De toute évidence le langage semble d'essence culturelle, historique, dans la constitution d'une langue et dans les performances de la parole. La question est alors de savoir si un langage peut se donner originairement comme naturel (au sens de la possibilité logique) ou bien peut (re-) devenir naturel (au sens de la possibilité potentielle), au terme d'une régression méthodique. Ou encore peut-il être considéré comme naturel, au sens de la possibilité juridique ou déontologique de "avoir le droit de"? Ces questions peuvent indiquer plusieurs directions d'investigation dans la philosophie contemporaine du langage — initiée au XVII ème, oubliée au XIX ème, réactualisée au XX ème siècle. Par exemple se pose la question de savoir s'il existe une lingua mentalis, un mentalais, inné en l'homme — donc à l'état naissant ou natif —, indépendant, et même condition de toute élaboration culturelle ultérieure de la pensée au sein du contexte social. Ou bien se pose la question de savoir s'il existe pour chaque individu un idiolecte, un langage privé, seul habilité — mais à quelles conditions et sous quelles formes — à rendre compte de l'intériorité singulière du sujet. On peut se demander aussi s'il n'existerait pas un langage du corps, des instincts, des pulsions, des comportements, attitudes, conduites, et postures immémoriales. Ce langage hypothétique apparaîtrait alors comme anté-prédicatif, primordial, recouvert et enseveli, à la manière de la statue de Glaucus, de sédimentations culturelles qui en auraient fait perdre jusqu'au sentiment, et qu'il s'agirait de retrouver et de reconstituer — mais dans quel but profond?
Il s'agit donc bien de saisir l'enjeu de la question initialement posée, à travers les acceptions fondamentales du vocable de "naturel". Est naturel en effet en ce sens, ce qui se tient originairement, immémorialement et immuablement à l'état naissant non modifiable. Est naturel en effet, ce qui ne peut croître (phueïn) que selon des lois immuables et immutables, réfractaires à tout déplacement et toute métaphorisation, fût-elle naturelle et intrinsèque à l'esprit humain. Est naturel enfin ce qui se trouve privé de toute possibilité d'introduire dans ses processus la moindre liberté, contingence ou perfectibilité. Mais corrélativement le sens de la question sera infléchi par l'acception du naturel comme synthèse possible de la nature et d'une élaboration culturelle dans l'élément d'une certaine grâce — car "être naturel" s'entend aussi en ce sens.
En tout état de cause, et dans ces conditions, on peut partir de ce paradoxe selon lequel le langage est culture comme natura naturata, et nature comme natura naturans. Il s'agira alors d'interroger cet effort contemporain pour tracer la ligne de partage de la nature et de la culture dans le langage. Cette interrogation pourra s'effectuer selon la genèse, la modalité, et la perfectibilité du langage, à l'aide de modèles linguistiques, cognitifs, voire d'une éthique de la parole, qui prétendrait accomplir le langage en sa vérité.
La question initialement posée, sans anticipation préjudicielle de sa réponse affirmative ou négative, présuppose néanmoins nécessairement une genèse autonome du langage, en un mot indépendante de toute intervention culturelle extérieure. On opère une généalogie de la faculté de langage, en remontant à ses conditions de possibilité. On présuppose alors que l'on puisse trouver une origine immémoriale, sans commencement temporel (en un mot culturel et social), mais déterminée par un début, en un mot une finalité sans représentation possible de la fin. La nature ou l'essence du langage serait alors d'être naturel au moins en deux sens du terme. D'une part du point de vue de sa structure, il serait affecté intrinsèquement d'une immuabilité. Il serait toujours perpétuellement naissant (in statu nascendi) et renaissant identique à lui-même, fonctionnant et se déployant selon des lois immuables et nécessaires. D'autre part, du point de vue de ses buts, il n'exprimerait corrélativement que des besoins naturels, matériels et vitaux, toujours les mêmes. Certes, il est probable que les langues ont dépendu pour leur formation de facteurs naturels. En effet les facteurs de climat, de relief, de possibilités de subsistance — pays montagneux, pays côtiers, pays arides —, voire corrélativement la morpho-physiologie des habitants — indigènes, vernaculaires, aborigènes, autochtones —, relatifs à ces contrées diverses et singulières, sont toujours donnés comme des productions brutes (paysages et sites, biotopes) de la nature.
La nature sous cet aspect doit être pensée comme une et unique sous sa dimension de force productrice (natura naturans), mais aussi en même temps, plurielle, diverse et variée (natura naturata). Par conséquent le naturel possible d'un langage ne serait pas tant à trouver dans l'uniformité que dans l'immuabilité, bref dans l'absence de transformation, élaboration ou perfectionnement. La nature produite (minéraux, végétaux, animaux) évolue selon des lois et des forces, mais ne progresse pas. Certes, l'homme n'est pas dans la nature comme un empire dans un empire. Mais il reste cependant indéniable que les conséquences des modifications naturelles (migrations d'humains, dues aux changements climatiques) ne sont pas uniquement déterminées par des lois immuables, donc inertes. L'homme y introduit de la liberté.
La faculté de langage est indéniablement prise, en tout homme, en toute race, à toute époque, en toute contrée, dans le tissu des déterminations naturelles, géographiques, climatériques, biotopiques ou écologiques, voire morpho-physiologiques. Mais elle ne saurait s'y réduire et absorber. La nature est de ce fait condition nécessaire mais non suffisante du développement du langage. Certes, le langage peut trouver une partie de son origine dans l'expression et la communication des besoins (Condillac) à partir de l'information fournie par les sens. Encore conviendrait-il mieux de parler de provenance plus que d'origine, car l'humain est traversé de part en part par la nature qui provient de plus loin que lui. L'humain s'ouvre à une nature pré-existante plus qu'il ne l'ouvre. On parlera donc plus volontiers de Herkunft, voire de Zukunft que de Ursprung, et de Entstehung plus que de Entwicklung. Mais cela ne suffit pas encore à décrire tout le processus du langage. Celui-ci naît en effet selon Rousseau de l'expression des passions ou sentiments. Ceux-ci sont en effet élaborés ou au moins esquissés par la proximité — non exigée, d'après Rousseau, par la satisfaction des besoins au sein d'une nature d'abord abondante et facile —, et bientôt par la promiscuité.
Si un langage était purement et simplement, essentiellement et exclusivement, d'ordre naturel, il ne pourrait avoir évolué, ou avoir nuancé et différencié ses modes d'expression. Car les besoins vitaux restent identiques à eux-mêmes, à moins de subir, au gré de mutations, une évolution commandée elle-même de part en part par des lois immuables. L'expression des besoins est constante, alors qu'en revanche on observe une invention différentielle des passions et des sentiments. On observe même des modifications dans la simple représentation des émotions recouvertes de couches sédimentaires d'interprétations culturelles.
En tout état de cause, on peut essayer de montrer qu'aucun langage particulier (et non pas seulement le langage en général) n'est d'essence naturelle, par l'examen de sa psychogénèse, soit normale (l'apprentissage infantile) soit pathologique (l'étiologie des aphasies et cécités linguistiques diverses). En corrélation avec les résultats de l'éthologie animale (par l'étude de certains insectes grégaires et certains mammifères supérieurs), on est amené à penser par la théorie de l'évolution (qu'elle soit darwinienne ou lamarckienne) une filiation, pour partie en rupture, pour partie en continuité, de l'animal à l'homme, dans son processus d'hominisation et d'humanisation. L'école de psychologie suisse, menée par Piaget a montré que la faculté de penser (l'intelligence), par images, intuitions, ou concaténations logiques, est partiellement indépendante de la faculté linguistique et langagière. Dans le développement normal de l'enfant on a ainsi mis en évidence un stade pré-linguistique indépendant, qui mettrait cependant en jeu des processus typiques de l'intelligence. L'enfant (in-fans) est celui qui d'abord, de toute évidence ne parle pas, au sens de l'adulte — au fond le seul sens possible. L'intelligence quant à elle reste la faculté de relier logiquement, d'explorer et d'établir des liens et des rapports par essais et tâtonnements empiriques. On peut, certes, créditer dans une certaine mesure, d'un certain sens la boutade selon laquelle l'enfant est comme un animal qui se développera alors que l'animal est comme un enfant qui ne se développera pas. Mais on peut néanmoins établir objectivement que les processus d'intelligence propres à l'enfant et à l'animal, tous considérés à un stade pré-linguistique, se démarquent cependant nettement en faveur du premier. En témoignent en effet les nombreux essais d'éthologie empirique menés sur des singes supérieurs : chimpanzés, orang-outangs, gorilles. Il existe donc des processus cognitifs réels et objectifs, mais anté-prédicatifs, chez l'enfant. Piaget obtient comme résultat partiel la découverte d'une indépendance partielle des processus de l'intelligence et des processus linguistiques et langagiers. Cette découverte précisément modère et module la thèse établie sur une base histo-physiologique développée par Broca et Warnick (Auroux, Philosophie du langage). Selon ces chercheurs, l'étude de l'anatomo-physiologie du cortex et des zones temporales ou pariétales puis occipitales montrerait que les troubles du langage (aphasies et cécités psychiques diverses) sont naturellement déterminés. Car, pourrait-on argumenter, quoi de plus naturellement, biologiquement et matériellement déterminé qu'un cortex, lié à des processus génétiques aussi bien qu'à des lésions traumatiques? Cependant on peut rétorquer que la détermination du langage par la nature (genèse, développement, structuration) n'est que partielle. La pensée en effet, au sens purement spirituel et réflexif, rattrape dans certains cas les retards ou distorsions naturels. Or ici s'inscrit tout l'enjeu d'un affrontement entre l'individuel et le social. Il n'y a en effet sans doute pas de langue naturelle, mais seulement une langue maternelle. La langue naturelle serait conçue comme déterminée intrinsèquement dans l'individu, non seulement dans son développement mais dans sa naissance. La langue maternelle quant à elle devrait être pensée en un sens social élargi, qui ferait un sort à la dichotomie simpliste de la mère comme nature et du père comme esprit. Cette prédominance de la langue maternelle comme socius — le premier lien de sociabilité restant celui de la mère à l'enfant — est déjà attestée par le fameux "j'ai été nourri aux lettres dès mon enfance", de Descartes dans le Discours de la méthode, tout autant que par l'imprégnation latine de Montaigne enfant.
Le mémoire du docteur Jean Itard, à propos du cas d'espèce de Victor de l'Aveyron (rapporté in Lucien Malson, Les enfants sauvages), confirme la présence de lésions irréversibles dues à une atrophie du développement psychique, que ne rattrape que partiellement une intelligence pour une part indépendante du langage. L'absence de langue maternelle (en un mot un tissu social minimal d'imprégnation) et l'immersion dans la naturalité la plus brutale (celle des bois sauvages où le seul lait maternel, celui de la louve, de la renarde ou de la biche, reste purement biologique), ont pour conséquence directe et irréversible l'absence d'une faculté quelconque de langage. La cause n'en est évidemment pas le blocage physiologique d'un organe (surdité, mutisme). Car les sourds-muets récupèrent et compensent, grâce à leur socialisation antérieure, les dysfonctionnements organiques. L'apraxie avérée à partir de l'absence de langage montre que le langage ne peut pas s'inscrire dans l'élément d'une conduite vitale minimale, donc naturelle. Entendons ici par praxis celle qui se situe en dehors de la sphère des conduites vitales minimales comme prendre pour ingérer et se déplacer pour fuir, ces conduites restant loin derrière la praxis qu'on est en droit d'attendre d'un enfant socialisé.
Ainsi la question du mentalais, qu'on a pu supposer pour ancrer le langage en deçà des fluctuations de l'expérience sociale, se dissout elle-même. Il n'y a pas de langue minimale intérieure, innée, donc naturelle, génétiquement inscrite comme possibilité d'une effectuation d'un certain mode de langage. Se parler intérieurement à soi-même — soit comme soliloque, soit comme dialogue intérieur et silencieux de l'âme avec elle-même — n'est possible que par la médiation intériorisée de l'autre, du lien social comme possibilité d'objectivation de la société. C'est d'ailleurs dans cette perspective, et à ce point, que Kant considérait dans son Anthropologie du point de vue pragmatique que se parler à soi-même à voix haute dans le silence de l'isolement et de la solitude, était une véritable maladie schizophrénique (dissociation de l'esprit), ce que la psychologie contemporaine a démenti.
S'il n'y a pas de mentalais possible, il n'y a pas a fortiori d'idiolecte possible, en un mot une constitution privée d'une élocution qui n'appartiendrait qu'à soi, intraduisible et censée exprimer la singularité solipsiste d'un monde de sensations et de perceptions entièrement fermé, en un mot privé de toute structure extérieure. Certes, les images et intuitions mentales qui accompagnent à la vitesse de l'éclair nos perceptions du monde résident bien dans une intériorité complète, intraduisible sans trahison. Et cette constatation vaut aussi bien pour l'enfant au stade pré-linguistique de l'exploration empirique, mais aussi chez l'adulte qui vise instantanément une situation. Ces perceptions sont bien idiotiques — idiotès en grec signifie le singulier unique et insubstituable conceptuellement —, mais elles ne sont pas un langage du tout, bien qu'elles portent indéniablement en elles des éléments linguistiques, puisqu'on peut se les expliciter à part soi ou devant autrui.
Les déterminations naturelles de la faculté de langage sont donc nécessaires mais absolument insuffisantes pour en conditionner l'émergence et l'effectuation. D'un point de vue génétique, on ne saurait trouver aucune émergence d'un langage foncièrement naturel, en un mot à l'état natif. Mais peut-on cependant imaginer que la modalité d'effectuation et d'actualisation du langage puisse devenir, ou redevenir naturelle, par-delà et par retour réglé en-deça des médiations culturelles qui en ont rendu possible l'inchoation?
Existerait-il donc un langage, autrement dit une forme retrouvée et reconstituée d'exercice du langage qui, par-delà sa genèse psycho-sociale, pourrait se prévaloir d'une structure naturelle (originaire et immuable) absolument intacte? Ici apparaît la démarche de Rousseau dans son Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes. Cetes il s'agit pour Rousseau d'explorer un autre domaine et un autre ordre d'idées que celui qui nous préoccupe ici. Mais il part à la recherche de l'homme naturel (ou dans l'état de nature) à partir de la considération de l'homme civilisé (ou dans l'état de société), dont il déplore la dégradation et la décrépitude — à tort ou a raison, mais déjà dans le Discours sur les sciences et les arts. Kant dans ses Conjectures sur les débuts de l'histoire humaine cherche à justifier rationnellement, par extrapolation conceptuelle, la nécessité du progrès humain. Rousseau à l'inverse s'évertue à rendre raison de la régression de l'espèce humaine. Par simple analogie méthodologique on pourrait se demander dans ces conditions si la préoccupation de savoir si un langage (i.e. une forme ou une modalité fondamentale de la faculté de langage au général) peut être naturel, ne procède pas de la simple nostalgie d'un passé irréel, dans lequel la pratique du langage aurait été moins artificielle, rhétorique ou sophistique, et chargée des mille nuances, raffinements et dissimulations engendrées par la vie sociale et le train gigantesque de métaphores, glissements de sens, malentendus et sous-entendus qu'elle draine avec elle? C'est le projet rousseauiste de la réhabilitation de la statue de Glaucus toute recouverte de sédimentations et de concrétions qui en offusquent, au fond de la Méditerranée, toute la beauté, mais en préservent et en réservent la prochaine régénération possible.
Il ne s'agirait pas en effet de rechercher la possibilité d'un langage minimal qui pour être naturel en serait aussi tout à fait primaire (constitué de cris). Car un tel langage est sans contredit tout à fait naturel, mais n'est pas du tout un langage. Il ne s'agissait pas pour Rousseau, dans son investigation de l'homme dans l'état de nature, et contrairement à ce que tendrait à nous faire accroire le contresens de Voltaire — qui n'en reste pas à celui-là, cf. Leibniz —, de nous "redonner le goût de marcher à quatre pattes". Il serait peut-être au contraire question, dans la recherche non pas utopique mais topique, d'un langage naturel, d'obtenir les principes d'un vison régulatrice de ce que devrait être un exercice non dévié du langage. C'est précisément cette exigence qu'exprime en son langage délicat le vers de Mallarmé : "redonner un sens plus pur aux mots (maux?!) de la tribu" (in Le tombeau d'Edgar Poe). Cette méthode de rétrogradation, de rétrospection régulatrice connut en son temps chez Montaigne (Apologie de Raymond Sebond, Essais, II, 12) une puissante exemplification. Montaigne essaya en effet de mesurer le comportement humain social constaté historiquement à l'aune de la conduite animale, non pour nous y faire régresser, mais afin d'y trouver le principe et le fondement d'une régulation rectificatrice.
Cette méthode subtile consiste à faire comme si un langage naturel était possible, au triple sens de la non-contradiction, de la potentialité actualisable, et de l'injonction juridique du droit à faire et du devoir de faire. Mais elle s'expose immédiatement, par sa subtilité et donc sa fragilité même, à des contresens théoriques et pratiques redoutables. On pourrait ainsi être tenté de penser qu'un langage d'essence radicalement et foncièrement naturelle peut être repéré dans les expressions du corps, au sens d'un ensemble unifié et organique de forces, de sensations, mobilisées par les pulsions, les instincts, mais aussi les situations vitales immédiates. Car en effet, qu'y a-t-il de plus naturel que le corps? En particulier, l'arrière fond pulsionnel et instinctuel du corps, ainsi que sa participation directe, intrinsèque et immanente, au gigantesque vouloir-vivre (Schopenhauer) ou volonté de puissance (Nietzsche), fait dire à celui-ci que le corps est la grande raison. Cette grande raison serait-elle susceptible d'élaborer un langage adéquat et adapté à l'expression de ses buts et déterminations? Les tenants du behaviorisme ont d'ailleurs tenté de montrer que le langage est structuré sur le modèle de la corporéité, et qu'il se déploie et s'effectue sur le mode immédiat du stimulus, interne ou externe, et de sa réponse ergative. Mais ici, il nous faut revenir un instant sur la notion de nature. Elle peut s'entendre sous deux modes. D'un part, de manière externe comme structure réactionnelle, structure reprise par le behaviorisme. Des exemples en sont donnés dans La vie et les moeurs des abeilles, et dans L'agression chez les oies de Lorenz. D'autre part de manière interne, comme puissance générative, ou capacité à engendrer des structures, comme dans la linguistique de Chomsky. Mais dans ces deux acceptions de modes, il est au fond exclu de parler de pure nature dans la sphère humaine. La tentative de réduction à la naturalité laisse inentamée chez l'homme l'entremêlement et l'intrication du culturel (social, traditionnel, coutumier et finalement spirituel). Merleau-Ponty dans le chapitre sur le langage et le corps dans sa Phénoménologie de la perception a définitivement mis en lumière ce point décisif et crucial. Rien n'est en effet purement donné dans une naturalité originaire, originale et originelle de l'homme. Tout est construit, inventé, institué et élaboré.
Il y a certes indéniablement un inconscient. Celui-ci reste fondamentalement d'ordre naturel, comme fond originaire sur lequel se découpe et s'inscrit le sujet humain, en un double sens. D'une part il est sujet en tant qu'assujetti à la contrainte rigoureuse de l'inconscient. Mais d'autre part il est sujet en tant que subjectivité libre, capable d'inventer des interprétations et des déplacements de ces positions et conditions naturelles originaires. Que l'inconscient soit structuré comme un langage (Lacan) ne signifie assurément pas qu'il existe un langage naturel, sous la forme et le mode de l'inconscient. Mais cela veut dire plutôt que, dès que la subjectivité apparaît et se détermine sur fond d'inconscient — "Wo Es war, soll Ich werden", résume Freud — l'inconscient initialement de part en part naturel, se trouve prédéterminé à recevoir les interprétations et constructions de la pensée parlante. Dans le "ça parle", ce n'est donc pas tant le ça qui parle, que la subjectivité qui parle, à travers la prédétermination du çà qui se règle nécessairement sur cette subjectivité naissante. Et même si l'on choisit l'hypothèse jungienne d'images archétypales — donc d'une certaine manière naturelles, en tant qu'immémoriales, originaires, immuables et objectivement déterminées — on ne peut que penser, qu'en tant qu'universaux fantasmatiques, ou fantastiques, ils se règlent sur les conditions de la finitude de la subjectivité humaine qui y participe.
C'est dire que la modalité intrinsèque d'expression du langage humain sous toutes ses formes, reste éminemment symbolique ou transpositionnelle. Elle déplace le strict donné naturel, en une métaphorisation constante qui peut dès lors la caractériser. Aucun système d'images et de concepts humains ne peut se compléter et s'accomplir s'il ne se dessaisit pas d'abord du fond naturel sur lequel il s'appuie en le transposant du registre purement naturel au registre spirituel. On peut nommer ce processus métaphorisation, ou déplacement de la perspective. Ce qui est naturel à l'homme dans le langage se réduit dès essentiellement à cette capacité constante, invariante, à déplacer, transposer, métaphoriser le donné originaire, afin que la nature se règle sur la subjectivité. Cette tournure essentielle de l'esprit humain apparaît comme sa seule nature. C'est dire que toutes les métaphores (tropes) sont originaires en l'homme et non pas dérivées. Car la métaphore est toujours-déjà première dans son processus naturel de subjectivation. Le seul langage naturel et possible en l'homme apparaît donc comme étant la métaphorisation, condition de tout langage. Et cette métaphorisation naturelle à l'esprit n'est précisément pas un langage, mais la condition de tout langage. Celui-ci apparaît dès lors inévitablement comme culturel, dérivé, construit, élaboré.
En outre la recherche d'un langage qui soit de part en part naturel aurait pu caresser le projet, fut-il utopique, d'atteindre à une langue universelle, unique. En effet, le propre de la nature n'est-il pas d'être universelle et unique? Il n'en est rien. Certes, on peut se plaindre avec le poète que : "les langues imparfaites en cela que plusieurs". (Mallarmé). Mais en réalité, la recherche d'une langue universelle, unique, donc naturelle, apparaît paradoxalement comme éminemment artificielle et particulière, comme expression de la rationalité unifiante. Inversement, ce qui est profondément naturel dans le langage se montre dans la diversification quasi-infinie — non pas tant en quantité que dans l'intensité de ses modalités —, qui est la conséquence directe, bien qu'apparemment paradoxale, de la convention, de l'arbitraire et du contingent. Ce caractère est du à ce qui précède, à savoir la dimension métaphorique naturelle et universelle de tout langage, dont l'effectuation est dès lors établie comme éminemment culturelle.
Qu'advient-il alors dans ces conditions du langage, s'il est montré qu'il est de part en part culturel? Car il reste pourtant toutjours aux prises avec les conditions et les contraintes de la naturalité, sous la forme de l'immédiateté et de l'immuabilité. S'il est avéré qu'il n'y a pas de langage du corps, mais seulement un corps du langage qui doit s'éduquer et se cultiver, comment penser le devenir et la perfectibilité du langage face à la langue populaire et à l'exercice populaire du langage? Mais populaire ne signifie pas naturel, même si ce terme est affecté d'une certaine idée d'immédiateté et d'irréflexivité qui le fait apparaître comme une donnée, brute, massive, grossière. Il y a en effet une sagesse intrinsèque de la langue populaire et de l'exercice populaire du langage, peut-être traditionnel, coutumier, mais en aucun cas naturel. Car les processus de métaphorisation primordiaux et radicaux, mis en évidence précédemment, y sont à l'oeuvre autant que dans l'exercice savant, châtié, réfléchi et différencié du langage.
Mais précisément, corrélativement à l'idée d'une dimension culturelle fondamentale du langage — et pour se joindre de volonté à l'injonction du poète de donner un sens plus pur aux mots de la tribu —, ne faut-il pas ici esquisser les linéaments de ce que pourrait et devrait être une véritable éthique de la parole, à l'opposé d'une éthologie, qui en étudierait la naturalité éventuelle des structures? Le naturel en l'homme n'est-il pas en effet par définition le résultat, toujours affinable, d'une perfectibilité en devenir qui vise une synthèse dans l'élément de la grâce? Au sens de la performance d'un danseur, la grâce unit les contraintes mécaniques du corps à la visée intentionnelle d'un sens expressif, par la médiation fondamentale d'une métaphorisation originaire qui inverse la donnée naturelle, et fait dériver le corps de l'idée, plutôt que de faire émerger mécaniquement celle-ci de celui-là?
En ce sens il ne faut pas se tromper sur le sens et la valeur du projet contemporain de formalisation des langues dites naturelles. Ce processus apparemment artificiel consiste en réalité à construire une véritable naturalité de la langue, en l'épurant et en la purifiant. Elle indique les principes rectificateurs qui peuvent permettre d'accéder à un exercice culturel du langage qui soit véritablement naturel, en un sens cette fois régénéré et accompli.
Christophe Steinlein (décembre 2003).
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