Au reste, toutes les sortes de désirs ne sont pas incompatibles avec la béatitude ; il n'y a que ceux qui sont accompagnés d'impatience et de tristesse. Il n'est pas nécessaire aussi que notre raison ne se trompe point ; il suffit que notre conscience nous témoigne que nous n'avons jamais manqué de résolution et de vertu pour exécuter toutes les choses que nous avons jugé être les meilleurs et ainsi la vertu seule est suffisante pour nous rendre contents en cette vie.
Mais néanmoins parce que, lorsqu'elle n'est pas éclairée par l'entendement, elle peut être fausse, c'est-à-dire que la volonté et résolution de bien faire nous peut porter à des choses mauvaises, quand nous les croyons bonnes, le contentement qui en revient n'est ,.as solide, et parce qu'on oppose ordinairement cette vertu aux plaisirs, aux appétits et aux passions, elle est très difficile à mettre en pratique, au lieu que le droit usage de la raison, donnant une vraie connaissance du bien, empêche que la vertu ne soit fausse, et même l'accordant avec les plaisirs licites, il en rend l'usage si aisé, et nous faisant connaître la condition de notre nature, il borne tellement nos désirs, qu'il faut avouer que la plus grande félicité de l'homme dépend de ce droit usage de la raison, et par conséquent que l'étude qui sert à l'acquérir, est la plus utile occupation qu'on puisse avoir, comme elle est aussi sans doute la plus agréable et la plus douce. »
Descartes, Lettre à Elisabeth du 4 août 1645.
Après avoir tout au long de sa vie nourri une abondante Correspondance, souvent par l'intermédiaire de Mersenne, avec toute l'Europe savante de son Temps, essentiellement sur des sujets scientifiques, techniques, mais aussi métaphysiques, et avant de se rendre à la Cour de la Reine Christine de Suède, où il devait trouver la mort, Descartes entretint avec la Princesse palatine Elisabeth de Bohème, une Correspondance suivie à propos de questions essentiellement d'ordre moral : en effet Elisabeth était en proie à des ennuis de diverses sortes (de santé, de politique), et ce sont ces entretiens épistolaires avec Descartes, notamment à propos de ses lectures sénéquéennes (sur la vertu, sur le bonheur), qui nourriront et mettront à l'épreuve pour Descartes l'ultime ouvrage éminemment à venir, que sera le Traité des passions de l'âme.
Cet extrait de lettre semblerait pouvoir se lire comme une réponse à la question de savoir comment on peut parvenir au contentement, à la béatitude ou à la félicité : ces termes auront à être distingués. Car le problème n'est pas simple : on ne peut pas se contenter de vouloir abstraitement et de manière bien intentionnée le « bonheur en cette vie » (pris en son acception courante). Il faut encore tenir compte de la réalité du désir (dont Descartes distingue deux modes), mais aussi de la condition humaine et du rôle que l'on doit faire jouer (et de la place que l'on doit accorder) à la vertu par rapport au droit usage de la raison.
Toute l'attitude de Descartes dans ce texte va consister à user de la douceur de la raison (dont il fait d'ailleurs une des qualités de l'étude de la conduite humaine) pour, sans exhorter à la conversion en imposant une vertu austère, dure et difficile à mettre en pratique, convaincre sa correspondante de la nécessité de remonter à la source de résolution du problème, à savoir l'obtention de la félicité en cette vie : cette source n'est autre que la raison, dont les modes d'exercice et d'application, qui apparaissent dans le texte à quatre reprises (dictée, conseil, droit usage...) devront être interrogés.
Ce texte, en sa singularité de lettre privée, distincte du caractère public de la lettre-préface aux Principes, destinée elle aussi à Elisabeth, apparaît ainsi fortement problématisé par lui-même. Comment montrer que la source de la compatibilité entre la recherche de la félicité et les conditions de la vie humaine (dans l'horizon du désir, de la possibilité de l'erreur, de la réalité des passions, de la menace de déviation de la vertu vers le mauvais et par le faux) consiste précisément dans le droit usage de la raison?
L'unité de structure et de progressivité de ce texte consiste en effet dans l'exposition successive, en quatre moments progressifs, des déterminations et des applications de la raison (à nuancer et distinguer du jugement, de l'entendement). Dans un premier moment, correspondant au premier paragraphe, Descartes va montrer comment le bon usage de la raison (en conduisant lui-même sa propre raison comme exemple pour son interlocutrice) permet de se déprendre ou dépouiller de l'opinion fausse du rapport entre notre désir et notre nature. Dans un second moment (début du second paragraphe jusqu'à la ligne dix-sept) Descartes va déterminer une deuxième effectivité de cette raison dans son bon (ou droit) usage, qui consiste à admettre lucidement la présence naturelle et nécessaire d'un certain mode de désir, la possibilité de l'erreur, la disponibilité, par l'attention, de la conscience de la vertu. Car c'est sans nul doute faire preuve de générosité (càd ouvrir sa liberté, en diminuant les conditions restrictives qui l'affectent) et d'égard envers sa correspondante que de montrer ainsi que les conditions ne sont pas trop dures pour qui n'est pas une exception : ainsi ce qui est suffisant peut être à la portée du plus grand nombre. Mais le troisième moment (de "Mais néanmoins" à "borne tellement nos désirs") va permettre à Descartes de montrer que si la vertu suffit au contentement, elle doit cependant s'accompagner d'un acte de l'entendement pour rendre ce contentement solide càd durable et fondé en raison. Ceci n'est possible que par l'énumération de cinq effets réels de la raison :
1°/. Éclairement du bien,
2°/. Rectification de la vertu (empêcher qu'elle ne soit faussée),
3°/. Accord de la vertu aux plaisirs licites,
4°/. Connaissance de la condition et de la nature humaines,
5°/. Délimitation stricte, rigoureuse des désirs.
Cette énumération permet à Descartes dans un quatrième et dernier moment du texte (de "il faut avouer", à la fin) d'obtenir la démonstration (au sens large de confirmation) que l'essentiel de la conduite humaine doit résider dans une étude pour acquérir cette capacité à exercer la raison suivant un droit usage.
Dès lors les questions que l'on demeure en droit de poser à ce texte afin de bien s'assurer de son sens (ce que n'aura sans doute pas manqué de faire la correspondante, aux questions de laquelle ce lent et doux cheminement de la raison est adressé) apparaît naturellement :
1°/. Par quel biais notre imagination nous fait méconnaître notre nature, notre condition et par conséquent la forme droite de notre désir ?
2°/. En quel sens la vertu peut être faussée, déviée, détournée, de ce qu'elle doit vraiment permettre et atteindre ?
3°/. Dans quelle mesure et à quelles conditions (conscience, accord, connaissance, délimitation) peut-on se convaincre que l'étude et l'exercice de ce droit usage de la raison constituent non contradictoirement le meilleur et l'essentiel de la conduite humaine en cette vie? Il s'agit bien dans ce dernier cas de conviction et non de persuasion car la lettre de Descartes à Elisabeth semble être tout sauf — i.e. rien moins que — celle d'un directeur de conscience qui exhorterait rigidement à une conversion à une vertu d'emprunt, extérieure, immédiate et imitative.
Le vocable de "contentement", déjà présent dans le Discours de la méthode (partie III) doit se différencier de la satisfaction (avoir assez), du bien-être, mais aussi de la joie, et du plaisir. Son sens commun l'oppose pratiquement à la tristesse qui est une sorte de rétrécissement de l'âme et de son horizon. Mais être content ne signifie pas uniquement se sentir satisfait (sur le moment), mais consiste dans la claire conscience d'avoir accompli tout ce qui était en notre pouvoir, compte tenu de nos dispositions et possibilités, mais aussi des conditions et circonstances. Comme le montrera le Traité des passions de l'âme, l'admiration est la première et la plus fondamentale des passions et elle peut conduire, si elle est orientée faussement, au plus désastreux des états : la tristesse, le mécontentement de soi. Car il ne suffit pas d'être porté vers un objet, encore faut-il accompagner ce mouvement par la raison.
Descartes semble dire que ce n'est pas l'état extérieur du monde, du réel, et même de notre corps qui est la cause de notre mécontentement : mais seulement l'écart entre la conscience de notre réalité présente et ce que nous nous imaginons faussement et illusoirement nous être dû. C'est le désir, qui est toujours conscience d'un écart, décalage ou absence d'un ordre représenté comme dû (nous ressentons illégitimement une négation, énantiosis, apophasis, comme une privation, stèrésis). Le désir n'est pas le besoin, ni l'appétit, mais une passion qui y mêle souvent de l'im-patience (précipitation, immédiateté, presque une absence de rapport raisonnable à la durée, et qui amène le regret) et de la tristesse, comme rétrécissement et restriction de l'horizon des possibilités de l'âme, ce qui amène les passions tristes. Descartes règle d'abord le cas du repentir, qui est au fond selon l'étymon la velléité de vouloir refaire (remonter une pente qu'on a trop vite et trop mal descendue) ce qu'on estimerait avoir pu être mieux fait. Cependant le repentir (dont Spinoza dira qu'il est une seconde faute) peut être évité si nous nous plaçons sous la dictée non autoritaire, ni dictatoriale, de la raison, ici équivalente au bon sens, à la lumière naturelle. La raison nous dit finalement que nous pouvons séparer, à savoir d'une part ce qui est en notre pouvoir, et le reste qui est l'ordre extérieur des choses : « Plutôt me vaincre que la fortune et changer mes désirs que l'ordre du monde » suggérera le Discours de la méthode (partie III) en référence à l'attitude stoïcienne dont Descartes fera l'éloge sur ce point.
Ainsi dès la première ligne de ce texte la raison de Descartes est à l'oeuvre et procède par circonscription et délimitation. Il n'y a au fond que ce qui nous concerne qui peut être objet de contentement ou de mécontentement : « Nous n'aurons pas plus de raison d'être mécontent d'être malade que de ne pas posséder les royaumes de Chine ou de Mexique (Discours de la méthode, partie III). La distinction conceptuelle erreur / faute permet de sous-tendre la possibilité de n'être pas sujet au repentir. Il est à noter que Descartes ne parle pas de remords (ce retour, syndérèse, de la conscience sur un acte qu'elle avait à tort permis), peut-être parce que le simple témoignage de la conscience l'empêche de croire qu'elle pouvait prendre une autre attitude que celle qu'elle a prise : la conscience, dès qu'elle témoigne, le fait pleinement. De même Descartes ne traite pas le cas du regret, pourtant distinct, peut-être parce que celui-ci fait référence à l'écoulement de la durée (regretter c'est peut-être vouloir régresser ou remonter, illusoirement, le temps) qui ne peut être supprimé "en cette vie". Il y aura certes toujours une part de regret, mais réduite au minimum de la conscience de l'écoulement nécessaire du temps, et elle ne saurait nous empêcher de demeurer « contents en cette vie », compte tenu des conditions de la finitude humaine. Mais en tout état de cause, le regret (non traité), le remords (non cité) et le repentir prennent leur source dans le désir, ce que Descartes s'occupe à résoudre principalement. Ce n'est ni une erreur ni une faute de notre part que les choses soient comme elles sont, in-scrites nécessairement dans l'ordre du monde. C'est par contre une faute que de désirer selon des modes inadéquats : trop, trop mal, avec impatience, immédiateté, envie, tristesse. C'est une faute contre la raison ou un « péché » contre l'esprit que de ne pas se rendre à leurs injonctions. Que nous dit la raison? Que nous conseille-t-elle ? Tout simplement d'interroger notre nature, et de distinguer ce qui lui appartient de ce qui lui est étranger. Pourquoi sommes-nous persuadés que notre nature est d'être pourvue d'une langue et de deux bras, mais curieusement réticents quant à l'idée que la caducité, la maladie, la mort, la dégradation appartiennent aussi à notre finitude ?
C'est peut-être par la règle d'exhaustion (parcourir ce qui est en notre pouvoir) que nous parviendrons à ne plus désirer être sains si nous sommes malades, et prospères si nous sommes dans l'adversité. Mais on pourrait objecter que la limite d'imputabilité n'est pas facile à assigner dans la suite d'une vie. En réalité le témoignage toujours disponible et possible de notre conscience nous permet de nous soustraire à toute ambiguïté : ou bien nous sommes vraiment contents (non pas de ce contentement fragile, non solide, qui résulte d'une application précipitée, et non accompagnée de clarté, de l'attitude vertueuse), ce qui implique que nous avons utilisé exhaustivement notre pouvoir sur nous- même et les choses. Ou bien nous sommes mécontents, et c'est le signe indubitable d'une prépondérance de l'imagination sur l'entendement. Par conséquent la faute peut toujours être évitée, pourvu que nous suivions toujours ce que dit et ce que conseille la raison : précisément parce que la faute n'est rien d'autre qu'un défaut (déficience, défaillance, privation dont nous sommes responsables et qui nous est imputable, et non pas négation nécessaire de nature) dans l'attention à nous-mêmes, càd à ce qui est constamment disponible en nous, la conscience. Inattention qui s'enrobe d'impatience, de précipitation, et qui se justifie par le préjugé ou la prévention (source et effet de tristesse càd de rétrécissement et d'obscurcissement de l'âme) selon laquelle on ne peut pas faire autrement et en même temps on n'a pas ce qu'on mérite ou ce qu'on croit nous être dû. Descartes nous rappelle dans le Discours de la méthode (partie III), s'inspirant sans doute en cela de la doctrine stoïcienne, que les choses qui nous paraissent les plus proches, si elles ne sont pas dans la nécessité de notre nature ou de notre état présent, restent aussi inaccessibles que les choses les plus éloignées. Voilà pourquoi on désire toujours les biens qu'on estime apparemment les plus proches et familiers (la santé, la richesse) et non pas les plus extravagants (être le roi d'un pays), alors qu'au fond ils sont de même nature, càd que leur possession n'appartient pas à la nécessité de notre nature. Mais on pourrait céder au découragement en croyant que Descartes nous incite à la plus entière négligence de toutes nos conditions de vie. Nullement : la prudence, la circonspection, la modestie, la patience, constituent des attitudes recommandables mais qui pourtant ne garantissent rien d'absolument immanquable.
Il est bien entendu en effet que Descartes ne propose nullement à sa correspondante un objectif impossible à atteindre. La réalité du désir est bien présente et ce n'est pas le désir qui est condamnable (il est justifié quand il se représente la possibilité de plaisirs licites, permis par la raison dans son expression légale) mais le mode sur lequel on l'affirme. Le principal n'est peut-être pas d'exténuer radicalement le désir, mais d'appliquer correctement (selon le droit usage de la raison) le désir à des objets qui entrent nécessairement dans la constitution de notre condition humaine. On peut entendre à cette occasion deux sens dans le vocable de béatitude. En un sens religieux il signifie le salut de l'âme dans l'autre vie, mais en un sens terrestre (plus probable ici) il signifie plus que le contentement, au sens où peut-être une durée totale lui est adjointe. En effet si la béatitude désigne la compréhension que peut avoir l'âme de son propre salut par la raison, si cette béatitude comprend la véritable acceptation rationnelle de soi, on comprend qu'elle soit incompatible avec l'impatience. Si de plus on comprend que cette béatitude terrestre exprime la liberté et la générosité (comme conscience de cette liberté), elle reste alors résolument incompatible avec toute tristesse, entendue comme fermeture, enveloppement, rétrécissement, découragement et obscurcissement. Ainsi peut-on désirer, puisque ce mode d'être de l'âme est nécessaire et naturel à la condition humaine finie : mais encore faut-il procéder lentement, joyeusement, modestement. Remarquons que Descartes s'adresse à une personne cultivée, curieuse, sans doute sincère, mais qui n'est pas une professionnelle (au sens de la profession de foi, de la vocation) de l'ascétisme et de la mortification, du retrait et de l'indifférence aux choses (mystiques, sceptiques ou stoïciens). C'est générosité, indulgence et liberté que de s'adapter à son interlocuteur, et sans le décourager lui montrer que ce qu'il demande et cherche est possible en deçà même de ce qu'il imaginait. Ainsi la vertu seule est suffisante quand elle exprime la résolution. Ce beau mot de résolution contient deux sens en un : s'engager, et par là résoudre l'énigme qu'est l'homme à lui-même dans l'épreuve du doute, de l'incertitude et de l'ambiguïté : c'est pourquoi dit Descartes : « L'irrésolution est le plus grand de tous les maux ». Il était donc nécessaire pour Descartes de ne pas effrayer son interlocutrice en lui imposant de changer brutalement la valeur traditionnelle et presque magique de ce mot de vertu. Mais ce serait également une faute de croire que la vertu s'obtient par imitation simple : ce serait fausser le sens vrai de ce mot en accréditant illusoirement l'idée qu'elle peut se passer d'un éclairement par l'entendement. Ainsi il s'agit pour Descartes face à l'interrogation d'Elisabeth de ramener immédiatement l'esprit, sans le contraindre ni le forcer, à la considération urgente de la nécessité d'un éclairement par l'entendement, évitant ainsi que la vertu ne se dégrade en rigidité, opiniâtreté et obstination, ce qui mènerait à la violence contre soi et les autres. Ainsi la vertu, qui est une force et un effort intime de soi sur soi, est première : elle est même supérieure à l'erreur toujours possible, car précisément elle peut empêcher de persévérer dans l'erreur. Mais à une condition : qu'elle soit complète, càd accompagnée de l'acte élucidateur de l'entendement. Si Descartes, qui s'exprime ici par lettre et de manière privée, avait déclaré d'emblée, immédiatement et abstraitement : « il faut d'abord penser par soi-même, il faut connaître les choses par la lumière naturelle », il se serait exposé au risque de transformer ces injonctions bonnes par elles-mêmes en objet de crainte, de découragement : car comment connaître, comment s'éclairer? Au contraire la vraie pédagogie (comme enseignement, capacité de faire signe, attitude diamétralement opposée à l'exhortation autoritaire) consiste à montrer à l'élève (telle est au fond la position d'Elisabeth, l'histoire n'en dit pas plus) le bien-fondé de ce qui lui est habituel (le mot de vertu, son idée, sa pratique) mais en lui faisant découvrir à l'intérieur de ce qui lui est familier une dimension neuve (l'éclairement par l'entendement), au lieu de risquer de la décontenancer en lui imposant une attitude abstraite de recherche pure de la vérité.
Ainsi Descartes se veut attentif, doux au sens de la douceur de la raison qui amène à la conviction en évitant la violence séductrice de la persuasion propre aux directeurs de conscience : par exemple, lui qui affirme dans le Discours de la méthode que « tout excès a coutume d'être mauvais », n'hésite pas à consolider son propos sur un balancement rhétorique entre deux pôles extrêmes : "toujours" (ligne deux) et "jamais" (ligne trois), dont on se demande à quelle réalité ils pourraient bien correspondre. Mais l'essentiel réside dans la sincérité de la démarche intellectuelle qui peut s'envelopper ici légitimement d'une rhétorique de concession, de progression et de bienveillance : par exemple Descartes concède qu'il peut se produire un contentement dans l'usage d'une vertu presque rigide, non éclairée par l'entendement, spontanée, presque immédiate (donc facile et socialement complaisante), afin de ne pas décourager les bonnes intentions et les bonnes volontés. Il s'agit de ne rien nier de ce à quoi l'élève se raccroche (ce serait alors le noyer) mais lui faire différencier ce qu'il sait déjà, afin qu'il en sache mieux l'application.
Il ne s'agit donc pas de décourager la recherche d'un contentement fragile, instantané, enthousiaste, mais qui conduit à des choses mauvaises (ligne vingt), mais de montrer que, pourvu qu'on détermine la vertu par l'entendement («ex magna lucet in intellectu sequitur magna propensio in voluntate, d'une plus grande lumière dans l'entendement il s'ensuit une plus grande inclination, dans la volonté », dit la Lettre à Mesland du 2 mai 1644), le contentement qui en résulte n'en est que plus vrai, durable, solide (ligne vingt). Et c'est alors l'occasion (douce et utile) pour Descartes de rappeler que l'essentiel n'est pas de vouloir s'égaler aux âmes d'exception, mais de considérer (saisir l'ordre) la suite des cinq vertus (capacité effective) de la raison quand elle s'exerce conformément à la lumière naturelle et qu'elle produit un effet réel :
1°/. La raison permet d'atteindre le bien (ligne 23) : le bien est ce qu'il convient de penser et de faire en fonction de la structure même des choses, en saisissant « les semences de vérité » présentes dans toutes les représentations, à condition qu'elles soient ressaisies dans l'intériorité et la réflexivité du je pensant. Par exemple le bien n'est pas l'immédiat, ni l'imaginaire ou l'artificiel, mais seulement ce qui correspond strictement à notre nature. Le bien est aussi précisément non pas la vertu seule, mais accompagnée d'entendement. De même le bien n'est pas non plus l'expression des « plaisirs, appétits, passions » (ligne 2 l) que nous dictent nos sens aidés par les excès de notre imagination et les complaisances de note mémoire.
2°/. La raison permet en conséquence directe de rectifier la vertu, la soustraire à la menace d'une déviation toujours possible quand s'y mêle, au lieu du froid pouvoir séparateur de l'entendement, l'enthousiasme de bien faire immédiatement sans réfléchir : ainsi sera précisément dissipée l'insidieuse circularité de l'impatience (ligne l 4) qui est l'incapacité à supporter et à soutenir son être propre dans la durée, et la tristesse (ligne l 4), qui est la forme la plus sournoise du découragement et du non-serment à soi. Dans ces conditions en effet, la vertu, même bien intentionnée et appuyée sur une tradition honorable, s'exerce à vide, ne coïncide plus avec son objet, devient « méchante » (de l'ancien français : mal choir, tomber à côté). La fausseté étant la non-coïncidence, son remède dans la vertu est alors la détermination réciproque de l'entendement et de la volonté (force de résolution, d'engagement, d'adhésion). Non seulement il faut que l'entendement éclaire la volonté, mais il est en outre nécessaire que d'abord la volonté permette à l'entendement de s'exercer. Il faut d'abord vouloir penser pour que la pensée soit déjà seulement possible. Vouloir penser sincèrement, authentiquement (càd de toute la liberté de son âme, engendrant par générosité le sentiment rationnel de soi) amène alors réciproquement la volonté à se laisser éclairer par l'entendement, et accepte ainsi de réfréner son impatience, sa précipitation, son enthousiasme. En effet la fausseté, la falsification, et au fond le défaussement de la volonté de son exigence de s'éclairer proviennent précisément de sa trop grande force de résolution, qui fait qu'elle veut d'abord immédiatement l'objet qu'elle vise à affirmer au lieu de se vouloir d'abord elle-même authentiquement comme éclairée, modifiée, informée par l'entendement. Pour que la volonté parvienne à « entendre » quelque chose, il faut d'abord qu'elle le veuille, et que d'une certaine manière elle se veuille d'abord elle-même comme entendement.
3°/. La raison permet en outre une harmonie, un accord (ligne 23) de la vertu avec les plaisirs licites (ligne 24). On peut peut-être ici risquer l'idée que le vocable de licite recouvre également le légal (permis par la loi) et le légitime (autorisé par la raison). Ainsi, auparavant la vertu était drapée dans une dignité factice, abstraite et extérieure (selon la représentation ordinaire) comme radicalement contraire aux « plaisirs, appétits, passions », auxquels elle s'opposait de manière stérile. Cependant dans le Traité des passions de l'âme Descartes précise bien que «les passions sont presque toutes bonnes » et il serait à peine concevable d'opposer rigidement la matière de la vie humaine (le désir, les passions), et sa forme droite, càd ce qu'elle doit être, accomplie dans et par l'esprit.
4°/. La raison va pouvoir, au prix d'un double réglage (de la vertu par l'entendement et de la vie par la restriction rationnelle, cf. « il borne tellement nos désirs » ligne 25), rendre l'usage de la vertu si aisé (ligne 24) parce que dépétrifié, dépouillé de son unilatéralité abstraite et rigide qui ne pouvait que la faire se nier et se renier, en refusant la nécessité même de la condition et de la nature humaine.
5°/. Dès lors la raison nous permet d'accéder à la connaissance (comme saisie des raisons et des limites) de la condition de notre nature : la finitude, la temporalité, et les figures problématiques de son rapport à l'homme : regret, repentir, mélancolie, mais aussi connaissance et donc résolution de la passion en tant que celle-ci résulte d'abord d'une méconnaissance de la structure et des fonctions du corps. Ainsi il n'est peut-être pas question, comme chez les stoïciens, de supprimer ou d'éradiquer le désir, mais de le borner rigoureusement non pas brutalement, autoritairement, mais de soi-même, puisque dans ces conditions la plupart de nos (faux) désirs deviennent sans objet. Certes nous sommes toujours en proie à la nostalgie de l'être et au désir d'éternité (pour reprendre des thèmes célèbres) : mais précisément l'être n'est pas l'objet, et notre désir doit se porter sur la constitution de l'objet, objet de connaissance donc au fond objet de félicité. La seule raison véritable et essentielle de la passion, qui lui confère toute sa dignité, est de se transposer en passion de la raison.
Dès lors la démonstration (ou plutôt le cheminement doux et suggestif, puisqu'il s'agit d'une lettre privée et intime, contrairement à la lettre-préface officielle des Principes, dédiée à Elisabeth) s'achève dans l'idée que c'est bien le droit usage de la raison (ligne 26) auquel reste suspendue et dépendante non pas la félicité absolue de l'homme (car que savons-nous d'une autre vie, Descartes supplie souvent ses Correspondants de ne pas le questionner sur la théologie positive), mais la félicité relative (« la plus grande » ligne 25), celle liée au contentement en cette vie. Descartes est donc parvenu à conduire son raisonnement avec la plus grande utilité (ligne 27), car Elisabeth connaît à l'époque des problèmes politiques, avec le plus grand agrément (ligne 27), car Elisabeth est une Dame et qui plus est non professionnelle de la philosophie, enfin avec la plus grande douceur (ligne 28), car qui veut convaincre doit renoncer à la violence séductrice de la persuasion, et à amener son interlocutrice à admettre que la vertu n'est pas incompatible avec la vie (elle n'est donc pas impossible). De plus la Correspondante est insensiblement conduite à comprendre que le découragement n'est pas une fatalité, et que le contentement coïncide avec le sentiment de sa propre liberté .En ce sens on peut dire que Descartes dans cet extrait de lettre a réalisé lui-même exactement ce dont il a parlé : en ce sens il n'a pas manqué à la générosité.
Christophe Steinlein (février 2003).
Dès lors les questions que l'on demeure en droit de poser à ce texte afin de bien s'assurer de son sens (ce que n'aura sans doute pas manqué de faire la correspondante, aux questions de laquelle ce lent et doux cheminement de la raison est adressé) apparaît naturellement :
1°/. Par quel biais notre imagination nous fait méconnaître notre nature, notre condition et par conséquent la forme droite de notre désir ?
2°/. En quel sens la vertu peut être faussée, déviée, détournée, de ce qu'elle doit vraiment permettre et atteindre ?
3°/. Dans quelle mesure et à quelles conditions (conscience, accord, connaissance, délimitation) peut-on se convaincre que l'étude et l'exercice de ce droit usage de la raison constituent non contradictoirement le meilleur et l'essentiel de la conduite humaine en cette vie? Il s'agit bien dans ce dernier cas de conviction et non de persuasion car la lettre de Descartes à Elisabeth semble être tout sauf — i.e. rien moins que — celle d'un directeur de conscience qui exhorterait rigidement à une conversion à une vertu d'emprunt, extérieure, immédiate et imitative.
Le vocable de "contentement", déjà présent dans le Discours de la méthode (partie III) doit se différencier de la satisfaction (avoir assez), du bien-être, mais aussi de la joie, et du plaisir. Son sens commun l'oppose pratiquement à la tristesse qui est une sorte de rétrécissement de l'âme et de son horizon. Mais être content ne signifie pas uniquement se sentir satisfait (sur le moment), mais consiste dans la claire conscience d'avoir accompli tout ce qui était en notre pouvoir, compte tenu de nos dispositions et possibilités, mais aussi des conditions et circonstances. Comme le montrera le Traité des passions de l'âme, l'admiration est la première et la plus fondamentale des passions et elle peut conduire, si elle est orientée faussement, au plus désastreux des états : la tristesse, le mécontentement de soi. Car il ne suffit pas d'être porté vers un objet, encore faut-il accompagner ce mouvement par la raison.
Descartes semble dire que ce n'est pas l'état extérieur du monde, du réel, et même de notre corps qui est la cause de notre mécontentement : mais seulement l'écart entre la conscience de notre réalité présente et ce que nous nous imaginons faussement et illusoirement nous être dû. C'est le désir, qui est toujours conscience d'un écart, décalage ou absence d'un ordre représenté comme dû (nous ressentons illégitimement une négation, énantiosis, apophasis, comme une privation, stèrésis). Le désir n'est pas le besoin, ni l'appétit, mais une passion qui y mêle souvent de l'im-patience (précipitation, immédiateté, presque une absence de rapport raisonnable à la durée, et qui amène le regret) et de la tristesse, comme rétrécissement et restriction de l'horizon des possibilités de l'âme, ce qui amène les passions tristes. Descartes règle d'abord le cas du repentir, qui est au fond selon l'étymon la velléité de vouloir refaire (remonter une pente qu'on a trop vite et trop mal descendue) ce qu'on estimerait avoir pu être mieux fait. Cependant le repentir (dont Spinoza dira qu'il est une seconde faute) peut être évité si nous nous plaçons sous la dictée non autoritaire, ni dictatoriale, de la raison, ici équivalente au bon sens, à la lumière naturelle. La raison nous dit finalement que nous pouvons séparer, à savoir d'une part ce qui est en notre pouvoir, et le reste qui est l'ordre extérieur des choses : « Plutôt me vaincre que la fortune et changer mes désirs que l'ordre du monde » suggérera le Discours de la méthode (partie III) en référence à l'attitude stoïcienne dont Descartes fera l'éloge sur ce point.
Ainsi dès la première ligne de ce texte la raison de Descartes est à l'oeuvre et procède par circonscription et délimitation. Il n'y a au fond que ce qui nous concerne qui peut être objet de contentement ou de mécontentement : « Nous n'aurons pas plus de raison d'être mécontent d'être malade que de ne pas posséder les royaumes de Chine ou de Mexique (Discours de la méthode, partie III). La distinction conceptuelle erreur / faute permet de sous-tendre la possibilité de n'être pas sujet au repentir. Il est à noter que Descartes ne parle pas de remords (ce retour, syndérèse, de la conscience sur un acte qu'elle avait à tort permis), peut-être parce que le simple témoignage de la conscience l'empêche de croire qu'elle pouvait prendre une autre attitude que celle qu'elle a prise : la conscience, dès qu'elle témoigne, le fait pleinement. De même Descartes ne traite pas le cas du regret, pourtant distinct, peut-être parce que celui-ci fait référence à l'écoulement de la durée (regretter c'est peut-être vouloir régresser ou remonter, illusoirement, le temps) qui ne peut être supprimé "en cette vie". Il y aura certes toujours une part de regret, mais réduite au minimum de la conscience de l'écoulement nécessaire du temps, et elle ne saurait nous empêcher de demeurer « contents en cette vie », compte tenu des conditions de la finitude humaine. Mais en tout état de cause, le regret (non traité), le remords (non cité) et le repentir prennent leur source dans le désir, ce que Descartes s'occupe à résoudre principalement. Ce n'est ni une erreur ni une faute de notre part que les choses soient comme elles sont, in-scrites nécessairement dans l'ordre du monde. C'est par contre une faute que de désirer selon des modes inadéquats : trop, trop mal, avec impatience, immédiateté, envie, tristesse. C'est une faute contre la raison ou un « péché » contre l'esprit que de ne pas se rendre à leurs injonctions. Que nous dit la raison? Que nous conseille-t-elle ? Tout simplement d'interroger notre nature, et de distinguer ce qui lui appartient de ce qui lui est étranger. Pourquoi sommes-nous persuadés que notre nature est d'être pourvue d'une langue et de deux bras, mais curieusement réticents quant à l'idée que la caducité, la maladie, la mort, la dégradation appartiennent aussi à notre finitude ?
C'est peut-être par la règle d'exhaustion (parcourir ce qui est en notre pouvoir) que nous parviendrons à ne plus désirer être sains si nous sommes malades, et prospères si nous sommes dans l'adversité. Mais on pourrait objecter que la limite d'imputabilité n'est pas facile à assigner dans la suite d'une vie. En réalité le témoignage toujours disponible et possible de notre conscience nous permet de nous soustraire à toute ambiguïté : ou bien nous sommes vraiment contents (non pas de ce contentement fragile, non solide, qui résulte d'une application précipitée, et non accompagnée de clarté, de l'attitude vertueuse), ce qui implique que nous avons utilisé exhaustivement notre pouvoir sur nous- même et les choses. Ou bien nous sommes mécontents, et c'est le signe indubitable d'une prépondérance de l'imagination sur l'entendement. Par conséquent la faute peut toujours être évitée, pourvu que nous suivions toujours ce que dit et ce que conseille la raison : précisément parce que la faute n'est rien d'autre qu'un défaut (déficience, défaillance, privation dont nous sommes responsables et qui nous est imputable, et non pas négation nécessaire de nature) dans l'attention à nous-mêmes, càd à ce qui est constamment disponible en nous, la conscience. Inattention qui s'enrobe d'impatience, de précipitation, et qui se justifie par le préjugé ou la prévention (source et effet de tristesse càd de rétrécissement et d'obscurcissement de l'âme) selon laquelle on ne peut pas faire autrement et en même temps on n'a pas ce qu'on mérite ou ce qu'on croit nous être dû. Descartes nous rappelle dans le Discours de la méthode (partie III), s'inspirant sans doute en cela de la doctrine stoïcienne, que les choses qui nous paraissent les plus proches, si elles ne sont pas dans la nécessité de notre nature ou de notre état présent, restent aussi inaccessibles que les choses les plus éloignées. Voilà pourquoi on désire toujours les biens qu'on estime apparemment les plus proches et familiers (la santé, la richesse) et non pas les plus extravagants (être le roi d'un pays), alors qu'au fond ils sont de même nature, càd que leur possession n'appartient pas à la nécessité de notre nature. Mais on pourrait céder au découragement en croyant que Descartes nous incite à la plus entière négligence de toutes nos conditions de vie. Nullement : la prudence, la circonspection, la modestie, la patience, constituent des attitudes recommandables mais qui pourtant ne garantissent rien d'absolument immanquable.
Il est bien entendu en effet que Descartes ne propose nullement à sa correspondante un objectif impossible à atteindre. La réalité du désir est bien présente et ce n'est pas le désir qui est condamnable (il est justifié quand il se représente la possibilité de plaisirs licites, permis par la raison dans son expression légale) mais le mode sur lequel on l'affirme. Le principal n'est peut-être pas d'exténuer radicalement le désir, mais d'appliquer correctement (selon le droit usage de la raison) le désir à des objets qui entrent nécessairement dans la constitution de notre condition humaine. On peut entendre à cette occasion deux sens dans le vocable de béatitude. En un sens religieux il signifie le salut de l'âme dans l'autre vie, mais en un sens terrestre (plus probable ici) il signifie plus que le contentement, au sens où peut-être une durée totale lui est adjointe. En effet si la béatitude désigne la compréhension que peut avoir l'âme de son propre salut par la raison, si cette béatitude comprend la véritable acceptation rationnelle de soi, on comprend qu'elle soit incompatible avec l'impatience. Si de plus on comprend que cette béatitude terrestre exprime la liberté et la générosité (comme conscience de cette liberté), elle reste alors résolument incompatible avec toute tristesse, entendue comme fermeture, enveloppement, rétrécissement, découragement et obscurcissement. Ainsi peut-on désirer, puisque ce mode d'être de l'âme est nécessaire et naturel à la condition humaine finie : mais encore faut-il procéder lentement, joyeusement, modestement. Remarquons que Descartes s'adresse à une personne cultivée, curieuse, sans doute sincère, mais qui n'est pas une professionnelle (au sens de la profession de foi, de la vocation) de l'ascétisme et de la mortification, du retrait et de l'indifférence aux choses (mystiques, sceptiques ou stoïciens). C'est générosité, indulgence et liberté que de s'adapter à son interlocuteur, et sans le décourager lui montrer que ce qu'il demande et cherche est possible en deçà même de ce qu'il imaginait. Ainsi la vertu seule est suffisante quand elle exprime la résolution. Ce beau mot de résolution contient deux sens en un : s'engager, et par là résoudre l'énigme qu'est l'homme à lui-même dans l'épreuve du doute, de l'incertitude et de l'ambiguïté : c'est pourquoi dit Descartes : « L'irrésolution est le plus grand de tous les maux ». Il était donc nécessaire pour Descartes de ne pas effrayer son interlocutrice en lui imposant de changer brutalement la valeur traditionnelle et presque magique de ce mot de vertu. Mais ce serait également une faute de croire que la vertu s'obtient par imitation simple : ce serait fausser le sens vrai de ce mot en accréditant illusoirement l'idée qu'elle peut se passer d'un éclairement par l'entendement. Ainsi il s'agit pour Descartes face à l'interrogation d'Elisabeth de ramener immédiatement l'esprit, sans le contraindre ni le forcer, à la considération urgente de la nécessité d'un éclairement par l'entendement, évitant ainsi que la vertu ne se dégrade en rigidité, opiniâtreté et obstination, ce qui mènerait à la violence contre soi et les autres. Ainsi la vertu, qui est une force et un effort intime de soi sur soi, est première : elle est même supérieure à l'erreur toujours possible, car précisément elle peut empêcher de persévérer dans l'erreur. Mais à une condition : qu'elle soit complète, càd accompagnée de l'acte élucidateur de l'entendement. Si Descartes, qui s'exprime ici par lettre et de manière privée, avait déclaré d'emblée, immédiatement et abstraitement : « il faut d'abord penser par soi-même, il faut connaître les choses par la lumière naturelle », il se serait exposé au risque de transformer ces injonctions bonnes par elles-mêmes en objet de crainte, de découragement : car comment connaître, comment s'éclairer? Au contraire la vraie pédagogie (comme enseignement, capacité de faire signe, attitude diamétralement opposée à l'exhortation autoritaire) consiste à montrer à l'élève (telle est au fond la position d'Elisabeth, l'histoire n'en dit pas plus) le bien-fondé de ce qui lui est habituel (le mot de vertu, son idée, sa pratique) mais en lui faisant découvrir à l'intérieur de ce qui lui est familier une dimension neuve (l'éclairement par l'entendement), au lieu de risquer de la décontenancer en lui imposant une attitude abstraite de recherche pure de la vérité.
Ainsi Descartes se veut attentif, doux au sens de la douceur de la raison qui amène à la conviction en évitant la violence séductrice de la persuasion propre aux directeurs de conscience : par exemple, lui qui affirme dans le Discours de la méthode que « tout excès a coutume d'être mauvais », n'hésite pas à consolider son propos sur un balancement rhétorique entre deux pôles extrêmes : "toujours" (ligne deux) et "jamais" (ligne trois), dont on se demande à quelle réalité ils pourraient bien correspondre. Mais l'essentiel réside dans la sincérité de la démarche intellectuelle qui peut s'envelopper ici légitimement d'une rhétorique de concession, de progression et de bienveillance : par exemple Descartes concède qu'il peut se produire un contentement dans l'usage d'une vertu presque rigide, non éclairée par l'entendement, spontanée, presque immédiate (donc facile et socialement complaisante), afin de ne pas décourager les bonnes intentions et les bonnes volontés. Il s'agit de ne rien nier de ce à quoi l'élève se raccroche (ce serait alors le noyer) mais lui faire différencier ce qu'il sait déjà, afin qu'il en sache mieux l'application.
Il ne s'agit donc pas de décourager la recherche d'un contentement fragile, instantané, enthousiaste, mais qui conduit à des choses mauvaises (ligne vingt), mais de montrer que, pourvu qu'on détermine la vertu par l'entendement («ex magna lucet in intellectu sequitur magna propensio in voluntate, d'une plus grande lumière dans l'entendement il s'ensuit une plus grande inclination, dans la volonté », dit la Lettre à Mesland du 2 mai 1644), le contentement qui en résulte n'en est que plus vrai, durable, solide (ligne vingt). Et c'est alors l'occasion (douce et utile) pour Descartes de rappeler que l'essentiel n'est pas de vouloir s'égaler aux âmes d'exception, mais de considérer (saisir l'ordre) la suite des cinq vertus (capacité effective) de la raison quand elle s'exerce conformément à la lumière naturelle et qu'elle produit un effet réel :
1°/. La raison permet d'atteindre le bien (ligne 23) : le bien est ce qu'il convient de penser et de faire en fonction de la structure même des choses, en saisissant « les semences de vérité » présentes dans toutes les représentations, à condition qu'elles soient ressaisies dans l'intériorité et la réflexivité du je pensant. Par exemple le bien n'est pas l'immédiat, ni l'imaginaire ou l'artificiel, mais seulement ce qui correspond strictement à notre nature. Le bien est aussi précisément non pas la vertu seule, mais accompagnée d'entendement. De même le bien n'est pas non plus l'expression des « plaisirs, appétits, passions » (ligne 2 l) que nous dictent nos sens aidés par les excès de notre imagination et les complaisances de note mémoire.
2°/. La raison permet en conséquence directe de rectifier la vertu, la soustraire à la menace d'une déviation toujours possible quand s'y mêle, au lieu du froid pouvoir séparateur de l'entendement, l'enthousiasme de bien faire immédiatement sans réfléchir : ainsi sera précisément dissipée l'insidieuse circularité de l'impatience (ligne l 4) qui est l'incapacité à supporter et à soutenir son être propre dans la durée, et la tristesse (ligne l 4), qui est la forme la plus sournoise du découragement et du non-serment à soi. Dans ces conditions en effet, la vertu, même bien intentionnée et appuyée sur une tradition honorable, s'exerce à vide, ne coïncide plus avec son objet, devient « méchante » (de l'ancien français : mal choir, tomber à côté). La fausseté étant la non-coïncidence, son remède dans la vertu est alors la détermination réciproque de l'entendement et de la volonté (force de résolution, d'engagement, d'adhésion). Non seulement il faut que l'entendement éclaire la volonté, mais il est en outre nécessaire que d'abord la volonté permette à l'entendement de s'exercer. Il faut d'abord vouloir penser pour que la pensée soit déjà seulement possible. Vouloir penser sincèrement, authentiquement (càd de toute la liberté de son âme, engendrant par générosité le sentiment rationnel de soi) amène alors réciproquement la volonté à se laisser éclairer par l'entendement, et accepte ainsi de réfréner son impatience, sa précipitation, son enthousiasme. En effet la fausseté, la falsification, et au fond le défaussement de la volonté de son exigence de s'éclairer proviennent précisément de sa trop grande force de résolution, qui fait qu'elle veut d'abord immédiatement l'objet qu'elle vise à affirmer au lieu de se vouloir d'abord elle-même authentiquement comme éclairée, modifiée, informée par l'entendement. Pour que la volonté parvienne à « entendre » quelque chose, il faut d'abord qu'elle le veuille, et que d'une certaine manière elle se veuille d'abord elle-même comme entendement.
3°/. La raison permet en outre une harmonie, un accord (ligne 23) de la vertu avec les plaisirs licites (ligne 24). On peut peut-être ici risquer l'idée que le vocable de licite recouvre également le légal (permis par la loi) et le légitime (autorisé par la raison). Ainsi, auparavant la vertu était drapée dans une dignité factice, abstraite et extérieure (selon la représentation ordinaire) comme radicalement contraire aux « plaisirs, appétits, passions », auxquels elle s'opposait de manière stérile. Cependant dans le Traité des passions de l'âme Descartes précise bien que «les passions sont presque toutes bonnes » et il serait à peine concevable d'opposer rigidement la matière de la vie humaine (le désir, les passions), et sa forme droite, càd ce qu'elle doit être, accomplie dans et par l'esprit.
4°/. La raison va pouvoir, au prix d'un double réglage (de la vertu par l'entendement et de la vie par la restriction rationnelle, cf. « il borne tellement nos désirs » ligne 25), rendre l'usage de la vertu si aisé (ligne 24) parce que dépétrifié, dépouillé de son unilatéralité abstraite et rigide qui ne pouvait que la faire se nier et se renier, en refusant la nécessité même de la condition et de la nature humaine.
5°/. Dès lors la raison nous permet d'accéder à la connaissance (comme saisie des raisons et des limites) de la condition de notre nature : la finitude, la temporalité, et les figures problématiques de son rapport à l'homme : regret, repentir, mélancolie, mais aussi connaissance et donc résolution de la passion en tant que celle-ci résulte d'abord d'une méconnaissance de la structure et des fonctions du corps. Ainsi il n'est peut-être pas question, comme chez les stoïciens, de supprimer ou d'éradiquer le désir, mais de le borner rigoureusement non pas brutalement, autoritairement, mais de soi-même, puisque dans ces conditions la plupart de nos (faux) désirs deviennent sans objet. Certes nous sommes toujours en proie à la nostalgie de l'être et au désir d'éternité (pour reprendre des thèmes célèbres) : mais précisément l'être n'est pas l'objet, et notre désir doit se porter sur la constitution de l'objet, objet de connaissance donc au fond objet de félicité. La seule raison véritable et essentielle de la passion, qui lui confère toute sa dignité, est de se transposer en passion de la raison.
Dès lors la démonstration (ou plutôt le cheminement doux et suggestif, puisqu'il s'agit d'une lettre privée et intime, contrairement à la lettre-préface officielle des Principes, dédiée à Elisabeth) s'achève dans l'idée que c'est bien le droit usage de la raison (ligne 26) auquel reste suspendue et dépendante non pas la félicité absolue de l'homme (car que savons-nous d'une autre vie, Descartes supplie souvent ses Correspondants de ne pas le questionner sur la théologie positive), mais la félicité relative (« la plus grande » ligne 25), celle liée au contentement en cette vie. Descartes est donc parvenu à conduire son raisonnement avec la plus grande utilité (ligne 27), car Elisabeth connaît à l'époque des problèmes politiques, avec le plus grand agrément (ligne 27), car Elisabeth est une Dame et qui plus est non professionnelle de la philosophie, enfin avec la plus grande douceur (ligne 28), car qui veut convaincre doit renoncer à la violence séductrice de la persuasion, et à amener son interlocutrice à admettre que la vertu n'est pas incompatible avec la vie (elle n'est donc pas impossible). De plus la Correspondante est insensiblement conduite à comprendre que le découragement n'est pas une fatalité, et que le contentement coïncide avec le sentiment de sa propre liberté .En ce sens on peut dire que Descartes dans cet extrait de lettre a réalisé lui-même exactement ce dont il a parlé : en ce sens il n'a pas manqué à la générosité.
Christophe Steinlein (février 2003).
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