Une amoureuse flamme consume mes beaux jours / Ah! La paix de mon âme a-t-elle fui pour toujours?". Ou bien l'image saisissante chez Racine dans son Andromaque de l'amour comme une furie furieuse qui s'agrippe et vampirise celui ou celle qui a eu la faiblesse de lui céder. "C'est Vénus tout entière à sa proie attachée / J'ai conçu pour mon crime une juste terreur / J'ai pris la vie en haine et ma flamme en horreur." Cependant à travers ces deux occurrences, parmi bien d'autres, des ravages de l'amour on peut se demander s'il ne s'agit pas plutôt de passion amoureuse destructrice, dans laquelle l'imagination prédomine très loin de la dimension rationnelle de l'amour, telle que nous avons cru pouvoir l'expliciter précédemment. Mais quoiqu'il en soit, l'amour peut aussi bien être suggéré par des images iréniques, salvatrices, voire sotériologiques. Par exemple Paul Eluard, en sa délicatesse accoutumée, suggère que l'amour est un principe non seulement de reconnaissance mais surtout de renaissance. "Et si je ne sais plus tout ce que j'ai vécu / C'est que tes yeux ne m'ont pas toujours vu."
De même Louis Aragon, en son énergie accoutumée, nous offre-t-il l'image de l'amour comme ce qui nous soulève — plus qu'il ne nous élève — et nous sauve au-dessus de la misère du monde, en une rédemption mystérieuse de soi, des autres, et du monde.
"Il n'aurait fallu
Il y a par contre un amour du pouvoir, mais qui se condamne lui-même parce qu'il se fonde sur une idée inadéquate de l'amour. Pas de pouvoir de l'amour, mais une puissance de l'amour (à développer son idée adéquate). Pas d'amour du pouvoir, mais un amour de la puissance, créatrice de valeur et de sens. L'amour brille à côté du pouvoir, comme une étoile dans la nuit, comme son autre radical. Le pouvoir ne comprend pas l'inadéquation à lui-même de l'idée qu'il se fait de lui. Il est en ce sens toujours déjà aliéné. Il pense illusoirement se totaliser par la systématisation et le bouclage/verrouillage qu'il opère dans la rencontre des individus qu'il s'efforce d'asservir par tous les moyens et surtout les plus subtils, en s'estimant en droit de les assujettir, "par amour", "pour leur bonheur".
Mais, "on ne rencontre jamais des gens, on ne rencontre que des choses", remarque Deleuze en une de ses pensées les plus profondes. Ce qui ne signifie évidemment pas qu'il n'y a pas de personne humaine sur Terre, ou que la personne humaine doit être traitée comme une chose, un moyen en vue d'une fin. Mais il faut plutôt comprendre que l'individu humain reste inaccessible en sa solitude indivisible, et qu'il est vain de vouloir et croire pouvoir l'asservir. Par contre il convient de rechercher l'idée adéquate d'un rapport à autrui. Ce rapport est précisément une chose qu'il faut comprendre en sa nécessité rationnelle et qui reste inaccessible à toute emprise subjective. Rousseau confirme brillamment et par avance cette idée fondamentale en son Emile (ou de l'éducation), idée déjà pressentie par Locke en ses Pensées sur l'éducation. L'amour des parents pour les enfants se mesurent exactement à leur souci de ne jamais placer l'enfant devant le pouvoir arbitraire de l'autorité parentale mais toujours devant la nécessité rationnelle de la nature qui, elle, n'est jamais arbitraire et toujours immuable, insensible aux passions et aux humeurs de l'animal "homme", en qui, selon Zarathoustra "il subsiste hélas encore beaucoup du ver de terre". Ainsi l'amour commence-t-il d'abord par une discipline négative, à l'inverse du pouvoir dont il est et demeure l'exact opposé. Cette discipline négative absolument nécessaire bien que non suffisante se décline en trois moments successifs. D'abord, "ne pas nuire"(Primum non nocere, Hippocrate, Serment). Ensuite, "fuir pour ne pas nuire" (Epicure, Maximes). Enfin, "fuir seul vers Le (Lui) seul" (Plotin, Ennéade VI, 9). Pour commencer à aimer ne faut-il pas d'abord diminuer la haine de soi et des autres? "Au lieu de chercher à augmenter vos raisons travailler d'abord à diminuer vos passions" (Pascal, Pensées).
Ainsi nous apparaît-il que rencontrer des choses concrètes, singulières, c'est saisir adéquatement leur idée. Ce n'est nullement se lier, dans un rapport de domination, à une image abstraite, mutilée, incomplète. Aimer l'autre, n'est-ce pas plutôt se tenir à l'écart et en dehors de tout pouvoir — sans avidité, sans envie, sans jalousie —, dans la faiblesse absolue, dans le refus absolu de toute image? Aimer, n'est-ce pas "re-garder" l'autre — l'"en-visager" comme le visage même de la liberté et de la solitude, plutôt que le "dé-visager" comme une proie —, le regarder pour le garder, autrement dit le "sauve-garder" de tout pouvoir, de toute corruption par le pouvoir, et ainsi empêcher une substitution d'une image abstraite à la réalité complète de l'idée? Le para-doxe constitutif de l'amour véritable de l'autre — non sa pâle, dérisoire et stérile singerie, d'ailleurs souvent animée des meilleures intentions — est que la sincérité (l'absence de masque, de fard, "sine-cerus") s'y déploie sans désir, sans passion. Ce qui précisément permet de restituer dans leur ordre l'idée et la place justes des corps, des sens, de l'imagination — "Cette maîtresse d'erreur et de fausseté, et d'autant plus fourbe qu'elle ne l'est pas toujours" —, des images et des inclinations.
Car le dés-ordre, le dés-astre, et finalement le désert du dé-sir, empêche l'amour, le fait avorter, le dégrade ou en confirme l'absence ou l'impossibilité. Ceux qui font tout pour ne pas comprendre l'essence de l'amour ne doivent nullement s'étonner de ne pas le rencontrer et même de ne plus y croire. Ceux-là en effet s'efforcent bien dérisoirement de substituer la liaison entre deux images statiques et figées (idéaux et fantasmes) à la rencontre entre les deux idées adéquates déterminant entièrement deux êtres à augmenter leur puissance d'être et d'agir par composition de rapports adéquats. Ce sont en effet dans l'amour, les idées de chaque être qui doivent se rencontrer et se composer. Il s'agit d'empêcher les images partielles et fantasmatiques de s'établir en relation d'abîme narcissique réciproque. En effet l'amour ne consiste nullement dans la surenchère d'un exercice de projection sur l'autre de ce qu'on croit nous manquer personnellement. Car en réalité on ne manque pas d'être (on dispose, au fond, malgré notre finitude, de tout ce qu'il nous faut) mais plus gravement on manque à notre être, càd on oublie et on néglige de l'explorer pour le développer complètement (péché contre l'esprit : laisser l'esprit en friche). Penser la réalité de l'amour, en son essence, exige donc de s'arracher de force à des lieux communs qui indiquent précisément l'absence de ce dont ils sont au contraire censés dévoiler la présence. Aimer ce n'est pas rencontrer l'âme -soeur. Car il n'y a aucune filiation, aucune origine commune des idées. Chacune existe par elle-même comme chose réelle, solitaire et indépendante dans son splendide isolement. Il s'agit au contraire dans l'amour, simplement de la composition adéquate de deux idées selon une troisième idée, celle de leur composition. D'autre part on ne saurait non plus dans l'amour rencontrer sa (tendre?!) moitié : naïveté du mythe platonicien de l'Androgyne. On ne cherche pas tant à faire la "Bête à deux dos", selon l'énergique expression de Rabelais illustrant l'union enfin recherchée. Mais plutôt l'amour cherche à se souvenir que l'humain a toujours été plus qu'une Bête à deux Dos, un Ange à deux Têtes. L'amour est donc la rencontre nécessaire, immanente, de deux idées complètes, non la superposition extérieure et factice de deux images mutilées, nullement complémentaires.
Cependant l'idée de l'amour comme amour ou compréhension de l'idée ne nie nullement l'existence de la matière, de la chair, des images des sens, en leurs lois d'attraction et de composition mécaniques. Mais n'y aurait-il pas un moment du négatif, de doute à surmonter? L'amour ne serait-il qu'un rapport matériel superficiel, comme le suggère péremptoirement Sébastien Nicolas Roch de Chamfort : "L'amour n'est que l'échange de deux fantaisies et le contact de deux épidermes"? L'amour ne serait-il, comme le suggère Nietzsche en un aphorisme célèbre du Gai Savoir intitulé Du préjugé de chacun des sexes en amour, une simple projection de ses propres préjugés sur l'autre? La femme veut aimer en donnant, et elle tend à croire que l'essence de l'amour est l'abandon. L'homme veut aimer en prenant, et entretient ainsi le préjugé selon lequel l'amour est conquête et domination. L'amour semble porter avec lui un paradoxe constitutif, et s'ouvrir à une tension permanente. D'un côté il est exigence et souci d'accession à une idée qui n'est jamais immédiate, dont l'approche est lente et difficile. D'un autre côté, indissolublement lié au premier, l'amour est nécessité des corps, de la chair, de la faiblesse et de la déficience. On ne sait pas ce que pourrait être un amour angélique, purement désintéressé et non pathologique, un amour que se porteraient et qui porterait deux êtres spirituels, sans corps, sans offuscation des passions. Ainsi, ce paradoxe est-il dirimant de l'amour, le réduisant à une simple naïveté illusoire? Ou bien la synthèse de ces deux aspects incontournables est-elle possible, est-elle réalisée? Car il ne suffit certes pas de dire "je t'aime", de dire" j'ai aimé" pour être certain que ces mots expriment bien ce qu'on a voulu signifier et qu'ils correspondent à une réalité objective. Certes il n'y a peut-être pas de réalité objective de l'amour et on trouve exactement l'amour qu'on mérite, du plus bas degré (la simple copulation) au degré le plus éthéré et le plus sublime (l'union mystique et spirituelle avec une idée). Quoiqu'il en soit, l'amour est d'abord enthousiasme, puis angoisse, enfin désillusion et retour à résipiscence. Mais en tout état de cause, pour penser l'idée de l'amour — par et dans un certain amour intellectuel de la raison —, il faut nécessairement admettre la possibilité de comprendre le rapport, remis dans son ordre vrai, entre le matériel et le spirituel, l'âme et le corps, l'intérieur et l'extérieur, la nature et l'esprit.
Car l'amour n'est-il pas, depuis que Platon nous l'a tendrement suggéré dans son Banquet, une énergie dynamique qui traverse la succession de toutes ces oppositions fondamentales sans jamais s'arrêter à aucune? Il est vivant, créateur de sens et de valeur, en proie souvent aux difficultés et aux apories les plus extrêmes, à la fois sans ressources propres mais inventant sans cesse de nouveaux expédients. Les poètes, les créateurs libres, ou inventeurs de l'idée d'amour, se sont toujours efforcés et essayés à spiritualiser ce sensible, et lui redonner sa forme vraie. Et réciproquement, dans un lieu symétrique, ils ont cherché à sensibiliser ce spirituel qu'est l'idée d'amour. Ils ont en effet cherché, non pas à subir des images convenues et passives de l'amour, mais à construire des images qui pourraient se donner comme la représentation exacte de l'idée d'amour. Par exemple Goethe, dans son célèbre poème d'amour du Faust utilise-t-il l'image du feu pour signifier l'amour. En effet l'amour s'élève, brûle, danse, éclaire, mais aussi consume dans le souci ceux qui sont emportés par lui. "Une amoureuse flamme consume mes beaux jours / Ah! La paix de mon âme a-t-elle fui pour toujours?". Ou bien l'image saisissante chez Racine dans son Andromaque de l'amour comme une furie furieuse qui s'agrippe et vampirise celui ou celle qui a eu la faiblesse de lui céder. "C'est Vénus tout entière à sa proie attachée / J'ai conçu pour mon crime une juste terreur / J'ai pris la vie en haine et ma flamme en horreur." Cependant à travers ces deux occurrences, parmi bien d'autres, des ravages de l'amour on peut se demander s'il ne s'agit pas plutôt de passion amoureuse destructrice, dans laquelle l'imagination prédomine très loin de la dimension rationnelle de l'amour, telle que nous avons cru pouvoir l'expliciter précédemment. Mais quoiqu'il en soit, l'amour peut aussi bien être suggéré par des images iréniques, salvatrices, voire sotériologiques. Par exemple Paul Eluard, en sa délicatesse accoutumée, suggère que l'amour est un principe non seulement de reconnaissance mais surtout de renaissance. "Et si je ne sais plus tout ce que j'ai vécu / C'est que tes yeux ne m'ont pas toujours vu."
De même Louis Aragon, en son énergie accoutumée, nous offre-t-il l'image de l'amour comme ce qui nous soulève — plus qu'il ne nous élève — et nous sauve au-dessus de la misère du monde, en une rédemption mystérieuse de soi, des autres, et du monde.
"Il n'aurait fallu
Qu'un moment de plus
Pour que la mort vienne
Mais une main nue
Alors est venue
Qui a pris la mienne...
Un front qui s'appuie
À moi dans la Nuit
Deux grands yeux ouverts
Et tout m'a semblé
Comme un champ de blé
Dans cet Univers."
Quelle que soit la position escomptée de l'amour à travers cette oscillation entre ces figures négatives et positives, on comprendra qu'il faille d'abord se tourner vers les images innombrables qu'ont données de l'amour les sublimes poètes — et ils se nomment Légion — pour tenter ensuite modestement soi-même, quand on n'est pas poète, d'esquisser, à propos de son expérience intime de l'amour, un lien et un lieu entre l'image (le sentiment) que l'on peut se faire subjectivement de l'amour, et l'idée (la compréhension) que l'on doit former objectivement de l'amour. C'est précisément cette ouverture infinie entre le sentiment qui devient Idée et l'Idée qui se cherche et se trouve (dans) une incarnation, qui apparaît comme la richesse caractéristique de l'amour, dans son aspect pensé comme dans son aspect vécu. Aimer sa vie et vivre son amour deviennent ainsi deux actes indissociables qui équivalent justement à l'acte également indissoluble de penser sa vie et vivre sa pensée.
Au terme de ce parcours sans doute trop long — car l'amour ne demande-t-il pas seulement et simplement l'éclair et l'éclat d'un instant pour se comprendre et comprendre toutes choses? —, un doute irrépressible subsiste encore, peut-être d'ailleurs constitutif en son inquiétude même d'un amour sincère de la recherche de la vérité. Peut-être en effet n'avons-nous réussi à rien d'autre qu'à dire des choses sur l'amour en laissant échapper l'essentiel toujours déjà dérobé dans le silence indicible et ineffable de la rencontre des êtres. Peut-être, après avoir essayé de parler longuement de l'amour, faut-il se résigner à se taire et le laisser être. L'amour n'est peut-être au fond que la rencontre de deux individus de sexe opposés selon le plan caché de la Nature, comme l'explique Kant dans son Idée d'une histoire universelle ainsi que dans ses Conjectures sur les débuts de l'histoire humaine. Mais aussi Schopenhauer dans son Monde, au chapitre de la métaphysique de l'amour.
Quoiqu'il il en soit, l'amour demeure une certaine alchimie existentielle entre deux êtres, tout en oscillant perpétuellement entre le pôle de l'image et le pôle de l'idée. Il est donc possible que l'amour soit en son essence, son existence, sa valeur et son sens, la possibilité — rarement actualisée — de s'efforcer par disposition et puissance d'atteindre une idée en s'arrachant à une image. Pour ensuite corrélativement choisir par liberté la vérité d'une image, qu'on jugera être ainsi l'incarnation sensible exacte de l'idée ainsi atteinte et comprise. L'amour montre et déploie des degrés d'intensité qui sont atteints dans le mouvement de la pensée vers l'Idée. En ce sens aimer c'est toujours finir par aimer, dans un mouvement rétrograde du vrai, qui, par l'expérience accumulée et progressivement mise en ordre dans la spiritualité du souvenir, permet de donner un sens à la rencontre, toujours déjà attendue.
L'amour peut donc se penser, en toute ignorance constitutive de causes — et après avoir parcouru toutes les figures négatives et embryonnaires de ce qu'il n'est pas —, comme don, abandon et pardon, dans la faiblesse et l'innocence clairement affirmées et proclamées d'un regard qui garde et sauvegarde l'âme de la tentation du pouvoir, sous ses quatre tristes figures principales : domination, séduction, division, fascination. L'amour reste et demeure en son fond essentiel auto-performatif comme la conscience et la raison subjective. Il est nécessaire d'y croire, d'y ajouter foi de soi-même, pour qu'il fasse procéder de lui-même son propre objet. "Ne cherchez pas des preuves pour avoir la foi. Car c'est la foi qui donne les preuves". (Alain, Éléments de Philosophie). L'amour est comme un nouveau-né, il faut croire en lui malgré les apparences et le porter à bout de bras malgré le doute immédiat qui s'empare de nous quant à son avenir. L'amour ne deviendra en effet ce qu'il est (ce qu'il doit être) que dans l'exacte mesure où nous l'aurons fait ce qu'il doit devenir.
Ainsi il conviendrait peut-être mieux à l'amour d'en esquisser une phénoménologie plutôt que de l'alourdir d'un ontologie incertaine.
L'amour ne se décline-t-il pas selon les trois mouvements de l'âme unie au corps, que sont successivement le regard, le sourire et la caresse?
1. L'amour vrai re-garde (nous l'avons déjà souligné) l'autre pour le garder, il se rend à la garde de l'autre aussi en une humilité totale. Cette attitude d'offrande s'initie d'elle-même mais peut ne pas être réciproque, car les regards peuvent être tournés dans des directions divergentes ou différentes ou bien simplement n'être pas de la même force et au même degré de déploiement. Le ridicule et l'horrible est alors dans ce cas de non-réciprocité de transformer ce regard d'ouverture et d'offrande en un regard d'oiseau de proie : la plupart n'attendent même pas l'annonce de cette non-réciprocité pour opérer cette conversion négative du regard mais y restent spontanément enfermés. Après le mouvement des yeux vient le mouvement des lèvres.
2. Le sourire, certes n'est pas le propre de l'homme contrairement au rire (signe d'esprit). Car il exprime une certaine détente du corps (que l'on peut constater chez certains animaux supérieurs). Cependant, sourire ne consiste pas à montrer les dents dans une anticipation au combat par la menace ou à la consommation, par la satisfaction. Le sourire d'amour marque la continuité du regard par la détente du visage qui ne dévisage plus l'autre comme une proie, une menace ou un obstacle, mais qui l'envisage sereinement. Dans le sourire amoureux, l'horizon s'éclaircit et s'éclaire en une troisième processualité phénoménologique.
3. L'amour se déploie sous le geste de la caresse qui marque, plus que son étymologie pure (caro, chair), la synthèse effectuée entre l'esprit qui confère le sens et le corps en la sensibilité duquel il s'investit et s'incarne, se fait chair, chiasme et entrecroisement sublime. Ce triple dépliement phénoménologique de l'amour nous montre, au moins nous suggère, que l'amour est ouverture et non pas clôture. En ce sens l'amour n'est jamais le Tout, comme voudraient nous le persuader les philosophies totalisantes et théologiques. Il est au contraire l'Autre, toujours présent, et renaissant du Tout — image mutilée du Pouvoir — comme le Phénix renaît de son incinération, Dionysos de sa lacération / dislocation, et Jésus de sa crucifixion. En son apérité même, en sa fracture inconcussible et inamissible d'être, il déploie sa complétude en une déhiscence énigmatique. Ainsi l'amour est-il toujours-déjà là comme im-pensé, non encore dé-claré et dé-couvert. Il demeure en attente dynamique de sa propre révélation ou apocalyse par l'Esprit qui toujours s'ouvre, cherche, s'inquiète de sa propre essence im-pensée, qui est Amour de Soi en son Idée.
Christophe Steinlein (septembre 2000).
Au terme de ce parcours sans doute trop long — car l'amour ne demande-t-il pas seulement et simplement l'éclair et l'éclat d'un instant pour se comprendre et comprendre toutes choses? —, un doute irrépressible subsiste encore, peut-être d'ailleurs constitutif en son inquiétude même d'un amour sincère de la recherche de la vérité. Peut-être en effet n'avons-nous réussi à rien d'autre qu'à dire des choses sur l'amour en laissant échapper l'essentiel toujours déjà dérobé dans le silence indicible et ineffable de la rencontre des êtres. Peut-être, après avoir essayé de parler longuement de l'amour, faut-il se résigner à se taire et le laisser être. L'amour n'est peut-être au fond que la rencontre de deux individus de sexe opposés selon le plan caché de la Nature, comme l'explique Kant dans son Idée d'une histoire universelle ainsi que dans ses Conjectures sur les débuts de l'histoire humaine. Mais aussi Schopenhauer dans son Monde, au chapitre de la métaphysique de l'amour.
Quoiqu'il il en soit, l'amour demeure une certaine alchimie existentielle entre deux êtres, tout en oscillant perpétuellement entre le pôle de l'image et le pôle de l'idée. Il est donc possible que l'amour soit en son essence, son existence, sa valeur et son sens, la possibilité — rarement actualisée — de s'efforcer par disposition et puissance d'atteindre une idée en s'arrachant à une image. Pour ensuite corrélativement choisir par liberté la vérité d'une image, qu'on jugera être ainsi l'incarnation sensible exacte de l'idée ainsi atteinte et comprise. L'amour montre et déploie des degrés d'intensité qui sont atteints dans le mouvement de la pensée vers l'Idée. En ce sens aimer c'est toujours finir par aimer, dans un mouvement rétrograde du vrai, qui, par l'expérience accumulée et progressivement mise en ordre dans la spiritualité du souvenir, permet de donner un sens à la rencontre, toujours déjà attendue.
L'amour peut donc se penser, en toute ignorance constitutive de causes — et après avoir parcouru toutes les figures négatives et embryonnaires de ce qu'il n'est pas —, comme don, abandon et pardon, dans la faiblesse et l'innocence clairement affirmées et proclamées d'un regard qui garde et sauvegarde l'âme de la tentation du pouvoir, sous ses quatre tristes figures principales : domination, séduction, division, fascination. L'amour reste et demeure en son fond essentiel auto-performatif comme la conscience et la raison subjective. Il est nécessaire d'y croire, d'y ajouter foi de soi-même, pour qu'il fasse procéder de lui-même son propre objet. "Ne cherchez pas des preuves pour avoir la foi. Car c'est la foi qui donne les preuves". (Alain, Éléments de Philosophie). L'amour est comme un nouveau-né, il faut croire en lui malgré les apparences et le porter à bout de bras malgré le doute immédiat qui s'empare de nous quant à son avenir. L'amour ne deviendra en effet ce qu'il est (ce qu'il doit être) que dans l'exacte mesure où nous l'aurons fait ce qu'il doit devenir.
Ainsi il conviendrait peut-être mieux à l'amour d'en esquisser une phénoménologie plutôt que de l'alourdir d'un ontologie incertaine.
L'amour ne se décline-t-il pas selon les trois mouvements de l'âme unie au corps, que sont successivement le regard, le sourire et la caresse?
1. L'amour vrai re-garde (nous l'avons déjà souligné) l'autre pour le garder, il se rend à la garde de l'autre aussi en une humilité totale. Cette attitude d'offrande s'initie d'elle-même mais peut ne pas être réciproque, car les regards peuvent être tournés dans des directions divergentes ou différentes ou bien simplement n'être pas de la même force et au même degré de déploiement. Le ridicule et l'horrible est alors dans ce cas de non-réciprocité de transformer ce regard d'ouverture et d'offrande en un regard d'oiseau de proie : la plupart n'attendent même pas l'annonce de cette non-réciprocité pour opérer cette conversion négative du regard mais y restent spontanément enfermés. Après le mouvement des yeux vient le mouvement des lèvres.
2. Le sourire, certes n'est pas le propre de l'homme contrairement au rire (signe d'esprit). Car il exprime une certaine détente du corps (que l'on peut constater chez certains animaux supérieurs). Cependant, sourire ne consiste pas à montrer les dents dans une anticipation au combat par la menace ou à la consommation, par la satisfaction. Le sourire d'amour marque la continuité du regard par la détente du visage qui ne dévisage plus l'autre comme une proie, une menace ou un obstacle, mais qui l'envisage sereinement. Dans le sourire amoureux, l'horizon s'éclaircit et s'éclaire en une troisième processualité phénoménologique.
3. L'amour se déploie sous le geste de la caresse qui marque, plus que son étymologie pure (caro, chair), la synthèse effectuée entre l'esprit qui confère le sens et le corps en la sensibilité duquel il s'investit et s'incarne, se fait chair, chiasme et entrecroisement sublime. Ce triple dépliement phénoménologique de l'amour nous montre, au moins nous suggère, que l'amour est ouverture et non pas clôture. En ce sens l'amour n'est jamais le Tout, comme voudraient nous le persuader les philosophies totalisantes et théologiques. Il est au contraire l'Autre, toujours présent, et renaissant du Tout — image mutilée du Pouvoir — comme le Phénix renaît de son incinération, Dionysos de sa lacération / dislocation, et Jésus de sa crucifixion. En son apérité même, en sa fracture inconcussible et inamissible d'être, il déploie sa complétude en une déhiscence énigmatique. Ainsi l'amour est-il toujours-déjà là comme im-pensé, non encore dé-claré et dé-couvert. Il demeure en attente dynamique de sa propre révélation ou apocalyse par l'Esprit qui toujours s'ouvre, cherche, s'inquiète de sa propre essence im-pensée, qui est Amour de Soi en son Idée.
Christophe Steinlein (septembre 2000).
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