mardi 4 juillet 2017

Toute expression est-elle d'essence métaphorique?

Si l'on veut exprimer toutes les dimensions du concept d'expression — afin de déterminer si leur point commun est d'ordre métaphorique —, il convient alors de distinguer les trois moments de ce processus (exprimant, expression, exprimé), par lequel quelque chose passe de l'intérieur à l'extérieur, et repérer ainsi quels sont les champs où opère l'expression. L'expression, dont les sens voisins mais distincts sont le développement et le déploiement, paraît appartenir au domaine de la linguistique. A ce titre, l'exprimant s'identifie au sujet pensant qui utilise des mots, et ce qui est exprimé revient à ce qui est dit ou décrit concernant le réel, ou plus généralement ce qui est (comprenant aussi l'imaginaire, qui est d'une certaine manière, sous un certain mode et qui peut de ce fait être exprimé). Quant à la notion de métaphore, elle se rapproche des termes d'analogie, de comparaison, d'image, de parabole, d'allégorie, sans se confondre pour autant avec eux. Elle semble en premier lieu appartenir exclusivement au champ de la linguistique et de la rhétorique (par son voisinage avec la métonymie et la synecdoque), autrement dit l'ensemble des processus qui ont pour objet de décrire le réel grâce à des mots (noms ou verbes).

Mais on peut constater que la description langagière ou linguistique du réel implique nécessairement qu'il y ait un donné indépendant, par soi, du sujet qui le décrit ou en exprime quelque chose. On peut admettre de plus que ce réel, dont quelque chose est exprimé par le langage, s'exprime néanmoins par lui-même au sens où il persévère dans son être, où il cherche son utile propre indépendamment de tout observateur. Il développe ainsi conformément à sa nature propre la série des prédicats qui le constituent par essence ou qui expriment l'ensemble des modifications de ses modes et attributs. Dans ces conditions se pose le problème de savoir comment et dans quel sens on peut encore dire que son expression est, par nature — bien qu'elle puisse ne pas l'être dans sa modalité — une métaphore.

On peut par conséquent admettre que toute pensée ne peut se former et s'exprimer que dans et par le langage. Comment alors comprendre que l'affirmation de la correspondance interne des structures du réel entre elles n'est pas une simple métaphore commode résultant d'un anthropomorphisme utilitaire ou d'une volonté de puissance immature, naïve et inexpressive? Car on ne peut tenter, sans vanité, de contrôler tous les processus expressifs par cet artifice de la métaphore, exporté subrepticement et illégitimement hors de son domaine d'origine.

L'enjeu de la question ne consiste-t-il pas dès lors à tenter d'affranchir la notion d'expression de la tutelle que lui inflige d'emblée la linguistique? La linguistique en effet, dont une sous partie consiste dans la rhétorique, peut en effet se définir comme l'étude des procédés et des tournures du langage propres à décrire le réel et l'imaginaire, comme dans la poésie par exemple.

Comment donc penser l'expression et exprimer adéquatement son concept sans faire de l'attribution d'un caractère métaphorique essentiel, une simple métaphore? En d'autres termes comment sortir et s'affranchir du champ de l'expression linguistique pour exprimer adéquatement l'essence même de l'expression. L'expression linguistique semble d'emblée s'apparenter à la métaphore, comme l'a vu Aristote dans son traité De l'interprétation. Interpréter, c'est dire quelque chose de quelque chose par quelque chose. Le langage transporte donc et métaphorise le sens des choses dans le sens des mots, de la même façon qu'on ne compte pas des cailloux avec des cailloux mais avec des signes qui les représentent. Cet état de fait pourrait impliquer qu'on soit amené à redéfinir le concept de métaphore de manière plus expressive — sans pour autant lui faire dire ce qu'il n'est pas dans sa nature qu'il dise —, plus indépendante et donc plus vraie que la simple acception rhétorique qu'on lui assigne couramment.

En somme, l'enjeu fondamental de ces questions est de savoir d'abord s'il est possible d'épurer la faculté expressive de la pensée par le langage, de toute contamination par la métaphore au sens rhétorique du terme. Et surtout, il s'agit de se demander s'il existe, et à quelles conditions, une essence de l'expression, indépendante de l'expression linguistique (celle-ci étant nécessairement métaphorique) de l'essence des choses.

Il convient nécessairement, dans un premier temps, de s'intéresser à la dimension la plus immédiate, phénoménologique en quelque sorte, bien que non nécessairement cruciale et décisive, du concept d'expression dans son acception linguistique. Il ne s'agit pas ici de l'expression au sens physique et corporel : par exemple dans le cas de la formation des sons par l'appareil vocal ou la modification de l'apparence épidermique par le geste ou la grimace. Il est plutôt question ici du passage d'une pensée sous forme d'affect ou d'intuition, de l'intérieur de la conscience vers son extérieur sous la forme d'une expression proférée. Cette profération (prophorikos) d'un exprimable (lekton) s'effectue par des signes dont la signification est qu'ils renvoient à un sens non explicité en tant que tel mais contenu dans ce représentant qu'est le signe. Ainsi au début du De interpretatione (Péri Herménéias), Aristote montre que l'expression consiste en un entrelacement (sumplôkè) entre les constituants élémentaires du discours sensé, à savoir les noms (onomata) et les verbes (rêmata). Il y a effectivement une possibilité de représenter les choses qu'on veut exprimer ou dont on veut exprimer les rapports intrinsèques et constitutifs par des représentants adéquats. Ces représentants peuvent être considérés de deux manières comme l'explique Platon dans le Cratyle. Selon la thèse de Cratyle lui-même, ces représentants ne sont que de pures émanations naturelles des choses. Selon la thèse d'Hermogène, ils ne sont que de pures conventions commodes mais arbitraires. Mais quoiqu'il en soit, ces signes n'en demeurent pas moins des réalités qui entretiennent un rapport effectif avec ce qu'elles ont la charge de représenter. Dans ces conditions, se fait jour la possibilité d'établir la métaphore, autrement dit le déplacement de sens, ou le jeu logique sur l'écart entre les différents sens d'une même réalité. Si Aristote suggère que l'expression revient finalement, dans la théorie du langage, à l'interprétation et à la traduction, on pourrait très bien envisager l'hypothèse que tout langage est d'essence métaphorique en ce que l'esprit exprime ses facultés en jouant sur l'équivocité des termes qui désignent les choses.

La capacité métaphorique du langage manifeste la richesse de l'activité et de l'exercice rhétoriques et oratoires, notamment dans l'éloquence morale et la parénétique christique. En effet, dans le Nouveau Testament et ses quatre Évangiles, de même que dans le Zarathoustra de Nietzsche, les paraboles, autrement dit les paroles métaphoriques, abondent, quelle que soit l'intention dans laquelle elles sont exprimées (Nietzsche prétend parodier et inverser le contenu de la Bible). On peut néanmoins avancer l'idée qu'il ne s'agit que d'une aisance, richesse ou facilité apparentes. Celles-ci masquent peut-être un déficit, une déficience, ou une pauvreté radicale de la capacité linguistique, dans la mesure où, au fond, il serait avéré que la parabole est incapable de constituer l'essence du concept d'expression.

Certes, toute capacité oratoire effective ou tout talent poétique, dans ses allégories et amplifications, manifestent authentiquement la possibilité d'une expression métaphorique, en tant que processus prenant sa source et son principe dans la subjectivité, et opérant d'une idée à l'autre un passage, un transport, un déplacement. L'essence de ce passage ne saurait se réduire à la pure association d'idées, mais correspondrait peut-être à la possibilité d'une secrète connivence, intrinsèque et indépendante de l'arbitraire du sujet exprimant. Celui-ci ne ferait ainsi que la traduire entre les différentes réalités : "Les parfums, les couleurs et les sons se répondent", note Baudelaire dans son poème Correspondances. Il s'agit peut-être ici d'une image qui prête à des réalités inertes des facultés dont elles sont dépourvues. Il n'en reste pas moins qu'elle suggère l'idée que l'expression artistique en général — et en particulier la poésie, la musique, la peinture — a pour vocation profonde, comme le souligne Bergson, de nous faire apercevoir ce que nous n'avions pas auparavant perçu. L'artiste qui s'exprime dans son art, ou plus exactement en lequel son art s'exprime, se fait spontanément et pleinement le traducteur expressif d'une réalité structurée indépendamment de lui par l'harmonie et la correspondance, et dont la métaphore n'est que l'expression la plus adéquate et immédiate.

Cependant, la métaphore montre une apparente et déconcertante facilité dans la faculté d'exprimer la structure harmonique de l'esprit artistique. Mais celle-ci ne saurait cacher l'existence d'une carence et d'une impuissance fondamentales de la métaphore dans le domaine de la linguistique et de l'art — particulièrement aiguës bien que finement dissimulées par la complaisance esthétique — à rendre adéquatement compte de la structure unitaire du réel, telle qu'on peut l'établir par les mathématiques.

En effet, les mathématiques peuvent apparaître comme le moyen privilégié dont dispose l'esprit pour exprimer la structure unitaire du monde, sans passer par l'ambiguïté et l'équivocité voulues et naturelles de la métaphore. Si le monde s'exprime unitairement dans l'expression de chacune de ses parties, c'est bien parce que seules les mathématiques, dans leur nécessité, leur absolue rigueur et leur universalité, peuvent offrir des expressions sans métaphores. L'expression, au sens mathématique du terme — comme le voit Spinoza qui combat la menace constante de l'équivocité exégétique et métaphorique par exemple — se définit comme développement analytique en série dont les termes sont réglés suivant des proportions immuables.

Déjà dans la philosophie pythagoricienne, "Tout est nombre" et "Les nombres gouvernent le monde". Plus récemment le mathématicien Kronecker a affirmé que "Dieu a inventé les nombres entiers naturels et l'homme a fait le reste". C'est dire ici en effet combien l'esprit peut se sentir satisfait quand il pose l'idée que la seule expression possible dans le monde est d'ordre mathématique et numérique, au sens fort du terme. Le développement en série et l'enveloppement analytique des propriétés mathématiques à l'intérieur du concept d'un objet sont les deux conditions par lesquelles est possible une expression univoque de la substance absolue, infinie et indéterminée. Pour les Pythagoriciens, l'intégralité de l'art est soumise à l'expression mathématique du monde : la poésie et les scansions numériques de l'hexamètre dactylique, la musique et l'harmonie des sphères célestes comparées à des cordes vibrantes, l'architecture fondée sur le nombre idéal qui règle toute proportion (nombre d'or). Cette expression mathématique intégrale apparaît comme la seule adéquate à la substance unitaire et infinie, dont toute détermination n'est qu'un mode numérique.

Bien entendu, il ne s'agit pas ici de restreindre cette interprétation à ce qu'en fait Galilée, quand il suggère que "La nature est un grand livre écrit en langue mathématique". Le mathématicien n'est pas uniquement le sujet extérieur qui traduit une réalité qu'il observe mais avec laquelle il ne se confond nullement. Exprimer, au sens mathématique du terme, ne signifie pas traduire, autrement dit opérer le passage d'un pôle à un autre d'une réalité à laquelle on est extérieur. Mais exprimer signifie se développer suivant des raisons internes, de manière nécessaire et immuable.

Mais on pourrait peut-être admettre l'idée qu'il pourrait exister un côté ontologique de la métaphore, en refusant — contre Spinoza — de faire de la métaphore un simple accident de l'expression, dû à un mauvais usage de la raison, mathématique en son essence. Pour Spinoza, il y a univocité et unité absolue de la substance constituant l'être, qui ne peut s'exprimer en ses infinies déterminations que d'une manière strictement parallèle, donc sans expression métaphorique possible. Car la métaphore correspond toujours à une convergence, à une possibilité de chevauchement donnée aux choses de l'intérieur. En conséquence de quoi il apparaît que la métaphore pourrait peut-être exprimer adéquatement son authentique essence comme expression du lien ontologique et unitaire de tous les êtres en la série diverse de leurs expressions.

C'est peut-être précisément Leibniz qui, à travers toute son oeuvre, a pu le mieux exprimer l'exigence de concilier la structure unitaire du principe du monde et la diversité du détail des expressions apparentes. Le foisonnement métaphorique proliférant dans la linguistique et dans l'art, bien qu'il constitue l'essence des expressions opérant sur ces domaines, paraît déconcerter l'exigence d'unité et d'univocité propre à l'esprit dans la nécessaire expression mathématique que l'esprit rationnel tend à déployer de lui-même et du monde qui l'exprime et qu'il exprime. Néanmoins, il semble que l'expression détaillée du réel ne soit pas une vaine apparence et que sa véritable identité exige d'être dûment et adéquatement exprimée.

C'est peut-être de ce point de vue, moins syncrétique que synoptique, que Leibniz va tenter de sauvegarder le détail expressif du monde à l'intérieur de sa nécessaire structure unitaire. La métaphore n'est alors plus, pour lui, un vain effet littéraire ou artistique, mais pas davantage ne la laisse-t-il passer sous silence en son être même. L'harmonie pré-établie n'est donc peut-être pas autre chose que l'expression — non linguistique, non artistique, non métaphorique — de l'entre-expression totale de la conspiration intégrale de toute partie avec le tout et avec les autres parties. Dans le Discours de métaphysique, Leibniz montre que l'expression linguistique du concept d'expression n'est pas une vaine ou une vide métaphore. Mais elle est plutôt selon lui l'expression même, nécessaire et universelle, dans la monade du sujet qui l'exprime, de la conciliation ontologique de l'unité et de la variété : "Unitas in varietate", car "Tout ce qui n'est pas UN être (unité dans son être) n'est pas véritablement un ÊTRE (être dans son unité)".

Leibniz montre par ailleurs que tout détail expressif, quelque soit son domaine d'origine —baroque, mathématique, ou physique — contient par enveloppement une loi de série intrinsèque. Celle-ci, si elle est développée mathématiquement, peut exprimer (au sens de signifier et traduire) pour l'esprit, qu'il se fonde sur un principe unitaire. "J'appelle expression un rapport constant et réglé entre tout ce qui peut se dire d'une chose et tout ce qui peut se dire d'une autre". Il n'y a pas, dit Leibniz, de courbe géométrique ou de visage si difformes, qu'ils ne puissent parvenir, par inspection de l'esprit, à exprimer la régularité profonde et mathématique de la loi de série dont ils procèdent (principe de rectification qui est une forme et une application particulières du principe de raison suffisante).

C'est précisément peut-être la doctrine leibnizienne de l'expression qui peut prétendre exprimer l'unité, non métaphorique, entre le détail et le principe, et contribuer ainsi à fonder rigoureusement le concept de métaphore vive. En effet pour Leibniz, tout est vie, tout s'entre-exprime. La métaphore devient vive, vivante : elle n'est plus un simple artifice, extérieur aux pôles qu'elle met en jeu. Mais elle est l'expression même du réel, en tant qu'il exprime une harmonie pré-établie.

Christophe Steinlein (avril 1990).

L'instant

Si l'on cherche à travers les représentations mentales quotidiennes et usuelles à savoir à quoi renvoie le vocable d'instant, on est frappé par la divergence de deux constatations. D'une part, dire : "Dans quelques instants", ou bien : "Un instant, je vous prie", permet de renvoyer ces deux locutions à une image tout à fait nette d'une action ou d'un événement éminents ou imminents. Ceux-ci sont précisément sur le point de se produire — c'est précisément cette notion de ponctualité et de localité qu'il faudra mettre en rapport avec l'instant. Ils sont tels que la conscience doit entrer dans une phase d'attente, d'inquiétude et de tension vers une présence, une apparition, sur le point d'advenir. Mais d'un autre côté, en regard de cette univocité commune et courante de l'image de l'instant, on trouve une grande confusion théorique dans le concept d'instant, précisément lorsqu'on veut légitimement unifier son identité abstraite, mathématique — comme limite et comme point d'arrêt sur une courbe — avec le contenu concret, effectif, que l'on doit tout aussi nécessairement assigner à l'instant pour le penser en sa réalité.

Et c'est précisément cette dualité apparemment irréductible entre sa forme abstraite et son contenu concret qui confère à la notion d'instant toute sa fécondité philosophique. Comment en effet trouver dans l'instant — au sens où ce terme est pris dans la réalité vécue par la conscience — de quoi le fonder et le justifier théoriquement? Car précisément la durée concrète et continue, comme l'a montré Bergson, évacue de son sein toute vue de l'esprit dont l'abstraction la rend étrangère à elle. Mais alors l'instant n'est plus qu'une image vague, confuse, indéterminée, ce que l'esprit ne saurait accepter. Inversement, comment faire dériver et procéder nécessairement — à partir d'une construction logique abstraite et rigoureuse du concept d'instant — un contenu qui puisse lui conférer toute sa consistance ou densité ontologique?

Mais ne sentons-nous pas que la notion d'instant oscille spontanément et dangereusement entre une détermination mathématique, abstraite et donc vide et stérile — comme variable numérique variant continûment en prenant des valeurs discrètes —, et une indétermination radicale qui, pour faire l'unanimité de l'opinion commune et courante, n'en reste pas moins d'une confusion extrême — confondant d'emblée l'instant et le moment, l'instant et la présence, l'instant et l'instance ou attente attentive? Il convient donc de nous pencher sur la question, successivement théorique et pratique, pour savoir comment il faut penser l'instant. Est-il simple vue de l'esprit, ou bien constituant effectif de la temporalité? Peut-on, et de quelle manière, saisir l'instant : est-il simple image poétique d'un état affectif, ou principe même de toute action pratique?

Si l'on considère l'instant en son concept, on peut remarquer qu'il renvoie immédiatement à la notion spatiale de localité (l'instant serait alors un lieu privilégié sur une courbe), mais aussi de ponctualité : l'instant serait alors naturellement pensé comme limite ponctuelle, point d'arrêt ou de rebroussement d'une courbe mathématique. La notion de limite en elle-même reste parfaitement nette comme intervalle vide n'appartenant à aucune des deux extrémités hétérogènes dont elle permet pour autant la contiguïté dans une juxtaposition partes extra partes. La limite est en effet un point, autrement dit, selon Euclide, ce qui n'a point de parties. De plus ce point n'en est au fond pas un véritable, puisque il est le seul élément intercalaire entre deux extrémités, de chacune desquelles il s'exclue pour autant totalement. Mais la notion de limite, par passage à la limite, reste tout à fait opératoire analytiquement, bien qu'elle ne puisse par nature renvoyer à aucune image concrète cohérente. Car une limite, pour limiter, ne doit pas être rien, elle doit donc avoir des parties. Mais alors elle n'est plus ponctuelle, et donc se trouve dans l'impossibilité de limiter quoi que ce soit.

C'est d'ailleurs peut-être parce que le concept de limite est abstraitement et opératoirement cohérent (bien que confus in concreto), que l'esprit associe spontanément l'instant à une limite ponctuelle, opératoirement saisissable, notamment en physique théorique et mathématique (par exemple dans la relativité restreinte). Une durée se définit alors comme différence numérique entre deux valeurs discrètes de l'instant. Et cette notion d'instantanéité, et donc de simultanéité — comme égalité numérique de deux valeurs discrètes de l'instant — reste parfaitement nette. Elle demeure parfaitement rigoureuse, même quand, d'après la théorie de la relativité restreinte, les simultanéités d'un référentiel en mouvement se disloquent — pour parler comme Bergson dans Durée et simultanéité —, et deviennent pour un référentiel extérieur, des successions, bien entendu rigoureusement mesurables par la transformation dite de Lorentz. Bien entendu, dans les équations de la physique classique (gravitation, optique, électromagnétisme), le temps est considéré comme une variable continue, susceptible d'être intégrée en ses éléments différentiels et infinitésimaux. En effet, on admet, dans le passage du statisme de la quantité discrète au dynamisme de la variable continue, la validité d'une certaine conception du temps. Le temps est d'abord pensé comme une suite infinie et continue d'instants (équipotents à l'ensemble des nombres réels). Il apparaît tel que chacun de ses éléments "t" possède une certaine élasticité infinitésimale "dt", susceptible de constituer autour de lui un voisinage continu et homogène (isotrope), possédant les mêmes propriétés et caractéristiques que son centre instantané.

La contradiction interne au calcul sur une variable temporelle apparaît alors immédiatement. On doit en effet admettre à la fois qu'elle est dépourvue de limites ponctuelles et instantanées en son voisinage différentiel et infinitésimal, alors que dans le même temps le calcul sur le temps exige d'intégrer toute fonction différentielle du temps entre deux instants ponctuels ("t1" et "t2"), et non entre deux voisinages continus non instantanés. Mais pourquoi refuser l'instantanéité au niveau différentiel, microscopique, et l'exiger au contraire au niveau intégral et macroscopique? Où sont les limites d'un "dt"? Car un "dt" est à la fois un instant et son voisinage différentiel sans limite, ce qui constitue une contradiction. Un "dt" n'est pas un instant mais une différence inassignable d'instants. La contradiction apparaît donc dans le fait de constituer spontanément une somme infinie de voisinages différentiels sans limites, mais qui se trouve brusquement limitée par des quantités discrètes qui lui sont incommensurables. La contradiction loge donc au coeur du passage illégitime, ou au moins non rationnellement justifié entre deux niveaux de réalité : le discret et le continu. Ce labyrinthe du continu — pour reprendre une expression leibnizienne — se retrouvera sous la forme du labyrinthe de la liberté quand nous examinerons la valeur de l'instant dans le cadre d'une décision libre en vue de l'action concrète du Moi.

Cette mise en évidence d'une contradiction formelle nous permet par conséquent d'affirmer que le concept mathématique d'instant reste une pure abstraction formelle, qui rend seulement possible la mesure schématique d'un phénomène quantifiable. Les notions de limite et de quantité discrète constituent à l'infini une grandeur continue, et elles demeurent tout à fait cohérentes et opératoire dans leur sphère générique. Elles ne sont rien d'autre que des idéalités mathématiques engendrées naturellement par l'esprit en sa structure logique. Mais il serait catastrophique pour la cohérence du jugement de les introduire subrepticement — après les avoir exportées frauduleusement — dans la sphère de la durée et de l'existence concrètes investie comme réel par une conscience percevante et réfléchissante. "Car il est aussi vain, écrit Spinoza en son Ethique (livre cinquième), de constituer la durée par des instants, que d'additionner des zéros pour former un nombre".

On a donc pu montrer que la nature de l'instant n'est nullement d'ordre abstrait et numérique. L'instant n'est cependant pas rien, puisque tout le monde en parle communément et couramment. Et si l'opinion pense certes le plus souvent faussement, il n'en résulte pas pour autant qu'elle ne pense rien. Car le rien n'est ni vrai ni faux. Il doit donc y avoir dans le bon sens commun au moins une esquisse de la vérité non encore développée. Il convient donc de dégager cette notion d'instant de la confusion des images, des préjugés et des inexactitudes qui l'occultent et l'offusquent. S'il n'y a pas d'instant en soi, immuable, l'instant se réfère en sa notion même, à une conscience psychologique qui le saisit et le ressent : l'instant possède une épaisseur. Mais alors, comment justifier que cette épaisseur doit néanmoins garder le caractère instantané de l'instant, en d'autres termes être saisie unitairement par la synthèse aperceptive — objet d'une intuition, saisie connexe, complète et immédiate d'une même réalité?

D'un côté en effet, la conscience psychologique, percevante et unifiante, saisit bien la différence entre un moment de la temporalité qui dure, qui "s'étire" (pour parler comme Bergson dans La pensée et le mouvant). Le passé mord et empiète constamment sur l'avenir que celui-ci attire et accumule vers lui, suivant l'image bergsonienne de la boule de neige, au début de L'évolution créatrice. S'opère alors la saisie d'une certaine intensité locale de la conscience, qui doit pourtant être autre chose qu'une simple vue abstraite et figée de l'esprit sur le flux mouvant du devenir.

Chez Bergson, l'instant ne saurait se réduire à une idéalité mathématique. Mais il n'en résulte pas pour autant que, pour cet auteur, l'instant ne soit rien ou qu'il puisse se ramener banalement à un cliché figé — précisément non instantané —, pris sur le réel en vue d'en maîtriser pragmatiquement les tenants et les aboutissants. En effet, pour Bergson, on ne peut pas prendre de cliché instantané sur ce qui est en train de se faire (car tout est sans cesse mouvement), mais seulement sur ce qui est déjà fait, sur l'évolué et non sur l'évolution. On peut ainsi montrer que l'instant possède peut-être une véritable dimension ou densité ontologique qui le rend irréductible à une abstraction mathématique ou à un découpage pragmatique a posteriori de la réalité.

Nous avons pu montrer l'inconsistance de la notion mathématique d'instant, relativement au point de vue psychologique d'une conscience percevante et unifiante qui saisit le réel en sa présence même. En effet, la temporalité, comme l'a montré Kant, demeure le substrat même de la causalité, sans lequel celle-ci reste absolument vide. Le temps apparaît pour Kant le schème même de la catégorie de causalité, en d'autres termes la condition de possibilité a priori pour que ce concept nous soit effectivement donné dans l'entendement, et qu'il puisse ainsi se voir assigné un contenu dans le sens interne. C'est dire que l'instant, en sa définition purement et strictement mathématique, ne saurait se présenter comme élément constitutif de la temporalité. En effet, étant sans parties, l'instant ne saurait se rapporter à une cause (un antécédent rationnellement déterminé) dans le temps. Or, pour Kant, rien ne peut être connu hors de la forme du sens interne qu'est le temps. La succession, comme causalité dans le temps, ne saurait donc se penser comme une succession d'instants, puisque ceux-ci, étant sans parties, sont dépourvus de cause. De même l'instant ne saurait se voir attribuer aucune permanence. En effet, n'ayant aucune partie, il n'est la cause de rien, et surtout pas de lui-même dans le temps — ce qui est pourtant la définition même de la permanence.

Mais chez Bergson, l'instant possède une réalité, une épaisseur qui n'est nullement antinomique. En effet, il n'est pas lui-même une idée a priori produite par la raison au-delà de toute expérience possible. Au contraire, il apparaît comme la pointe même, éminemment concrète et effective, de l'évolution créatrice, qui ramasse tout le passé et s'appuie sur lui pour s'élancer vers l'avenir, qui est toujours un devenir du passé dans le présent. Pour Bergson, la causalité n'est pas la catégorie abstraite constitutive de la forme de l'entendement, mais le substrat même qui assure la connexité absolue du réel. Tout se tient, tout est dans tout, et le passé devient gros de l'avenir. On pourrait d'ailleurs trouver une sorte de processualité plotinienne — à l'oeuvre dans l'Ennéade (I, 7,), selon l'ordre thématique de Porphyre, sur la temporalité —, où l'instant est pensé comme identique à l'éternité en ce qu'il rassemble et maintient en lui tous les degrés d'être qu'une même hypostase va faire procéder d'elle en dégradant à l'infini l'éternité qui se tient en acte en elle.

On peut user d'une image analogue à celles qu'emploie Bergson. On pourrait en effet définir l'instant comme la manifestation épaisse, dense, élastique, réelle enfin — par opposition à toutes les abstractions ou les schématismes pragmatiques — de l'onde créatrice qui traverse le réel en le faisant procéder incessamment d'elle. Tout de même qu'un train d'ondes mécaniques se propage vibratilement à la surface de l'eau et soulève périodiquement une bouée, témoin du mouvement, sans que celle-ci fasse pour autant avec sa position initiale, le moindre écart longitudinal, alors que son amplitude (hauteur) varie périodiquement.

Au fond, l'instant possède une consistance ontologique réelle, indépendante de la perception que peut en prendre une conscience psychologique. Car on ne peut exiger de celle-ci qu'elle reste attentive à chaque instant (dans toute la rigueur de la nouvelle acception de ce terme) au mouvement de création du réel par lui-même. L'instant n'est pas une abstraction, mais il n'est pas non plus une simple image confuse, dépendant du caprice et de l'imagination d'une conscience psychologique finie, et limitée par les intermittences nécessaires de sa faculté d'attention à la vie. L'instant peut donc se penser comme la présence d'une création continuée en train de se faire, ramassant tout ce qui se tient en elle pour se projeter hors de soi dans sa propre processualité immanente et émanée.

Cependant, une objection sérieuse peut pourtant se présenter. Elle consisterait à dénoncer un retour subreptice des abstractions aporétiques de la limite mathématique au sein de la doctrine bergsonienne de l'instant. Celui-ci en serait en effet pensé comme le centre et la substance de l'évolution créatrice, qui avait pourtant prétendu les évacuer. On peut répliquer pour contrer cette objection que l'évolution créatrice n'est nullement un concept mathématique, abstrait et figé. Il ne peut en effet pas être représenté comme une courbe en train d'être tracée, et qui prolongerait ainsi sans cesse son point d'arrêt, dont la continuité pourrait ainsi être découpée a posteriori par des instantanés. Au contraire, l'évolution créatrice peut être pensée comme le mouvement même du réel dans et par lequel la conscience psychologique, en particulier, se voit saisie. Elle ne peut pourtant pas accéder à une représentation totale par tout ce qui s'est fait contenant en germe tout ce qui va se faire.

Autrement dit, l'instant bergsonien apparaît comme la fine pointe de l'évolution créatrice, et se pense comme un instant absolument pas instantané, ni abstrait, ni pragmatique. Il n'est pas davantage une limite, parce qu'il contient tout, comme une gigantesque monade qui retient en elle tout ce qui lui est arrivé et lui arrivera — rien ne lui étant extérieur. Au contraire l'instant apparaît comme la réalité même, en mouvement dans son extension élastique (expansion créatrice), indéfinie (elle ne suit aucun plan déterminé) et incessante. Cette représentation bergsonienne de la réalité ne saurait en aucun cas et à aucun moment être confondue avec le schématisme d'un mobile décrivant un trajet sur une trajectoire figée et pré-déterminée.

Reprenons ici l'image approximative mais commode du train d'ondes à la surface de l'eau, qui ne déplace aucune matière mais seulement de l'énergie, comme en témoigne le mouvement exclusivement vertical du flotteur-témoin. Là où l'onde créatrice passe, autrement dit l'ensemble de ses processualités, elle emporte tout avec elle. Elle ne se meut pas comme un train sur des rails, elle est à elle-même son propre support, pure énergéïa et entéléchéïa. L'instant demeure aussi la saisie, dans la présence du présent, dans le moment du maintenant, de l'ensemble des réminiscences. C'est en effet dans ce to nun, ce maintenant qui peut être saisi effectivement mais pas instantanément, par l'évolution créatrice, que se déploient ce qu'on appelle maladroitement les instants fugitifs du souvenir et toutes les images que charrie ce que Proust nomme, dans Le temps retrouvé, la mémoire involontaire. Son approche démontre de manière involontaire mais éclatante la thèse de Bergson, avec qui la doctrine proustienne du temps et de la mémoire entretient beaucoup d'affinités. En effet, puisque tout est connexe, se tient et se compénètre, les souvenirs du passé sont rappelés involontairement à la mémoire, en des instants fulgurants qui pourtant s'épanouissent paradoxalement dans la durée d'un climat, déterminé, comme l'a montré Matière et mémoire, par l'écart entre la perception pure et le souvenir. Ces instants se trouvent maintenant maintenus et ramassés intégralement dans la processualité même du moment créateur présent. Celui-ci va jusqu'au bout de lui-même en faisant émaner continûment de lui-même la totalité du réel, en ce qui seul peut désormais se nommer pleinement : l'instant.

Les représentations mathématiques et métaphysiques de l'instant, telles que nous venons de les décrire, restent cependant cohérentes à l'intérieur de leur propre sphère générique. Il est cependant légitime de constater qu'elles n'épuisent nullement le champ conceptuel de la notion d'instant, car celle-ci reste encore à examiner sous le point de vue de la conscience psychologique, percevant l'activité pratique humaine. Il apparaît indéniablement nécessaire de recourir ici à une esquisse d'analyse phénoménologique et de réduction eïdétique de cette notion d'instant. Car il est question de montrer que l'instant peut être saisi comme plus ou moins long, plus ou moins riche (dense), plus ou moins aigu (intense).Car l'instant ne peut-il pas être pensé comme donnée immédiate de la conscience sous la configuration indéterminée du moment présent, dont l'intensité perceptive peut varier en fonction du degré d'attention à la vie propre à chaque conscience?

L'instant apparaît en effet comme une représentation individuelle — subjective mais nullement pour autant arbitraire et infondée — de l'intervalle qui contient un accroissement nettement contrasté de la faculté d'attention à la vie. En parlant ainsi d'instants mémorables, voire inoubliables, on oublie de préciser qu'ils ne possèdent pas ces qualités en soi (relativité de la perception de la durée chez Pascal, inventeur par ailleurs du bracelet-montre). Mais leur position singulière et privilégiée résulte directement d'un effort d'attention déterminé par des motifs psychologiques et pragmatiques.

Ainsi, dans des situations dangereuses qui menacent d'anéantir l'instinct de conservation, ou du moins ses effets, on éprouve que ces instants durent une éternité, de même qu'on les ressent comme pénibles ou insupportables. Inversement, des instants de bonheur paraissent aussi fugitifs qu'ils sont intenses et aimables. Par exemple, les instants que se remémore, dans Le lac, Lamartine, avec nostalgie et mélancolie en implorant le temps qu'il suspende son vol, paraissent éternellement suspendus hors du temps, jusqu'à ce que le philosophe Alain ironise en demandant : "Mais combien de temps le temps va-t-il suspendre son vol?" Comment justifier dès lors cette symétrie compensatoire qui rend proportionnelles l'intensité et la fugacité, la lourdeur et la longueur de la fuite du temps. Les instants n'apparaissent pas comme équivalents suivant les consciences. Telle est la relativité de l'affectivité, bien que l'instant, en tant que réalité métaphysique objective unique reste identique à lui-même par-delà la multiplicité des éclairages de chaque conscience.

La conscience perceptive ne saurait avoir aucune prise sur la dimension mathématique ni sur la dimension métaphysique de l'instant. En effet, l'instant mathématique n'est qu'une variable numérique, continue, différentiable et intégrable à volonté. L'instant métaphysique n'est qu'une expression étalée et en même temps ramassée de l'évolution créatrice en acte du réel. Mais il reste évident que la conscience psychologique d'un poète, qui s'installe au coeur de la dimension esthétique et affective de l'instant, même s'il ne prête aucune attention à ces deux aspects d'une même réalité, ne saurait leur ôter toute leur effectivité. L'esthète, comme l'amoureux et aussi le poète adorateur de la forme et du sens, recherchent tous l'instant propice, le moment opportun (le kaïros), un instant de bonheur, en d'autres termes un instant d'accomplissement et d'illumination de la nature par l'esprit. Si cet affect n'est pas réactivé dans la création dynamique d'un nouveau moment, il sombre dans un sordide opportunisme pragmatique, qui s'éternise dans la mémoire, mais de manière nécessairement figée.

Dans ces conditions on pourrait presque conférer à l'instant une existence, non plus à partir de la forme même de la conscience qui prête une attention soutenue à l'objet, mais à l'intérieur même de la chose. Il s'agit ici de conférer une sorte de densité ontologique à la notion d'instant qui soit compatible avec la donnée de la réalité psychologique humaine, et non plus la simple représentation métaphysique générale. En ce sens, chaque action, en tant qu'elle vise la transformation précise et particulière d'un objet, détient et retient en elle son kaïros propre. La saisie attentive et fine de ce kaïros constitue d'ailleurs la tâche même de la conscience qui désire s'accomplir en accomplissant l'action qu'elle a choisie de mener à bien. Le moment opportun, l'instant propice, le kaïros, se présente comme le seuil — objectivement déterminé au sein de la chose elle-même — en-deça duquel il n'est pas encore temps, et au-delà duquel il n'est déjà plus temps. En ce sens, il n'y a d'instant, à travers la monotonie de la durée, que lorsqu'une action pratique atteint la perfection de son accomplissement, en lui faisant précisément atteindre aussi l'objet qu'elle a choisi de viser.

Par exemple, l'art rhétorique consiste, à travers la routine apparente du discours, et en fonction des caractéristiques singulières de l'auditoire, à saisir l'instant où devra nécessairement s'intercaler — en un intervalle qui prendra rétrospectivement des proportions insoupçonnées à partir de la seule observation initiale — le choix décisif d'une idée et du ton élocutoire qui devra l'accompagner. Dans ces conditions, l'exploitation adroite, fine, de cet instant orientera définitivement et irréversiblement l'action vers l'atteinte du but visé. Saisir l'instant où l'on doit se taire ou parler, agir ou s'abstenir de tout mouvement, voilà des assignations concrètes, effectives et pratiques, d'un contenu à la forme même de l'instant. Celui-ci demeure toujours par ailleurs la possibilité, dans la continuité connexe de la temporalité, non pas d'une rupture ou de l'intrusion violente d'une étrangeté, mais d'une dilatation élastique par laquelle est rendu possible l'accomplissement total d'une forme qui n'était jusqu'à cet instant qu'un germe seulement en puissance de l'unité de ses déterminations.

C'est pourquoi les instants que stigmatise une conscience ne sont pas privilégiés passivement, de l'extérieur. Mais ils expriment au contraire de l'intérieur un sursaut de soi-même dans le sens d'un accomplissement. Au cours de celui-ci le temps suspend effectivement son vol. "Le temps, comme le souligne Thalès, est l'être le plus sage, car il finit par tout dé-couvrir". Sa raison d'être est alors précisément de permettre à la conscience individuelle, percevante et réfléchissante, de se chercher, de s'orienter en elle. Elle se découvrira finalement dans sa propre finalité, dont l'avènement supprime la causalité temporelle, en un instant éternel et inoubliable.

Les instants délicieux et indéfiniment étirés de la mémoire involontaire proustienne, à la recherche de la restitution de l'intégralité de son être, ne sont pas encore à juste titre le temps retrouvé. Mais ils apparaissent seulement comme le temps accompli, recherché et souvent perdu. La recherche patiente, détachée, désintéressée mais persévérante, noble et pleine de finesse enfin, de l'instant rédempteur en et par lequel l'agent s'accomplit et éternise une de ses figures essentielles. En effet, il a accompli et éternisé son action et l'objet de celle-ci. Il demeure ainsi tout le contraire de ce que pourraient tout d'abord suggérer sémantiquement les connotations involontaires autant qu'immédiates et incontournables qui font de l'instant l'expression urgente d'une instance insistante et pressante. L'instant est en effet ce que toute conscience cherche à faire de sa temporalité propre. Il est en effet visé par elle comme le point focal, ou nodal, virtuel, de convergence de toutes les déterminations impliquées dans la visée unitaire d'un but. En ce sens peut-être, l'instant s'identifie naturellement à l'éternité en tant qu'il ramasse, resserre et recueille en lui, en le maintenant dans une unité indéfectible, tout ce qui se trouvait antérieurement épars. L'orientation finale de ce processus confère à l'ensemble ainsi unifié la caractère de complétude et d'unité qui apparente l'instant à l'éternité. Car celle-ci reste tout entière sa propre cause, puisque rien ne saurait se trouver par rapport à elle dans une extériorité temporelle.

Toute la richesse et la fécondité de la notion d'instant demeure dans la possibilité qu'il offre de penser virtuellement, pour une subjectivité finie, l'éternité infinie sous l'idée de complétude, d'unité et de parachèvement. Il existe donc des instants créateurs, des moments privilégiés d'inspiration, où l'âme sent qu'elle ne procède plus enfin, pendant l'éternité de cet instant, que d'elle même. Elle sent ainsi que la temporalité, extériorisante et pesante, s'est enfin retrouvée en son centre. Elle se ramasse totalement et unitairement sur elle-même, clôt la boucle du temps et affine ainsi inauguralement son éternel retour.

La recherche de cette porte de l'instant au seuil de laquelle le passé et l'avenir se scelle au sein d'un même anneau d'éternité, d'une même année éternelle, doit constituer pour Nietzsche en son Zarathoustra l'unique loi, l'unique valeur et l'unique but de l'existence de l'homme. L'esprit de pesanteur propre au nain tentateur essaie d'instiller le remords nostalgique et mélancolique devant l'impuissance face à l'irréversibilité. Mais le nain de la dernière tentation et tentative (aliéner l'instant hors de lui-même dans une extériorité stérile et répétitive) est jeté à terre. Ainsi se trouvent soulagées les épaules du surhomme en marche vers son propre dépassement.

L'instant existe donc. Il n'est pas une simple rêvasserie poétique, mais plutôt la virtualité régulatrice qui définit pour tout homme l'horizon de la vertu vers laquelle il doit faire converger tous ses efforts. Sa nature devient clairement définie, concrètement et effectivement. Il n'est pas une simple abstraction mathématique commode, mais l'essence même comme point d'achèvement de la temporalité de la conscience humaine. Sa valeur réelle, en tant qu'il n'est pas non plus un simple artifice pragmatique et affectif est celle d'un lieu éminent où ce qui, dans l'homme, est le plus haut et le plus puissant, devient éternisé et éternellement sauvé de la temporalité destructrice.

Christophe Steinlein, février 1989.

L'esprit

Pour aborder l'esprit (en son concept, son idée, sa notion ou son être même) en toute liberté d'esprit, — car l'esprit doit souffler où il veut —, mais non pas peut-être en toute tranquillité d'esprit, — car l'esprit est précisément doute, inquiétude et tension —, il convient d'emblée d'en distinguer la signification par rapport à ce qui pourrait s'en rapprocher (comme l'âme, la conscience, la raison, l'entendement), et de préciser ce à quoi il pourrait sembler s'opposer : la nature, la matière, le corps ou la chair. On doit remarquer en effet que le désir, la volonté et l'effort rationnel pour fonder l'esprit, le présupposent déjà lui-même, au sens où l'activité de la raison implique la présence de l'esprit comme une condition nécessaire. Il n'y a pas de raison là où il n'y a pas d'esprit, mais les deux notions ne peuvent pourtant pas s'identifier : la science n'est qu'un des modes opératoires de l'esprit.

Il pourra donc sembler difficile de chercher à savoir si l'esprit se réduit à désigner une simple activité cérébral, psychologique, d'un individu conscient (vivant et réfléchissant) qui produit par l'exercice de sa raison un certaine idée, laquelle devrait se ramener entièrement à l'essence de l'esprit. Ou bien si, au contraire, chaque subjectivité raisonnable (consciente, volontaire et libre) doit nécessairement s'élever en son activité même à la reconnaissance de l'existence indépendante, absolue, d'un être duquel participerait tout esprit individuel (en tant qu'unité d'un entendement, d'une volonté et d'une sensibilité), et qui pourrait ainsi se constituer comme le principe et le fondement de l'accord des esprits dans leur affrontement spéculatif et réflexif, pour savoir ce qu'il en est réellement, effectivement, de la nature, de l'existence et de la valeur de l'esprit. L'esprit individuel ne doit pas se contenter d'une simple réduction matérialiste de l'esprit à n'être qu'un mouvement psycho- physiologique (cérébral) d'esprits animaux. Mais pas davantage il ne saurait s'abandonner à la douce rêverie, capiteuse et spiritueuse, des métaphores aussi généreuses que faciles de l'esprit comme souffle mystique ou quintessence subtile et volatile qui soulage et rafraîchit, en sa légèreté même, la pesanteur matérielle des choses terrestres. Il semblerait ainsi qu'on doive nécessairement constater l'apparent cercle logique dans lequel on s'enferme en présupposant implicitement et subrepticement l'activité psychologique du sujet conscient et réfléchissant, afin précisément de pouvoir prétendre s'en affranchir en voulant s'élever à la hauteur d'une idée de l'esprit comme instance transcendante, conférant au monde toute sa consistance ontologique : car l'esprit se trouve et se tient partout, jusque dans les cercles du Mal, du Faux et du Laid.

Il importe donc d'examiner si les quatre massives et centrales, — autant que cruciales —, oppositions entre l'esprit et la chair, l'esprit et la matière, l'esprit et la nature, l'esprit et le coeur, peuvent être pensées indépendamment d'un activité transcendante de raison, ou bien si au contraire elles ne sont que la forme même d'un affrontement par lequel l'esprit qui anime et unifie la raison (en son inquiétude et sa tension propres) cherche et recherche dialectiquement (en passant par la négativité d'une altérité qui s'ignore temporairement comme identité masquée) une unité dans la contradiction et la contrariété apparentes, figures qui pourtant, par essence, pourraient se trouver toujours déjà l'une dans l'autre. Si par exemple l'esprit subsiste tout à fait en dehors de la matière, alors on demandera comment il peut la penser (sous la modalité de son activité rationnelle) et même l'animer (sous la modalité de son activité vitale). Inversement, si l'on admet que la matière n'est qu'un simple point vue abstrait, une effective vue de l'esprit, on se demandera alors pourquoi elle résiste à l'effort constant que déploie l'esprit pour s'y reconnaître complètement : la chair, dans son insatisfaction, marque l'absente présence de l'esprit, qui est désir de son contraire.

Ainsi l'urgence d'un examen de l'esprit, en sa tentative pour se saisir dans son identité totale, apparaît dans la nécessité d'inaugurer — par une phénoménologie de l'esprit (comme ensemble raisonné des descriptions des formes germinatives de conscience dans le monde sensible) — une logique de l'esprit, qui tentera, afin d'atteindre la certitude, de le déduire complètement de lui-même, dans le but d'atteindre une éventuelle ontologie de l'esprit, comme souci de trouver l'être de l'esprit comme unité indéfectible de l'être : cette unité ne peut-elle pas être trouvée dans l'idée que l'esprit est verbe, et expression même du mouvement du concept ?

La différence, et bientôt l'opposition, contrariante dès la jeunesse de la conscience, entre la chair et l'esprit, apparaît en effet à partir du moment où le sujet s'ouvre à l'idée qu'il existe d'un part la chair (comme lieu du plaisir et de la douleur, de l'épaisseur et de la lourdeur), et d'autre part ce qui est pensé comme absent de tout lieu parce qu'il est infiniment subtil, labile, volatile, puisqu'il n'est pas étendu. C'est l'esprit comme substance inétendue qui s'oppose, pour l'instant uniquement, à l'intérieur du sujet conscient, à la corporéité extensive et élastique de la chair. "L'esprit est prompt, la chair est faible" nous dit Saint Paul. Le paradoxe réside précisément alors dans le fait que c'est par un mouvement même du corps (au plan psycho-physiologique des connexions cérébrales) que l'individu, sujet et substrat de telles effectuations mentales saisit d'abord confusément la possibilité de l'existence de l'esprit. Mais cette saisie peut être envisagée comme dépendante du corps, c'est la thèse matérialiste, ou bien comme indépendante. L'accord des esprits apparaît déjà ici problématique, car dans les Cinquièmes objections et réponses, Gassendi et Descartes poursuivent courageusement un dialogue de sourds en s'appellant réciproquement et respectivement : "ô mens, ô caro !" Descartes ne faisant pas de distinction tranchée entre esprit et res cogitans, il lui apparaît que l'âme et le corps sont étroitement unis bien que celle-là ne dérive aucunement de celui­-ci. A l'inverse, Gassendi affirme que l'esprit n'est qu'une simple émanation des esprits animaux, expression par laquelle il convient d'entendre, au 17ème siècle, un vent très subtil constitué de particules infinitésimales qui possèdent la propriété d'animer le corps organique, et en particulier son activité cérébrale qui se réduit, pour les matérialistes, à un mouvement ordonné et adéquat de particules. Pourtant, la promptitude et l'agilité de l'esprit ne s'opposent-elles pas à toute inertie, gravité et pesanteur du corps ?

La chair est donc faible, parce qu'elle est épaisse, opaque, obscure, pesante, et il apparaît plausible de penser qu'elle ne fournit pas spontanément par elle-même le désir en même temps que l'idée de s'élever au-dessus d'elle par abstractions quintessencielles successives, — comme ce fut l'intime désir médiéval, et en particulier celui de François Rabelais, alias Alcofribas Nasier, qui se présentait volontiers, utilisant toutes les ressources de son esprit, comme abstracteur quintessenciel autant d'anagrammes que de contrepèteries). L'urgence constante ainsi manifestée historiquement de s'élancer au-dessus de la corporéité pour atteindre la ténuité et la légèreté des régions éthérées, montre qu'à côté de la chair (ou peut-être en son sein) se trouve et se tient une autre puissance qui attend patiemment et en secret de prendre son essor. Tout le problème reste donc de savoir si phénoménologiquement (du point de vue de la représentation intime, par le sens interne, du malaise de l'âme dans le corps, qui est comme son tombeau et son cachot), c'est l'esprit qui doit intervenir de l'extérieur, pour s'arracher de l'emprise de la chair, ou si au contraire, de manière beaucoup plus métaphysique, c'est la chair qui, par nature, contient dans un enveloppement initial l'esprit en germe comme la vérité propre vers laquelle elle doit s'acheminer, émergeant d'elle-même, comme le papillon s'extirpe de lui-même du cocon chrysalidien, suivant une marche forcée inéluctable et invincible, assignée de toute éternité par un destin immuable. Il s'agit en somme d'essayer de montrer que la chair (comme corporéité sensorielle de l'individu, enfermé primitivement dans la finitude de sa sensualité) est la figure enveloppante initiale de l'esprit, qui vit d'abord dans la corporéité un rapport embryonnaire à soi. La chair doit être perçue ainsi, plutôt que comme réalité inerte entièrement séparée de la vie et de l'âme. Celles-ci apparaissent ainsi à tous les degrés comme la manifestation déployée inauguralement par l'esprit à seule fin de s'acheminer à marche forcée vers lui-même, accomplissant l'idée que tout est esprit, quelque soit le degré à partir duquel cette marche nécessaire vers l'esprit s'initie. On peut même dire avec Leibniz dans ces conditions que "la matière est un esprit momentané". Tout est vie en effet, c'est-à-dire succession harmonique d'enveloppements et de développements complémentaires, quelque soit le degré de réalité où s'inaugure, se déploie et se déplie la monade, membre de la République des Esprits.

Mais la chair est non seulement faible, elle est en outre triste, même si l'esprit n'a pas lu tous les livres, c'est-à-dire parcouru discursivement l'intégralité de ses figures. La chair est en effet "mal armée" contre elle-même, parce que d'un côté elle est faible en ce qu'elle s'affaisse incessamment sur elle-même dès qu'elle prétend s'élever — c'est son côté tragique, pathologique (son mal radical) —, et d'un autre côté son destin est précisément de vouloir incessamment et invinciblement exprimer l'esprit qui nécessairement gît en elle. C'est pourquoi elle est triste, mais non pas jusqu'à la mort où à son désespoir, car l'esprit se tient virtuellement présent en elle, en ce qu'elle se constitue toujours, certes aveuglément mais immuablement, comme son propre obstacle. Faust, qui a lu tous les livres et parcouru intégralement le cercle du système du savoir, revient à la chair, c'est-à-dire à Marguerite, non pas dans une désespérante tristesse, mais dans la joie de retrouver la condition même de son activité, c'est-à-dire, l'esprit "qui toujours nie". L'esprit dormant dans l'enveloppement de la chair ne cesse donc de s'affirmer joyeusement (résiste, lutte, affronte, s'élève) au moment même où la chair qui l'enveloppe se nie nécessairement et tristement, manifestant ainsi à la fois la présence substantielle en elle de l'esprit, et sa propre incomplétude à soi. Le péché de chair n'est jamais péché contre l'esprit, mais au contraire le désir indéfini et indéterminé de celui-ci. Seul l'esprit est péché contre l'esprit. Il apparaît alors que les matérialistes, les sensualistes, les empiristes, ceux qui croient que l'âme, la conscience et l'esprit ne sont que la résultante fortuite, aléatoire et pour ainsi dire stochastique, de la res extensa qui occupe partes extra partes l'intégralité de l'être, ne peuvent être véritablement joyeux, càd spirituels, pleins de l'esprit et de sa présence, qu'au moment où, niant avec force, ardeur et difficulté la réalité de l'esprit, ils l'affirment pleinement à leur insu. Car l'esprit se donne à connaître et à penser comme précisément la possibilité et même la virtualité, inhérente à la corporéité, par laquelle celle-ci déploie l'effort constant, dans l'inquiétude, le doute et la difficulté, pour s'inverser et manifester à l'extérieur ce qui se tenait en son intériorité comme principe même de ce retournement, si éminemment spéculaire et spéculatif : l'esprit. C'est en effet par la fascination apparemment vertigineuse de son propre abîme (obscurité, opacité, passivité, inertie, l'Un-Grund de l'Ab-Grund) que la corporéité du sujet réfléchissant se renverse en son contraire et découvre au fond d'elle-même l'esprit qui la pense et qui l'anime. Le manque de présence d'esprit d'une brutalité qui, en tant que telle, s'ignore, confirme encore la présence de ce qui brille toujours par son absence. Il ne s'agirait pas cependant d'accréditer — par le malentendu qui pourrait surgir à l'idée que le corps se découvre comme essence enveloppée et ensommeillée —, l'animisme ou le fétichisme de l'âge théologique où l'esprit, encore replié dans les limbes, se projette partout et croit se retrouver en tout. Ce renversement dialectique de la corporéité en son contraire ne peut s'attester que dans l'activité intime d'un sujet réfléchissant. Il convient de dire que tout est en puissance d'esprit bien que le corps ne puisse jamais apparaître comme une esquisse caricaturale de l'esprit (un quasi-mode de l'esprit) ou de manière plus subtile mais tout aussi douteuse, dans l'immatérialisme berkeleyen, comme production ex nihilo de l'esprit. Quoi qu'il faille préciser, à la décharge de Berkeley, stigmatisé par Kant dans les Prolégomènes comme idéaliste délirant, que son système métaphysique est loin d'être incohérent. Que savons-nous en effet de la matière? Rien, puisque pour la penser telle qu'elle est en elle-même (si elle existe), il faudrait se faire soi-même pure matière (se mettre à sa place) ce qui contradictoirement supprimerait la possibilité de la saisir (car on ne saisit que par l'esprit). Il faut donc admettre, à la suite des Principes Berkeley, que le seul rapport que nous puissions entretenir avec la matière est de nature idéelle, ce qui autorise à affirmer cohéremment l'immatérialisme. Bien entendu, l'objection grossière d'un matérialisme grotesque, suivant lequel à ce compte les choses perdraient toute densité, compacité ou épaisseur, tourne à vide : pourrait-on, dans l'univers de Berkeley, passer sans inconvénient à travers une muraille puisqu'elle n'est qu'une idée ? Car c'est précisément l'affrontement nécessaire de deux idées qui, les maintenant dans une invincible irréductibilité, les empêche d'entrer et de séjourner l'une dans l'autre. Ainsi certes la muraille n'est qu'une idée singulière (non abstraite). Mais précisément l'idée de mon propre corps est incompatible avec celle-ci, les deux idées ne peuvent s'interpénétrer, en vertu des règles générales de l'univers fixées dans et par l'esprit de Dieu, ce qui confirme l'impossibilité pour une matière solide de traverser une autre matière solide, dans certaines conditions d'incompatibilité. Au contraire dans le cas d'un son, dont l'idée est compatible suivant la règle de pénétration, avec la solidité de la muraille, le résultat permet ainsi le passage de l'un dans l'autre. Ainsi, pour reprendre et parodier un mot de Pascal ("Non seulement le zèle de ceux qui le cherchent, mais encore et surtout l'acharnement de ceux qui le rejettent, prouvent Dieu"), on peut dire que non seulement le zèle des spiritualistes, des idéalistes et des immatérialistes prouve l'esprit, mais encore et surtout l'acharnement des matérialistes, empiristes et sensualistes à nier l'esprit, contribue à affirmer davantage la présence de celui-ci. Comme dit Leibniz, tout ce qui est affirmé sans contradiction logique immédiate doit être vrai d'un certain point de vue, alors que tout ce qui est arbitrairement nié être d'une certaine manière (qu'il s'agit de déceler) est faux de ce point de vue, en tant que cette négation est une restriction arbitraire et illégitime d'un point de vue qui pourtant existe, bien qu'il demeure dans l'obscurité momentanée due à la finitude de l'esprit humain. L'onus probandi, la charge de la preuve, revient donc et incombe essentiellement à ceux qui, comme les matérialistes, nie une thèse (celle de la réalité et de l'existence de l'esprit en tant que tel par soi et en soi) et qui s'en débrouillent d'ailleurs mal. Il est en effet comique de constater que ce sont précisément ceux qui nient avec le plus d'acharnement la réalité autonome de l'esprit, qui pour ce dessein déploient précisément le plus d'esprit (comme agilité, ténacité, luminosité, inquiétude, effort) et qui, du point de vue moral, se montrent souvent les plus austères et les moins sensuels de tous les penseurs. Nier l'esprit est en effet une lourde tâche, qui précisément accapare toutes les forces du corps et de l'esprit et qui, dans cette tension, cette inquiétude et cet effort permanents, affirme magistralement la grandeur et l'élévation de l'esprit puisqu'elle ne la révoque pas en doute.

Il est alors en effet séduisant, devant la constatation des efforts incessants pour spiritualiser la Nature et l'extériorité (cette irrépressible tendance se retrouve même dans le vocabulaire courant, où l'on voit que tout corps doit se résumer, s'exprimer et s'abstraire en son esprit, esprit de vin, esprit de nitre, etc.), d'accorder une place identique, comme le fait Anatole France dans La rôtisserie de la reine Pédauque, au corps et à l'âme. La table, dit-il, permet d'asseoir, en une assiette enfin stable, identiquement les nourritures du corps (les plats) et les nourritures de l'esprit (les livres). En effet, on a tout à perdre à nier l'esprit, car on ne fait que le confirmer par sa négation, toujours spirituelle. Il vaudrait mieux se taire et rester inerte comme la matière, afin de prouver son omniprésence, comme Zénon d'Elée prouvait le mouvement en se déplaçant. Mais, précisément, le corps vivant et animé éprouve le besoin de bouger, et l'on constate que dans formes supérieures de la vie, ce mouvement donne lieu à l'émergence embryonnaire d'une conscience, germinativement contenue en lui, principe spéculaire, par retour sur soi, de l'avènement de l'esprit, c'est-à-dire le spéculatif, comme réféchissement de l'esprit sur soi. L'esprit est en son fond expression intégrale de son concept.

Il convient donc d'essayer de faire procéder l'esprit de lui-même, dans une déduction intégrale de ses déterminations, ce qui pourra constituer la meilleure preuve de l'esprit par lui-même. Ainsi l'esprit de système, par lequel la raison tente une déduction intégrale du réel et de soi, est-il la manifestation et comme la corroboration du système de l'esprit, en tant celui-ci fait véritablement système, vivant et se mouvant en marche vers le moment absolu de son destin, et dont la classification encyclopédique n'est que la marque figée, la trace révolue, de l'application de l'Esprit, par la rationalité, à la Nature. L'esprit inauguralement est certes pneuma en ce qu'il anime tout et lui-même, mais il est aussi noûs comme principe d'intelligibilité intégrale. Mais dans la philosophie grecque (pour Anaxagore et Aristote), le noûs et le pneuma ne peuvent être placés sur un plan identique. Le noûs est statique et donc supérieur au pneuma qui est dynamique. Car pour philosophie grecque (et la doctrine platonicienne le confirmera), l'immobile et l'immuable restent supérieur au mobile et mouvant qui n'en est qu'une dégradation cata-strophique, le contraire, précisément en tant que chute, d'une conversion épi-strophique, càd une élévation. Cependant cette différenciation ne peut pas satisfaire l'esprit, soucieux et inquiet de l'unité et de l'Un toujours recherchés. Toutes les figures de l'esprit, s'installant à des degrés d'être différents, doivent néanmoins contenir l'esprit dans une identique virtualité sans quoi précisément les lois de l'esprit (symétrie, unité, régularité) ne seraient satisfaites. Par conséquent il conviendra de montrer que si la Nature et l'Esprit restent bien deux réalités nominalement et ontologiquement distinctes, il n'en demeure pas moins qu'elles doivent entretenir l'une avec l'autre un rapport de réciprocité et de complémentarité. Ce qui fait dire à Schelling que : "L'esprit est la Nature intériorisée et La Nature est l'Esprit extériorisé". L'esprit fini qui pense la nature et la nature infinie qui lui permet de la penser sont deux dimensions du même être : l'esprit infini qui se pense. En effet, pour résoudre le problème inhérent à la logique même de l'esprit, de savoir si c'est l'esprit qui est premier, élevant ainsi à l'être la nature, par l'idée qu'il lui assigne, ou si au contraire on doit penser que l'esprit n'est au sein de la nature qu'une réalité parmi d'autres et soumise à des lois inhérentes à sa propre nature. Il convient de montrer pour satisfaire fois l'exigence de l'esprit (ce qui est dynamique) et la structure de la nature (ce qui est statique), qu'il y a autant de nature dans l'esprit qu'il y a de spiritualité dans la nature. Bien entendu, il ne s'agit pas de réduire l'esprit à une pure spontanéité mécanique et aveugle, car l'esprit est aussi liberté et subjectivité. Pas davantage est-il requis d'introduire le surnaturel dans la nature, même au prix d'un spiritisme aussi douteux qu'impuissant. Invoquer les tables tournantes et faire revenir les mânes des morts restent des non-sens que l'on peut précisément interpréter par la nature même de l'esprit fini qui ne cesse maladroitement et aveuglément d'invoquer une infinité qui n'est autre que sa propre finitude déguisée sous le caractère indéfini de son désir. Ainsi le désir du surnaturel (l'idée que l'esprit puisse modifier à volonté librement le cours constant et invariant de la Nature) appartient-il éminemment à la nature même de l'esprit dans son enveloppement primitif. L'esprit est désir de solitude en la solitude de son désir.

La vérité de ce désir naturel s'installe complètement dans son achèvement propre, dans la christologie, développement spéculatif par lequel on peut montrer que l'irruption du surnaturel dans le naturel (par l'incarnation de l'infini dans le fini) est licite, et non pas extravagante, à condition qu'on lui assigne son lieu propre, l'esprit, et son nom propre, l'idée. C'est en effet du point de vue de l'esprit, et non pas du point de vue de la nature, que le passage de l'infini dans le fini est possible et nécessaire. Car l'esprit étant défini comme le principe de circulation de soi qui s'auto-engendre dans la suite des figures qu'il parcourt, il est nécessaire conformément aux lois de la logique que l'esprit passe de sa figure finie, la Nature, à sa figure infinie, qui est la nature de l'Esprit. Les sciences de la Nature, de la Matière et de la Vie constituent le dépôt fini de la trajectoire infinie de l'Esprit.

Il apparaît alors que l'esprit se trouve au principe de l'opposition avec la nature, qui est le moment où l'esprit s'extériorise dans la figure du pour soi et s'affronte à la loi qu'il pose spéculativement en dehors de lui-même. L'esprit est alors ordre, raison, mesure, immuabilité. Car par nature il est unité de soi et de son contraire. L'esprit investit alors sa forme rationnelle, construit la Nature suivant l'idée qu'il se fait, dans sa propre intériorité, de l'altérité et de l'extériorité. Ainsi pour répondre à la question de savoir si l'opposition entre la Nature et l'Esprit est idéelle ou réelle, on peut invoquer la logique absolue l'esprit (qui se constitue en lui-même et par lui-même, en soi et pour soi) qui est rationalité de part en part, car le logos transcende en les unifiant le noûs et le pneuma, dont l'opposition restait primitivement stérile. L'esprit est raison et à ce titre il est rationnel qu'il contienne, en les déployant, toute chose et son contraire. Car le logos traverse de part en part le Tout comme somme figée des éléments (le Ên kaï Pân de la Nature) et le Tout comme totalisation dynamique (le Hôlon de l'Esprit). L'esprit contient donc la Vie par laquelle il anime l'être (il lui donne une âme) et la conscience absolue, synthèse de la conscience subjective (comme sourde sensation de l'obscure présence de l'esprit dans la matière) et de l'esprit objectif (comme extériorisation des lois immuables). Il se connaît et se comprend comme l'acte par lequel l'absolu, qui est l'esprit, revient à lui-même et séjourne auprès de lui-même, enrichi des vicissitudes de sa nécessaire Odyssée, solitaire et singulière.

Il est alors dans l'esprit de la psychologie de s'instituer aussi en psychologie de l'esprit, et d'essayer ainsi de dénombrer et de répertorier à la lettre (comme on épellerait alphabétiquement ou syllabiquement les éléments d'un discours) la suite des déterminations essentielles de l'esprit. L'esprit comme enveloppement de soi dans soi est vie, âme, intuition, sensibilité (sensorialité ou sensualité) par lesquelles il se perçoit dans la corporéité comme non encore advenue à elle- même en sa vérité intrinsèque — c'est pourquoi la chair est triste —, et comme impuissant à s'appuyer sur la corporéité pour sortir de soi — c'est pourquoi la chair est faible et fatiguée, incapable d'épuiser sa puissance dans son acte. Mais l'esprit, s'extirpant graduellement de son ensevelissement, s'affirme comme effort, inquiétude et douleur dans son nécessaire travail d'extraposition et d'objectivation de lui-même. Il s'élève — par le sérieux, la douleur, la patience et le lent travail du Négatif, dont parle Hegel en sa Phénoménologie de l'Esprit — jusqu'à l'effort de maintenir en idée son propre contraire en lui-même afin de s'affirmer en vainqueur de cet affrontement toujours renouvelé. C'est l'opposition entre la Nature et l'Esprit, voulue et assumée nécessairement par l'esprit lui-même. Cependant, il subsiste encore une figure de l'esprit non encore rationnellement intégrée à son inlassable odyssée, dont le récit (qui constitue l'histoire même de la philosophie) est partie et même facteur intégrant et constitutif de son propre déploiement. De même, la suite des expressions métaphoriques de l'esprit appartient entièrement à l'esprit en lequel le propre et le figuré s'inversent et se retrouvent continuellement et continûment l'un dans l'autre, dans l'unité de la forme et du contenu de l'idée. Ainsi, par exemple, les célèbres dualités durcies et figées (par souci sans doute de leur conférer un plus grand pouvoir de pénétration symbolique) que la tradition culturelle s'est de tout temps évertué à instituer et perpétuer à grands renforts et assauts d'esprit, dans sa prétention à épuiser et recouvrir la différence des Sexes, Mâle et Femelle, Homme et Femme, Masculin et Féminin — ainsi L'Impair et le Pair, chez Pythagore, La Forme et la Matière chez Aristote, L'Esprit et la Nature chez Schelling, La Puissance et la Vie chez Nietzsche — peuvent s'interpréter comme des applications particulières et concrètes de l'esprit à sa propre illustration dans l'élément de sa réflexivité et spécularité (il se retourne sur lui-même constamment, telle est son invariance, se re-découvrant involutivement identique à lui-même par-delà sa différence apparente d'avec soi. L'affectivité, au sens le plus élevé du terme, n'est pas la capacité d'être affecté dans sa sensorialité, mais au contraire ce qui peut sembler constituer l'essence même de l'esprit, à savoir précisément le cœur, qui a ses raisons que la raison ignore, car il se révèle finalement plus spirituel que cordial. En effet depuis Pascal on sait qu'il existe trois ordres installés dans leur nécessaire et hiératique hiérarchie : "Une distance infinie sépare les corps des esprits, mais une distance infiniment plus infinie sépare les esprits de la charité, car elle est surnaturelle." Bien entendu, chez Pascal, la charité est surnaturelle et prend donc un tout autre sens que celui qui pourrait lui être assigné dans la perspective d'une ontologie de l'esprit. En effet pour Pascal Dieu est un absolu incompréhensible qui se tient donc au-delà l'esprit, qui peut être touché, à défaut d'être compris, par un esprit fini. La Charité et la Cordialité consistent alors pour Pascal à s'aban-donner à la charité infinie de Dieu (et en cet abandon consiste précisément le principe religieux) par une liaison verticale, transcendante et indéfectible en raison de son caractère géométral. La charité de Dieu descend sur nous, en sa miséri-corde infinie, plus que nous ne nous élevons vers elle, et elle (se) doit (de) nous lier à l'Eglise, càd à une Assemblée d'Âmes, réunies et unies en l'Esprit Saint, qui est le concept même d'une République des Esprits.

Dans une perspective purement rationnelle, il sera tout aussi légitime de chercher quel peut être le principe unificateur des esprits au sens des monades individuelles humaines. Car il est nécessaire à présent d'unifier la perspective de l'esprit en tant que tel et l'existence des esprits finis. Sans céder à la tentation réductionniste d'un Feuerbach dans l'essence du christianisme, on peut néanmoins envisager la possibilité d'un esprit non pas absolument saint (comme dans le catholicisme, religion de l'universalité) mais comme sanctification non réductrice de l'esprit par lui-même. L'Esprit est saint, non parce qu'il procède du Père par le Fils suivant l'insondable mystère de la Trinité, mais parce qu'il est le lieu et le principe objectifs de sa propre sanctification. Il existe ainsi peut-être une sacralité non pas historique ou religieuse, mais absolument objective, de l'esprit par laquelle celui-ci s'élève, en son charisme infini qui irradie toute chose, à sa propre hauteur, en achevant sur lui-même sa propre odyssée et en s'intronisant nécessairement dans son essence même. Il y a loin alors de l'écart, abyssal tout aussi qu'incompréhensible, entre, d'une part, le corps, l'esprit et le coeur finis de l'homme, et la présence secrète de Dieu (comme coeur absolu) et, d'autre part, cette religion de l'humanité, ce culte du grand être ou de l'être suprême qui est l'esprit même du positivisme. Celui-ci, en effet, bien loin de nier l'esprit en le réduisant à une pure abstraction métaphysique, l'affirme dans toute positivité, càd dans son effectivité, en le constituant comme moteur de l'Histoire et lien indéfectible des esprits finis dans l'Histoire, mouvement même de l'esprit infini par lequel l'Humanité accède enfin à elle-même. C'est précisément ce lien horizontal immanent, ce religere (rassembler, recueillir) et non plus ce religare (subordonner, articuler), non plus cette transcendance suspecte, qui constitue l'esprit de l'humanité, ce grand être dont Pascal avait déjà remarqué la continuité et la pérennité dans sa Préface au Traité du Vide.

L'esprit exprime naturellement sa propre tension, son inquiétude incessante dans le mouvement même de sa propre idée, qu'il produit. L'esprit est travail, effort et inquiétude, en germe même dans la passivité apparente de la matière. L'opposition avec lui-même lui est essentielle et non contradictoire, car il est vie absolue dont la nature est de se chercher, en son être en sa liberté, toujours vers le haut, en un dépassement ascensionnel de soi.

L'esprit n'est pas statique, aucun hiératisme ni hiérarchie ne sauraient lui être assignés. L'esprit est conversion (pro-odos, effort d'élévation et d'assomption de soi-même en sa nécessaire sanctification), il n'est nullement procession (épi-strophè), abandon et dégradation de soi. L'esprit est partout dès qu'il s'éveille à sa propre présence.

L'esprit souffle partout (il est la Nature) et l'esprit souffle où il veut (il est la Liberté). L'esprit est volonté de puissance, au sens le plus pur de cette expression, qui n'est ni le vouloir-vivre, ni le vouloir dominer. La volonté de puissance est l'esprit, en ce qu'elle se cherche elle-même dans son contraire, afin de s'unifier et de se totaliser. Elle n'a donc pas peur de la déchirure, de la contrariété et de la contradiction. L'esprit, dirait Nietzsche, c'est la chair qui tranche dans sa propre chair. En ce sens l'esprit est l'in-carnation même, le "se faire chair" au-delà même de toutes les figures de sa profération ex-cathedra (le "se faire chaire"!). L'esprit, qui est Verbe, se fait Chair (qui est épreuve, au sens de l'auto-affection et l'auto-révélation, pensées par Michel Henry en son ouvrage Incarnation, Seuil 2000). Cette incarnation, constitutivement déchirante et déchirée se montre comme l'extase immanente de son propre avènement, indéfectiblement, invinciblement, immarcesciblement, inamissiblement. Elle constitue en ce sens la Fête de l'Esprit. Il n'y a de Fête que de l'Esprit.

L'esprit est toujours déjà là. C'est pourquoi il peut sans cesse se chercher. Pour reprendre Pascal, et le détourner de lui-même en l'invariance même de son sens (et cela conformément à la processualité immémoriale de l'esprit, spéculatif en son essence), l'esprit ne se chercherait pas s'il ne s'était pas déjà trouvé. L'inquiétude (Unruhigkeit, uneasiness) est son essence même.

Christophe Steinlein (octobre 1990).