vendredi 14 juillet 2017

Qu’est-ce qu’il y a ?

Poser la question : "Qu'est-ce qu'il y a?" amène à penser et à supposer deux visées bien distinctes. D'une part une interrogation sur la matière, le contenu immédiat de ce qui a eu lieu comme événement, ou manifestation sensible. Ainsi quand on demande anxieusement : "Qu'y a-t-il?", au sens d'une demande de renseignement sur ce qui s'est passé. D'autre part, plus profondément, mais toujours corrélée et sous-entendue, une interrogation sur l'essence, et non plus l'objet, de ce qui a lieu. Quelles sont donc les conditions de l'avènement d'un événement? De quoi est fait ce qui a lieu? Quelles sont ses raisons et ses modes de manifestation? En somme on doit se demander non pas tant si la chose existe, que ce qu'elle peut être comme manifestation.

Mais à partir de cette distinction immédiate entre l'examen de ce qui a lieu — en son objectivité et identité essentielles — et le questionnement sur l'essence d'un avoir lieu —quelle est l'essence de ce "il y a" universel sous lequel pourrait se subsumer toute manifestation, toute présence ou advenir événementiels particuliers — apparaît un nouveau clivage. Il s'agit d'un différentiel de sens entre la sphère de l'ordre vital, psychologique et social — comme lorsqu'on demande à quelqu'un ce qui ne va pas, ce qui ne marche pas — et la sphère du souci et de la préoccupation de la pensée aux prises avec l'être. Par exemple quand on se pose la question : "Quelle est l'essence intime de la manifestation?" Ou bien encore, quelle est la place, ou le lieu de l'homme — comme réalité humaine — dans l'être?

Dès lors, à partir de cette constatation d'un décalage fondamental entre deux niveaux de sens de la question posée — pour lesquels il faudra trouver une articulation —, on est légitimement fondé à remettre en question la fausse évidence de l'apparence sensible. Car elle a lieu immédiatement à chaque instant (ici et maintenant). Mais a-t-elle vraiment lieu, n'est-elle pas plutôt mise pour — ou à la place de — autre chose, qui aurait réellement place et lieu. En somme cette chose qui a lieu n'a-t-elle pas un alibi — un lieu autre, un "lieu-tenant"? N'est-elle pas une utopie — un non-lieu, un lieu manquant? Cette apparence des choses qui se manifeste dans le continuum construit de l'espace et du temps, soumis aux lois de la nature (des phénomènes) ne doit-elle pas être ré-interrogée, ré-ouverte en tant qu'elle fait problème? Puisqu'il semblerait en effet que le principe de raison, qui explique effectivement la structure et la genèse de nos représentations soit pourtant insuffisant. En effet, ce principe de raison peine à donner une place à l'homme, comme être pensant et libre en tant qu'il s'interroge sur sa présence au monde. Car l'homme n'est pas seulement du monde — ou résultant de lui —, il est en outre au monde, face à la donation originaire d'une absence radicale d'un sens qu'il doit toujours se donner et faire advenir.

Il ne suffit en effet pas du tout à l'humain de pouvoir établir l'état des lieux de la Nature, et sa place psychologique et sociale dans l'économie générale du réel, grâce à la raison qui rend compte des phénomènes. Il faut s'interroger en outre, au-delà d'un souci vital et par un souci métaphysique, sur le caractère non fixé de l'avènement de l'humain dans le monde. L'homme se questionne aussi sur le non-lieu — corrélé par l'absence et le manque définitifs de réponse définitive — de la question du lieu de son être. A peut-être eu lieu quelque chose comme la réalité humaine. Mais quel est son lieu, son devenir? L'homme n'est-il pas quelque chose qui doit être dépassé? Il ne s'agit donc pas tant de s'interroger sur l'essence du lieu, ni sur le lieu de l'essence. Mais plutôt sur l'essence de ce qui a lieu. Qu'est-ce qui a lieu vraiment? Les apparences sont peut-être trompeuses. D'où cela a-t-il eu lieu? Comment et pourquoi cela a-t-il lieu?

En effet, ce qui semble avoir lieu — càd se produire — est d'abord un malaise, une inquiétude sourde et tragique. Celle-ci naît du sentiment d'un écart — engendrant, pourquoi pas, une nausée — entre le lieu naturel et sans problème des choses d'une part, et d'autre part le rejet, l'exil de la conscience pensant ce lieu, se sentant effectivement de trop, ailleurs comme nulle part. Dès lors, examinant cette lourde fissure dans l'apparence anodine, il est naturel de répondre à la question initiale par des positionnements successifs, et liés par un graduel épaississement ontologique. Ainsi peut-on distribuer scalairement les lieux. Il y a ...la Nature comme force primitive et productrice. Il y a ...le Moi comme pouvoir de réflexion et de recentrement. Il y a ...l'Esprit qui, dans toutes ses manifestations — conscience, âme, raison, pensée —, cherche à penser l'être. Mais toutes ces réponses ne font peut-être que renvoyer à la question initiale, au lieu de la résoudre, parce qu'elles sont exposées par la pensée comme des facettes de l'être. Alors que, tout au contraire, cette pensée humaine qui s'exerce dans et par la réalité humaine reste exilée, en marge, essentiellement nomade. "L'homme est un poème que l'être a commencé", dit Heidegger dans l'expérience de la pensée (in Acheminement vers la parole). Mais l'Être peut-il un jour achever ce Poème, lui donner enfin lieu d'être — tel qu'en lui-même enfin l'éternité pourrait le changer? Ou bien, au contraire, faudra-t-il se résigner à ne donner comme contenu à la question posée, que sa forme même? Cette idée que le seul lieu véritablement commun est la question du lieu de l'esprit de l'homme, a-t-elle réellement lieu d'être ou n'est -elle qu'un alibi ou une utopie?

Si on saisit la question initiale qui s'ouvre, se donne à nous et nous interpelle au sens le plus immédiat, il est nécessaire de constater l'existence de la manifestation sensible pour nous. Nous ne pouvons pas traiter une telle question sur un mode qui rappellerait l'idée de Kant selon laquelle la question est un instrument dont nous devons nous servir pour travailler le réel, interroger la Nature en la forçant à répondre à nos questions, et retrouvant en elle ce que nous y avons introduit au préalable. D'abord a lieu pour nous, et conformément à nos pouvoirs sensoriels, la manifestation phénoménale. Le monde est ma représentation. Tout ce qui apparaît trouve sa place et son lieu dans l'économie générale de la Nature en tant qu'elle est construite par l'entendement soumis au principe de raison. Tout, dans ces conditions, finit par trouver sa place, son lieu, sa raison d'être.

Lorsque quelque chose ne va pas, ne fonctionne pas ("ça ne marche pas"), on pose la question rituelle : "qu'y a-t-il?". Sans s'inquiéter d'ailleurs le moins du monde de l'essence formelle de la manifestation, on cherche alors uniquement, par un souci psychologique et vital, ce qui apparaît comme un blocage, un point singulier et exceptionnel dans l'économie normale du phénomène. Ici, la question initiale est toujours-déjà fermée et forclose à toute interrogation ou problème ontologique. Il ne s'agit alors que de problèmes d'ordre vital, matériel et psychologique, d'obstacles apparents et non pas fondamentaux qui obscurcissent la loi de série bientôt retrouvée. Car rien n'est sans raison, et tout problème d'ordre technique qui a lieu—par exemple le fameux : "Houston, nous avons un problème", suscitant la question : "qu'y a-t-il? Que se passe-t-il?", lors de la Mission spatiale Apollo 12 — est susceptible d'être compris et ramené au cours ordinaire de la Nature, comme ensemble de lois de fonctionnement et d'enchaînement des phénomènes.

Dans la sphère des phénomènes, dont la manifestation est rendue possible par les formes du temps et de l'espace, nous sommes attentifs à l'événement, mais uniquement selon le principe de raison, selon la connaissance des lois. Notre attitude se révèle alors intéressée dans et par l'étant, càd la participation au présent de toutes choses, à ce qui est, autrement dit la présence participative des choses sous la condition de la loi d'entendement. En dehors de cette loi, en effet, rien ne peut être connu, càd avoir lieu pour l'entendement et la perception. Car ces deux facultés prescrivent leurs lois à la Nature, qui s'y conforme et s'y règle pour s'y manifester. Mais la question posée prend alors sa place dans la sphère de l'intérêt et de l'occupation vitale. En effet l'urgence immédiate de la vie peut avoir lieu en toute place de l'espace et à tout instant, urgence qui peut être comprise et anticipée par le calcul.

Il ne s'agit pas de nier l'intérêt, ni la réalité, ni la présence du monde sensible ou de la manifestation immédiate. Mais il convient seulement de suggérer qu'elle ne contient pas en elle-même son essence, càd son lieu d'être, parce qu'elle n'est pas le lieu de questionnement de son essence.De même que dans le Ménon de Platon, à la question : "qu'est-ce que le il y a?" — ou quelle est l'essence de ce qui permet à une chose d'avoir lieu —, on ne peut répondre que par une énumération sommaire, incomplète, insuffisante. En effet celle-ci manque (à) la question, car elle remplace l'essence du lieu par l'énumération des lieux événementiels et de leur contenu.

On ne songera pas davantage à répondre à la question en examinant l'essence du lieu. Pour Aristote dans la Physique le lieu est la surface commune à deux enveloppes limitant deux corps contigus. Ni non plus en explorant le lieu de l'essence. Pour Platon, ce lieu se tient dans le ciel intelligible des Idées, bien au-dessus du Monde sensible. Mais on devra plutôt prendre conscience de la nécessité d'effectuer un passage de la manifestation matérielle et sensible à la manifestation de l'esprit, de l'acte de penser, invisible et intangible, et qui se trouve dans un autre lieu, qui a tout autrement lieu d'être.

La question n'est plus alors : "Que se passe-t-il? Qu'est-il en train de se passer dans la manifestation?". Mais elle se trouve transformée en : "Qu'est-ce qui vient à l'être et se fait jour pour la pensée soucieuse et préoccupée. Non pas au sens où cette pensée chercherait une explication et une raison d'être à l'enchaînement des phénomènes (dans leurs causes et conséquences). Mais plutôt au sens où elle fraye un chemin vers un double lieu qui pourrait bien finalement n'en faire qu'un. A savoir d'un côté le lieu d'une chose à penser et de l'autre côté le lieu d'où l'on peut vraiment penser cette chose. Il pourrait bien se faire que la pensée soit la médiatrice nécessaire d'une éclosion nécessaire de l'être à lui-même, ou bien qu'elle soit à elle-même le seul être qui aurait lieu d'être et d'être pensé.

S'il demeure légitime de se tenir occupé par l'intelligence et la maîtrise du monde sensible, càd d'investir l'espace du monde — qu'on le considère comme une sphère close ou un univers infini — il apparaît nécessaire d'envisager l'homme comme toujours déjà "pré-occupé" par le sens de son être. En effet il s'interroge sur son lieu naturel et approprié. Et il ressent bien par ailleurs la multiplicité des violences sourdes et souterraines qui tendent à lui assigner, en sollicitant son approbation, des lieux factices qui ne sont pas ontologiquement les siens. L'homme est plus un être de désir que de besoin, dit Bachelard. Le souci de l'homme en effet n'est pas superficiellement d'organiser et de maîtriser les lieux de satisfaction de ses besoins et conditions vitales. Mais il recherche, plus profondément, par son désir, à rejoindre son origine, càd son être comme pensée. L'homme est un animal métaphysique (et non pas physique), dit Schopenhauer. Son lieu d'être n'est par conséquent pas essentiellement physique, mais en retrait dans un secret toujours déjà présent mais non perçu comme tel. Car il suffirait en effet de le penser comme secret pour déjà se l'assimiler, alors même que son contenu reste irrémédiablement inaccessible. Ce secret reste par ailleurs éminemment immanent au questionnement de l'humain sur son être et son devenir, sur les limites de sa pensée et de son action.

La première réponse naturelle, dans cet ordre immatériel d'idées, à la question posée, apparaît comme la constatation de la réalité humaine. Celle-ci se laisse penser comme une sorte d'être-là — l'étance ou le là de l'être —, parce que, comme le souligne Heidegger dans sa Lettre sur l'humanisme (ou Réponse à Jean Beaufret), "L'homme est le seul être par qui et pour qui il y a de l'être". L'homme se voit ainsi mis en demeure de devenir le berger de l'être (le gardien du sens de l'être), en somme le dépositaire et mandataire du lieu d'être comme lieu de l'être.

Il y a donc la réalité humaine dont la manifestation n'est pas essentiellement sensible. Certes a lieu la société, les individus humains, les actes, les paroles, les pensées (exprimées ou non), et leur lieu se situe à l'intérieur de la sphère technique. Car toute expression humaine est technique, la technique apparaît comme ce au moyen de quoi la Nature demande à l'homme d'habiter son lieu, matériel et spirituel. Mais l'essentiel n'a pourtant pas lieu dans ces manifestations. Parce que toutes ces manifestations ne sont possibles que par la conformité aux lois de production des phénomènes. Ce qui a lieu, en retrait, et comme en secret ouvert —en une sorte d'apérité de l'être — bien qu'immanent à la réalité visible, c'est la possibilité que possède la réalité humaine de se représenter selon certaines déterminations que l'on peut regrouper sous le titre de condition humaine. La question n'est plus alors : "Qu'y a-t-il?", appelant ainsi l'énumération infinie des objets de la représentation. Mais bien plutôt : "Quelle est l'essence de ce que la réalité humaine se représente d'elle-même?", appelant ainsi une réflexion sur l'être-pour-la-mort, l'être-pour-autrui et l'être-pour-soi.

Au commencement donc, il y a ...la mort. La mort est un vocable qui s'entend en plusieurs sens. D'abord il y a la mort comme néant, absence d'êtres vivants — la vie étant prise au sens d'un mouvement spontané de croissance interne. Le Néant (ne-ens) a lieu partout et toujours. C'est lui qui se cache derrière le "il" de "il y a ". La vie n'est qu'une variété de mort, et une variété extrêmement rare, dit Nietzsche. La Mort est donc l'être et l'essence du Néant, ce qui constitue une des alternatives problématiques de la question métaphysique : "Qu'y a-t-il?". Le dilemme est désormais posé : y a-t-il de l'être ou du néant? Une des formes de ce dilemme fondamental, édulcoré par le souci superficiel du principe de raison, est la question récurrente: "Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien?". Ou bien, plus dramatiquement : "Être ou ne pas être?" — qui peut se traduire par : vaut-il mieux être ou ne pas être? Question à laquelle une certaine sagesse tragique grecque, mise en valeur par le jeune Nietzsche au début de sa Naissance de la tragédie (enfantée par l'esprit de la musique), répondra par sentence : "il vaut mieux ne pas être né, n'être pas, n'être rien, et en second lieu, le mieux serait de mourir bientôt". On peut remarquer que ce nihilisme sentencieux produit dialectiquement sa propre inversion, en une sorte d'affirmation éternelle de la vie sous condition de la présence sempiternelle de la mort.

La mort peut s'entendre en second lieu comme l'omniprésence du péril, de la menace extérieure de destruction et de dislocation. "Dès qu'un enfant naît, déjà il est assez vieux pour mourir", remarque Rilke. La Mort a donc lieu ici aussi sous la forme de l'entropie, de la dégradation et du péril constants, et son lieu est la représentation qui, tout comme celle du Néant originaire résiste au divertissement, à l'étourdissement, au bruit, à la fureur, à l'agrément et au désagrément du monde. Enfin la Mort a essentiellement lieu comme finalisation de soi et de sa liberté dans la durée. Une unité de l'existence humaine ainsi que sa liberté ont bien lieu par la pensée de la durée comme constitution finalisée de la mort individuelle, en première personne. Cette mort demeure diamétralement opposée au lieu-alibi de la mort des autres. Le fameux "on meurt" précisément se révèle un alibi qui ne saurait avoir lieu d'être. Il est effectivement un lieu factice pour ne pas penser sa propre mort, la seule pensable. Nous sommes donc des êtres pour la mort, la réalité humaine a véritablement lieu d'être dans la pensée profonde de la mort comme finalisation de la durée et effectivité de la liberté.

Mais le lieu de l'être, le lieu où il trouve légitimement son assise, ne paraît pas entièrement occupé et déterminé par l'événement toujours possible de la mort sincère et authentique, parce que la finitude humaine n'est pas entièrement et exclusivement décrite par un combat pour que la mort, en tant que finalisation de sa liberté et de sa durée, ait bien lieu — càd réellement. Il reste toutefois que cette authenticité de la mort est celle de l'attitude qui ne cherche pas d'alibi dans le "on meurt", ni d'utopie dans "l'arrière-monde", ces deux lieux factices n'étant pas des lieux pour l'être.

En effet la réalité humaine doit se représenter essentiellement aussi comme être pour autrui. Il y a l'autre absolu, l'absolument autre en tant que personne unique et libre, qui surgit face à ma conscience. Mais ce surgissement s'établit dans un tout autre rapport que celui de l'affrontement de deux individus biologiques dans le monde phénoménal, qui occuperaient des espaces, des territoires, des domaines ou des champs différents, opposés ou complémentaires. Autrui a bien lieu en tant que manifestation même d'une infinité indéterminée, marquant immédiatement ma propre finitude. L'Autre, c'est Dieu toujours possible, c'est l'autre moi en lequel l'infini signifie toujours sa possibilité. L'Autre est pour moi le lieu transitoire de l'infini. A lieu en effet non pas tant l'autre, que mon rapport à l'autre entendu dans le sens d'un lieu essentiel soustrait au caractère factice d'un processus d'instrumentation ou de négation. "On ne rencontre jamais des gens, mais seulement des choses", dit Deleuze — càd, profondément, des rapports aux autres. La réalité humaine se reconnaît comme ayant lieu en tant qu'elle s'appréhende comme être-pour-autrui. Non pas mise à la place d'autrui, mais en tant que celui-ci est le signe d'un absolu qui a toujours-déjà eu lieu, et dont on n'est qu'une partie.

On voit donc déjà, à travers ces deux instanciations concrètes du "il y a" se profiler toute la tension inhérente à la question du choix alternatif : l'être ou le néant, la vie ou le vide, le trop plein d'être ou la carence radicale d'être. Car si la réalité-humaine se détermine par l'être-pour-la-mort, on voit à quel point on peut répondre à la question : "Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien? (Ou bien : "y a-t-il quelque chose?"). Il s'agit alors d'un humanisme qui assume complètement sa finitude en se finalisant dans la durée, la raison et la liberté. Car pour Pascal en effet (dans sa Préface à un traité du vide) l'humanité est comme un grand individu qui progresse et ne meurt pas, alors que disparaissent les individus qui contribuent tous à un degré quelconque à ce progrès. Mais immédiatement et corrélativement la détermination nécessaire de la réalité humaine comme lieu d'être-pour-autrui amène le nihilisme, la négation de l'homme dans sa possibilité de se dépasser en surhumanité. Car autrui reste le lieu de l'indice d'une présence infinie de l'infini, qui est Dieu. "Il faut n'aimer que Dieu et ne haïr que soi", dit Pascal. On est amené ici à la fameuse suggestion de Pascal selon laquelle l'homme n'est pas lui-même dans son vrai lieu. Le véritable point géométral de l'homme réside en Dieu seulement. Dieu est le lieu d'où tout découle, et le destin de l'homme est de s'effacer entièrement devant Dieu, seul lieu véritable. "Deus interior intimo meo", dit Augustin : Dieu est plus proche de moi que moi-même. Par conséquent il semblerait définitivement acquis qu'il n'y a que... Dieu. Cela signifierait que seul Dieu a véritablement lieu d'être. C'est précisément la conclusion à laquelle me renvoie la perception de l'autre comme finitude, indice de l'infini devant moi.

Il s'agit maintenant de tenter de déterminer un lieu ou une voie moyenne entre le trop d'être et le trop peu d'être. En effet le trop d'être se tient dans l'être-pour-la-mort, qui fait de la pensée de la mort le lieu d'une libération de l'humain. Symétriquement le trop peu d'être affecte l'être-pour-autrui qui fait de la reconnaissance d'autrui le lieu d'une disparition de l'homme devant Dieu comme infini. On peut pour ce faire tenter de répondre à la question initiale et inaugurale en suggérant qu'il y a... le Moi, comme substance pensante, puissance réflexive, critique et dubitative. Mais on peut imaginer que cette question inaugurale n'ouvre que sur son propre abîme : il n'y a que le...il y a. Ou bien l'essence du il y a se réduit au questionnement incessant de sa propre essence. Cependant rien n'a peut-être vraiment lieu — et lieu d'être — si ce n'est ce doute universel, réduisant et restreignant toute certitude à l'acte même de penser. Toutes choses en effet pourraient n'être que des alibis tant qu'elles ne sont pas référées à ce lieu ou point métaphysique de la pensée qui les confirme dans leur vérité par sa propre réflexivité, ou les infirme dans leur apparence.

La réalité humaine peut dans ces conditions répondre au questionnement qui lui est consubstantiel, puisqu'elle se sait immédiatement en décalage avec le lieu dont et d'où elle parle. Pour cela elle invoquera comme lieu essentiel d'elle-même la réflexivité du Moi pensant et doutant, qui seule peut la constituer comme être véritablement pour soi. Même l'en soi peut s'avérer douteux, mais à n'en pas douter le pour soi de la réflexivité du moi peut constituer le lieu même de la réalité humaine, au moins dans sa possibilité si ce n'est dans son effectivité. En effet le pour soi ne se constitue que dans la réflexivité, par la prise de conscience de ce pouvoir d'échappement et de soustraction — par liberté — à l'empire et l'emprise du règne des choses. Il y a... du pour soi, comme possibilité, si ce n'est comme effectivité. C'est ce qui constitue la troisième détermination essentielle du lieu de la réalité humaine, de l'être-là en tant que l'humain est l'être qui est là, seul (l'être-le-là), et c'est par quoi aussi ce qui est prend ainsi un sens et un lieu d'être.

La simple réponse phénoménale à la question : "Qu'est-ce qu'il y a?" — qui peut d'ailleurs se ramener subrepticement à la question : "Qu'y a-t-il?" comme condition et mécanisme des phénomènes — reste insatisfaisante parce qu'insuffisante ontologiquement malgré sa nécessité matérielle. Il faut donc envisager une réponse ontologique sous la forme de la réalité humaine, instanciée selon les trois déterminations essentielles de la mort, d'autrui, de soi. De ces déterminations essentielles on constate qu'elles laissent absentes la question de savoir pourquoi — quelles causes ou motifs, quels buts ou visées, quels symptômes ou indices sont mis à la place d'un processus qui demeure caché et masqué — la question ne cesse de se poser en ces termes.

Certes la formulation même de la question laisse entrevoir un malaise et une dimension tragique de l'être huùain. Il apparaît en effet comme l'être essentiellement nomade, qui n'est pas ce qu'il est, qui est ce qu'il n'est pas, pur existant en projet. Il ne peut par ailleurs pas s'empêcher de chercher son lieu propre, qu'il ne lui est sans doute pas permis d'espérer. Il en découle une nostalgie et une mélancolie inhérentes à ces questions du lieu. Platon les avait déjà esquissées sous la forme d'une distinction entre la région du sensible et le ciel intelligible des Idées. Pascal quant à lui les avait approfondies en montrant que l'homme était "un cloaque d'incertitude et d'erreur", un monstre, "un milieu entre rien et tout", et qu'en tout état de cause il ne pouvait espérer être son lieu propre. Certes la solution nietzschéenne à cet horizon nihiliste consiste à penser la possibilité d'un dépassement de l'humain vers le surhumain. Car pour Nietzsche il n'y aurait qu'un chaos primordial de volonté de puissance initiale mise à profit par l'humain pour transiter et se dépasser, par la médiation d'une critique de l'histoire, vers le surhumain. Cette position nietzschéenne est suggestive mais laisse en suspens la tension immanente et inhérente à la question elle-même : "Qu'est-ce qu'il y a?". Elle amène par ailleurs une alternative à double niveau. D'abord quelque chose a vraiment eu lieu —derrière les apparences, comme une sorte d'épiphanie du secret — ou bien rien n'a absolument jamais eu lieu. Dans ce cas, malgré l'apparente profondeur de la pensée qui questionne, tout n'est qu'illusion qui nous trompe sur sa nature. Ensuite, en une seconde possibilité, le il y a se réduit au tissu de la Nature. Alors dans ces conditions, il n'y a pas véritablement d'essence événementielle du il y a, puisque tout est inscrit dans le déterminisme des lois naturelles. Ou bien le il y a est réellement ontologique et substantiel et alors ce lieu d'être ne peut être, qu'en tant qu'il est pensé dans son hermétique secret — puisqu'il ne peut pas être connu comme phénomène de la Nature — càd en tant qu'il est dans le lieu même de la pensée.

Tout revient donc à l'effort de penser le lieu vrai de l'être. C'est un effort qui procède d'un souci, d'une inquiétude et d'une préoccupation ontologiques qui ont à lutter contre toutes les violences qui les sollicitent dans des faux-lieux, alibis ou utopies. Cette lutte s'organise par la réflexion sur le lieu d'être de la pensée. Quel lieu habite la pensée — non plus simplement la réflexivité —, mais cette possibilité d'être questionné par son être? Car ce n'est pas le sujet pensant qui pose la question du lieu d'être des choses et de lui-même, dans sa dimension d'existence (où est-il?) et d'essence (de quoi est-il fait, à quelles conditions est-il possible?). Il s'agit plutôt inversement d'un lieu inhabité, celui de l'être, qui se cherche en questionnant (questio, quête, requête, enquête) un habitant digne de lui, à sa hauteur d'exigence existentielle. Ce n'est pas le sujet pensant qui demande où se tient l'être et de quoi il est fait. Mais c'est l'être qui interpelle la pensée pour la sommer de le penser comme être, càd de s'élever elle-même à l'ordre de l'être, au lieu de demeurer enfermée dans l'alibi du principe de raison suffisante.

Ce n'est pas la réalité-humaine, même dans sa forme la plus haute, qui peut être susceptible légitimement de questionner l'être en lui demandant ses raisons : pourquoi existes-tu plutôt que non? Même si le questionnement métaphysique se tient bien au-delà de l'exercice physiologique du principe de raison suffisante, c'est inversement l'être qui, de tout temps, et de son propre lieu originaire et immémorial (l'Ur-grund qui est Là, car l'être originaire demeure éternellement le sans-fond, l'in-fondé) interroge la réalité sur ses motifs (le pourquoi comme cause, objectif et symbole) à prétendre légitimement le penser dans son être et à reconquérir ainsi l'être vrai de la pensée. Dans sa quête éperdue d'un habitant pour son lieu déserté — car l'homme, par son extra-vagance et sa di-vagation a déserté, désertifié et dé-vasté la Terre — la pensée n'est plus ainsi réduite à l'exil dans un ailleurs qui est le calcul, l'organisation et la maîtrise factices du lieu des étants dans le contexte global de la technique planétaire.

Ainsi la question initiale et inaugurale demeure sans réponse, aporétique, mais non sans appel. Car le fait qu'elle interpelle constamment la pensée concourt à l'installer selon une nouvelle perspective. Ce changement s'analyse comme un déplacement qui laisse intact son propre lieu — qui est le fond originaire de l'être qui a lieu — tout en renouvellant son sens, sans cesse. Cette question se maintient donc pour la pensée dans une tension maximale constitutive de son lieu qui est la réalité-humaine. Elle nous donne ainsi à voir soit la possibilité d'un néant total, soit la possibilité effective d'un être total. Le Néant total est la marque pascalienne que rien n'est dans l'ordre, et que la Nature et l'Histoire ne sont qu'un monstre et un chaos. L'Être total renvoie à l'idée que tout "conspire" (respire ensemble en une harmonie indéfectible), que tout est ordonné à un ordre nécessaire, et selon la doctrine stoïcienne que tout est plein d'être et au mieux de son être et de sa perfection.

C'est précisément entre ces deux pôles infinis, limites immuables, que se pose la pensée, de ses pattes délicates et de ses ailes fragiles, dont le lieu est l'ouverture même. Elle trouve terre comme la colombe de la légende et n'en revient pas. Son silence et son absence provoquent de tout temps de grandes choses. "Les grandes pensées arrivent sur des pattes de colombe", dit Nietzsche (Ecce Homo). C'est bien déjà en effet dans la formulation intime de la question que quelque chose comme la pensée commence d'avoir lieu, et sort de sa réserve d'être. Elle indique simultanément l'esquisse en devenir de sa propre essence, qui est cette recherche d'une différenciation progressive, inlassable et toujours reconduite, jamais découragée. Différenciation nécessaire et irréversible entre ce qui a lieu d'être — l'Esprit — et ce qui n'a que l'être du lieu — la Nature. "Rien n'aura eu lieu que le lieu, excepté peut-être une constellation" (Mallarmé, Un coup de dés).

Christophe Steinlein (décembre 2001).

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