Si l'on cherche à travers les représentations mentales quotidiennes et usuelles à savoir à quoi renvoie le vocable d'instant, on est frappé par la divergence de deux constatations. D'une part, dire : "Dans quelques instants", ou bien : "Un instant, je vous prie", permet de renvoyer ces deux locutions à une image tout à fait nette d'une action ou d'un événement éminents ou imminents. Ceux-ci sont précisément sur le point de se produire — c'est précisément cette notion de ponctualité et de localité qu'il faudra mettre en rapport avec l'instant. Ils sont tels que la conscience doit entrer dans une phase d'attente, d'inquiétude et de tension vers une présence, une apparition, sur le point d'advenir. Mais d'un autre côté, en regard de cette univocité commune et courante de l'image de l'instant, on trouve une grande confusion théorique dans le concept d'instant, précisément lorsqu'on veut légitimement unifier son identité abstraite, mathématique — comme limite et comme point d'arrêt sur une courbe — avec le contenu concret, effectif, que l'on doit tout aussi nécessairement assigner à l'instant pour le penser en sa réalité.
Et c'est précisément cette dualité apparemment irréductible entre sa forme abstraite et son contenu concret qui confère à la notion d'instant toute sa fécondité philosophique. Comment en effet trouver dans l'instant — au sens où ce terme est pris dans la réalité vécue par la conscience — de quoi le fonder et le justifier théoriquement? Car précisément la durée concrète et continue, comme l'a montré Bergson, évacue de son sein toute vue de l'esprit dont l'abstraction la rend étrangère à elle. Mais alors l'instant n'est plus qu'une image vague, confuse, indéterminée, ce que l'esprit ne saurait accepter. Inversement, comment faire dériver et procéder nécessairement — à partir d'une construction logique abstraite et rigoureuse du concept d'instant — un contenu qui puisse lui conférer toute sa consistance ou densité ontologique?
Mais ne sentons-nous pas que la notion d'instant oscille spontanément et dangereusement entre une détermination mathématique, abstraite et donc vide et stérile — comme variable numérique variant continûment en prenant des valeurs discrètes —, et une indétermination radicale qui, pour faire l'unanimité de l'opinion commune et courante, n'en reste pas moins d'une confusion extrême — confondant d'emblée l'instant et le moment, l'instant et la présence, l'instant et l'instance ou attente attentive? Il convient donc de nous pencher sur la question, successivement théorique et pratique, pour savoir comment il faut penser l'instant. Est-il simple vue de l'esprit, ou bien constituant effectif de la temporalité? Peut-on, et de quelle manière, saisir l'instant : est-il simple image poétique d'un état affectif, ou principe même de toute action pratique?
Si l'on considère l'instant en son concept, on peut remarquer qu'il renvoie immédiatement à la notion spatiale de localité (l'instant serait alors un lieu privilégié sur une courbe), mais aussi de ponctualité : l'instant serait alors naturellement pensé comme limite ponctuelle, point d'arrêt ou de rebroussement d'une courbe mathématique. La notion de limite en elle-même reste parfaitement nette comme intervalle vide n'appartenant à aucune des deux extrémités hétérogènes dont elle permet pour autant la contiguïté dans une juxtaposition partes extra partes. La limite est en effet un point, autrement dit, selon Euclide, ce qui n'a point de parties. De plus ce point n'en est au fond pas un véritable, puisque il est le seul élément intercalaire entre deux extrémités, de chacune desquelles il s'exclue pour autant totalement. Mais la notion de limite, par passage à la limite, reste tout à fait opératoire analytiquement, bien qu'elle ne puisse par nature renvoyer à aucune image concrète cohérente. Car une limite, pour limiter, ne doit pas être rien, elle doit donc avoir des parties. Mais alors elle n'est plus ponctuelle, et donc se trouve dans l'impossibilité de limiter quoi que ce soit.
C'est d'ailleurs peut-être parce que le concept de limite est abstraitement et opératoirement cohérent (bien que confus in concreto), que l'esprit associe spontanément l'instant à une limite ponctuelle, opératoirement saisissable, notamment en physique théorique et mathématique (par exemple dans la relativité restreinte). Une durée se définit alors comme différence numérique entre deux valeurs discrètes de l'instant. Et cette notion d'instantanéité, et donc de simultanéité — comme égalité numérique de deux valeurs discrètes de l'instant — reste parfaitement nette. Elle demeure parfaitement rigoureuse, même quand, d'après la théorie de la relativité restreinte, les simultanéités d'un référentiel en mouvement se disloquent — pour parler comme Bergson dans Durée et simultanéité —, et deviennent pour un référentiel extérieur, des successions, bien entendu rigoureusement mesurables par la transformation dite de Lorentz. Bien entendu, dans les équations de la physique classique (gravitation, optique, électromagnétisme), le temps est considéré comme une variable continue, susceptible d'être intégrée en ses éléments différentiels et infinitésimaux. En effet, on admet, dans le passage du statisme de la quantité discrète au dynamisme de la variable continue, la validité d'une certaine conception du temps. Le temps est d'abord pensé comme une suite infinie et continue d'instants (équipotents à l'ensemble des nombres réels). Il apparaît tel que chacun de ses éléments "t" possède une certaine élasticité infinitésimale "dt", susceptible de constituer autour de lui un voisinage continu et homogène (isotrope), possédant les mêmes propriétés et caractéristiques que son centre instantané.
La contradiction interne au calcul sur une variable temporelle apparaît alors immédiatement. On doit en effet admettre à la fois qu'elle est dépourvue de limites ponctuelles et instantanées en son voisinage différentiel et infinitésimal, alors que dans le même temps le calcul sur le temps exige d'intégrer toute fonction différentielle du temps entre deux instants ponctuels ("t1" et "t2"), et non entre deux voisinages continus non instantanés. Mais pourquoi refuser l'instantanéité au niveau différentiel, microscopique, et l'exiger au contraire au niveau intégral et macroscopique? Où sont les limites d'un "dt"? Car un "dt" est à la fois un instant et son voisinage différentiel sans limite, ce qui constitue une contradiction. Un "dt" n'est pas un instant mais une différence inassignable d'instants. La contradiction apparaît donc dans le fait de constituer spontanément une somme infinie de voisinages différentiels sans limites, mais qui se trouve brusquement limitée par des quantités discrètes qui lui sont incommensurables. La contradiction loge donc au coeur du passage illégitime, ou au moins non rationnellement justifié entre deux niveaux de réalité : le discret et le continu. Ce labyrinthe du continu — pour reprendre une expression leibnizienne — se retrouvera sous la forme du labyrinthe de la liberté quand nous examinerons la valeur de l'instant dans le cadre d'une décision libre en vue de l'action concrète du Moi.
Cette mise en évidence d'une contradiction formelle nous permet par conséquent d'affirmer que le concept mathématique d'instant reste une pure abstraction formelle, qui rend seulement possible la mesure schématique d'un phénomène quantifiable. Les notions de limite et de quantité discrète constituent à l'infini une grandeur continue, et elles demeurent tout à fait cohérentes et opératoire dans leur sphère générique. Elles ne sont rien d'autre que des idéalités mathématiques engendrées naturellement par l'esprit en sa structure logique. Mais il serait catastrophique pour la cohérence du jugement de les introduire subrepticement — après les avoir exportées frauduleusement — dans la sphère de la durée et de l'existence concrètes investie comme réel par une conscience percevante et réfléchissante. "Car il est aussi vain, écrit Spinoza en son Ethique (livre cinquième), de constituer la durée par des instants, que d'additionner des zéros pour former un nombre".
On a donc pu montrer que la nature de l'instant n'est nullement d'ordre abstrait et numérique. L'instant n'est cependant pas rien, puisque tout le monde en parle communément et couramment. Et si l'opinion pense certes le plus souvent faussement, il n'en résulte pas pour autant qu'elle ne pense rien. Car le rien n'est ni vrai ni faux. Il doit donc y avoir dans le bon sens commun au moins une esquisse de la vérité non encore développée. Il convient donc de dégager cette notion d'instant de la confusion des images, des préjugés et des inexactitudes qui l'occultent et l'offusquent. S'il n'y a pas d'instant en soi, immuable, l'instant se réfère en sa notion même, à une conscience psychologique qui le saisit et le ressent : l'instant possède une épaisseur. Mais alors, comment justifier que cette épaisseur doit néanmoins garder le caractère instantané de l'instant, en d'autres termes être saisie unitairement par la synthèse aperceptive — objet d'une intuition, saisie connexe, complète et immédiate d'une même réalité?
D'un côté en effet, la conscience psychologique, percevante et unifiante, saisit bien la différence entre un moment de la temporalité qui dure, qui "s'étire" (pour parler comme Bergson dans La pensée et le mouvant). Le passé mord et empiète constamment sur l'avenir que celui-ci attire et accumule vers lui, suivant l'image bergsonienne de la boule de neige, au début de L'évolution créatrice. S'opère alors la saisie d'une certaine intensité locale de la conscience, qui doit pourtant être autre chose qu'une simple vue abstraite et figée de l'esprit sur le flux mouvant du devenir.
Chez Bergson, l'instant ne saurait se réduire à une idéalité mathématique. Mais il n'en résulte pas pour autant que, pour cet auteur, l'instant ne soit rien ou qu'il puisse se ramener banalement à un cliché figé — précisément non instantané —, pris sur le réel en vue d'en maîtriser pragmatiquement les tenants et les aboutissants. En effet, pour Bergson, on ne peut pas prendre de cliché instantané sur ce qui est en train de se faire (car tout est sans cesse mouvement), mais seulement sur ce qui est déjà fait, sur l'évolué et non sur l'évolution. On peut ainsi montrer que l'instant possède peut-être une véritable dimension ou densité ontologique qui le rend irréductible à une abstraction mathématique ou à un découpage pragmatique a posteriori de la réalité.
Nous avons pu montrer l'inconsistance de la notion mathématique d'instant, relativement au point de vue psychologique d'une conscience percevante et unifiante qui saisit le réel en sa présence même. En effet, la temporalité, comme l'a montré Kant, demeure le substrat même de la causalité, sans lequel celle-ci reste absolument vide. Le temps apparaît pour Kant le schème même de la catégorie de causalité, en d'autres termes la condition de possibilité a priori pour que ce concept nous soit effectivement donné dans l'entendement, et qu'il puisse ainsi se voir assigné un contenu dans le sens interne. C'est dire que l'instant, en sa définition purement et strictement mathématique, ne saurait se présenter comme élément constitutif de la temporalité. En effet, étant sans parties, l'instant ne saurait se rapporter à une cause (un antécédent rationnellement déterminé) dans le temps. Or, pour Kant, rien ne peut être connu hors de la forme du sens interne qu'est le temps. La succession, comme causalité dans le temps, ne saurait donc se penser comme une succession d'instants, puisque ceux-ci, étant sans parties, sont dépourvus de cause. De même l'instant ne saurait se voir attribuer aucune permanence. En effet, n'ayant aucune partie, il n'est la cause de rien, et surtout pas de lui-même dans le temps — ce qui est pourtant la définition même de la permanence.
Mais chez Bergson, l'instant possède une réalité, une épaisseur qui n'est nullement antinomique. En effet, il n'est pas lui-même une idée a priori produite par la raison au-delà de toute expérience possible. Au contraire, il apparaît comme la pointe même, éminemment concrète et effective, de l'évolution créatrice, qui ramasse tout le passé et s'appuie sur lui pour s'élancer vers l'avenir, qui est toujours un devenir du passé dans le présent. Pour Bergson, la causalité n'est pas la catégorie abstraite constitutive de la forme de l'entendement, mais le substrat même qui assure la connexité absolue du réel. Tout se tient, tout est dans tout, et le passé devient gros de l'avenir. On pourrait d'ailleurs trouver une sorte de processualité plotinienne — à l'oeuvre dans l'Ennéade (I, 7,), selon l'ordre thématique de Porphyre, sur la temporalité —, où l'instant est pensé comme identique à l'éternité en ce qu'il rassemble et maintient en lui tous les degrés d'être qu'une même hypostase va faire procéder d'elle en dégradant à l'infini l'éternité qui se tient en acte en elle.
On peut user d'une image analogue à celles qu'emploie Bergson. On pourrait en effet définir l'instant comme la manifestation épaisse, dense, élastique, réelle enfin — par opposition à toutes les abstractions ou les schématismes pragmatiques — de l'onde créatrice qui traverse le réel en le faisant procéder incessamment d'elle. Tout de même qu'un train d'ondes mécaniques se propage vibratilement à la surface de l'eau et soulève périodiquement une bouée, témoin du mouvement, sans que celle-ci fasse pour autant avec sa position initiale, le moindre écart longitudinal, alors que son amplitude (hauteur) varie périodiquement.
Au fond, l'instant possède une consistance ontologique réelle, indépendante de la perception que peut en prendre une conscience psychologique. Car on ne peut exiger de celle-ci qu'elle reste attentive à chaque instant (dans toute la rigueur de la nouvelle acception de ce terme) au mouvement de création du réel par lui-même. L'instant n'est pas une abstraction, mais il n'est pas non plus une simple image confuse, dépendant du caprice et de l'imagination d'une conscience psychologique finie, et limitée par les intermittences nécessaires de sa faculté d'attention à la vie. L'instant peut donc se penser comme la présence d'une création continuée en train de se faire, ramassant tout ce qui se tient en elle pour se projeter hors de soi dans sa propre processualité immanente et émanée.
Cependant, une objection sérieuse peut pourtant se présenter. Elle consisterait à dénoncer un retour subreptice des abstractions aporétiques de la limite mathématique au sein de la doctrine bergsonienne de l'instant. Celui-ci en serait en effet pensé comme le centre et la substance de l'évolution créatrice, qui avait pourtant prétendu les évacuer. On peut répliquer pour contrer cette objection que l'évolution créatrice n'est nullement un concept mathématique, abstrait et figé. Il ne peut en effet pas être représenté comme une courbe en train d'être tracée, et qui prolongerait ainsi sans cesse son point d'arrêt, dont la continuité pourrait ainsi être découpée a posteriori par des instantanés. Au contraire, l'évolution créatrice peut être pensée comme le mouvement même du réel dans et par lequel la conscience psychologique, en particulier, se voit saisie. Elle ne peut pourtant pas accéder à une représentation totale par tout ce qui s'est fait contenant en germe tout ce qui va se faire.
Autrement dit, l'instant bergsonien apparaît comme la fine pointe de l'évolution créatrice, et se pense comme un instant absolument pas instantané, ni abstrait, ni pragmatique. Il n'est pas davantage une limite, parce qu'il contient tout, comme une gigantesque monade qui retient en elle tout ce qui lui est arrivé et lui arrivera — rien ne lui étant extérieur. Au contraire l'instant apparaît comme la réalité même, en mouvement dans son extension élastique (expansion créatrice), indéfinie (elle ne suit aucun plan déterminé) et incessante. Cette représentation bergsonienne de la réalité ne saurait en aucun cas et à aucun moment être confondue avec le schématisme d'un mobile décrivant un trajet sur une trajectoire figée et pré-déterminée.
Reprenons ici l'image approximative mais commode du train d'ondes à la surface de l'eau, qui ne déplace aucune matière mais seulement de l'énergie, comme en témoigne le mouvement exclusivement vertical du flotteur-témoin. Là où l'onde créatrice passe, autrement dit l'ensemble de ses processualités, elle emporte tout avec elle. Elle ne se meut pas comme un train sur des rails, elle est à elle-même son propre support, pure énergéïa et entéléchéïa. L'instant demeure aussi la saisie, dans la présence du présent, dans le moment du maintenant, de l'ensemble des réminiscences. C'est en effet dans ce to nun, ce maintenant qui peut être saisi effectivement mais pas instantanément, par l'évolution créatrice, que se déploient ce qu'on appelle maladroitement les instants fugitifs du souvenir et toutes les images que charrie ce que Proust nomme, dans Le temps retrouvé, la mémoire involontaire. Son approche démontre de manière involontaire mais éclatante la thèse de Bergson, avec qui la doctrine proustienne du temps et de la mémoire entretient beaucoup d'affinités. En effet, puisque tout est connexe, se tient et se compénètre, les souvenirs du passé sont rappelés involontairement à la mémoire, en des instants fulgurants qui pourtant s'épanouissent paradoxalement dans la durée d'un climat, déterminé, comme l'a montré Matière et mémoire, par l'écart entre la perception pure et le souvenir. Ces instants se trouvent maintenant maintenus et ramassés intégralement dans la processualité même du moment créateur présent. Celui-ci va jusqu'au bout de lui-même en faisant émaner continûment de lui-même la totalité du réel, en ce qui seul peut désormais se nommer pleinement : l'instant.
Les représentations mathématiques et métaphysiques de l'instant, telles que nous venons de les décrire, restent cependant cohérentes à l'intérieur de leur propre sphère générique. Il est cependant légitime de constater qu'elles n'épuisent nullement le champ conceptuel de la notion d'instant, car celle-ci reste encore à examiner sous le point de vue de la conscience psychologique, percevant l'activité pratique humaine. Il apparaît indéniablement nécessaire de recourir ici à une esquisse d'analyse phénoménologique et de réduction eïdétique de cette notion d'instant. Car il est question de montrer que l'instant peut être saisi comme plus ou moins long, plus ou moins riche (dense), plus ou moins aigu (intense).Car l'instant ne peut-il pas être pensé comme donnée immédiate de la conscience sous la configuration indéterminée du moment présent, dont l'intensité perceptive peut varier en fonction du degré d'attention à la vie propre à chaque conscience?
L'instant apparaît en effet comme une représentation individuelle — subjective mais nullement pour autant arbitraire et infondée — de l'intervalle qui contient un accroissement nettement contrasté de la faculté d'attention à la vie. En parlant ainsi d'instants mémorables, voire inoubliables, on oublie de préciser qu'ils ne possèdent pas ces qualités en soi (relativité de la perception de la durée chez Pascal, inventeur par ailleurs du bracelet-montre). Mais leur position singulière et privilégiée résulte directement d'un effort d'attention déterminé par des motifs psychologiques et pragmatiques.
Ainsi, dans des situations dangereuses qui menacent d'anéantir l'instinct de conservation, ou du moins ses effets, on éprouve que ces instants durent une éternité, de même qu'on les ressent comme pénibles ou insupportables. Inversement, des instants de bonheur paraissent aussi fugitifs qu'ils sont intenses et aimables. Par exemple, les instants que se remémore, dans Le lac, Lamartine, avec nostalgie et mélancolie en implorant le temps qu'il suspende son vol, paraissent éternellement suspendus hors du temps, jusqu'à ce que le philosophe Alain ironise en demandant : "Mais combien de temps le temps va-t-il suspendre son vol?" Comment justifier dès lors cette symétrie compensatoire qui rend proportionnelles l'intensité et la fugacité, la lourdeur et la longueur de la fuite du temps. Les instants n'apparaissent pas comme équivalents suivant les consciences. Telle est la relativité de l'affectivité, bien que l'instant, en tant que réalité métaphysique objective unique reste identique à lui-même par-delà la multiplicité des éclairages de chaque conscience.
La conscience perceptive ne saurait avoir aucune prise sur la dimension mathématique ni sur la dimension métaphysique de l'instant. En effet, l'instant mathématique n'est qu'une variable numérique, continue, différentiable et intégrable à volonté. L'instant métaphysique n'est qu'une expression étalée et en même temps ramassée de l'évolution créatrice en acte du réel. Mais il reste évident que la conscience psychologique d'un poète, qui s'installe au coeur de la dimension esthétique et affective de l'instant, même s'il ne prête aucune attention à ces deux aspects d'une même réalité, ne saurait leur ôter toute leur effectivité. L'esthète, comme l'amoureux et aussi le poète adorateur de la forme et du sens, recherchent tous l'instant propice, le moment opportun (le kaïros), un instant de bonheur, en d'autres termes un instant d'accomplissement et d'illumination de la nature par l'esprit. Si cet affect n'est pas réactivé dans la création dynamique d'un nouveau moment, il sombre dans un sordide opportunisme pragmatique, qui s'éternise dans la mémoire, mais de manière nécessairement figée.
Dans ces conditions on pourrait presque conférer à l'instant une existence, non plus à partir de la forme même de la conscience qui prête une attention soutenue à l'objet, mais à l'intérieur même de la chose. Il s'agit ici de conférer une sorte de densité ontologique à la notion d'instant qui soit compatible avec la donnée de la réalité psychologique humaine, et non plus la simple représentation métaphysique générale. En ce sens, chaque action, en tant qu'elle vise la transformation précise et particulière d'un objet, détient et retient en elle son kaïros propre. La saisie attentive et fine de ce kaïros constitue d'ailleurs la tâche même de la conscience qui désire s'accomplir en accomplissant l'action qu'elle a choisie de mener à bien. Le moment opportun, l'instant propice, le kaïros, se présente comme le seuil — objectivement déterminé au sein de la chose elle-même — en-deça duquel il n'est pas encore temps, et au-delà duquel il n'est déjà plus temps. En ce sens, il n'y a d'instant, à travers la monotonie de la durée, que lorsqu'une action pratique atteint la perfection de son accomplissement, en lui faisant précisément atteindre aussi l'objet qu'elle a choisi de viser.
Par exemple, l'art rhétorique consiste, à travers la routine apparente du discours, et en fonction des caractéristiques singulières de l'auditoire, à saisir l'instant où devra nécessairement s'intercaler — en un intervalle qui prendra rétrospectivement des proportions insoupçonnées à partir de la seule observation initiale — le choix décisif d'une idée et du ton élocutoire qui devra l'accompagner. Dans ces conditions, l'exploitation adroite, fine, de cet instant orientera définitivement et irréversiblement l'action vers l'atteinte du but visé. Saisir l'instant où l'on doit se taire ou parler, agir ou s'abstenir de tout mouvement, voilà des assignations concrètes, effectives et pratiques, d'un contenu à la forme même de l'instant. Celui-ci demeure toujours par ailleurs la possibilité, dans la continuité connexe de la temporalité, non pas d'une rupture ou de l'intrusion violente d'une étrangeté, mais d'une dilatation élastique par laquelle est rendu possible l'accomplissement total d'une forme qui n'était jusqu'à cet instant qu'un germe seulement en puissance de l'unité de ses déterminations.
C'est pourquoi les instants que stigmatise une conscience ne sont pas privilégiés passivement, de l'extérieur. Mais ils expriment au contraire de l'intérieur un sursaut de soi-même dans le sens d'un accomplissement. Au cours de celui-ci le temps suspend effectivement son vol. "Le temps, comme le souligne Thalès, est l'être le plus sage, car il finit par tout dé-couvrir". Sa raison d'être est alors précisément de permettre à la conscience individuelle, percevante et réfléchissante, de se chercher, de s'orienter en elle. Elle se découvrira finalement dans sa propre finalité, dont l'avènement supprime la causalité temporelle, en un instant éternel et inoubliable.
Les instants délicieux et indéfiniment étirés de la mémoire involontaire proustienne, à la recherche de la restitution de l'intégralité de son être, ne sont pas encore à juste titre le temps retrouvé. Mais ils apparaissent seulement comme le temps accompli, recherché et souvent perdu. La recherche patiente, détachée, désintéressée mais persévérante, noble et pleine de finesse enfin, de l'instant rédempteur en et par lequel l'agent s'accomplit et éternise une de ses figures essentielles. En effet, il a accompli et éternisé son action et l'objet de celle-ci. Il demeure ainsi tout le contraire de ce que pourraient tout d'abord suggérer sémantiquement les connotations involontaires autant qu'immédiates et incontournables qui font de l'instant l'expression urgente d'une instance insistante et pressante. L'instant est en effet ce que toute conscience cherche à faire de sa temporalité propre. Il est en effet visé par elle comme le point focal, ou nodal, virtuel, de convergence de toutes les déterminations impliquées dans la visée unitaire d'un but. En ce sens peut-être, l'instant s'identifie naturellement à l'éternité en tant qu'il ramasse, resserre et recueille en lui, en le maintenant dans une unité indéfectible, tout ce qui se trouvait antérieurement épars. L'orientation finale de ce processus confère à l'ensemble ainsi unifié la caractère de complétude et d'unité qui apparente l'instant à l'éternité. Car celle-ci reste tout entière sa propre cause, puisque rien ne saurait se trouver par rapport à elle dans une extériorité temporelle.
Toute la richesse et la fécondité de la notion d'instant demeure dans la possibilité qu'il offre de penser virtuellement, pour une subjectivité finie, l'éternité infinie sous l'idée de complétude, d'unité et de parachèvement. Il existe donc des instants créateurs, des moments privilégiés d'inspiration, où l'âme sent qu'elle ne procède plus enfin, pendant l'éternité de cet instant, que d'elle même. Elle sent ainsi que la temporalité, extériorisante et pesante, s'est enfin retrouvée en son centre. Elle se ramasse totalement et unitairement sur elle-même, clôt la boucle du temps et affine ainsi inauguralement son éternel retour.
La recherche de cette porte de l'instant au seuil de laquelle le passé et l'avenir se scelle au sein d'un même anneau d'éternité, d'une même année éternelle, doit constituer pour Nietzsche en son Zarathoustra l'unique loi, l'unique valeur et l'unique but de l'existence de l'homme. L'esprit de pesanteur propre au nain tentateur essaie d'instiller le remords nostalgique et mélancolique devant l'impuissance face à l'irréversibilité. Mais le nain de la dernière tentation et tentative (aliéner l'instant hors de lui-même dans une extériorité stérile et répétitive) est jeté à terre. Ainsi se trouvent soulagées les épaules du surhomme en marche vers son propre dépassement.
L'instant existe donc. Il n'est pas une simple rêvasserie poétique, mais plutôt la virtualité régulatrice qui définit pour tout homme l'horizon de la vertu vers laquelle il doit faire converger tous ses efforts. Sa nature devient clairement définie, concrètement et effectivement. Il n'est pas une simple abstraction mathématique commode, mais l'essence même comme point d'achèvement de la temporalité de la conscience humaine. Sa valeur réelle, en tant qu'il n'est pas non plus un simple artifice pragmatique et affectif est celle d'un lieu éminent où ce qui, dans l'homme, est le plus haut et le plus puissant, devient éternisé et éternellement sauvé de la temporalité destructrice.
Christophe Steinlein, février 1989.
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