Il pourra donc sembler difficile de chercher à savoir si l'esprit se réduit à désigner une simple activité cérébral, psychologique, d'un individu conscient (vivant et réfléchissant) qui produit par l'exercice de sa raison un certaine idée, laquelle devrait se ramener entièrement à l'essence de l'esprit. Ou bien si, au contraire, chaque subjectivité raisonnable (consciente, volontaire et libre) doit nécessairement s'élever en son activité même à la reconnaissance de l'existence indépendante, absolue, d'un être duquel participerait tout esprit individuel (en tant qu'unité d'un entendement, d'une volonté et d'une sensibilité), et qui pourrait ainsi se constituer comme le principe et le fondement de l'accord des esprits dans leur affrontement spéculatif et réflexif, pour savoir ce qu'il en est réellement, effectivement, de la nature, de l'existence et de la valeur de l'esprit. L'esprit individuel ne doit pas se contenter d'une simple réduction matérialiste de l'esprit à n'être qu'un mouvement psycho- physiologique (cérébral) d'esprits animaux. Mais pas davantage il ne saurait s'abandonner à la douce rêverie, capiteuse et spiritueuse, des métaphores aussi généreuses que faciles de l'esprit comme souffle mystique ou quintessence subtile et volatile qui soulage et rafraîchit, en sa légèreté même, la pesanteur matérielle des choses terrestres. Il semblerait ainsi qu'on doive nécessairement constater l'apparent cercle logique dans lequel on s'enferme en présupposant implicitement et subrepticement l'activité psychologique du sujet conscient et réfléchissant, afin précisément de pouvoir prétendre s'en affranchir en voulant s'élever à la hauteur d'une idée de l'esprit comme instance transcendante, conférant au monde toute sa consistance ontologique : car l'esprit se trouve et se tient partout, jusque dans les cercles du Mal, du Faux et du Laid.
Il importe donc d'examiner si les quatre massives et centrales, — autant que cruciales —, oppositions entre l'esprit et la chair, l'esprit et la matière, l'esprit et la nature, l'esprit et le coeur, peuvent être pensées indépendamment d'un activité transcendante de raison, ou bien si au contraire elles ne sont que la forme même d'un affrontement par lequel l'esprit qui anime et unifie la raison (en son inquiétude et sa tension propres) cherche et recherche dialectiquement (en passant par la négativité d'une altérité qui s'ignore temporairement comme identité masquée) une unité dans la contradiction et la contrariété apparentes, figures qui pourtant, par essence, pourraient se trouver toujours déjà l'une dans l'autre. Si par exemple l'esprit subsiste tout à fait en dehors de la matière, alors on demandera comment il peut la penser (sous la modalité de son activité rationnelle) et même l'animer (sous la modalité de son activité vitale). Inversement, si l'on admet que la matière n'est qu'un simple point vue abstrait, une effective vue de l'esprit, on se demandera alors pourquoi elle résiste à l'effort constant que déploie l'esprit pour s'y reconnaître complètement : la chair, dans son insatisfaction, marque l'absente présence de l'esprit, qui est désir de son contraire.
Ainsi l'urgence d'un examen de l'esprit, en sa tentative pour se saisir dans son identité totale, apparaît dans la nécessité d'inaugurer — par une phénoménologie de l'esprit (comme ensemble raisonné des descriptions des formes germinatives de conscience dans le monde sensible) — une logique de l'esprit, qui tentera, afin d'atteindre la certitude, de le déduire complètement de lui-même, dans le but d'atteindre une éventuelle ontologie de l'esprit, comme souci de trouver l'être de l'esprit comme unité indéfectible de l'être : cette unité ne peut-elle pas être trouvée dans l'idée que l'esprit est verbe, et expression même du mouvement du concept ?
La différence, et bientôt l'opposition, contrariante dès la jeunesse de la conscience, entre la chair et l'esprit, apparaît en effet à partir du moment où le sujet s'ouvre à l'idée qu'il existe d'un part la chair (comme lieu du plaisir et de la douleur, de l'épaisseur et de la lourdeur), et d'autre part ce qui est pensé comme absent de tout lieu parce qu'il est infiniment subtil, labile, volatile, puisqu'il n'est pas étendu. C'est l'esprit comme substance inétendue qui s'oppose, pour l'instant uniquement, à l'intérieur du sujet conscient, à la corporéité extensive et élastique de la chair. "L'esprit est prompt, la chair est faible" nous dit Saint Paul. Le paradoxe réside précisément alors dans le fait que c'est par un mouvement même du corps (au plan psycho-physiologique des connexions cérébrales) que l'individu, sujet et substrat de telles effectuations mentales saisit d'abord confusément la possibilité de l'existence de l'esprit. Mais cette saisie peut être envisagée comme dépendante du corps, c'est la thèse matérialiste, ou bien comme indépendante. L'accord des esprits apparaît déjà ici problématique, car dans les Cinquièmes objections et réponses, Gassendi et Descartes poursuivent courageusement un dialogue de sourds en s'appellant réciproquement et respectivement : "ô mens, ô caro !" Descartes ne faisant pas de distinction tranchée entre esprit et res cogitans, il lui apparaît que l'âme et le corps sont étroitement unis bien que celle-là ne dérive aucunement de celui-ci. A l'inverse, Gassendi affirme que l'esprit n'est qu'une simple émanation des esprits animaux, expression par laquelle il convient d'entendre, au 17ème siècle, un vent très subtil constitué de particules infinitésimales qui possèdent la propriété d'animer le corps organique, et en particulier son activité cérébrale qui se réduit, pour les matérialistes, à un mouvement ordonné et adéquat de particules. Pourtant, la promptitude et l'agilité de l'esprit ne s'opposent-elles pas à toute inertie, gravité et pesanteur du corps ?
La chair est donc faible, parce qu'elle est épaisse, opaque, obscure, pesante, et il apparaît plausible de penser qu'elle ne fournit pas spontanément par elle-même le désir en même temps que l'idée de s'élever au-dessus d'elle par abstractions quintessencielles successives, — comme ce fut l'intime désir médiéval, et en particulier celui de François Rabelais, alias Alcofribas Nasier, qui se présentait volontiers, utilisant toutes les ressources de son esprit, comme abstracteur quintessenciel autant d'anagrammes que de contrepèteries). L'urgence constante ainsi manifestée historiquement de s'élancer au-dessus de la corporéité pour atteindre la ténuité et la légèreté des régions éthérées, montre qu'à côté de la chair (ou peut-être en son sein) se trouve et se tient une autre puissance qui attend patiemment et en secret de prendre son essor. Tout le problème reste donc de savoir si phénoménologiquement (du point de vue de la représentation intime, par le sens interne, du malaise de l'âme dans le corps, qui est comme son tombeau et son cachot), c'est l'esprit qui doit intervenir de l'extérieur, pour s'arracher de l'emprise de la chair, ou si au contraire, de manière beaucoup plus métaphysique, c'est la chair qui, par nature, contient dans un enveloppement initial l'esprit en germe comme la vérité propre vers laquelle elle doit s'acheminer, émergeant d'elle-même, comme le papillon s'extirpe de lui-même du cocon chrysalidien, suivant une marche forcée inéluctable et invincible, assignée de toute éternité par un destin immuable. Il s'agit en somme d'essayer de montrer que la chair (comme corporéité sensorielle de l'individu, enfermé primitivement dans la finitude de sa sensualité) est la figure enveloppante initiale de l'esprit, qui vit d'abord dans la corporéité un rapport embryonnaire à soi. La chair doit être perçue ainsi, plutôt que comme réalité inerte entièrement séparée de la vie et de l'âme. Celles-ci apparaissent ainsi à tous les degrés comme la manifestation déployée inauguralement par l'esprit à seule fin de s'acheminer à marche forcée vers lui-même, accomplissant l'idée que tout est esprit, quelque soit le degré à partir duquel cette marche nécessaire vers l'esprit s'initie. On peut même dire avec Leibniz dans ces conditions que "la matière est un esprit momentané". Tout est vie en effet, c'est-à-dire succession harmonique d'enveloppements et de développements complémentaires, quelque soit le degré de réalité où s'inaugure, se déploie et se déplie la monade, membre de la République des Esprits.
Mais la chair est non seulement faible, elle est en outre triste, même si l'esprit n'a pas lu tous les livres, c'est-à-dire parcouru discursivement l'intégralité de ses figures. La chair est en effet "mal armée" contre elle-même, parce que d'un côté elle est faible en ce qu'elle s'affaisse incessamment sur elle-même dès qu'elle prétend s'élever — c'est son côté tragique, pathologique (son mal radical) —, et d'un autre côté son destin est précisément de vouloir incessamment et invinciblement exprimer l'esprit qui nécessairement gît en elle. C'est pourquoi elle est triste, mais non pas jusqu'à la mort où à son désespoir, car l'esprit se tient virtuellement présent en elle, en ce qu'elle se constitue toujours, certes aveuglément mais immuablement, comme son propre obstacle. Faust, qui a lu tous les livres et parcouru intégralement le cercle du système du savoir, revient à la chair, c'est-à-dire à Marguerite, non pas dans une désespérante tristesse, mais dans la joie de retrouver la condition même de son activité, c'est-à-dire, l'esprit "qui toujours nie". L'esprit dormant dans l'enveloppement de la chair ne cesse donc de s'affirmer joyeusement (résiste, lutte, affronte, s'élève) au moment même où la chair qui l'enveloppe se nie nécessairement et tristement, manifestant ainsi à la fois la présence substantielle en elle de l'esprit, et sa propre incomplétude à soi. Le péché de chair n'est jamais péché contre l'esprit, mais au contraire le désir indéfini et indéterminé de celui-ci. Seul l'esprit est péché contre l'esprit. Il apparaît alors que les matérialistes, les sensualistes, les empiristes, ceux qui croient que l'âme, la conscience et l'esprit ne sont que la résultante fortuite, aléatoire et pour ainsi dire stochastique, de la res extensa qui occupe partes extra partes l'intégralité de l'être, ne peuvent être véritablement joyeux, càd spirituels, pleins de l'esprit et de sa présence, qu'au moment où, niant avec force, ardeur et difficulté la réalité de l'esprit, ils l'affirment pleinement à leur insu. Car l'esprit se donne à connaître et à penser comme précisément la possibilité et même la virtualité, inhérente à la corporéité, par laquelle celle-ci déploie l'effort constant, dans l'inquiétude, le doute et la difficulté, pour s'inverser et manifester à l'extérieur ce qui se tenait en son intériorité comme principe même de ce retournement, si éminemment spéculaire et spéculatif : l'esprit. C'est en effet par la fascination apparemment vertigineuse de son propre abîme (obscurité, opacité, passivité, inertie, l'Un-Grund de l'Ab-Grund) que la corporéité du sujet réfléchissant se renverse en son contraire et découvre au fond d'elle-même l'esprit qui la pense et qui l'anime. Le manque de présence d'esprit d'une brutalité qui, en tant que telle, s'ignore, confirme encore la présence de ce qui brille toujours par son absence. Il ne s'agirait pas cependant d'accréditer — par le malentendu qui pourrait surgir à l'idée que le corps se découvre comme essence enveloppée et ensommeillée —, l'animisme ou le fétichisme de l'âge théologique où l'esprit, encore replié dans les limbes, se projette partout et croit se retrouver en tout. Ce renversement dialectique de la corporéité en son contraire ne peut s'attester que dans l'activité intime d'un sujet réfléchissant. Il convient de dire que tout est en puissance d'esprit bien que le corps ne puisse jamais apparaître comme une esquisse caricaturale de l'esprit (un quasi-mode de l'esprit) ou de manière plus subtile mais tout aussi douteuse, dans l'immatérialisme berkeleyen, comme production ex nihilo de l'esprit. Quoi qu'il faille préciser, à la décharge de Berkeley, stigmatisé par Kant dans les Prolégomènes comme idéaliste délirant, que son système métaphysique est loin d'être incohérent. Que savons-nous en effet de la matière? Rien, puisque pour la penser telle qu'elle est en elle-même (si elle existe), il faudrait se faire soi-même pure matière (se mettre à sa place) ce qui contradictoirement supprimerait la possibilité de la saisir (car on ne saisit que par l'esprit). Il faut donc admettre, à la suite des Principes Berkeley, que le seul rapport que nous puissions entretenir avec la matière est de nature idéelle, ce qui autorise à affirmer cohéremment l'immatérialisme. Bien entendu, l'objection grossière d'un matérialisme grotesque, suivant lequel à ce compte les choses perdraient toute densité, compacité ou épaisseur, tourne à vide : pourrait-on, dans l'univers de Berkeley, passer sans inconvénient à travers une muraille puisqu'elle n'est qu'une idée ? Car c'est précisément l'affrontement nécessaire de deux idées qui, les maintenant dans une invincible irréductibilité, les empêche d'entrer et de séjourner l'une dans l'autre. Ainsi certes la muraille n'est qu'une idée singulière (non abstraite). Mais précisément l'idée de mon propre corps est incompatible avec celle-ci, les deux idées ne peuvent s'interpénétrer, en vertu des règles générales de l'univers fixées dans et par l'esprit de Dieu, ce qui confirme l'impossibilité pour une matière solide de traverser une autre matière solide, dans certaines conditions d'incompatibilité. Au contraire dans le cas d'un son, dont l'idée est compatible suivant la règle de pénétration, avec la solidité de la muraille, le résultat permet ainsi le passage de l'un dans l'autre. Ainsi, pour reprendre et parodier un mot de Pascal ("Non seulement le zèle de ceux qui le cherchent, mais encore et surtout l'acharnement de ceux qui le rejettent, prouvent Dieu"), on peut dire que non seulement le zèle des spiritualistes, des idéalistes et des immatérialistes prouve l'esprit, mais encore et surtout l'acharnement des matérialistes, empiristes et sensualistes à nier l'esprit, contribue à affirmer davantage la présence de celui-ci. Comme dit Leibniz, tout ce qui est affirmé sans contradiction logique immédiate doit être vrai d'un certain point de vue, alors que tout ce qui est arbitrairement nié être d'une certaine manière (qu'il s'agit de déceler) est faux de ce point de vue, en tant que cette négation est une restriction arbitraire et illégitime d'un point de vue qui pourtant existe, bien qu'il demeure dans l'obscurité momentanée due à la finitude de l'esprit humain. L'onus probandi, la charge de la preuve, revient donc et incombe essentiellement à ceux qui, comme les matérialistes, nie une thèse (celle de la réalité et de l'existence de l'esprit en tant que tel par soi et en soi) et qui s'en débrouillent d'ailleurs mal. Il est en effet comique de constater que ce sont précisément ceux qui nient avec le plus d'acharnement la réalité autonome de l'esprit, qui pour ce dessein déploient précisément le plus d'esprit (comme agilité, ténacité, luminosité, inquiétude, effort) et qui, du point de vue moral, se montrent souvent les plus austères et les moins sensuels de tous les penseurs. Nier l'esprit est en effet une lourde tâche, qui précisément accapare toutes les forces du corps et de l'esprit et qui, dans cette tension, cette inquiétude et cet effort permanents, affirme magistralement la grandeur et l'élévation de l'esprit puisqu'elle ne la révoque pas en doute.
Il est alors en effet séduisant, devant la constatation des efforts incessants pour spiritualiser la Nature et l'extériorité (cette irrépressible tendance se retrouve même dans le vocabulaire courant, où l'on voit que tout corps doit se résumer, s'exprimer et s'abstraire en son esprit, esprit de vin, esprit de nitre, etc.), d'accorder une place identique, comme le fait Anatole France dans La rôtisserie de la reine Pédauque, au corps et à l'âme. La table, dit-il, permet d'asseoir, en une assiette enfin stable, identiquement les nourritures du corps (les plats) et les nourritures de l'esprit (les livres). En effet, on a tout à perdre à nier l'esprit, car on ne fait que le confirmer par sa négation, toujours spirituelle. Il vaudrait mieux se taire et rester inerte comme la matière, afin de prouver son omniprésence, comme Zénon d'Elée prouvait le mouvement en se déplaçant. Mais, précisément, le corps vivant et animé éprouve le besoin de bouger, et l'on constate que dans formes supérieures de la vie, ce mouvement donne lieu à l'émergence embryonnaire d'une conscience, germinativement contenue en lui, principe spéculaire, par retour sur soi, de l'avènement de l'esprit, c'est-à-dire le spéculatif, comme réféchissement de l'esprit sur soi. L'esprit est en son fond expression intégrale de son concept.
Il convient donc d'essayer de faire procéder l'esprit de lui-même, dans une déduction intégrale de ses déterminations, ce qui pourra constituer la meilleure preuve de l'esprit par lui-même. Ainsi l'esprit de système, par lequel la raison tente une déduction intégrale du réel et de soi, est-il la manifestation et comme la corroboration du système de l'esprit, en tant celui-ci fait véritablement système, vivant et se mouvant en marche vers le moment absolu de son destin, et dont la classification encyclopédique n'est que la marque figée, la trace révolue, de l'application de l'Esprit, par la rationalité, à la Nature. L'esprit inauguralement est certes pneuma en ce qu'il anime tout et lui-même, mais il est aussi noûs comme principe d'intelligibilité intégrale. Mais dans la philosophie grecque (pour Anaxagore et Aristote), le noûs et le pneuma ne peuvent être placés sur un plan identique. Le noûs est statique et donc supérieur au pneuma qui est dynamique. Car pour philosophie grecque (et la doctrine platonicienne le confirmera), l'immobile et l'immuable restent supérieur au mobile et mouvant qui n'en est qu'une dégradation cata-strophique, le contraire, précisément en tant que chute, d'une conversion épi-strophique, càd une élévation. Cependant cette différenciation ne peut pas satisfaire l'esprit, soucieux et inquiet de l'unité et de l'Un toujours recherchés. Toutes les figures de l'esprit, s'installant à des degrés d'être différents, doivent néanmoins contenir l'esprit dans une identique virtualité sans quoi précisément les lois de l'esprit (symétrie, unité, régularité) ne seraient satisfaites. Par conséquent il conviendra de montrer que si la Nature et l'Esprit restent bien deux réalités nominalement et ontologiquement distinctes, il n'en demeure pas moins qu'elles doivent entretenir l'une avec l'autre un rapport de réciprocité et de complémentarité. Ce qui fait dire à Schelling que : "L'esprit est la Nature intériorisée et La Nature est l'Esprit extériorisé". L'esprit fini qui pense la nature et la nature infinie qui lui permet de la penser sont deux dimensions du même être : l'esprit infini qui se pense. En effet, pour résoudre le problème inhérent à la logique même de l'esprit, de savoir si c'est l'esprit qui est premier, élevant ainsi à l'être la nature, par l'idée qu'il lui assigne, ou si au contraire on doit penser que l'esprit n'est au sein de la nature qu'une réalité parmi d'autres et soumise à des lois inhérentes à sa propre nature. Il convient de montrer pour satisfaire fois l'exigence de l'esprit (ce qui est dynamique) et la structure de la nature (ce qui est statique), qu'il y a autant de nature dans l'esprit qu'il y a de spiritualité dans la nature. Bien entendu, il ne s'agit pas de réduire l'esprit à une pure spontanéité mécanique et aveugle, car l'esprit est aussi liberté et subjectivité. Pas davantage est-il requis d'introduire le surnaturel dans la nature, même au prix d'un spiritisme aussi douteux qu'impuissant. Invoquer les tables tournantes et faire revenir les mânes des morts restent des non-sens que l'on peut précisément interpréter par la nature même de l'esprit fini qui ne cesse maladroitement et aveuglément d'invoquer une infinité qui n'est autre que sa propre finitude déguisée sous le caractère indéfini de son désir. Ainsi le désir du surnaturel (l'idée que l'esprit puisse modifier à volonté librement le cours constant et invariant de la Nature) appartient-il éminemment à la nature même de l'esprit dans son enveloppement primitif. L'esprit est désir de solitude en la solitude de son désir.
La vérité de ce désir naturel s'installe complètement dans son achèvement propre, dans la christologie, développement spéculatif par lequel on peut montrer que l'irruption du surnaturel dans le naturel (par l'incarnation de l'infini dans le fini) est licite, et non pas extravagante, à condition qu'on lui assigne son lieu propre, l'esprit, et son nom propre, l'idée. C'est en effet du point de vue de l'esprit, et non pas du point de vue de la nature, que le passage de l'infini dans le fini est possible et nécessaire. Car l'esprit étant défini comme le principe de circulation de soi qui s'auto-engendre dans la suite des figures qu'il parcourt, il est nécessaire conformément aux lois de la logique que l'esprit passe de sa figure finie, la Nature, à sa figure infinie, qui est la nature de l'Esprit. Les sciences de la Nature, de la Matière et de la Vie constituent le dépôt fini de la trajectoire infinie de l'Esprit.
Il apparaît alors que l'esprit se trouve au principe de l'opposition avec la nature, qui est le moment où l'esprit s'extériorise dans la figure du pour soi et s'affronte à la loi qu'il pose spéculativement en dehors de lui-même. L'esprit est alors ordre, raison, mesure, immuabilité. Car par nature il est unité de soi et de son contraire. L'esprit investit alors sa forme rationnelle, construit la Nature suivant l'idée qu'il se fait, dans sa propre intériorité, de l'altérité et de l'extériorité. Ainsi pour répondre à la question de savoir si l'opposition entre la Nature et l'Esprit est idéelle ou réelle, on peut invoquer la logique absolue l'esprit (qui se constitue en lui-même et par lui-même, en soi et pour soi) qui est rationalité de part en part, car le logos transcende en les unifiant le noûs et le pneuma, dont l'opposition restait primitivement stérile. L'esprit est raison et à ce titre il est rationnel qu'il contienne, en les déployant, toute chose et son contraire. Car le logos traverse de part en part le Tout comme somme figée des éléments (le Ên kaï Pân de la Nature) et le Tout comme totalisation dynamique (le Hôlon de l'Esprit). L'esprit contient donc la Vie par laquelle il anime l'être (il lui donne une âme) et la conscience absolue, synthèse de la conscience subjective (comme sourde sensation de l'obscure présence de l'esprit dans la matière) et de l'esprit objectif (comme extériorisation des lois immuables). Il se connaît et se comprend comme l'acte par lequel l'absolu, qui est l'esprit, revient à lui-même et séjourne auprès de lui-même, enrichi des vicissitudes de sa nécessaire Odyssée, solitaire et singulière.
Il est alors dans l'esprit de la psychologie de s'instituer aussi en psychologie de l'esprit, et d'essayer ainsi de dénombrer et de répertorier à la lettre (comme on épellerait alphabétiquement ou syllabiquement les éléments d'un discours) la suite des déterminations essentielles de l'esprit. L'esprit comme enveloppement de soi dans soi est vie, âme, intuition, sensibilité (sensorialité ou sensualité) par lesquelles il se perçoit dans la corporéité comme non encore advenue à elle- même en sa vérité intrinsèque — c'est pourquoi la chair est triste —, et comme impuissant à s'appuyer sur la corporéité pour sortir de soi — c'est pourquoi la chair est faible et fatiguée, incapable d'épuiser sa puissance dans son acte. Mais l'esprit, s'extirpant graduellement de son ensevelissement, s'affirme comme effort, inquiétude et douleur dans son nécessaire travail d'extraposition et d'objectivation de lui-même. Il s'élève — par le sérieux, la douleur, la patience et le lent travail du Négatif, dont parle Hegel en sa Phénoménologie de l'Esprit — jusqu'à l'effort de maintenir en idée son propre contraire en lui-même afin de s'affirmer en vainqueur de cet affrontement toujours renouvelé. C'est l'opposition entre la Nature et l'Esprit, voulue et assumée nécessairement par l'esprit lui-même. Cependant, il subsiste encore une figure de l'esprit non encore rationnellement intégrée à son inlassable odyssée, dont le récit (qui constitue l'histoire même de la philosophie) est partie et même facteur intégrant et constitutif de son propre déploiement. De même, la suite des expressions métaphoriques de l'esprit appartient entièrement à l'esprit en lequel le propre et le figuré s'inversent et se retrouvent continuellement et continûment l'un dans l'autre, dans l'unité de la forme et du contenu de l'idée. Ainsi, par exemple, les célèbres dualités durcies et figées (par souci sans doute de leur conférer un plus grand pouvoir de pénétration symbolique) que la tradition culturelle s'est de tout temps évertué à instituer et perpétuer à grands renforts et assauts d'esprit, dans sa prétention à épuiser et recouvrir la différence des Sexes, Mâle et Femelle, Homme et Femme, Masculin et Féminin — ainsi L'Impair et le Pair, chez Pythagore, La Forme et la Matière chez Aristote, L'Esprit et la Nature chez Schelling, La Puissance et la Vie chez Nietzsche — peuvent s'interpréter comme des applications particulières et concrètes de l'esprit à sa propre illustration dans l'élément de sa réflexivité et spécularité (il se retourne sur lui-même constamment, telle est son invariance, se re-découvrant involutivement identique à lui-même par-delà sa différence apparente d'avec soi. L'affectivité, au sens le plus élevé du terme, n'est pas la capacité d'être affecté dans sa sensorialité, mais au contraire ce qui peut sembler constituer l'essence même de l'esprit, à savoir précisément le cœur, qui a ses raisons que la raison ignore, car il se révèle finalement plus spirituel que cordial. En effet depuis Pascal on sait qu'il existe trois ordres installés dans leur nécessaire et hiératique hiérarchie : "Une distance infinie sépare les corps des esprits, mais une distance infiniment plus infinie sépare les esprits de la charité, car elle est surnaturelle." Bien entendu, chez Pascal, la charité est surnaturelle et prend donc un tout autre sens que celui qui pourrait lui être assigné dans la perspective d'une ontologie de l'esprit. En effet pour Pascal Dieu est un absolu incompréhensible qui se tient donc au-delà l'esprit, qui peut être touché, à défaut d'être compris, par un esprit fini. La Charité et la Cordialité consistent alors pour Pascal à s'aban-donner à la charité infinie de Dieu (et en cet abandon consiste précisément le principe religieux) par une liaison verticale, transcendante et indéfectible en raison de son caractère géométral. La charité de Dieu descend sur nous, en sa miséri-corde infinie, plus que nous ne nous élevons vers elle, et elle (se) doit (de) nous lier à l'Eglise, càd à une Assemblée d'Âmes, réunies et unies en l'Esprit Saint, qui est le concept même d'une République des Esprits.
Dans une perspective purement rationnelle, il sera tout aussi légitime de chercher quel peut être le principe unificateur des esprits au sens des monades individuelles humaines. Car il est nécessaire à présent d'unifier la perspective de l'esprit en tant que tel et l'existence des esprits finis. Sans céder à la tentation réductionniste d'un Feuerbach dans l'essence du christianisme, on peut néanmoins envisager la possibilité d'un esprit non pas absolument saint (comme dans le catholicisme, religion de l'universalité) mais comme sanctification non réductrice de l'esprit par lui-même. L'Esprit est saint, non parce qu'il procède du Père par le Fils suivant l'insondable mystère de la Trinité, mais parce qu'il est le lieu et le principe objectifs de sa propre sanctification. Il existe ainsi peut-être une sacralité non pas historique ou religieuse, mais absolument objective, de l'esprit par laquelle celui-ci s'élève, en son charisme infini qui irradie toute chose, à sa propre hauteur, en achevant sur lui-même sa propre odyssée et en s'intronisant nécessairement dans son essence même. Il y a loin alors de l'écart, abyssal tout aussi qu'incompréhensible, entre, d'une part, le corps, l'esprit et le coeur finis de l'homme, et la présence secrète de Dieu (comme coeur absolu) et, d'autre part, cette religion de l'humanité, ce culte du grand être ou de l'être suprême qui est l'esprit même du positivisme. Celui-ci, en effet, bien loin de nier l'esprit en le réduisant à une pure abstraction métaphysique, l'affirme dans toute positivité, càd dans son effectivité, en le constituant comme moteur de l'Histoire et lien indéfectible des esprits finis dans l'Histoire, mouvement même de l'esprit infini par lequel l'Humanité accède enfin à elle-même. C'est précisément ce lien horizontal immanent, ce religere (rassembler, recueillir) et non plus ce religare (subordonner, articuler), non plus cette transcendance suspecte, qui constitue l'esprit de l'humanité, ce grand être dont Pascal avait déjà remarqué la continuité et la pérennité dans sa Préface au Traité du Vide.
L'esprit exprime naturellement sa propre tension, son inquiétude incessante dans le mouvement même de sa propre idée, qu'il produit. L'esprit est travail, effort et inquiétude, en germe même dans la passivité apparente de la matière. L'opposition avec lui-même lui est essentielle et non contradictoire, car il est vie absolue dont la nature est de se chercher, en son être en sa liberté, toujours vers le haut, en un dépassement ascensionnel de soi.
L'esprit n'est pas statique, aucun hiératisme ni hiérarchie ne sauraient lui être assignés. L'esprit est conversion (pro-odos, effort d'élévation et d'assomption de soi-même en sa nécessaire sanctification), il n'est nullement procession (épi-strophè), abandon et dégradation de soi. L'esprit est partout dès qu'il s'éveille à sa propre présence.
L'esprit souffle partout (il est la Nature) et l'esprit souffle où il veut (il est la Liberté). L'esprit est volonté de puissance, au sens le plus pur de cette expression, qui n'est ni le vouloir-vivre, ni le vouloir dominer. La volonté de puissance est l'esprit, en ce qu'elle se cherche elle-même dans son contraire, afin de s'unifier et de se totaliser. Elle n'a donc pas peur de la déchirure, de la contrariété et de la contradiction. L'esprit, dirait Nietzsche, c'est la chair qui tranche dans sa propre chair. En ce sens l'esprit est l'in-carnation même, le "se faire chair" au-delà même de toutes les figures de sa profération ex-cathedra (le "se faire chaire"!). L'esprit, qui est Verbe, se fait Chair (qui est épreuve, au sens de l'auto-affection et l'auto-révélation, pensées par Michel Henry en son ouvrage Incarnation, Seuil 2000). Cette incarnation, constitutivement déchirante et déchirée se montre comme l'extase immanente de son propre avènement, indéfectiblement, invinciblement, immarcesciblement, inamissiblement. Elle constitue en ce sens la Fête de l'Esprit. Il n'y a de Fête que de l'Esprit.
L'esprit est toujours déjà là. C'est pourquoi il peut sans cesse se chercher. Pour reprendre Pascal, et le détourner de lui-même en l'invariance même de son sens (et cela conformément à la processualité immémoriale de l'esprit, spéculatif en son essence), l'esprit ne se chercherait pas s'il ne s'était pas déjà trouvé. L'inquiétude (Unruhigkeit, uneasiness) est son essence même.
Christophe Steinlein (octobre 1990).
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