vendredi 14 juillet 2017

Epictète, Entretiens

« Toute habitude, toute faculté sont conservées et accrues par les actes correspondants, l'habitude de se promener par la promenade, l'habitude de courir par la course. Si l'on veut être capable de lire ou d'écrire, qu'on lise ou qu'on écrive. Si vous cessez de lire trente jours de suite, si vous faites autre chose, vous verrez ce qui arrivera. Restez couché dix jours, levez-vous et essayez de faire une promenade un peu longue, vous verrez combien vos jambes sont lâches. En général si vous voulez créer quelque habitude, pratiquez ; si vous voulez ne plus l'avoir, cessez de pratiquer et habituez-­vous plutôt à une autre pratique qui remplace la première. Il en est ainsi dans les choses de l'âme : lorsque vous vous mettez en colère, sachez bien que non seulement c'est un mal qui vous arrive actuellement, mais que vous avez accru votre disposition à la colère et que vous avez jeté des broussailles sur le feu. Lorsque vous succombez à quelqu'un dans le commerce charnel, ne pensez pas qu'il y ait là une unique défaite, pensez que vous avez accru et entretenu votre incontinence. Il est impossible que les actes correspondants ne fassent naître des habitudes et des dispositions, si elles n'existaient pas auparavant ou sinon, ne les augmentent et ne les renforcent. C'est ainsi, selon les philosophes, que croissent nos infirmités morales. Lorsque vous avez pour la première fois le désir de l'argent, s'il survient une raison qui vous amène à prendre conscience de votre mal, le désir cesse et votre esprit se rétablit dans son état primitif. Mais si vous n'y appliquez aucun remède, il ne revient pas au même état, mais excité de nouveau par l'image correspondante, il s'enflamme de convoitise plus vite que la première fois ; et quand cela se répète continuellement, il s'endurcit et il fixe en lui cette infirmité qu'est l'avarice. Celui qui a la fièvre, puis qui cesse de l'avoir, n'est plus le même qu'avant l'accès de fièvre, s'il ne s'est pas soigné du tout. Il en va pareillement des passions de l'âme : il reste en elle des traces et des meurtrissures ; si l'on ne les efface pas comme il faut, de nouveaux coups de fouet au même endroit produisent non plus des meurtrissures, mais des blessures. Si vous ne vous voulez pas être irascible, ne nourrissez pas votre disposition à la colère, ne lui jetez rien qui puisse l'accroître. Calmez votre premier accès et comptez les jours où vous ne vous êtes pas mis en colère. "J'avais l'habitude de me mettre en colère tous les jours ; puis ce n'est plus qu'un jour sur deux, un jour sur trois..." ; quand vous aurez dépassé trente, offrez un sacrifice à Dieu ; votre disposition à la colère, qui d'abord s'affaiblit, disparaît ensuite complètement. »

Epictète, Entretiens, livre II, chapitre 18 (extrait, Pléiade).

Les Entretiens (Διατριβαί, diatribaï) dont seulement quatre livres nous ont été conservés par Arrien (qui par ailleurs nous en a laissé un résumé sous la forme d'un Manuel, Εγχειρίδιον, Enchiridion) sont tout ce qui nous reste de l'enseignement d'Epictète (50-125 env.). Epictète avait pour habitude de dispenser son savoir et sa sagesse sous la forme de questions, posées par ses disciples, et de réponses apportées par lui-même, visant avant tout à une conversion par exhortation (protreptique) à partir de conseils d'ordre moral et pratique (parénétique) souvent dispensés de manière drue et saisissante (par l'image concrète, l'ironie, l'apostrophe).

Il semblerait que l'enjeu profond de ces deux paragraphes du chapitre 18 au livre II des Entretiens soit exprimé dans le dernier moment du texte (« si vous ne voulez pas être irascible... »). Il sera en effet intéressant de se demander si la colère, comme passion de l'âme, peut être considérée comme l'objet principal contre lequel doit s'exercer le disciple (le progressant vers la sagesse, à mi-chemin entre l'insensé et le sage), et contre lequel s'est peut-être exercé Epictète, qui eut à supporter les humiliations et les vexations de son maître (dominus, non pas magister !) Epaphrodite. Le rapport au temps (« comptez les jours ») et le rapport à Dieu («offrez un sacrifice à Dieu») devront être expliqués comme des composantes essentielles de cette ascèse (ou exercice, askésis) pour la domination des passions. Mais avant tout, ce résultat ne peut apparaître comme possible que s'il est précédé d'une réflexion sur le rapport entre l'habitude (qu'il faudra distinguer de la faculté, de la capacité, de la pratique, de la disposition) et la forme logique de ce qu'on pourrait nommer un impératif hypothétique ou technique : « si l'on veut que ... alors nécessairement il faut que ». Cette forme logique du raisonnement est essentielle et montre une corrélation entre la logique et l'éthique chez les stoïciens. De même, l'invocation non superstitieuse mais rationnelle au Dieu comme rationalité physique du monde montre le lien entre la physique et l'éthique, dans la doctrine stoïcienne, dont Epictète est avec Marc-Aurèle un des derniers aboutissements. Cette forme logique se retrouve avec insistance en plusieurs endroits du texte, et elle prend même aux yeux d'Epictète (parlant à des auditeurs qui ont à progresser) un caractère de nécessité : « il est impossible que... », d'un acte précis ne naisse pas, ou ne se renforce pas, la disposition correspondante. Il faudra revenir sur cette notion de correspondance et d'inhérence d'une structure logique à un acte.

Nous aurons aussi à nous interroger sur le parallélisme et l'entrelacement des exemples empruntés à des pratiques quotidiennes du corps et de l'esprit : la promenade, la course, la lecture, l'écriture, l'affrontement de la fièvre, la sensualité d'ordre sexuel (commerce charnel) et les deux exemples des passions de l'âme (l'avarice et la colère). Certes Epictète en tant que pédagogue et didacticien cherche à saisir ses disciples d'abord par des images visibles et frappantes, pour atteindre ensuite ce qui est moins immédiat. Mais n'y a-t-il pas en outre une secrète corrélation entre l'exercice que l'on peut appliquer aux dispositions du corps et de l'esprit, et celui qui doit viser la réforme de l'âme ?

En somme tout l'enjeu du texte d'Epictète sera d'expliquer comment par une analyse du mécanisme de l'habitude (qui est d'ailleurs neutre et réversible) on peut parvenir à discipliner la tendance ou l'impulsion (hormè) afin que le désir (horexis) ne soit plus entravé et permette à l'assentiment (proaïresis) de se confirmer dans le choix de ce qui est conforme au bien, càd l'adéquation entre l'ordre individuel et l'ordre cosmique.

Commençons donc par demander ce qu'est une habitude, et en quel sens (ce qui est tout l'objet du premier paragraphe) elle ne naît pas de rien, mais est constamment produite, entretenue et éventuellement accrue par un acte répété qui lui correspond. On pourrait distinguer la disposition (lignes l0 et l4) comme habitude potentielle (capacité ou faculté, resp. lignes 3 et l) de même que l'habitude serait une disposition en acte, actualisée et effective. L'habitude, dans la pratique courante et quotidienne de la marche ou de la course, se déploie sous trois dimensions. D'abord la dimension du désir : se représenter tel acte comme un bien. Puis la dimension de l'impulsion : disposer de la force tendancielle nécessaire pour effectuer tel mouvement et tel acte. Enfin la dimension de l'assentiment, qui nous fait trouver la véritable raison pour laquelle tel acte peut être considéré comme bon.

Epictète part du principe que pour le progressant vers la sagesse (c'est le statut de ses disciples auditeurs, acousmaticiens non acroamatiques!), le plus important est le travail, l'exercice sur l'impulsion (hormè) : il faut suspendre pour un temps le désir et l'assentiment. L'habitude de déclencher telle impulsion s'obtient simplement par la répétition de l'acte, càd du déploiement en situation de la puissance et des forces aussi bien dans les activités du corps (marcher, courir) que dans celles de l'esprit (lire, écrire). Pourquoi en est-il ainsi ? C'est la structure même du réel, en sa matérialité, qui nécessite une auto renforcement de l'acte. L'habitude est le contraire de l'inertie : l'inertie est l'immobilité en l'absence de toute action extérieure, et on a pu dire que l'essence de l'habitude, a contrario, est de n'en avoir aucune, càd être capable de les changer toutes. Mais l'habitude est l'exercice rationnel et répété pour acquérir à volonté, par l'entraînement, un certain potentiel. Si l'on cesse de renforcer un état ou une disposition par l'habitude (qui se compose de l'exercice mais aussi de la décision de s'exercer, reconduite à chaque instant), il y a nécessairement dégradation («vous verrez ce qui arrivera » ligne 4). Et cela en vertu de la loi du monde, dont la forme est déterministe et s'exprime par la nécessité hypothétique ou conditionnelle si...alors.

En effet, cesser de prendre à chaque instant l'habitude (le pouvoir de décision) de marcher, de courir, de lire, d'écrire, fait qu'alors la disposition constamment entretenue se dégrade, se délite. Quand l'impulsion n'est plus contrôlée, restreinte et entretenue par le choix d'une habitude, alors le désir divague et extravague. Il obstrue l'assentiment, et on ne sait plus alors ce qu'on doit viser (ou désirer) et on perd de vue la visée à laquelle donner son accord (assentir), en tant qu'elle serait rationnelle et conforme à l'ordre du bien.

Ainsi Epictète, à partir de la simple considération de deux exemples pour le corps et de deux exemples pour l'esprit, assortis de la considération de la contraposée pour confirmer par la négative l'implication principale (si A alors B et si non B alors non A), peut passer à la formulation d'une proposition générale où il montre que la structure logique des choses (l'exercice implique le renforcement et le non exercice entraîne la dégradation) se retrouve dans la détermination conditionnelle d'un choix. En effet si vous voulez établir (créer) une structure stable (habitude) alors nécessairement (cela est analytiquement et de manière immanente contenu de toute éternité dans la nature même des choses) il faut (non pas tant d'une nécessité morale, mais plutôt logique) pratiquer, càd agir conformément (de manière cohérente et correspondante) à ce que requiert la nature de la chose visée. Mais cependant on ne saurait voir dans ce constat et cette injonction aucun fatalisme, aucune fatalité puisque Epictète montre immédiatement que l'habitude est réversible et effaçable grâce à une autre pratique. Ainsi une prédestination ou une prédétermination, absolument imparable, amenant une peur superstitieuse, est à exclure de la pensée d'Epictète. Car le «sacrifice à Dieu» (ligne 30) n'est pas du tout d'ordre superstitieux mais signe la marque et le repère d'une compréhension de l'ordre déterminé des choses. Nous ne sommes donc pas responsables du déterminisme et de l'ordre hypothético-déductif du monde (cela reste hors de notre portée) mais en revanche nous est essentiellement imputable le choix initial de la direction dans laquelle on s'engage. « Théos anaïtios »(Platon , République, livreX, Mythe d'Er le pamphylien) : « la divinité est hors de cause », chacun est responsable de son choix initial, même s'il ne peut strictement rien contre les consécutions incontournables qui sont amenées de toute éternité (conformément à l'ordre du monde) par ce choix.. De même Aristote dans Ethique à Nicomaque montrera qu'il ne dépend pas de nous que la pierre aille son chemin une fois lancée, mais il a dépendu de nous de choisir de la lancer ou de la retenir.

Une formidable leçon d'espoir et de liberté est ici donnée par Epictète : si les consécutions entre l'entraînement et tel effet sont d'airain, en revanche une habitude peut se désapprendre et se voir remplacée par une autre. Il existe toujours une possibilité de rétractation, certes médiatisée par le temps, à laquelle s'ajoute une possibilité de substitution d'une habitude à une autre. Mais dans l'ordre des corps tout est axiologiquement neutre et objet d'un simple mécanisme déterminé : l'habitude, qui est la décision et le choix constamment réitérés de pratiquer tel acte, n'est pas l'inertie. Celle-ci au contraire quand elle est laissée à elle-même se dégrade en tant qu'elle est aux prises avec la multiplicité des déterminismes extérieurs. L'habitude quant à elle demeure axiologiquement neutre tant qu'on reste dans l'ordre des corps. Ainsi on peut s'entraîner à la marche, à la course, à la lecture, à l'écriture dans le but, croit-on, de donner des armes à sa colère ou à ses passions : une telle attitude reste indifférente au point de vue de la valorisation morale. C'est pourquoi, dans le second moment du premier paragraphe, il faut passer par analogie à la sphère des choses de l'âme, qui sont moins visible pour le néophyte. L'usage préliminaire des exemples concrets (performances du corps et de l'esprit, marcher, courir, lire écrire) semble se justifier à un double niveau : d'une part pédagogique (plus de visibilité, plus d'immédiateté frappante) mais d'autre part surtout logique, parce qu'il est nécessaire de passer à la considération de l'âme (d'où proviennent le désir et l'assentiment) afin de valoriser positivement le choix de telle ou telle habitude. Or l'exemple de la colère est central : car il semble bien qu'une préoccupation constante d'Epictète (dans le Manuel) tout comme Marc-Aurèle (dans ses Pensées pour moi-même) soit d'éviter toute indignation, toute récrimination. D'abord envers les autres (cible immédiate !), mais aussi envers les Dieux et la Nature, et en dernière analyse envers soi. Epictète remarque dans le Manuel que l'insensé accuse les autres et les dieux d'être à l'origine de ses infortunes, 2°/. Le progressant n'accuse plus que lui-même et 3°/. Le sage n'accuse plus rien du tout mais comprend toute chose selon sa nécessité interne conforme à l'ordre du monde. Or il semblerait que toute colère s'enracine, par l'indignation (illusoire) et l'insurrection (stérile) dont elle fait preuve, dans une incompréhension radicale de la nécessité de ce qui arrive : « Vouloir que les choses arrivent comme elles le doivent, de toute nécessité, et non pas comme tu le souhaiterais » (Manuel). Or la colère est un mal actuel (1.9) parce qu'elle obstrue et offusque, par l'irritation, la claire vision des causes. Elle dérive d'une impatience (incapacité à supporter suffisamment longtemps, à différer, reporter, surseoir et suspendre pour pouvoir comprendre), qui procède d'une opinion (fausse) selon laquelle ce qui est extérieur à moi peut me faire du tort. Or la seule chose qui me fasse du tort c'est de confondre ce qui vient de moi et ce qui ne vient pas de moi. Mais la racine même du mal de la colère ne réside pas dans son avènement comme événement. Elle se trouve au contraire dans l'expression d'une disposition progressivement acquise, sédimentée, entretenue par une multitude d'actes infimes antérieurs : « vous avez jeté des broussailles sur le feu ». La colère ne survient pas ex nihilo, de l'extérieur, comme une météorite accidentelle : elle est longuement couvée par des habitudes imperceptibles. C'est pourquoi Epictète peut affirmer à partir d'un second exemple (le commerce charnel, ligne l. l) que l'événement contraire, celui qu'on n'a pas désiré (puisqu'il mène à des conséquences désastreuses que l'on dément) n'est pas « l'unique défaite » (ligne l.2). Mais la véritable défaite apparaît dans la mauvaise habitude contractée de l'incontinence, qui est née de la réitération d'une multitude d'actes correspondants (à cette sensualité), qui ont progressivement, insidieusement, subrepticement et sournoisement effacé la disposition à se contenir et à se retenir (tempérance).

Epictète peut alors valider définitivement la nécessité d'airain du déterminisme : « il est impossible que ... » (ligne 13). En effet il existe, comme la fin du texte le confirmera (« comptez les jours », ligne 27) un lien ente le temps et l'événement, parce que la structure du monde est rationnelle et conforme à un ordre. Rien n'est magique, immédiat, un événement ne surgit pas du néant ou du caprice d'un dieu, il est la résultante d'une continuité du temps : l'événement exprime un résultat sous une forme disruptive amenée par la répétition, l'accumulation, l'extension et l'intensification d'un acte.

Mais le but profond d'Epictète n'est pas d'enseigner la logique, ni la physiologie, pas davantage la physique. Sa véritable visée est parénétique. Il s'agit donc dans le second paragraphe d'examiner les infirmités morales (ligne l 6), càd les lacunes, les déficiences dans la capacité à désirer et à assentir selon une droite raison, qui a d'abord déterminé une certaine orientation restrictive et contraignante de l'impulsion, mais qui en retour se trouve portée par l'habitude bonne qui en est le résultat. Une fois repéré le principe de nos infirmités morales il s'agira d'en proposer un remède radical, par le traitement du cas typique de la colère. Il sera en effet possible de montrer qu'elle est à l'origine de tous les maux, puisqu'elle est un sentiment illusoire d'indignation qui, conséquemment, nous pousse dramatiquement à outrepasser toutes nos limites et nos mesures. Par exemple il ne serait pas insensé de soutenir que l'intempérance (ou l'incontinence) provient d'une colère qui est le sentiment illusoire de n'avoir pas toute sa part, supposée due, de jouissance, etc. Il s'agit donc dans la colère d'une révolte contre une injustice apparente suivie d'une aggravation de ce sentiment du fait qu'on se révolte de ne pas comprendre pourquoi on se révolte, et on s'indigne, à son insu , de ne pas comprendre , à cause de cette révolte même, l'ordre des choses.

Le premier paragraphe du texte était consacré à la compréhension de l'impulsion (la tendance, hormè) et sa possible maîtrise par des actes adéquats correspondant à l'habitude que l'on choisit. Il s'agit dans le second paragraphe de montrer que la recherche d'une raison (ligne 17) qui puisse déterminer l'assentiment constitue un remède à l'infirmité, pensée comme l'impuissance de fait de ne pas produire l'acte adéquat à la naissance, la conservation, l'accroissement et le renforcement d'une habitude bonne. En effet dès qu'une raison adéquate est saisie par l'âme, le désir cesse (ligne l. 8) en tant qu'il était la fausse représentation d'une chose comme étant un bien. Cette seconde partie du texte nous rend conscient qu'il ne suffit pas de comprendre et de maîtriser le mécanisme de contrainte, de restriction, de dressage et de ré-orientation de l'impulsion, tel qu'il est suggéré dans le premier paragraphe, mais qu'il faut en outre montrer la nécessité de recourir aussi à l'exercice du jugement qui seul est susceptible d'atteindre la représentation compréhensive (phantasia kataleptiquè).

C'est pourquoi le premier paragraphe s'adresse plutôt aux premiers commençants puisqu'il met en suspens le désir (qui pourrait les induire en erreur) : il s'agit pour eux d'abord de s'exercer sur l'impulsion (la tendance, hormè). Le remède est donc la raison (ligne 17) qui ré-oriente le désir et annule l'effet d'accumulation : « votre esprit se rétablit dans son état primitif ». Ceci est le cas de figure final, celui du progressant qui tend vers la sagesse et qui n'a plus besoin de la réversibilité de l'habitude (consistant à remplacer une habitude mauvaise par une habitude bonne). Le remède à l'infirmité apparaît de deux sortes : pour le sage et le progressant, il suffit d'appliquer son jugement par l'hégémonikon (partie judicative de l'âme) pour découvrir la raison des choses qui amènera alors un désir droit (une représentation conforme) et par conséquent une impulsion adéquate. Pour les commençants, il faut superposer une habitude bonne à une habitude mauvaise, afin d'effacer celle-ci : cela est possible en vertu de la réversibilité mise en évidence au premier paragraphe.

Sinon, que se passe-t-il ? Un effet d'accumulation et d'aggravation en spirale survient : « il ne revient pas au même état» (ligne 19), contrairement au jugement droit (représentation compréhensive) qui permet une annulation. L'aggravation progressive passe par l'excitation, l'inflammation, l'extension en vitesse, puis la répétition qui s'entretient et s'appelle d'elle-même, enfin l'induration et la fixation ou l'invétération (resp. Lignes 19, 20, et 21). Le fait qu'Epictète choisisse l'exemple de l'avarice (càd le désir d'argent fondé sur la croyance que l'argent est un bien et qu'il dépend de moi de l'acquérir) ne supprime rien à la généralité de son propos. Cette passion de l'âme, qui est le désir d'avoir toujours plus, d'amasser et de retenir (et qui procède de la confusion de valeur entre ce qui est moi, inaliénable, et ce qui est à moi, livré à l'extériorité, qui affecte celui qui préfère illusoirement avoir, à être) exprime de manière saisissante le schéma général des passions de l'âme. C'est comme une fièvre corporelle (ligne 22), une fièvre de l'or ou de l'argent, de l'avoir en général (au sens où l'on croit que l'argent est le médiateur d'accès à tous les biens et tous les services) qui s'alimente d'elle-même. Elle ne revient jamais au même, mais fragilise l'âme et la rend toujours plus vulnérable (comme une plaie, une blessure, vulnus). En effet gratter une plaie exige toujours plus de grattage qui accroît à son tour toujours plus la plaie et l'irritation qui à leur tour, etc. L'extraordinaire symétrie de ce texte d'Epictète est à souligner : deux paragraphes, d'égale longueur, sont divisés chacun en deux moments, dont chacun à son tour traite respectivement d'une analyse du mécanisme de l'habitude successivement du point de vue de l'impulsion, puis du jugement, enfin d'une application aux passions de l'âme. Ce texte montre ainsi qu'à défaut de posséder immédiatement la science du sage, on peut comprendre la nécessité « d'effacer comme il faut » (ligne 24) les effets des passions sur l'âme, passions auxquelles on commence par ne pas échapper. Le sage au contraire perçoit immédiatement la raison adéquate des choses, ce qui lui permet l'économie des bonnes habitudes et le soustrait à l'effort de recouvrement des mauvaises par les bonnes. La possibilité d'un palindrome (rétractation) de l'âme et d'un palimpseste (superposition d'une habitude à une autre) est clairement envisagée et recommandée à la plupart. En effet à défaut de toute autre représentation compréhensive, c'est bien celle-ci qu'il nous faudra viser, car elle est la plus visible et aussi la plus urgente.

En effet rien n'est plus urgent à combattre que la colère (l'irascibilité, lignes l0 et 26) parce qu'elle est peut-être la première et la plus enracinée des passions, compte tenu de la structure même du monde. La colère peut se définir comme une insurrection presque inconsciente (en tout cas débordée par ses mobiles et motifs réels) contre soi-même, autrui, le monde, et par extension les dieux. Au départ tout être se fait une fausse image de lui et de son rapport au monde, puisqu'il ne connaît pas la distinction entre ce qui est moi (à ma portée) et ce qui est hors de ma portée (et ne dépend donc pas de moi). D'où nécessairement la conviction (erronée) et bientôt la persuasion (enflammée) de n'avoir pas son dû, d'être victime d'une injustice : et c'est souvent à la suite d'un sentiment illusoire d'injustice qu'on est amené par une ironie involontaire à en commettre une bien réelle ! S'ensuit nécessairement un sentiment d'insurrection, de révolte, qui amène à tous les excès et toutes les injustices ou les démesures. On est alors en effet persuadé de la légitimité de notre révolte contre une spoliation supposée. Or tout ce qui est démesuré se révèle injuste et amène nécessairement le trouble, puisque cela dépasse l'ordre et l'harmonie dans lesquels tout conspire (respire ensemble, d'un même souffle ou esprit, pneuma, cumspirare). Mais la sanction de la démesure, comme le suggère Epictète, est l'insatiabilité. A mesure que l'écart se creuse entre ce qui est réellement, et ce que je crois pouvoir (illusoirement) être en droit d'exiger, augmente aussi l'exigence de satisfaction, aggravant le désordre intérieur. Par exemple la colère (orgè) s'aggrave d'elle-même et engendre la peur (phobia), la peine (lupia), le trouble (tarasso), l'affection (pathéia) ou la fièvre. Ces effets indésirables réduisent à rien les conditions de la sagesse (en tant que plénitude de l'harmonie avec la Nature) : disparaissent alors tous les effets de la sagesse : la réserve (aidos), la confiance (pistis), la fermeté (eustatéia), et l'absence de trouble (ataraxia).

Il ne faut donc pas vouloir être irascible (ligne 26). Mais cela ne suffit pas, en vertu de la nécessité hypothétique ou conditionnelle. Pour obtenir la non-irascibilité (càd l'apathéia, sixième objectif du sage) il est nécessaire de ne pas nourrir, comme une meute de chiens affamés (cf. Alain, Propos), cette colère dont le premier caractère est qu'elle est vide (et avide, insatiable, elle n'en a jamais assez, satis). Il faut donc selon Epictète «calmer le premier accès» (ligne 27) càd rester sur la réserve (aidos), premier objectif du sage, et adopter une solide confiance (pistis) dans cette compréhension du mécanisme des passions, afin de se tenir dans la fermeté (eustatéia), troisième objectif du sage.

Mais dans le cadre d'un exercice pour commençants, la simple compréhension de la raison suffisante des choses ne suffit pas. Il faut mettre en outre en évidence un rapport profond au temps, dans sa périodicité. Les choses se font nécessairement dans la gradation, la progressivité, par la médiation du temps, puisque le temps est le substrat sur lequel repose l'habitude, mais aussi, inversement, la possibilité de l'inertie et de la dégradation. La colère, qui peut augmenter avec le temps (par la répétition d'actes imperceptibles) peut d'après le principe de réversibilité de l'habitude, diminuer, s'affaiblir, s'atténuer et s'exténuer complètement (ligne 30). Il est donc nécessaire de tenir compte du temps et de sa périodicité, sa répétitivité, sa continuité. «Chaque matin, quand tu te lèves, dis-toi : je vais rencontrer un imbécile..., etc ». (Marc-Aurèle, Pensées pour moi-même). Tenir compte du temps mais aussi de Dieu (ligne 30), expression même de la rationalité du réel pour les stoïciens. Il ne saurait exister en effet aucune superstition dans la doctrine stoïcienne. Dieu est ici la Providence, le Logos nécessaire qui traverse toutes choses et la règle du mieux, en fonction de l'harmonie universelle. C'est pourquoi il faut vivre en harmonie avec la Nature (homologouménos tè phuseï), car si elle n'est pas assimilable à Dieu, elle est cependant l'oeuvre de Dieu. Le « sacrifice » qu'on offre ici (ligne 29) n'est nullement la marque d'une attitude superstitieuse et idolâtre, mais plutôt un signe de reconnaissance (non pas simplement de victoire) pour dire que l'on a enfin compris comment les choses arrivent, apparaissent et disparaissent selon des lois immuables et nécessaires. Il n'y a en effet dans la doctrine stoïcienne aucun fatalisme mais un déterminisme qui nous laisse libre de choisir notre voie quitte à en assumer jusqu'au bout les conséquences inévitables, alors que la décision inchoative demeure toujours libre. Ainsi, quand on aura compris que la Nature est réglée par des lois voulues par la Providence, et que l'on doit, pour viser le véritable bien se mettre en conformité avec les lois de la Nature, alors on atteindra la cohérence avec soi-même et on pourra faire signe à Dieu qu'on a reconnu sa loi. On ne se mettra plus en colère, ni contre les autres, ni contre Dieu, ni contre le monde, ni contre soi. On ne se révoltera plus ni contre la loi du monde, ni, plus profondément, contre l'incompréhension de la loi du monde, incompréhension dont on se rend coupable par manque de travail et d'exercice sur les impulsions. Il reste que notre nature limitée au sein du Tout nous assigne à ne pas pouvoir tout comprendre : il nous reste à comprendre non seulement que nous ne pouvons pas tout comprendre mais encore que nous possédons la faculté de comprendre que nous sommes exactement dotés des moyens de comprendre ce qu'il est réservé à notre nature particulière de pouvoir saisir dans la loi du monde.

L'intérêt philosophique de ce texte d'Epictète apparaît clairement dans la mesure où il montre une analogie profonde entre les mécanismes du corps et de l'esprit, d'une part, et d'autre part la compréhension que l'on peut prendre des dispositions de l'âme par l'exercice sur les impulsions. Celles-ci, ainsi corrigées, réglées et contraintes par l'habitude bonne, ré-orientent (trouve un nouvel orient, un nouveau commencement) le désir, et dés-obstruent ainsi le jugement (faculté d'assentir) qui se libère ainsi de son offuscation.

Mais un intérêt plus profond de ce texte ne réside-t-il pas dans la force avec laquelle il nous suggère que la colère se trouve et se tient à la racine de toute passion et que la claire vision de la justice (comme séparation et mesure) supprime la colère, de même que la diminution de la colère permettra de faire entrevoir plus clairement l'ordre des choses ?

Christophe Steinlein (février 2002).

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