mardi 4 juillet 2017

Toute expression est-elle d'essence métaphorique?

Si l'on veut exprimer toutes les dimensions du concept d'expression — afin de déterminer si leur point commun est d'ordre métaphorique —, il convient alors de distinguer les trois moments de ce processus (exprimant, expression, exprimé), par lequel quelque chose passe de l'intérieur à l'extérieur, et repérer ainsi quels sont les champs où opère l'expression. L'expression, dont les sens voisins mais distincts sont le développement et le déploiement, paraît appartenir au domaine de la linguistique. A ce titre, l'exprimant s'identifie au sujet pensant qui utilise des mots, et ce qui est exprimé revient à ce qui est dit ou décrit concernant le réel, ou plus généralement ce qui est (comprenant aussi l'imaginaire, qui est d'une certaine manière, sous un certain mode et qui peut de ce fait être exprimé). Quant à la notion de métaphore, elle se rapproche des termes d'analogie, de comparaison, d'image, de parabole, d'allégorie, sans se confondre pour autant avec eux. Elle semble en premier lieu appartenir exclusivement au champ de la linguistique et de la rhétorique (par son voisinage avec la métonymie et la synecdoque), autrement dit l'ensemble des processus qui ont pour objet de décrire le réel grâce à des mots (noms ou verbes).

Mais on peut constater que la description langagière ou linguistique du réel implique nécessairement qu'il y ait un donné indépendant, par soi, du sujet qui le décrit ou en exprime quelque chose. On peut admettre de plus que ce réel, dont quelque chose est exprimé par le langage, s'exprime néanmoins par lui-même au sens où il persévère dans son être, où il cherche son utile propre indépendamment de tout observateur. Il développe ainsi conformément à sa nature propre la série des prédicats qui le constituent par essence ou qui expriment l'ensemble des modifications de ses modes et attributs. Dans ces conditions se pose le problème de savoir comment et dans quel sens on peut encore dire que son expression est, par nature — bien qu'elle puisse ne pas l'être dans sa modalité — une métaphore.

On peut par conséquent admettre que toute pensée ne peut se former et s'exprimer que dans et par le langage. Comment alors comprendre que l'affirmation de la correspondance interne des structures du réel entre elles n'est pas une simple métaphore commode résultant d'un anthropomorphisme utilitaire ou d'une volonté de puissance immature, naïve et inexpressive? Car on ne peut tenter, sans vanité, de contrôler tous les processus expressifs par cet artifice de la métaphore, exporté subrepticement et illégitimement hors de son domaine d'origine.

L'enjeu de la question ne consiste-t-il pas dès lors à tenter d'affranchir la notion d'expression de la tutelle que lui inflige d'emblée la linguistique? La linguistique en effet, dont une sous partie consiste dans la rhétorique, peut en effet se définir comme l'étude des procédés et des tournures du langage propres à décrire le réel et l'imaginaire, comme dans la poésie par exemple.

Comment donc penser l'expression et exprimer adéquatement son concept sans faire de l'attribution d'un caractère métaphorique essentiel, une simple métaphore? En d'autres termes comment sortir et s'affranchir du champ de l'expression linguistique pour exprimer adéquatement l'essence même de l'expression. L'expression linguistique semble d'emblée s'apparenter à la métaphore, comme l'a vu Aristote dans son traité De l'interprétation. Interpréter, c'est dire quelque chose de quelque chose par quelque chose. Le langage transporte donc et métaphorise le sens des choses dans le sens des mots, de la même façon qu'on ne compte pas des cailloux avec des cailloux mais avec des signes qui les représentent. Cet état de fait pourrait impliquer qu'on soit amené à redéfinir le concept de métaphore de manière plus expressive — sans pour autant lui faire dire ce qu'il n'est pas dans sa nature qu'il dise —, plus indépendante et donc plus vraie que la simple acception rhétorique qu'on lui assigne couramment.

En somme, l'enjeu fondamental de ces questions est de savoir d'abord s'il est possible d'épurer la faculté expressive de la pensée par le langage, de toute contamination par la métaphore au sens rhétorique du terme. Et surtout, il s'agit de se demander s'il existe, et à quelles conditions, une essence de l'expression, indépendante de l'expression linguistique (celle-ci étant nécessairement métaphorique) de l'essence des choses.

Il convient nécessairement, dans un premier temps, de s'intéresser à la dimension la plus immédiate, phénoménologique en quelque sorte, bien que non nécessairement cruciale et décisive, du concept d'expression dans son acception linguistique. Il ne s'agit pas ici de l'expression au sens physique et corporel : par exemple dans le cas de la formation des sons par l'appareil vocal ou la modification de l'apparence épidermique par le geste ou la grimace. Il est plutôt question ici du passage d'une pensée sous forme d'affect ou d'intuition, de l'intérieur de la conscience vers son extérieur sous la forme d'une expression proférée. Cette profération (prophorikos) d'un exprimable (lekton) s'effectue par des signes dont la signification est qu'ils renvoient à un sens non explicité en tant que tel mais contenu dans ce représentant qu'est le signe. Ainsi au début du De interpretatione (Péri Herménéias), Aristote montre que l'expression consiste en un entrelacement (sumplôkè) entre les constituants élémentaires du discours sensé, à savoir les noms (onomata) et les verbes (rêmata). Il y a effectivement une possibilité de représenter les choses qu'on veut exprimer ou dont on veut exprimer les rapports intrinsèques et constitutifs par des représentants adéquats. Ces représentants peuvent être considérés de deux manières comme l'explique Platon dans le Cratyle. Selon la thèse de Cratyle lui-même, ces représentants ne sont que de pures émanations naturelles des choses. Selon la thèse d'Hermogène, ils ne sont que de pures conventions commodes mais arbitraires. Mais quoiqu'il en soit, ces signes n'en demeurent pas moins des réalités qui entretiennent un rapport effectif avec ce qu'elles ont la charge de représenter. Dans ces conditions, se fait jour la possibilité d'établir la métaphore, autrement dit le déplacement de sens, ou le jeu logique sur l'écart entre les différents sens d'une même réalité. Si Aristote suggère que l'expression revient finalement, dans la théorie du langage, à l'interprétation et à la traduction, on pourrait très bien envisager l'hypothèse que tout langage est d'essence métaphorique en ce que l'esprit exprime ses facultés en jouant sur l'équivocité des termes qui désignent les choses.

La capacité métaphorique du langage manifeste la richesse de l'activité et de l'exercice rhétoriques et oratoires, notamment dans l'éloquence morale et la parénétique christique. En effet, dans le Nouveau Testament et ses quatre Évangiles, de même que dans le Zarathoustra de Nietzsche, les paraboles, autrement dit les paroles métaphoriques, abondent, quelle que soit l'intention dans laquelle elles sont exprimées (Nietzsche prétend parodier et inverser le contenu de la Bible). On peut néanmoins avancer l'idée qu'il ne s'agit que d'une aisance, richesse ou facilité apparentes. Celles-ci masquent peut-être un déficit, une déficience, ou une pauvreté radicale de la capacité linguistique, dans la mesure où, au fond, il serait avéré que la parabole est incapable de constituer l'essence du concept d'expression.

Certes, toute capacité oratoire effective ou tout talent poétique, dans ses allégories et amplifications, manifestent authentiquement la possibilité d'une expression métaphorique, en tant que processus prenant sa source et son principe dans la subjectivité, et opérant d'une idée à l'autre un passage, un transport, un déplacement. L'essence de ce passage ne saurait se réduire à la pure association d'idées, mais correspondrait peut-être à la possibilité d'une secrète connivence, intrinsèque et indépendante de l'arbitraire du sujet exprimant. Celui-ci ne ferait ainsi que la traduire entre les différentes réalités : "Les parfums, les couleurs et les sons se répondent", note Baudelaire dans son poème Correspondances. Il s'agit peut-être ici d'une image qui prête à des réalités inertes des facultés dont elles sont dépourvues. Il n'en reste pas moins qu'elle suggère l'idée que l'expression artistique en général — et en particulier la poésie, la musique, la peinture — a pour vocation profonde, comme le souligne Bergson, de nous faire apercevoir ce que nous n'avions pas auparavant perçu. L'artiste qui s'exprime dans son art, ou plus exactement en lequel son art s'exprime, se fait spontanément et pleinement le traducteur expressif d'une réalité structurée indépendamment de lui par l'harmonie et la correspondance, et dont la métaphore n'est que l'expression la plus adéquate et immédiate.

Cependant, la métaphore montre une apparente et déconcertante facilité dans la faculté d'exprimer la structure harmonique de l'esprit artistique. Mais celle-ci ne saurait cacher l'existence d'une carence et d'une impuissance fondamentales de la métaphore dans le domaine de la linguistique et de l'art — particulièrement aiguës bien que finement dissimulées par la complaisance esthétique — à rendre adéquatement compte de la structure unitaire du réel, telle qu'on peut l'établir par les mathématiques.

En effet, les mathématiques peuvent apparaître comme le moyen privilégié dont dispose l'esprit pour exprimer la structure unitaire du monde, sans passer par l'ambiguïté et l'équivocité voulues et naturelles de la métaphore. Si le monde s'exprime unitairement dans l'expression de chacune de ses parties, c'est bien parce que seules les mathématiques, dans leur nécessité, leur absolue rigueur et leur universalité, peuvent offrir des expressions sans métaphores. L'expression, au sens mathématique du terme — comme le voit Spinoza qui combat la menace constante de l'équivocité exégétique et métaphorique par exemple — se définit comme développement analytique en série dont les termes sont réglés suivant des proportions immuables.

Déjà dans la philosophie pythagoricienne, "Tout est nombre" et "Les nombres gouvernent le monde". Plus récemment le mathématicien Kronecker a affirmé que "Dieu a inventé les nombres entiers naturels et l'homme a fait le reste". C'est dire ici en effet combien l'esprit peut se sentir satisfait quand il pose l'idée que la seule expression possible dans le monde est d'ordre mathématique et numérique, au sens fort du terme. Le développement en série et l'enveloppement analytique des propriétés mathématiques à l'intérieur du concept d'un objet sont les deux conditions par lesquelles est possible une expression univoque de la substance absolue, infinie et indéterminée. Pour les Pythagoriciens, l'intégralité de l'art est soumise à l'expression mathématique du monde : la poésie et les scansions numériques de l'hexamètre dactylique, la musique et l'harmonie des sphères célestes comparées à des cordes vibrantes, l'architecture fondée sur le nombre idéal qui règle toute proportion (nombre d'or). Cette expression mathématique intégrale apparaît comme la seule adéquate à la substance unitaire et infinie, dont toute détermination n'est qu'un mode numérique.

Bien entendu, il ne s'agit pas ici de restreindre cette interprétation à ce qu'en fait Galilée, quand il suggère que "La nature est un grand livre écrit en langue mathématique". Le mathématicien n'est pas uniquement le sujet extérieur qui traduit une réalité qu'il observe mais avec laquelle il ne se confond nullement. Exprimer, au sens mathématique du terme, ne signifie pas traduire, autrement dit opérer le passage d'un pôle à un autre d'une réalité à laquelle on est extérieur. Mais exprimer signifie se développer suivant des raisons internes, de manière nécessaire et immuable.

Mais on pourrait peut-être admettre l'idée qu'il pourrait exister un côté ontologique de la métaphore, en refusant — contre Spinoza — de faire de la métaphore un simple accident de l'expression, dû à un mauvais usage de la raison, mathématique en son essence. Pour Spinoza, il y a univocité et unité absolue de la substance constituant l'être, qui ne peut s'exprimer en ses infinies déterminations que d'une manière strictement parallèle, donc sans expression métaphorique possible. Car la métaphore correspond toujours à une convergence, à une possibilité de chevauchement donnée aux choses de l'intérieur. En conséquence de quoi il apparaît que la métaphore pourrait peut-être exprimer adéquatement son authentique essence comme expression du lien ontologique et unitaire de tous les êtres en la série diverse de leurs expressions.

C'est peut-être précisément Leibniz qui, à travers toute son oeuvre, a pu le mieux exprimer l'exigence de concilier la structure unitaire du principe du monde et la diversité du détail des expressions apparentes. Le foisonnement métaphorique proliférant dans la linguistique et dans l'art, bien qu'il constitue l'essence des expressions opérant sur ces domaines, paraît déconcerter l'exigence d'unité et d'univocité propre à l'esprit dans la nécessaire expression mathématique que l'esprit rationnel tend à déployer de lui-même et du monde qui l'exprime et qu'il exprime. Néanmoins, il semble que l'expression détaillée du réel ne soit pas une vaine apparence et que sa véritable identité exige d'être dûment et adéquatement exprimée.

C'est peut-être de ce point de vue, moins syncrétique que synoptique, que Leibniz va tenter de sauvegarder le détail expressif du monde à l'intérieur de sa nécessaire structure unitaire. La métaphore n'est alors plus, pour lui, un vain effet littéraire ou artistique, mais pas davantage ne la laisse-t-il passer sous silence en son être même. L'harmonie pré-établie n'est donc peut-être pas autre chose que l'expression — non linguistique, non artistique, non métaphorique — de l'entre-expression totale de la conspiration intégrale de toute partie avec le tout et avec les autres parties. Dans le Discours de métaphysique, Leibniz montre que l'expression linguistique du concept d'expression n'est pas une vaine ou une vide métaphore. Mais elle est plutôt selon lui l'expression même, nécessaire et universelle, dans la monade du sujet qui l'exprime, de la conciliation ontologique de l'unité et de la variété : "Unitas in varietate", car "Tout ce qui n'est pas UN être (unité dans son être) n'est pas véritablement un ÊTRE (être dans son unité)".

Leibniz montre par ailleurs que tout détail expressif, quelque soit son domaine d'origine —baroque, mathématique, ou physique — contient par enveloppement une loi de série intrinsèque. Celle-ci, si elle est développée mathématiquement, peut exprimer (au sens de signifier et traduire) pour l'esprit, qu'il se fonde sur un principe unitaire. "J'appelle expression un rapport constant et réglé entre tout ce qui peut se dire d'une chose et tout ce qui peut se dire d'une autre". Il n'y a pas, dit Leibniz, de courbe géométrique ou de visage si difformes, qu'ils ne puissent parvenir, par inspection de l'esprit, à exprimer la régularité profonde et mathématique de la loi de série dont ils procèdent (principe de rectification qui est une forme et une application particulières du principe de raison suffisante).

C'est précisément peut-être la doctrine leibnizienne de l'expression qui peut prétendre exprimer l'unité, non métaphorique, entre le détail et le principe, et contribuer ainsi à fonder rigoureusement le concept de métaphore vive. En effet pour Leibniz, tout est vie, tout s'entre-exprime. La métaphore devient vive, vivante : elle n'est plus un simple artifice, extérieur aux pôles qu'elle met en jeu. Mais elle est l'expression même du réel, en tant qu'il exprime une harmonie pré-établie.

Christophe Steinlein (avril 1990).

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire