vendredi 14 juillet 2017

Historicisme et philosophie comme "vision du monde"

« Il est certain que vision du monde et philosophie en tant que vision du monde sont des formations culturelles qui apparaissent et disparaissent au cours de l'évolution de l'humanité, et leur contenu culturel est toujours tel contenu déterminé et défini en fonction des rapports historiques donnés. Or il en va de même pour les sciences exactes. Est-ce une raison pour qu'elles n'aient aucune valeur objective? Un historiciste tout à fait radical répondra peut-être par l'affirmative ; il se référera alors au fait que les perspectives scientifiques se modifient pour montrer que ce qui se passe aujourd'hui pour une théorie démontrée sera, demain, considéré comme nul, que les uns parlent de lois certaines alors que d'autres n'y voient que de simples hypothèses, voire de vagues idées, etc. Etant donné cette continuelle modification des perspectives scientifiques, n'aurions-nous donc effectivement jamais le droit de voir dans les sciences, non seulement des formations culturelles, mais surtout des unités dotées d'une valeur objective? On voit aisément que l'historicisme conséquent mène à un subjectivisme sceptique radical. Les idées de vérité, de théorie, de science, perdraient alors, comme toute idée, leur valeur absolue. Dire qu'une idée possède une validité signifierait qu'elle serait un produit factuel de l'esprit, tenu pour valable et déterminant la pensée dans les limites de cette facticité de la valeur. Il n'y aurait pas de validité pure et simple, ou "en soi", qui serait ce qu'elle est quand bien même personne n'en ferait rien, quand bien même jamais dans son histoire, l'humanité n'en ferait rien. Il n'y aurait donc pas non plus de valeur en soi accordée au principe de non contradiction ni à la logique qui pourtant jouit actuellement d'une grande prospérité. Le terme est sans doute que les principes de non contradiction se retournent en leur contraire. Par voie de conséquence, toutes les phrases que nous venons d'écrire, et même les possibilités que nous avons examinées et prises en compte, parce que nous les considérions comme valables, n'auraient pas la moindre validité, et ainsi de suite. Il n'est pas nécessaire en l'occurrence d'aller plus loin ni de répéter les explications données ailleurs. Il suffira bien, pour parvenir à un accord, que soient nécessairement reconnues—quelles que soient les difficultés qu'offrent à l'entendement, dont le but est la clarté, le rapport entre valeur fluctuante et valeur objective, science comme phénomène culturel et science comme système d'une théorie valable— leur différence et leur opposition. Mais si nous avons admis la science comme idée valable, quelle raison aurions-nous de ne pas en outre maintenir, au moins ouvertes, de telles différences, —que nous puissions ou non les comprendre dans la perspective d'une "critique de la raison"? L'histoire, science empirique de l'esprit par excellence, n'est absolument pas en mesure de décider, en un sens positif ou en un sens négatif, ni par ses propres moyens, s'il faut établir une différence entre religion comme formation culturelle et religion comme idées, c'est-à-dire religion valable, entre l'art comme formation culturelle et l'art valable, entre droit historique et droit valide, et pour finir, entre philosophie historique et philosophie valide, ou de décider s'il y a, entre forme valable et forme historique, le même rapport qu'entre l'idée et la forme confuse de sa manifestation, pour employer une terminologie platonicienne. Et lorsqu'il est vraiment possible d'examiner et de juger les formations de l'esprit dans la perspective de pareilles oppositions quant à la validité, le prononcé d'un verdict si rigoureux sur la validité elle-même et ses principes normatifs idéaux n'est en rien l'affaire de la science empirique. Le mathématicien en effet ne se tournera pas vers l'histoire pour en tirer leçon sur la vérité des théories mathématiques ; il ne lui viendra pas à l'esprit d'établir un rapport entre l'évolution des idées et des jugements mathématiques et la question de leur vérité. Comment l'historien aurait-il alors pour tâche de décider de la vérité philosophique des systèmes existants, voire de la possibilité d'une science philosophique valable en soi? Et quels arguments pourraient-ils jamais avancer qui ébranlassent la croyance du philosophe en l'idée qu'il a d'une vraie philosophie? Celui qui nie un tel système philosophique, et de même celui qui nie toute possibilité idéale d'un système philosophique, est dans la nécessité de produire des raisons. Les faits historiques tirés de l'évolution, ou encore les faits les plus universels tirés du mode d'évolution des systèmes en général peuvent constituer de semblables raisons et de bons arguments. Mais des arguments tirés de l'histoire n'autorisent que des conclusions d'ordre historique. Vouloir justifier ou réfuter des idées à partir de faits est absurde—ex pumice aquam, comme le rappelle Kant.

Par conséquent, l'histoire n'est pas en mesure d'avancer rien qui fut pertinent contre la possibilité d'une validité absolue en général, ni, en particulier, contre la possibilité d'une métaphysique absolue, c'est-à-dire scientifique, ou de tout autre forme de philosophie. Même l'affirmation selon laquelle il n'y aurait, jusque là aucune philosophie scientifique, l'histoire en tant que telle n'est pas davantage capable de la justifier ; elle ne peut le faire qu'en ayant recours à d'autres sources du savoir, lesquelles à l'évidence sont déjà d'ordre philosophique. Il est clair en effet que même la critique de la philosophie, dès lors qu'elle prétendra effectivement à une validité, sera philosophique, et que sa signification présupposera implicitement la possibilité idéale d'ue philosophie systématique comme science rigoureuse.
»

Husserl, La philosophie comme science rigoureuse (extrait). Historicisme et philosophie comme "vision du monde".


Ce texte de Husserl, extrait de La philosophie comme science rigoureuse, se présente comme un effort de raisonnement rigoureux, utilisant la preuve apagogique ou reductio ad absurdum. Il montre que l'attitude et la perspective historiques demeurent insuffisantes pour décider de l'existence et de la possibilité d'une validité objective, universelle, a priori, concernant la philosophie en tant qu'elle pourrait être de caractère scientifique. L'histoire est un fait, il ne s'agit pas de le nier. Car il y a une évolution de l'humanité dans le temps. La production au cours de cette histoire, de visions du monde, est aussi un fait, ainsi que la diversité des attitudes historiques qui prétendent rendre raison de ces faits. Ce qui est en question, par contre, dans ce texte, est de savoir si une interprétation historiciste peut décider de la possibilité d'une philosophie scientifique et rigoureuse, et donc de la validité de ses jugements.

Mais qu'est-ce exactement, d'abord, que l'historicisme? C'est une attitude, commandée en première approche par le bon sens et l'évidence, que tous les événements — y compris d'ordre intellectuel et spirituel, les théories et les idées — sont produites par l'histoire (au sens du cours de l'évolution de l'humanité dans le temps et selon les époques), et par conséquent sont commandés par des rapports affectés de relativité. Parler de relativité, c'est dire au fond, comme suggère Husserl, qu'il n'y aurait aucune validité absolue des résultats et perspectives, et même aucune possibilité de produire une telle validité.

Mais dès lors deux questions se posent, et les difficultés commencent. Si l'historicisme est le vrai, il est nécessairement fondé sur des lois (par définition), qu'on dira être des lois de l'histoire. Mais une loi n'est-elle pas par définition soustraite au devenir historique, ne trouvant sa validité que dans la structure intemporelle de l'esprit humain qui la découvre et constitue? En second lieu les sciences dites exactes — et qui effectivement le sont si on définit l'exactitude comme la coïncidence et l'adéquation parfaites entre une méthode et le résultat qu'elle a permis de découvrir et de constituer —, si indéniablement elles sont pour une part produites dans l'histoire, ne requièrent-elles pas nécessairement leur validité, mais aussi leur valeur (ces deux termes seront à distinguer) en dehors des fluctuations de l'histoire?

C'est donc par une démarche critique et logiquement restrictive qu'Husserl dans ce texte va progressivement montrer les limites précises de l'attitude historique. Il va faire droit à la place et à la valeur de la perspective historique, mais en lui assignant clairement son domaine propre, en analysant la position de la science par rapport aux autres formations culturelles. Il montrera même in fine, que toute l'attitude historique, si elle veut rester cohérente et effective dans son domaine, doit présupposer la possibilité d'une philosophie comme science rigoureuse.

Dans un premier moment de ce texte argumentatif, démonstratif et réfutatif, Husserl établit que l'historicisme amène à un scepticisme radical, s'il est conséquent (l. 1 à 9). Il en déduit dans un second moment (l.9 à 18, de "les idées" à "ailleurs") cinq conséquences absurdes au niveau général des idées. En un troisième moment (l.18 à 31, de "Il suffira" à "leur vérité"), dans un souci de compléter sa démarche réfutative et accorder une objection à l'adversaire, il examine la possibilité d'une compréhension et d'un accord, dans la perspective historiciste, des différences et oppositions qui naissent nécessairement des deux points de vue (scientifique et historique). Il montre ainsi sur le cas particulier de cinq oppositions concrètes (dans des formations culturelles précises) l'incapacité de la méthode historiciste à décider de la validité de sa position. Il achève sa preuve apagogique en un quatrième moment (l.31 à 38, de "comment" à "Kant"), en montrant par un argument a fortiori (passage de la forme forte de l'opposition à sa forme faible), que l'historien ne peut pas décider de la validité des systèmes philosophiques, puisqu'il ne le peut déjà pas pour les systèmes mathématiques, toujours plus immédiats. Ce qui lui permet de conclure, en un cinquième et dernier moment (second alinea), d'une part à l'indécidabilité par l'histoire de la possibilité d'une validité "en soi", et d'autre part à la possibilité irréfutable—parce qu'elle est présupposée implicitement dans sa négation même— d'une philosophie comme science rigoureuse.

Nous poserons donc à ce texte trois questions, afin d'essayer d'en saisir l'enjeu et l'intérêt. D'abord, qu'est-ce qui empêche vraiment l'attitude historiciste de conclure quant à la validité des idées qui sous-tendent les formations culturelles?

Ensuite, quel est le rôle et la fonction du système de la science dans sa position intermédiaire entre les formations culturelles positives (troisième moment) et les systèmes philosophiques (quatrième moment)?

Enfin, en quel sens la philosophie peut et doit se constituer comme science rigoureuse, et comment elle peut découvrir et fonder une validité objective des idées qui la sous-tendent et qui investissent les autres domaines du savoir humain?

Le texte débute par une concession tout à fait légitime et compréhensible. Si toute formation culturelle commence dans l'histoire, nécessairement — puisque la condition humaine est temporelle et s'inscrit dans la durée d'un passé et d'un devenir —, il n'en résulte pas pour autant qu'elle en dérive toute. Les formations culturelles (l.1) commencent dans l'histoire mais ne débutent pas dans l'histoire. Elles peuvent trouver leur validité, leurs principes et leurs finalités en dehors du temps de l'histoire, dans l'objectivité universelle a priori des formes mêmes de perception du monde. En tout état de cause cependant, il est avéré qu'il y a des visions du monde (Weltanschauungen), produites de fait dans l'histoire comme événements intellectuels, culturels et spirituels. Ce fait est indéniable et ne saurait être décemment remis en question. Mais qu'est-ce qu'une vision du monde (l.1)? C'est une tentative de synthèse unitive de tous les aspects du réel qui sont donnés à percevoir par le corps et l'esprit, ainsi qu'une interprétation corrélative de la genèse et du devenir du monde humain. Cette interprétation globale peut se nommer philosophie comme vision du monde pour la distinguer de la philosophie comme simple analyse critique et discriminante des objets de la perception, sans intention ni prétention de synthèse. Or il est certain qu'elles apparaissent pour une part limitées (certas), partiellement comme des formations culturelles (Bildungen). Qu'est-ce à dire? Ces formations culturelles proviennent comme résultantes, à des moments donnés de l'histoire qu'on nomme époques, de toutes les structures et événements mais aussi rapports — au sens de liens déterminés reliant des phénomènes variables, mus par des causes prochaines ou lointaines. Elles confèrent une image d'ensemble (Bild) de ce qu'est l'humanité à un moment donné. Nul doute, dans ces conditions, que ces tableaux d'ensemble, munis de leur cohérence et de leur interprétation propres, apparaissent différents à des époques différentes, donc historiquement déterminés. Par exemple le monde grec (sa vision et sa philosophie sous-tendant cette vision), le monde renaissant, voire l'époque des conceptions du monde. Il est indéniable, de fait (on peut en exhiber des exemples) que l'humanité est en mouvement, qu'elle est en évolution, soumise à des révolutions, sinon en progrès. Cette périodisation cyclique sous forme de diastole (relâchement, dispersion) ou systole (synthèse) fait que ces formations apparaissent et disparaissent (l.2). La seconde caractéristique, outre cette fluctuation périodique, est la détermination de leur contenu culturel, qui est à la fois visée et résultat. Il est bien une fonction assignable et délimitable des rapports de forces, des mouvements et déplacements de forces, des structures, de leur genèse et de leur décrépitude.

La conséquence de cette observation générale est sa généralité même. "Or" les sciences exactes doivent être envisagées : essentiellement la logique, les mathématiques, algèbre, analyse, arithmétique, géométrie, mécanique céleste et générale. Elles s'inscrivent pour une part, du côté de leur aspect historique sous cette même loi historique. Elles naissent et se développent en certains points du temps, au travers de continuités, ruptures et révolutions. Mais si ce fait est indéniable et si l'historicisme avait raison, il en résulterait contradictoirement qu'elles ne pourraient prétendre à une validité objective, a priori, universelle. Or il n'en est rien, au moins depuis la Critique de la raison pure de Kant, dont l'exposé synthétique didactique annonce que leur validité universelle est possible. Car elle se situe dans les structures a priori de l'esprit humain, par sa manière nécessaire de percevoir et recevoir le réel. Mais déjà depuis Descartes et son Discours de la méthode, les mathématiques sont reconnues comme la condition de validité de tous les énoncés scientifiques. Descartes n'avoue-t-il pas se plaire aux mathématiques à cause de la certitude et de l'évidence de leurs raisons? La question que pose alors Husserl (l.3 et 4) admet dès lors une réponse négative implicite. Déjà un début de preuve par reductio ad absurdum fait son effet. Cependant il faut laisser à l'objecteur toute latitude pour manifester son opposition, car on ne se pose qu'en s'opposant complètement. Un historiciste a le droit de répondre par l'affirmative. Car il se définit comme un partisan de l'idée que toutes choses — y compris la validité et la vérité — sont relatives à l'histoire et à ses fluctuations contingentes et imprévisibles. Il faut prendre à cet effet appui sur un fait incontestable (puisqu'il est radical donc cohérent) qui est la modification des perspectives scientifiques (l.5). Par exemple en mécanique céleste et générale, on observe le passage de Galilée à Newton, puis à Einstein. La modification n'est sans doute pas terminée puisqu'on cherche actuellement une théorie unitaire du champ, qui unifierait l'action des quatre interactions fondamentales de la matière : gravitationnelle, électromagnétique, nucléaire faible et forte. On observe encore l'exemple d'un autre passage dans la chimie autour de Lavoisier. Sa célèbre formule "Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme" annonce l'annulation de toute alchimie et fait tendre la chimie vers la physique des particules. La théorie de l'évolution subit elle-même les lois de l'évolution des théories scientifiques en fonction des progrès techniques. Qu'une théorie démontrée à un moment donné puisse être falsifiée et rejetée ou absorbée comme cas particulier aux limites dans une théorie plus fine, c'est ce qui a été attesté par les faits et analysé dans sa structure par des épistémologues (Duhem, Popper). On a même pu découvrir certaines lois qui président aux révolutions scientifiques (Kuhn). Est-ce à dire pour autant que la science n'est dotée d'aucune valeur objective (l.8) parce que sa validité pourrait être sujette à caution et remise en question? La seconde question de Husserl (lignes 7 à 9) appelle d'elle-même une réponse négative. Ces faits qui concernent une partie seulement de la réalité ne nous donnent pas le droit d'en déduire une valeur objective nulle pour la science. En effet il est légitime et même incontournable de voir dans la science un ensemble de formations culturelles (l.8). Est alors nécessairement supposée une stabilité, une continuité minimale fondée sur certains invariants, conditions de toute culture sans quoi on ne peut même plus apercevoir de formations culturelles. Mais a fortiori aucune remarque de relativité — au sens d'une liaison essentielle et non accidentelle à l'histoire et au sens d'une limitation radicale par la contingence de l'histoire — n'autorise à occulter la nécessité de chercher et de trouver de l'unité et de l'objectivité dans les productions de la science.

Husserl, mathématicien d'une amplitude universelle d'esprit, est assurément passé par le criticisme auquel il se réfère ponctuellement (l.22 "critique de la raison", "Kant", l.38). Il admet en effet comme un acquis incontestable que l'objectivité existe a priori et transcendantalement dans les structures mêmes de l'esprit, dans sa manière universelle qu'il a de percevoir et de recevoir le réel, la nature et le monde. C'est cette suite de deux questions qui permet à Husserl d'en déduire "aisément" (l.9) — au sens non pas de "facilement" mais plutôt de "nécessairement" — que l'historicisme poussé dans ses derniers retranchements et conséquences, s'il veut rester égal à lui-même, conséquent (l.9), aboutit à un scepticisme radical (l.9). Nous sommes ici au terme de ce premier moment consacré à stigmatiser la faiblesse radicale et intrinsèque de l'historicisme concernant ses jugements sur les productions des systèmes scientifiques et philosophiques. Qu'est-ce à dire? Il s'agit non pas d'un scepticisme superficiel qui s'arrêterait aux apparences, en leur déniant toute valeur absolue. Mais il est question ci d'un scepticisme qui est conduit à examiner (skepthestaï) contradictoirement et aporétiquement les conditions mêmes du jugement et de son objet. Car pour valider l'effectivité d'un jugement sceptique, encore faut-il ne pas l'inclure dans ce qu'il remet en question. Pour douter conséquemment, encore faut-il pouvoir ne pas douter de la possibilité de douter et de la validité d'un tel doute. Le relativisme sceptique de l'historicisme est pris en défaut à la racine même de sa méthode puisqu'il doit, pour être cohérent, s'inclure dans son examen de la validité et sa dénégation de toute objectivité. Car il s'affirme par ailleurs, sans souci de la contradiction, d'une manière péremptoire et dogmatique dans l'histoire des idées.

Le caractère radical — et on le verra bientôt, intenable — du scepticisme historiciste est analysé par Husserl en ce second moment de son texte (l.9-18), sous la forme de conséquences contradictoires portant sur les objets les plus fondamentaux du savoir humain. Toute idée, et particulièrement les idées de vérité, de théorie et de science (l.10) perdent alors leur valeur absolue — i.e. indépendante, détachée, ab-soluta, de toute contingence historique. Il faut ici distinguer la validité et la valeur. La validité est une notion de logique, qui concerne la conformité d'un système aux normes de l'entendement. La valeur est une notion d'action, qui confirme le bien-fondé d'une hypothèse, d'une attitude, au niveau de ses conséquences pratiques, fécondes, utiles, pour l'humanité dans son rapport à la vie et à la connaissance.

C'est ainsi que pour l'historiciste, la validité (l.10) se ramènerait à la valeur (l.11 "être valable"), en tant qu'elle s'inscrirait précisément dans le présupposé historiciste que n'ont de valeur que les faits qui confirment une emprise intégrale du cours de l'histoire sur la production, le contrôle, le développement et la validation des idées. Pour l'historiciste il n'y a en effet aucun fait de la raison et de l'esprit — fait transcendantal, seule condition de l'objectivité et de l'universalité. Mais pour lui il existe seulement une factualité des produits de l'esprit (l.11) qui confirmerait le caractère factice de la valeur...assignée précisément par la perspective historiciste. Ce caractère serait en effet arbitrairement et artificiellement fabriqué, et non déduit naturellement et transcendantalement des structures a priori de l'esprit. C'est pour Husserl ici dénoncer implicitement, et par anticipation sur la fin du texte, un cercle majeur de l'historicisme. Est en effet, pour l'historicisme, valide ce qui est factuel, et est factuel ce dont la validité est confirmée par la facticité. Cette facticité apparaît donc bien comme un caractère fabriqué arbitrairement et artificiellement par la position préjudicielle de l'historicisme.

L'absence de validité pure, simple, en soi (l.12) que dénonce Husserl dans le paysage historiciste, marque précisément en creux — avec é-vidence, comme par un évidement distinct —, ce qui constitue l'essence même du transcendantal de la connaissance objective. A savoir que celle-ci reste intacte, invariante, indépendamment de son éventuel usage ou non usage dans l'histoire concrète (l.13). On ne saurait mieux définir la pure possibilité, non comme pure puissance passant immédiatement en acte, mais comme condition de la contingence même et de la libre décision ou refus de l'agir lui-même. Même si personne jamais "n'en faisait rien" (l.13), il n'en demeurerait pas moins que la possibilité en resterait conservée et préservée dans tout avenir et devenir possibles de l'humanité. Car celle-ci est précisément liée, indéfectiblement et invinciblement, par son historialité destinale transhistorique, à cette condition même de son être. Cette idée fondamentale de Husserl trouve par ailleurs une illustration éclatante dans la célèbre conférence viennoise de 1935, La crise de l'humanité européenne et la philosophie. Husserl y montre en effet brillamment comment l'émergence de la raison grecque, pour être historiquement datée et localement assignée, n'en concerne pas moins l'humanité tout entière. C'est dire exactement que le monde entier, passé, présent, à venir, doit être transcendantalement de type grec. C'est précisément cet invariant transcendantal, résistant absolument à tout réductionnisme historiciste, qui constitue en propre — malgré l'apparence dans laquelle s'enferme stérilement la perspective historiciste — l'objet de la philosophie pérenne.

Poussant toujours plus loin, avec une implacable et inexorable logique, la réduction apagogique, Husserl montre que la conséquence de l'historicisme porte atteinte au fondement même de la logique. Le principe de contradiction (l.14) constitue en effet une forme forte du principe d'identité et du tiers exclu, qui n'en sont que des corollaires. Le scandale est d'autant plus éclatant que d'un point de vue historique, la période de Husserl est celle d'une tentative pour fonder les mathématiques sur un socle de logique (Hilbert et l'axiomatisation des mathématiques). On connaît par ailleurs la fortune de la perspective logique, de Husserl jusqu'à nos jours, y compris dans sa crise provoquée et surmontée par les investigations de Russell puis de Gödel. L'historiciste, nollens vollens, ne peut accorder de valeur à son discours, que s'il le valide (en exprime la validité) sur la base de la logique de la non-contradiction. Les tentatives pour fonder une logique plurivalente, où la validation prend une infinité de valeurs entre le vrai et le faux, sont restées purement formelles et n'ont pas réalisé les espérances qu'elles promettaient. De même que l'esprit se prouve et s'affirme de son propre fait (même quand il tente de se nier) l'historicisme entièrement déployé se nie nécessairement lui-même, car il faut un invariant pour affirmer que tout est variable. Ainsi il n'est pas douteux que je doute (Descartes), et la négativité de l'esprit est la condition de sa position et de son affirmation (Hegel). Ainsi, si on applique la perspective historiciste aux principes de non-contradiction (identité et tiers exclus), ils s'effondrent dans la contradiction, car ils sont retournés en leur contraire (l.15). C'est précisément ici le terme (l.15), la fin de tout historicisme. Au terme d'une régression infinie ("ainsi de suite", l.17) apparaît l'effondrement tendanciel de tout le système des représentations, y compris celle de l'historicisme.

Respectant les contraintes inhérentes à sa méthode réfutative, Husserl, en un troisième moment (l. 18-31) fait place à l'autre, à l'objecteur historiciste, afin, selon la quatrième règle cartésienne de la méthode, de n'oublier aucun aspect du problème. En effet, l'historiciste pourra objecter qu'on n'est pas obligé de passer par la référence à une validité objective, pour prendre conscience et rendre compte des nécessaires différences et oppositions entre les deux perspectives. Celles-ci seraient en effet attestées, et avérées comme des faits, même aux yeux de l'historiciste, dans l'histoire des idées. Est visé ici par cette objection la perspective de la formation culturelle et la perspective de la valeur, même si pour l'historiciste la validité de celle-ci dépend de l'histoire et non d'une structure transcendantale invariante.

Husserl va montrer que la théorie historiciste ne suffit pas pour s'autoriser à clore et considérer comme résolue l'opposition de ces deux perspectives. En apparence, certes, il suffit bien de reconnaître (l.18) les oppositions comme de simples faits dont la valeur est relative et contingente. Mais (l.20) au sein même de l'historicisme qui admet la science comme valable relativement à un certain contexte historique fluctuant — et non pas valide transcendantalement dans sa forme — se développe une contradiction insurmontable. La différence et l'opposition entre les deux perspectives (historique et transcendantale) est irréductible, même si elle n'est pas de la dernière clarté. Quelque chose résiste, qui n'est pas un simple obstacle d'ordre historique, dont on puisse espérer qu'il sera surmonté par l'histoire au gré de ses fluctuations contingentes. En effet, l'opposition et la différence entre "valeur fluctuante" et "validité objective" (l.19), autrement dit entre "science comme phénomène culturel" et "science comme système d'une théorie valable", ne sont pas elles-mêmes fluctuantes, même si elles peuvent paraître floues à certaines époques. Par exemple, la clarté de la critique de la raison pure a été occultée et offusquée par le progrès ultérieur des sciences (logiques mais aussi humaines). Mais elle n'en reste pas moins pour autant valide transcendantalement, du point de vue des conditions dans lesquelles l'esprit doit nécessairement se représenter son propre pouvoir de connaître. Elle n'est pas simplement valable en fonction d'un contexte historique et d'une utilisation pragmatique déterminée temporairement.

Si nous intégrons ces différences dans la perspective d'une critique de la raison, elles trouveront une solution, mais n'en resteront pas moins ouvertes (l.21), sollicitant l'interrogation et la réflexion, et confirmant la nécessité du recours à la transcendantalité, comme l'a montré Kant dans la Critique de la raison pure. Si nous comprenons ces différences dans la perspective phénoménologique, l'ouverture demeure et une nouvelle modalité de la transcendantalité se fait jour, comme visée intentionnelle d'un contenu dont l'essence constitue la condition originaire. En tout état de cause, l'historiciste, s'il veut rester cohérent, doit admettre que l'histoire qu'il érige en norme absolue d'évaluation, est restreinte à une science empirique (l.22) de l'esprit, qui étudie l'esprit uniquement à partir de ses manifestations concrètes positives. La religion (l.24), l'art (l.25), le droit, et même la philosophie, comme production concrète d'idées et de systèmes sont de telles manifestations. L'histoire a son excellence (l.23), elle est excellente dans son genre, mais elle n'est pas le genre le plus excellent.

Il est à remarquer qu'Husserl emploie le vocable de "valable" (l.24 et 25) pour l'assigner à la religion et à l'art, qui ne sont pas susceptibles de démonstration logique, mais qui possèdent une valeur de cohérence dans leur utilité et leur effectivité mêmes. Au contraire le vocable de "valide" (l.25 et 26) doit désigner le caractère de productions de nature logique que sont les systèmes du droit et des idées. Précisément la science et l'attitude historiques, sur les résultats et l'effectivité desquels repose l'historicisme, ne peuvent pas décider (l.26) de la validité ou non validité de la forme pure par rapport à la forme historique (l.26). En effet, elles ne peuvent établir la validité du rapport analogique entre d'une part l'idée en sa manifestation concrète, et d'autre part la dimension valable (l.26) — et non pas valide, puisque nous sommes dans la sphère de l'historicisme — de la forme historique. La terminologie platonicienne (l.27) —même si elle réfère à une transcendance des idées qui n'est pas de mise chez Husserl — aide à comprendre que l'historicisme (comme considération de la positivité des faits) ne peut se suffire à lui-même, même pour juger de ce qu'il juge être de son propre ressort.

Pour Husserl le monde des faits est radicalement incomplet, il ne peut se suffire à lui-même, même dans son propre champ. Toujours en remontant à des conditions de plus en plus restrictives (l.27), Husserl montre que même si l'historicisme construit la notion de validité à partir de ses propres critères de valeur, la validité de cette notion de validité n'est toujours pas de son ressort. Au terme de cette réduction apparaît un noyau transcendantal irréductible qui est la condition de cette réduction, étrangère à l'attitude empirique (l.29). La validité et les principes normatifs idéaux exigent pour être validés, même lorsqu'ils sont construits sous une forme déterminée par l'historicisme, le recours à une forme extra-historique.

L'exemple de fait qui permet de constater cette impuissance de l'historicisme est la situation des mathématiques, intermédiaires entre les objets factuels concrets de la science historique et la pure transcendantalité (l.29-31).Les mathématiques, qui ont une histoire concrète, ne peuvent pas se comprendre à l'aide de cette histoire. Leurs découvertes commencent dans le temps, selon l'état d'avancement des perspectives, mais n'y débutent nullement (l.31).

En un quatrième moment (l.31-38), Husserl montre qu' a fortiori, si l'historien ne peut juger de la validité des mathématiques, par la valeur que prennent ses découvertes à chaque époque, alors il peut encore moins juger d'une production encore plus abstraite, qui est celle de purs systèmes d'idées. Il est indéniable, irréfutable, qu'il existe de fait, dans l'histoire des idées, clairement référables et assignables aux époques de leur émergence, des systèmes philosophiques : Platon, Descartes, Kant, Aristote, Spinoza, Leibniz, Schelling, Hegel, etc. Même l'historiciste ne saurait le nier. Ils existent de fait (l.32). Mais leur vérité n'est pas d'ordre historique, car elle touche aux structure mêmes de la pensée qui sont en particulier la condition de représentation de l'histoire. La possibilité — non seulement la non-contradiction mais surtout la condition transcendantale—, d'une valeur en soi — entendue non au sens platonicien du bien qui n'est pour Husserl qu'une image, mais au sens phénoménologique d'une visée universelle —, n'est pas la condition d'émergence d'un fait, mais le fait même de la raison en sa transcendantalité (l.32). C'est pourquoi il y a une croyance (l.33), au sens d'une foi active et créatrice et non d'une crédulité passive et stérile, dans le fait de l'esprit comme producteur de systèmes. Même si dans le passé on peut constater avec l'historiciste, qu'il n'y a pas eu de philosophie vraiment décisivement scientifique (l.41) — au sens où elle manifesterait une validité objective—, rien n'est engagé pour tout avenir possible. Il y a en effet un devenir historique de la philosophie, certes, mais il n'épuise pas ni n'absorbe son devenir transcendantal supra-historique, qui est sa présence immanente et invariante comme condition de possibilité de tout système à venir. La métaphysique peut être absolue (l.40), non pas en un sens mystique, métaphysique, mais au sens seulement où elle ne dépendrait pas dans ses fondements ("ab-solue") de conditions contingentes qui pourraient cependant l'occulter, l'offusquer ou en retarder le déploiement.

C'est peut-être cette foi transcendantale qui constitue le fait absolu (indépendant et invariant), inaccessible à l'emprise de l'historicisme. Certes, l'historiciste produira des raisons et arguments (l.35) contre la possibilité d'un système philosophique. Car il y est obligé par la nécessité de la logique. Ce n'est pas à celui qui affirme une thèse qu'incombe la présentation de la preuve. Mais la charge de la preuve (onus probandi) revient à celui qui nie la thèse. De l'évolution ou du mode d'évolution (objet plus reculé encore), on peut tirer des faits, mais qui n'expliqueront que d'autres faits, et non le fait de la possibilité de la validité transcendantale—mais seulement la possibilité de tel ou tel fait.

Husserl admet donc l'existence de deux ordres : celui des faits et celui de la raison. Il y a un fait des idées, mais celui-ci est d'ordre transcendantal, et il n'est pas de l'ordre des faits historiques. Complémentairement l'idée de fait ne se réduit pas à sa construction causale dans le champ de l'histoire. On ne peut pas extraire les idées des faits. Elles sont d'un autre ordre, et elles rendent compte de la possibilité de comprendre les faits, d'un point de vue transcendantal comme d'un point de vue historiciste.

Dès lors Husserl peut conclure en un cinquième moment (second alinea) aux limites de l'histoire et à celles de l'attitude historiciste. La possibilité matérielle (du point de vue de la puissance causale) peut être pensée dans une perspective historique, mais en aucun cas la possibilité transcendantale. Car celle-ci est idéale (l.44), en un mot idéelle, ou constitué dans l'essence même de l'esprit, et dans l'idée que l'esprit se fait de lui-même. Elle est régulatrice, ordonnatrice et rectificatrice d'une visée intentionnelle vers la philosophie comme science rigoureuse (l.45). Est rigoureuse en effet toute visée qui ne s'écarte pas de son principe lors de son déploiement, parce que ce qu'elle vise est toujours la condition transcendantale — donc a priori, universelle et objective en son intrincéité à l'esprit — de sa visée. La critique de la phi- losophie, qu'elle soit kantienne — à quelles conditions une métaphysique est-elle possible? — ou positiviste, fait signe en direction de ce qui lui échappe, comme présupposé implicite (replié), tacite (tu et offusqué), de son affirmation. La question de savoir pourquoi et comment la philosophie pérenne émerge temporairement et localement de manière contingentement déterminée reste secondaire. L'essentiel reste que l'esprit est son propre fait auto-affirmatif et auto-performatif. Alors que l'attitude historique ne peut jamais se compléter et s'auto-suffire, mais ouvre toujours sur son extériorité.

L'intérêt philosophique de ce texte réside en ce que Husserl délimite complètement et radicalement le champ de la possibilité transcendantale de la philosophie à côté du champ de ses manifestations concrètes historiquement déterminées. Il montre que le statut singulier des mathématiques permet de rendre compte d'une ouverture du champ apparemment et illusoirement clos des faits historiques, vers le champ de la transcendantalité et d'un plan d'immanence a priori où réside la possibilité d'une validité objective liée au seul fait de l'esprit, et non aux fait contingents de ses productions historiques. Enfin il procède à une esquisse transcendantale, au sens non du criticisme mais de la phénoménologie, au sens de la philosophie comme science rigoureuse et non simplement de la métaphysique comme science.

Christophe Steinlein (octobre 2003).

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