vendredi 14 juillet 2017

Le sens n'existe-t-il que dans le langage?

La question posée présuppose que le sens existe dans le langage, et même par le langage, antérieurement ou ultérieurement à une forme quelconque de sens, ici en question. Cette présupposition est évidemment ici banale et immédiate, sauf à s'intéresser au mode de production, fabrication ou expression de sens à l'intérieur même du langage. Et d'abord, quelle définition minimale pourrait-on donner du langage? C'est une faculté qui produit une combinaison de signes.

On connaît déjà deux niveaux de communication : celui des animaux, où les signes sont des signaux qui manifestent un état du corps ou de la nature en rapport avec ses besoins — danse des abeilles, cris des oiseaux, mimiques des singes. On connaît d'autre part le niveau de communication des humains, où manifestement, la richesse, la nouveauté, la créativité des combinaisons de signes tendent à accréditer l'idée que l'intention de signifier préexiste aux cadres imposés par l'expressivité linguistique, les déborde et ne s'y réduit nullement. Mais dès lors est posée la question de savoir si les signes produisent du sens par combinaison uniquement (sémiotique), ou bien s'ils ne peuvent que formuler, arranger, modeler un sens qui les déborde (sémiologie).

Le sens est-il uniquement et exclusivement produit par la faculté de langage telle que nous la connaissons incarnée dans les langues et la parole? Est-ce uniquement l'exercice de cette faculté, en acte ou en puissance, qui conserve, maintient et alimente le sens? Ou bien les combinaisons de signes du langage montreraient-elles, au contraire, l'existence d'un débordement du sens en dehors des normes et des valeurs de toute langue possible? Il ne s'agit pas d'invoquer la possibilité d'un sens irrationnel, voire transcendant : car dans ce cas pourrait-il ne pas être in-sensé, voire in-signifiant? Il s'agit plutôt d'envisager dans l'immanence même de l'exercice de la faculté de langage la possibilité d'un flux de sens sur le mode informe et informel de la profusion, et sur fond duquel l'exercice social et rationnel de la parole pourrait découper un sens langagier?

En effet, qu'est-ce donc que le sens? Le sens peut précisément s'entendre en plusieurs sens. Ici s'opposent et s'affrontent le sens comme pur produit significatif, et le sens comme pure visée intentionnelle. D'un côté la représentation par un mot ou un vocable d'une idée elle-même issue d'une chose ou d'un objet, et de l'autre côté ce qui échappe à toute norme et toute valeur langagières issues d'une organisation instituée et constituée par convention.

Bien que la question de l'indicible (ce qui excède les possibilités du dicible et du dire) et de l'ineffable (ce qui excède les possibilités de l'exprimable ou du représentable, mais non du manifestable) soit en soi intéressante, elle n'est pas centrale ici pour le problème posé. En effet, il convient peut-être mieux d'abord de se demander comment le sens est produit par le langage, et, à l'intérieur de sa sphère, comment il est maintenu, conservé, transformé et transmis. Il conviendra ensuite de se demander corrélativement si cette production de sens, formalisée, normée, valorisée socialement est vraiment cohérente et complète. Mais dans le cas où du sens échappe ou reste en gestation informelle à la périphérie du langage, de quelle manière pourra-t-on se réapproprier ces débordements? On évitera ainsi de tomber dans la représentation arbitraire et préjudicielle d'un sens transcendant et extérieur au langage.

Ainsi il convient, pour répondre de manière nuancée à la question posée, d'examiner le mode de constitution et d'expression du sens dans le processus et l'exercice du langage. En espérant pouvoir y décider s'il y a une cohérence et une clôture parfaite de la production de sens dans les normes, formes et canons du langage. Ou bien pourrait-on constater un certain flottement, aux limites du langage, du sens? Ce qui nous amènerait à penser que du sens existe — non pas transcendant et révélé mais immanent et humain —, en cours de formation et extérieurement à la formalisation langagière et linguistique.

Il faut d'abord se demander comment la langue, pourvu d'un lexique, d'une syntaxe, d'une grammaire, sollicite la faculté de langage. On considérera la langue comme un système institué et constitué historiquement, et le langage comme une faculté rationnelle et humaine, ni animale ni extra-terrestre.

Dans la langue le sens est la signification, qui est le rapport non arbitraire mais immotivé entre un signifiant (une image acoustique, dit Saussure dans son Cours de linguistique générale) et un signifié (un concept). Ce rapport n'est pas arbitraire, parce que la langue se constitue selon une nécessité historique, certes incluant des contingences, mais elle forme un système clos. Ce rapport est cependant immotivé parce qu'aucune intention rationnelle clairement assignable n'y préside. Le signe qu'est le mot (nom ou verbe, mais aussi particules) porte ainsi avec lui, de manière immanente (affleurant constamment par dessous à sa surface) sa signification. Le sens comme signification s'installe donc dans une triade composée du mot (ou vocable, sous sa forme orale), de l'idée et de la chose. Indéniablement il y a des choses qu'il faut dénommer, désigner en les nommant, en leur assignant un signe qui permette de les repérer, puis de les décrire ou de les dépeindre. Ces choses, indéniablement, sont les mêmes, ou elles le peuvent être, pour tous les humains sur terre, en vertu de l'universalité de la condition humaine. Mais les choses se compliquent dès que l'on passe au second pôle de cette configuration triangulaire : l'idée, ou la représentation mentale de la chose, nécessaire dans tout processus de perception.

Car nous n'avons pas directement accès aux choses elles-mêmes, en soi, mais nous en atteignons un aspect, une face — la face exprimable —, par une reconstitution mentale. Celle-ci d'ailleurs assurément ne reconstitue et ne restitue pas l'intégralité de la chose, si un tel concept peut revêtir un sens quelconque. Les choses "pipe", "table", "pendule" ne sont clairement dénommées par imposition d'un mot de la langue, qu'au terme d'une médiation qui est l'abstraction et la généralisation — comme le montre Locke dans son Essai sur l'entendement humain, livre II, sur les idées. Mais rien ne prouve, montre-t-il au livre III sur les mots, que si deux interlocuteurs se trouvent devant la même chose — une chose, soit un objet courant soit une étendue colorée par exemple —, bien qu'ils disposent du même mot — dans une langue homophone — pour la désigner, ils s'en représentent exactement la même idée. Car le mot et la chose sont univoques, dans une même langue et sous les mêmes conditions physiologiques universelles de perception. Mais qu'en est-il de l'idée? Elle est intérieure, d'étoffe mentale, elle peut se trouver chez chacun surchargée de connotations différentielles infiniment diversifiées et intraduisibles dans la simple forme normée, figée, canonisée, du mot.

Le premier, Locke — et beaucoup plus que son prédécesseur Hobbes, qui avait entrevu le problème —, montre la cohérence d'un nominalisme des idées. En effet la simple supposition que les idées, comme représentations mentales, ne sont pas rigoureusement les mêmes, engage peut-être à mettre entre parenthèses le pôle de l'idée, pour ne conserver que les deux autres pôles, le mot et la chose.

En tout état de cause en effet, on se trouve dans l'impossibilité radicale de prouver que les idées de deux individus différents, portant sur un même objet, sont rigoureusement les mêmes. On peut d'ailleurs, plus modérément, supposer que les idées ne sont pas innées. On se place alors dans le cadre de la réfutation et de la révocation du réalisme ou de l'innéisme des idées : car si les idées sont innées, nécessairement elles sont réelles et universelles. Les idées semblent dès lors n'être pas substantielles et ne pas non plus représenter directement, exactement et rigoureusement, des substances. Elles apparaissent construites, composées, donc elles sont susceptibles d'être modifiées. On peut leur ajouter ou leur retrancher des déterminations. Elles sont à jamais incomplètes et par conséquent ouvertes à la transformation. Cette transformation est non nécessairement arbitraire et irrationnelle, mais seulement déterminée par les conditions de la perception et les besoins de la communication.

Par cette simple remarque en apparence anodine, par la simple évocation de cette querelle des universaux ou de l'opposition entre les nominalistes et les réalistes, est posée la question du statut, du mode, et de la place du sens dans la langue.

Aussi Leibniz, dans ses Nouveaux Essais, en un passionnant débat posthume avec Locke, essaiera de confirmer la justesse de sa présupposition de l'innéisme des idées en développant l'idée d'une caractéristique universelle. Précisons que cet innéisme des idées est fondé sur une ontologie de la substance que récuse Locke en montrant que cette notion de substance est seulement fonctionnelle autrement dit conventionnelle. L'idée de la caractéristique universelles consiste dans le fait que le sens peut être entièrement résorbé et pris dans une déduction intégrale, par combinaison calculatoire des signes, des idées pensées comme éléments clos. Le sens chez Leibniz ne s'interpose pas, ne s'intercale pas entre l'idée (représentation mentale) et le mot (expression formulaire). Mais il est l'expression même de l'union intime entre l'idée adéquate (complète) et son expression formelle. Les deux systèmes, linguistique et politique tout à la fois, de Leibniz et de Locke, se tiennent, irréductibles, l'un devant l'autre. D'un côté en effet, le libéralisme linguistique et politique de Locke permet une constitution progressive du sens dans le jeu que permet l'intervalle entre l'idée et le mot. De l'autre côté, l'harmonie linguistique et politique de Leibniz impose que le sens soit épuisé et exprimé entièrement dans la mise au jour, par le calcul des signes et des relations, du contenu de l'idée.

Mais précisément, ne voit-on pas ici, dans ce dialogue posthume parfaitement clair entre Leibniz et Locke, la possibilité pour le sens de s'auto-produire indéfiniment entre deux positions stables, telles qu'aucune des deux ne l'épuise radicalement? Reprenons ici l'enjeu de la question posée. Le sens, pris ici au sens de signification, est-il exhaustivement déterminé (épuisé) dans le rapport entre le mot et l'idée, ou bien entre le mot et la chose, ou enfin —troisième et dernière possibilité —, entre l'idée et la chose? Ou bien, précisément, parce qu'aucun de ces trois rapports n'est parfaitement adéquat à la réalité intrinsèque des deux pôles qu'il relie, le sens n'est jamais figé. Le sens n'est-il pas dans ce cas en fluctuation permanente aux frontières de ce qui est formellement saisi et de ce qui, au contraire, demeure, temporairement au moins dans les limbes du langage, de la langue et de la parole? Car l'expressivité progresse dans l'histoire, comme tout ce qui est humain en sa perfectibilité infinie et indéfinie.

Certes, on ne peut pas en rester, dans la philosophie du langage, à la simple position énoncée dans le Cratyle de Platon, qui examine la rectitude des noms. La position de Cratyle paraît d'abord réconfortante, mais se révèle fragile en tant qu'elle se fonde sur des étymons faux ou imprécis. La thèse de Cratyle affirme que les noms décrivent rigoureusement, par la médiation de l'étymologie, la nature même des choses. Cette position est évidemment fondée sur le réalisme des idées, et dépend donc d'un présupposé ontologique qui est posé sans déduction ni démonstration.

Mais selon le principe inexorable de compensation, ce que l'on gagne en certitude, on le perd en mobilité, en invention. Si les mots démarquent et décalquent exactement les choses, alors c'en est fini de l'invention du sens, et de la possibilité de déploiement de la pensée. On est alors condamné à se taire définitivement et à ne même plus pouvoir bouger le petit doigt. Puisqu'en effet la sphère des choses et la sphère des mots se figent dans un rapport de duplication, et laissent vide l'intersection dans laquelle seul le sens aurait pu se constituer. Le sens alors certes n'existe bien qu'exclusivement dans le langage, mais en réalité il n'existe plus du tout. Car le propre du sens n'est-il pas d'être indéfiniment essayé, produit, tenté dans l'élément d'un jeu — au double sens du mot, écart et articulation de tensions —, qui ne peut être garanti que par une position conventionnaliste, celle d'Hermogène?

Le conventionnalisme du langage n'est certes pas l'arbitraire ni l'irrationnel. Il peut lui aussi être sous-tendu par une ontologie, celle du réalisme substantialiste des idées. Mais il exprime une certaine prudence et modestie. Dans l'ignorance de ce que sont les choses en elles-mêmes, nous ne pouvons nous régler que sur ce que nous percevons de plus probable. Alors la finalité clairement assignable de ce processus est celle de la compréhension et de la communication humaines. Cette communication reste commode, utile, nécessaire d'un point de vue vital, mais finie et limitée.

Le conventionnalisme de Locke est certes plus subtil, nuancé et fécond — plus prudent aussi — que celui d'Hermogène. Car il porte sur le rapport entre le mot et l'idée, ce qui permet de faire l'économie de l'hypothèse exorbitante et ruineuse du réalisme (ou innéisme) de l'idée. Puisque la position — par le biais de laquelle Platon tente de se faire des objections à lui-même — rabat l'idée du côté de la chose, son conventionnalisme reste abstrait et stérile, parce qu'il porte sur la sphère des mots. Chez Locke, le conventionnalisme est rigoureusement motivé par le rapport entre le mot et l'idée. En supposant en effet, raisonnablement en vertu de l'expérience, qu'il n'y a pas d'idée en soi — ou du moins que nous n'en saurons définitivement rien —, Locke est amené à considérer comment nous construisons et constituons nos idées, et corrélativement, comment nous devons les nommer. Cette dénomination est motivée raisonnablement par un découpage en fonction des limites, des besoins de la connaissance humaine. On peut remarquer ici chez Locke une esquisse pré-kantienne de la nécessité de la limitation de la connaissance d'une expérience possible et utile pour nous.

Il y a ici la possibilité de penser, à partir de la possibilité de l'abus des mots, l'existence du sens hors du cadre formalisable et normalisable du langage. Dans sa précaution ontologique pour éviter l'abus des mots, Cratyle précisément tombe dans l'abus de mots. En voulant se soustraire à l'écart et l'éloignement arbitraires d'un mot par rapport à son référent (idée ou chose), Cratyle sombre dans l'abus des étymologies, par lesquelles on se paie de mots. Or pour Locke, au livre III de son Essai sur l'entendement humain, on commet un abus de mots lorsqu'on ne prend pas la précaution de saisir le lien exact entre un mot et l'ensemble des déterminations de l'idée qu'il a pour fonction de résumer et de rassembler. Cette fonction suppose précisément que l'idée elle-même est construite. Elle est constituée par abstraction et généralisation, et elle ne s'impose pas de manière innée et complète à l'esprit. Cette critique et dénonciation lockéennes de l'abus des mots s'adressent en particulier aux idéalistes et rationalistes qui nomment une idée dont ils n'ont pas pris la précaution de déterminer les limites pour nous. Ainsi émerge à la faveur de cet écart, un sens flottant, non encore assigné ou inadéquatement assigné, qui pourrait constituer un élément de réponse à la question initialement posée. Pour Locke, si le chemin de l'idée au mot n'est pas intégralement parcouru avec la probité critique la plus minutieuse en sens inverse pour en déterminer les limites, alors il y a risque de parler confusément d'autre chose que de ce dont on voudrait parler clairement.

Par exemple le vocable expressif de "forme substantielle" introduit par la scolastique semble pour Locke un abus de mots. En effet on n'a pas pris la précaution de déterminer la trace de la dérivation qui y mène à partir de l'idée, ni la trace de la dérivation qui mène de la chose à l'idée. On sait que Leibniz rétorque que l'abus de mots trouve une cause et une raison absolument inverse à celles que propose Locke. En effet pour Leibniz, c'est parce que l'esprit ne développe pas suffisamment, par manque d'attention, ce que contient l'idée (jusqu'à l'exprimer adéquatement) qu'il en vient à nommer ce qu'elle ne contient pas et qui lui est étranger.

En somme pour Locke il n'y a de sens que dans l'assignation, empiriquement contrôlée et attestée, d'un mot à une idée et d'une idée à un mot. Les idéalités abstraites des mathématiques (les nombres) n'échappent pas à cette exigence Les excès ou débordements du mot sur l'idée, mais aussi ceux de l'idée sur le mot ne peuvent pas produire pour Locke une réserve de sens, mais un non-sens radical, une in-signifiance. En effet, l'idée n'a de validité et de réalité pour Locke, contrairement à Leibniz, que par la médiation du processus d'abstraction (extraction du caractère commun) et de généralisation (extension au champ de l'expérience possible).Ainsi pour Locke, contrairement à la position herméneutique, il ne saurait exister en dehors de la signification déterminée du mot comme un halo de sens, véritables limbes, lieu d'attente , de purification, de maturation de la signification attendant de remplir l'intuition d'une visée intentionnelle.

Pour Locke en effet, la non- maîtrise rigoureuse du langage, comme faculté de combinaison des signes de la langue et la faculté d'expression par la parole conduit à de l'im-pensé et de l'in-signifiant. L'impensé est la privation, par négation de sens de ce qui précisément "n'a pas le sens commun" (selon l'expression consacrée), et l'insignifiant s'envisage comme l'impuissance radicale de signifier à travers une forme expressive dès lors vide, creuse et stérile. Il en va évidemment tout autrement pour Leibniz, et c'est peut-être l'opposition irréductible et radicale de ces deux positions qui peut faire sens — en un autre sens du mot sens, examiné infra —, pour l'histoire des idées philosophiques, par-delà la résolution de la question de l'abus des mots et la question de l'indicible et de l'ineffable. Ces deux positions (Locke et Leibniz) apparaissent évidemment sous-tendues par des options ontologiques opposées, et qui font sens — au sens d'une intention, d'une visée, plus que d'une signification.

Mais pour Locke, c'est la relation qui demeure fondamentale, dans le contexte des limites de l'esprit humain et des conditions de possibilité de sa perception et de sa combinaison. La relation est d'une part celle de l'idée à la chose (et de ce que nous pouvons en percevoir) et d'autre part celle du mot à l'idée (et de ce que nous pouvons en construire). Ces trois pôles (mot-idée-chose) et les deux rapports qui les lient (abstraction -généralisation et perception empirique) sont structurés linéairement chez Locke. Ils sont liés par des processus de dérivation et d'articulation (comme chez Aristote), dûment contrôlés par le sens commun (le bon sens, la lumière naturelle), et attestés par l'expérience concrète. Au contraire, pour Leibniz, c'est la substance qui est fondamentale et qui s'exprime sur le mode relationnel (enveloppement-développement). Dès lors la chaîne n'est plus linéaire (syntagmatique), mais hiérarchique (paradigmatique) ou processuelle. L'idée est placée au sommet du triangle, conséquence du spiritualisme rationaliste de Leibniz. Le développement du contenu de l'idée, innée, universelle, contient l'intégralité du sens possible et effectif. Par l'esprit et l'attention, il permet à la fois de saisir la chose, et de saisir la rectitude et l'exactitude du mot qui lui est rationnellement associé comme signe univoque. La saisie de la chose est possible pour autant que l'esprit fini puisse en déplier progressivement le contenu, sans fin chronologique parce que la fin téléologique est toujours-déjà atteinte dans la monade. La saisie droite et exacte du mot est possible parce que selon les propres termes de Leibniz, "le mot dépeint l'idée plus qu'il ne peint la chose".

On remarque alors que l'abus des mots chez Leibniz est exactement dû à un défaut — défaut du développement l'idée —, alors que chez Locke il était produit à l'inverse par un excès —excès dans le développement de la connotation non limitée par la raison réglée sur l'expérience. C'est en effet l'esprit qui, chez Leibniz, règle le rapport entre le mot et la chose, par le développement de l'idée médiatrice, située au sommet du triangle de l'expression. C'est au contraire la perception empirique raisonnée qui, chez Locke, règle le rapport entre le mot et l'idée, et le rapport entre l'idée et la chose, par le processus de construction empirique et inductive qui englobe la chaîne linéaire de l'expression. L'abus des mots est donc également possible chez Locke et Leibniz, mais pour des raisons diamétralement opposées. Pour Locke, il est la conséquence d'un excès de développement, non fondé sur les limites de l'expérience.

Pour Leibniz, il est le signe d'un défaut de développement, dû à une inattention de l'esprit au contenu de l'idée. Mais pour l'un et l'autre des deux auteurs, le sens n'existe exclusivement et intégralement que dans et par le langage — qui le produit et le maintient —, mais en un sens diamétralement opposé. Chez Locke, le sens comme signification, est entièrement produit par le langage et maintenu en lui (dans ses formes, ses cadres, ses limites) par le processus opératoire de la référence articulatoire. Ce processus est fondé inductivement et empiriquement, et la référence se pense comme principe de composition, sous contrôle du sens commun et de l'expérience. On articule ainsi les composantes d'une idée — qu'il nomme mode mixte ou mode simple — par référence à la chose perçue. Et on articule les déterminations de signification d'un mot par référence à la structure de l'idée ainsi constituée. Chez Leibniz au contraire le sens est entièrement issu d'un calcul exact des signes univoques des idées, sur le mode de l'appartenance (chestaï).

Ce qui peut laisser à penser qu'on assiste pour la première fois (avant Condillac) à une tentative de digitalisation du langage, corrélative d'une grammatisation des langues orales (Auroux, Philosophie du langage).

En droit, chez Leibniz, il n'y a pas d'indicible en soi : est en effet impossible une réalité qui échapperait radicalement à la puissance du dire. Pas davantage n'est possible un ineffable en soi, ou une réalité qui échapperait à toute forme de manifestation. Au contraire, la saisie de la possibilité de ce calcul des signes — alphabet des pensées et caractéristique universelle — montre son caractère infiniment approfondissable. Au contraire, chez Locke, en vertu de sa présupposition empirique et de son point de vue sur l'expression, l'indicible et l'ineffable paraissent constituer un en soi à jamais inaccessible, et d'ailleurs selon Locke inutile et inintéressant pour la condition humaine. Pour les deux auteurs, le sens est immanent au langage : il n'y a pas de transcendance ou d'extériorité strictes. Pour l'empiriste anglais le sens est inhérent à la reconstitution de l'expérience et à la connaissance par la représentation. Pour le rationaliste allemand, le sens est intégralement lié au développement de l'idée par le calcul des pensées.

La question initialement posée ne préjugeait pas du choix de l'une des deux significations du mot "sens", à savoir le sens comme signification effective et le sens comme intention de signifier, visée intentionnelle, effort de l'esprit dans une direction et une orientation qui s'inscrivent dans la durée et qui ouvrent un horizon de possibilités, de dispositions et de configurations. Et pas davantage qu'elle n'en préjugeait, elle ne le présupposait. C'est pourquoi il apparaît désormais légitime de s'interroger sur cette figure, non plus effective et opératoire, mais comme puissance possibilisante de sens.

Il a été montré précédemment comment la signification, stricto sensu, reste à l'intérieur du langage, comme faculté de description (Locke) et de calcul (Leibniz). Mais désormais rien n'interdit d'examiner ce qui se passe aux abords et aux limites de cette faculté stricte et normée qui consiste à signifier.

Le langage, comme faculté mentale, utilise et construit la langue, comme système de signes et comme instrument de la description opératoire du réel. Mais il n'en demeure pas moins vrai que le langage n'a pas toujours existé sous sa forme et son efficacité actuelles. Le langage, lié à la pensée, à la raison, à l'esprit, montre une existence historique contingente à travers la durée, et un mode certain de perfectibilité indéfinie. Sans quoi les premières formes opératoires du langage auraient été aussi les dernières et auraient mené à l'épuisement exhaustif de la connaissance et de la compréhension du réel. Ce qui n'est, d'après l'expérience, évidemment pas le cas. Le langage connaît en effet une progressivité, apparemment non limitée, car il est possible d'envisager dans des temps ultérieurs un accroissement de la finesse, de la précision, de l'acuité de ses modes opératoires. Ces modes opératoires devraient alors développer plus de spiritualité et d'intellectualité, et s'affranchir toujours plus des liens matériels contingents qui entravent son développement et déploiement.

Une pensée plus déliée, plus vaste, une raison plus efficace, une conscience plus étendue et plus indépendante du corps apparaissent de toute évidence comme des conditions ultérieures possibles d'un approfondissement de la faculté de langage. "Oh! Mes frères! Il subsiste en vous encore beaucoup du ver de terre!" (Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra). Comment dès lors faire mentir "probrement" (avec probité) la sentence d'Héraclite : "Tout ce qui rampe a la terre en partage."? Il s'agit peut-être alors d'imaginer la possibilité du développement d'un langage humain terrestre, mais qui lèverait les yeux au ciel, et qui regarderait loin dans l'horizon du sens. En effet, le langage comme faculté de signifier, peut effectuer la signification au moins de deux manières.

D'un côté, signifier veut dire produire une signification précise, univoque, rigoureuse : nous avons vu précédemment à quelles conditions. Mais d'un autre côté signifier peut s'interpréter — on peut lui prêter un sens plutôt que simplement enregistrer une signification normée et normale— comme l'acte de faire signe ou "en-seigner". Le langage et sa pratique pourraient-ils nous "en-seigner", nous faire signe en nous indiquant une direction, une orientation, celle de l'interprétation?

Il n'est cependant nullement question ici de supposer une transcendance quelconque du sens. Ce serait en effet une hypothèse séduisante mais trop risquée pour qui veut garder la possibilité de penser le sens à partir du langage — position la plus plausible et la plus économique, donc la plus probe intellectuellement. La célèbre pensée d'Héraclite décrivant le Dieu s'exprimant par l'oracle de Delphes — "Outè légeï, outè krupteï, alla mantaneï, il ne dit pas, il ne cache pas, il fait signe" —, peut ici nous introduire sur la voie d'une telle pensée interprétative du sens. Le dieu ne fait pas signe d'en haut, du haut d'une transcendance retirée, cachée, inaccessible. Mais ce qui fait signe d'en bas, émergeant de la terre comme de l'Un-Tout, est seul véritablement divin, en son immanence même.

Ainsi le sens du verbe "exister", présent dans la question initialement posée, s'en trouve lui-même modifié. Il ne s'agit plus alors, comme analysée précédemment, d'une existence positive, épistémiquement attestée — contrôlée par la raison et avérée par l'expérience —, mais d'une existence au sens existentiel, ou au moins phénoménologique. Certes, le sens ne prend sens que dans et par le langage. Mais il le traverse, l'excède et le déborde de toutes parts, comme un fleuve qui, par ses crues et décrues successives, emprunte nécessairement un lit qu'il creuse, mais en lequel il s'alite et se délite incessamment. Et combien en outre de nouveaux fleuves — donc de nouveaux tracés vite débordés et dépassés — sont encore possibles? Il n'y a pas d'origine du sens, ni d'ailleurs du langage, mais seulement une provenance qui toujours-déjà, en deçà (en amont) et au-delà (en aval) se déborde et s'excède elle-même.

Le langage, dans sa perfectibilité et sa progressivité, est lié à la présence en lui de la pensée et du sens. Mais aussi la langue, en sa fragile et vivante imperfection — mise en évidence notamment dans la traduction et la communication — atteste nettement de cette possibilité qu'a le langage de susciter non seulement du sens (qu'il contrôle), mais surtout un sens, qui le dépasse, le déborde et le submerge. Le sens, ainsi cherché à travers la formulation de la question initiale, pourrait être pensé comme l'union des sens (en leur pluralité et variété linguistique et langagière), et de ce caractère, conjoint et intrinsèquement lié, que possède tout sens assignable, de s'ouvrir constamment à son propre débordement toujours continu et homogène (toujours sans transcendance), mais indéfiniment indéterminé et inassignable, en tant qu'il est horizon purement intentionnel. S'il y a du sens fermé et clos (notamment dans les performances et les compétences linguistiques), ce n'est qu'à la condition de la présence antérieure de l'ouvert du sens, qui lui est toujours-déjà conjoint, de manière intrinsèque et immanente.

Nous voudrions brièvement et successivement examiner cette phénoménicité du sens dans trois domaines.

D'abord le lieu de l'inconscient individuel : le langage se fait alors psychanalyse.

Puis le lieu du mythe : le langage devient alors exégèse, religieuse ou non (mais tout mythe n'est-il pas d'essence religieuse, sinon sacrée?).

Enfin le lieu de la parole poétique : le langage se fait alors écoute silencieuse, "la forme la plus haute de la parole" (Heidegger).

Ces trois topoï, ou lieux de l'interprétation permettent que s'atteste et s'avère un débordement du langage par le sens qui s'y déploie. Ils se trouvent investis par l'herméneutique du sujet parlant, pensant, existant, elle-même pensée comme étant la forme la plus avancée et approfondie de la phénoménologie du sens.

La psychanalyse, thématisée et systématisée par Freud, diversifiée et complétée par Jung et Adler, prolongée et approfondie par Lacan, ne peut évidemment revendiquer l'invention et la découverte de l'inconscient. Celui-ci — individuel ou collectif, au sens de la présence d'une racine collective dans la mentalité individuelle —, existait en tant que tel sous la forme des mythes primitifs et de la mythologie et des tragédies grecques en particulier. C'est d'ailleurs une manière pour Freud de rendre hommage à cette précession insue, que de nommer ses figures et schémas théoriques par des références à cette mythologie. Mais cependant il revient à Freud — même si Schopenhauer et Nietzsche l'avaient pressenti chacun à sa manière — d'inventer une méthode de réappropriation de l'inconscient (rêves, souvenirs, processus cachés), qui lui a permis de le redécouvrir d'une manière pleine de sens et riche de possibilités.

Certes, tous les comportements, attitudes, conduites, postures, de l'humain peuvent être exprimables et formulables par le langage.

D'une part à l'aide de la langue, même dans ses néologismes, pourvu qu'ils soient clairement définis, par des définitions, réelles et non pas nominales.

Et d'autre part par la pratique de la parole, celle du patient et du thérapeute dans la cure analytique. Mais la position théorique de la psychanalyse suggère d'emblée que le sens n'est pas entièrement formé et exprimable par la performance consciente du langage dans l'individu, tel qu'il se présente dans son contexte objectif de vie sociale, et en ce sen soumis à des normes et des attendus, même s'il ne s'y conforme pas.

Certes, le sens ne préexiste pas au langage, et il ne descend pas d'une transcendance. Mais il est en état constant de formation, déformation , information et transformation dans l'élément et l'aliment vivants que constitue le tissu humain et social qui enveloppe à tout instant (de la naissance à la mort) l'individu concret. La possibilité de jeux de langage — mots d'esprit, lapsus, métaphores, déviations multiples — atteste de la présence d'un sens immanent en formation : sens inconscient ou subconscient, non entièrement formulé, mais qui est susceptible de l'être. Une machine linguistique (si on peut en imaginer une) ne pourrait pas être perturbée et altérée par l'infinie variété des accidents, des traumatismes, inflexions et déviations qui surviennent dans la vie mentale à partir de l'expérience singulière de l'individu concret. Ou du moins, s'il est possible de concevoir de modifier le programme linguistique d'une machine par d'autres programmes adventices et adjacents, ce ne sera jamais sous le signe de la créativité et de l'imprévisibilité du sens. La caractéristique du sens est en effet qu'il est mystérieusement vivant et jamais mécaniquement recomposé, même selon une imitation parfaite — mais morte et pétrifiée — de la vie.

La créativité de la parole, sa faculté de reprise d'elle-même par elle-même, à l'oeuvre dans la cure psychanalytique, est précisément ce qu'on peut nomme la conscience. Cette reprise du débordement d'un sens en gestation (un halo de sens) par le sens rationnel commun et conscient est précisément ce qu'on peut nommer l'intelligence interprétative. Il n'y a donc pas d'intelligence artificielle en ce sens, mais seulement une imitation artificielle et intelligente d'un processus naturel de l'esprit. Imitation parfaite mais morte et figée, comme l'a montré Bergson, bonne cependant par sa schématisation à augmenter la maîtrise humaine du réel. "Là où était le ça doit advenir le je" (Freud). Le ça ne se réduit pas à une masse de pulsions brutes. Mais il se pense et s'interprète comme un magma en gestation et formation de fragments de sens, de déterminations naturelles et de mémorisations lacunaires d'expériences, ou de leurs éclats. Recueillir ce halo, le façonner sous les normes et les valeurs du langage conscient, voilà en quoi consiste l'interprétation psychanalytique. Elle n'est pas univoque et rigoureuse au sens de la science, précisément parce qu'elle se cherche et se détermine progressivement par ses propres moyens. L'interprétation est auto-régulatrice et rétrospectivement vérifiante, et donc justement infalsifiable et indémontrable par une expérience extérieure. "L'inconscient est structuré comme un langage" (Lacan). Le quam modo de cette profonde formule ne signifie pas que le sens est du langage à l'extérieur du langage conscient, ce qui confinerait au pur non-sens sous la supposition d'une absence de transcendance. Cela signifie plutôt que l'inconscient (comme magma, ou mieux comme plasma contenant des fragments de pulsions, d'expériences, et d'expressions verbales) reste en puissance d'exposition et de façonnement par le langage conscient. "Cela parle" s'entend bien comme "le ça, il parle", mais évidemment pas d'une parole achevée, formulée dans les canons et normes du langage humain conscient. Mais plutôt le sens se trouve ici en attente de formulation et d'expression. Ceci ne peut s'effectuer que par le travail et le cheminement du sens. Le sens devra trier, sélectionner, formuler une masse informe d'informations, afin de produire un énoncé utile à la vie psychique et sociale consciente. Ce faisant, il laissera le résidu encore indéfiniment chargé de sens à une interprétation ultérieure plus fine en fonction de l'accroissement de la maturité du patient dans la durée.

Il en résulte que le sens, qui est le langage en puissance — sans aucune transcendance détachée, seulement une immanence totale — forme une totalité inépuisable sur fond de laquelle se détache et se découpe indéfiniment du sens, variable et modifiable. Cette intuition fut pressentie par Merleau-Ponty qui reprit l'idée bergsonienne de la conservation intégrale du passé, aussi bien que l'idée husserlienne du fonds intentionnel passif condition de toute visée se découpant sur ce horizon transcendantal.

Le sens apparaît donc ici comme chiasme total et inépuisable, un entremêlement et enchevêtrement de langage en puissance et de langage en acte. Le premier s'offre à la formulation expressive du second. Le second se laisse à nouveau fondre dans le plasma (aliment et élément) régénérateur et recréateur du premier. On comprend dans ces conditions l'infini possibilité de transformation du langage conscient. Les traductions, les commentaires, les déplacements de sens, les expressions métaphoriques, l'inventivité même de la parole concrète (mise en évidence dans la grammaire générative de Chomsky) attestent de cette possibilité, au sens logique de la non-contradiction comme au sens ontologique de la puissance créatrice.

Dans ces conditions, le point de vue ontogénétique (apprentissage et récupération des déviations du sens et du langage chez l'individu) reste intimement lié au point de vue phylogénétique, concernant ce que l'humanité, de tous les pays et de toutes les époques, fait de ses mythes. Dans les mythes les plus archaïques et les plus divers, se tient la présence du sens, autrement dit la possibilité de sens en attente de sa formulation linguistique, et dont la totalité immanente forme précisément les sens sur fond duquel se découpent et se détachent progressivement les diverses formulations langagières et linguistiques, d'ailleurs jamais closes et ouvertes à jamais sur l'interprétation et le commentaire indéfinis (cum mentis, accompagnement de la pensée par la pensée). L'humain croit que ses mythes se réfèrent au religieux, au transcendant et au sacré. Mais ne sont-ils pas l'expression de l'immanence totale, impensée et non dite? "La terre ne se meut pas", selon la profonde expression de Husserl. Spinoza avait raison de prescrire et de préconiser dans son Traité théologico-politique une exégèse interne et immanente des textes religieux (ce qui lui valut d'ailleurs la confirmation de son excommunication de la synagogue juive). L'idée que le sens est du langage en puissance — plasma originaire et immuable d'où émerge le langage en acte, formulé et exprimé selon des normes et des canons — est parfaitement justifiée par l'exigence d'interpréter les textes religieux par eux-mêmes, à l'aide uniquement de leurs propres éléments, sans aucun recours à une transcendance quelconque. Le plan d'immanence (Deleuze) demeure unique, exclusif et incontournable.

Ce caractère essentiel auto-interprétatif du sens montre que les sens traverse le langage mais ne s'y réduit pas. Entendons simplement : le langage en puissance (le sens) traverse le langage en acte (institué et constitué normativement) sans s'y réduire, en le débordant sans cesse, le contraignant ainsi à se reprendre sans cesse. Cette interprétation immanente de l'interprétation déconstruit, en l'intégrant, toute perspective transcendante, présente dans la théologie négative où le sens semblerait descendre mystérieusement d'une transcendance inaccessible. Car ce n'est plus l'oracle ésotérique et mystique qui articule confusément des fragments d'un sens transcendant. Mais c'est au contraire le sens qui parle et prend la parole à travers les mots, expressions et formules du langage usuel. Ce n'est pas, comme le montre Heidegger dans l'article Logos de ses Essais et conférences, le sens qui appartient au langage, mais exactement l'inverse. La parole n'articule pas tant des mots, qu'inversement elle n'appartient à ces mots : la parole parle. Le sujet n'énonce plus le sens de manière articulatoire, mais exprime par la parole son appartenance au sens. "Wir haben etwas gehört, wenn wir haben zu gesprochenen gehören, nous avons écouté quelque chose dès lors que nous avons appartenu à ce qui s'est proféré". (Heidegger). Parler c'est écouter (hören), autrement dit écouter la parole parler, au sens où l'on s'offre à appartenir au sens sur fond duquel elle se détache et se découpe. Parler, c'est habiter la terre en poète : nous sommes tous en ce sens, non pas des poètes de profession, artistiquement ou esthétiquement, mais en une sens métaphysique et ontologique dans la mesure où nous fabriquons du sens à partir du sens. Parler dans ces conditions c'est se "dé-clarer" en appartenance à la maison de l'être qu'est le langage, à savoir ici le sens comme fond et horizon intentionnels, condition de toute visée.
Qu'apprenons-nous finalement, au terme de ce cheminement sur le chemin de notre appartenance la plus haute, qui est l'écoute du sens de l'être dans le chant de la terre? Nous apprenons qu'à côté, au-delà (en deçà) d'une existence épistémique, cognitive et fonctionnelle de la signification linguistique articulatoire du sens dans le langage, il existe un sens existential et historial — comme déploiement originaire du fonds oublié de l'être — du sens. Ce sens est à la fois le chemin et ce à quoi il mène, par un cheminement silencieux à l'écoute de ce qui parle vraiment.

Nous avons acquis le sentiment que le plus originaire demeure le sens immanent comme puissance et horizon intentionnel de tout langage : le langage appartient au sens plus que le sens ne s'articule dans le langage. Nous pouvons ainsi nous représenter et justifier la possibilité de transpositions métaphoriques dans le langage : elles en forment précisément l'essence, dans les actes de traduction, d'interprétation, de communication. Ainsi, "les fleuves sont des chemins qui marchent et qui portent où l'on veut aller" (Pascal, repris d'Érasme) reste une expression langagière bien formée qui nous suggère, dans la plénitude de son sens, une idée fondamentale. A savoir, que le langage humain — tel qu'il a été de tout temps connu et pensé, selon sa normativité et perfectibilité — est comme un bateau qui se laisse porter sur le fleuve du sens, sans cesse traversé, déporté et submergé, dans l'illusion de son mouvement illusoirement autonome, par la marche silencieuse et seule réelle du sens.

Christophe Steinlein (septembre 2003).

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