Selon toute apparence, la question se présente comme une contradiction dans les termes, puisque le hasard est ce qui, par définition et construction, ne peut être prévu. La définition nominale du hasard semble ne pas pouvoir coïncider avec sa définition réelle. De plus la prévisibilité semble à son tour ne pas pouvoir être incluse dans la définition réelle ni nominale du hasard. Commet prévoir les choses, les événements qui se succèdent dans le temps? La prévision passe-t-elle par l'intuition ou par l'entendement, autrement dit le calcul exact de toutes les possibilités et de toutes les combinaisons?
Le sujet posé, celui du rapport entre le hasard (rencontre de deux séries causales indépendantes) et la pré-vision (vision rationnelle anticipatrice), pose la question du temps. Le temps est en effet l'être objectif même des choses. Il caractérise leur durée, le fait qu'elles sont dures en tant qu'elles durent. Subjectivement il peut être compris comme la forme universelle par laquelle nous percevons le changement. On pourra certes se poser la question de savoir si la pré-vision doit toujours être rationnelle, posant ainsi la question du paranormal. Pour un Dieu omniprésent (présent en tout, partout et toujours), omniscient et omnipotent, le hasard n'aurait plus de sens. Cette suppression du hasard serait due non pas tant à la puissance infinie du calcul, qu'à l'absence de temporalité réelle. Car le hasard désigne ce qui échappe à la tentative légitime d'anticipation dans le temps et de calcul d'un phénomène concevable et observable.
Mais qu'appelle-t-on réellement hasard? Doit-on vraiment éprouver nécessairement le besoin de ce terme? Correspond-il à un concept précis? N'est-il pas plutôt réductible à une figure fantastique et fantasmatique personnifiée (le Hasard), qui dès lors agirait avec et par une certaine unité, qui nous resterait étrangère? Ce qui semble précisément contredire la notion même de hasard. Le hasard peut-il être pensé comme une cause (par hasard), ou une région chaotique et stochastique de l'être, à travers laquelle ce qui passe semble définitivement brouillé?
Bien entendu, le sujet formulé pose implicitement la question de savoir quelle est la nature du rapport entre le temps qui passe et le calcul abstrait. S'ouvre ainsi le problème de savoir comment on peut concilier la présence du réel tel qu'il est réellement, et l'opération de la mesure statistique liée à une structure mathématique. En effet, si d'un côté on construit un modèle statistique permettant de cerner rationnellement l'aléatoire et le stochastique (enchaînement d'aléatoires), ne s'exposera-t-on pas au danger d'atteindre uniquement un schéma plutôt que le réel? Inversement, si l'on refuse de croire que tous les modèles statistiques représentent la vérité du réel, n'est-on pas alors réduit à faire du Hasard, soit une entité mythique, soit le lieu vide d'une impossibilité de dire?
Certes il ne faudrait pas confondre le fait de ne rien avoir à dire du hasard et le fait de pouvoir dire quelque chose sur le hasard, sur ses effets tangibles. On peut rester sans voix sans pour autant que le hasard soit l'indicible. Si en effet l'on croit que l'on peut prévoir le hasard, est-ce bien le hasard que l'on cerne et détermine par la prévision? Ne s'agit-il pas plutôt alors d'un modèle théorique et abstrait qui s'auto-prévoit? Comment dès lors penser le rapport entre d'une part le temps, par lequel tout événement advient en son heure nécessaire, et la structure rationnelle mathématiquement accessible du monde? Le monde est-il totalement prévisible en droit, intégralement calculable par une pure intelligence infinie, de telle sorte que le hasard ne serait la marque pour nous que de notre ignorance et de notre finitude? Ou bien, au contraire, doit-on admettre qu'il y a une créativité absolue du temps qui invente, à chaque moment, de l'absolument nouveau et du radicalement imprévisible? De sorte qu'il nous faudrait peut-être déplacer complètement la notion de hasard, de la sphère scientifique et épistémique, vers la sphère métaphysique.
Que représente le hasard dans l'esprit de l'homme, pour que celui-ci éprouve le besoin de le cerner et de le mesurer rationnellement? Il existe, en effet, très répandue, une certaine inquiétude à propos de l'avenir. Il faut bien avouer en effet que le rapport de l'homme au temps futur et à venir n'est pas pensé par celui-ci de manière très problématique. En effet la plupart des hommes vivent dans le présent, sans s'inquiéter des futurs, toujours trop contingents. Beaucoup aussi vivent dans le silence du passé. On peut penser ici à la question de la loterie. Un individu décide de tenter sa chance à la Roue de la Fortune, ou à tout autre jeu de hasard pur, dont la clé est un gain matériel important sous forme d'argent. On conçoit alors deux manières d'envisager le problème : d'une part, d'une manière parfaitement réaliste et prosaïque, le calcul des chances. D'autre part le calcul statistique et théorique. Dans le premier cas en jouant tel numéro, au Loto ou au Tiercé, on peut espérer le gain. Mais sur quel calcul est fondé cette espérance? Ici entre enjeu une modélisation probabiliste qui est représentée par la notion d'espérance mathématique, définie comme source des produits des gains par leur probabilité. Il s'agit d'une moyenne statistique. L'espoir n'est pas ici connoté de manière psychologique, mais représente la visée d'une moyenne statistique. La théorie des probabilités est une théorie parfaitement fondée en rigueur et en logique. Elle propose des formules et des résultats numériques précis, mais pour une réalité déjà simplifiée et schématisée qui a évacué la contingence du futur. De toutes façons, "Jamais un coup de dés n'abolira le hasard", dit le poète. Ce qui pourrait signifier que toutes les théories probabilistes, aussi fines, performantes et numériquement correctes soient-elles, ne pourront pas réduire le hasard à néant. Tout ce que l'on peut espérer c'est établir des marges d'incertitude à l'intérieur desquelles on reste certains de rencontrer tel type d'événements. Les relations d'incertitudes établies par Heisenberg permettent la certitude d'être dans l'incertitude. En effet, dès lors que l'on prétend déterminer à la fois la position et la quantité de mouvement d'une particule microphysique, on est conduit et réduit ) à penser qu'elle a une existence purement aléatoire et stochastique : sa causalité en effet n'est pas directement assignable, elle reste indéterminée et aléatoire. Ces relations d'incertitude sont là pour nous montrer qu'aucune puissance mathématique rigoureuse, exacte, précise, infaillible-en tant qu'elle est fondée sur des structures logiques ne pourra réduire à néant le hasard, qui apparaît sous sa figure fondatrice comme finalement la pure créativité et inventivité du temps.
Que ce soit dans le domaine des jeux de dés, de loterie (Tiercé et Lotos divers), dans les jeux de cartes -Tarot, Bridge et Poker contiennent toujours une part irréductible de hasard-, le hasard demeure insaisissable et ne pourra être aboli et enfermé dans une structure mathématique précise. La théorie des probabilités depuis le "pari" de Pascal, sa machine à calculer les chances, jusqu'aux plus modernes algorithmes dans la théorie de la mesure des martingales ou espérances mathématiques ne traite pas du hasard, car il est la contingence même du temps. Elle traite seulement de modèles mathématiques qui ne proposent des solutions et des réponses que parce qu'ils sont fondés sur elles. Mais aucune logique ne peut entamer le Hasard.
C'est pourquoi l'homme est plutôt incliné vers un rapport affectif, passionnel et superstitieux envers le hasard. Il ne peut prendre véritablement conscience du hasard et en être rationnellement affecté que lorsqu'il s'y sent personnellement et individuellement impliqué (enveloppé dedans, replié à l'intérieur) et intéressé (immergé, plongé dedans). L'affectivité, dans ce qu'elle a de plus pathologique s'introduit dans la notion de hasard. Rencontrerai-je le grand amour? Si je le rencontre ce sera par hasard, je le sais, ou du moins je le suppute. On a l'impression que le hasard reste l'asile de l'ignorance, comme la volonté de Dieu chez Spinoza. J'aurai beau me préparer longtemps, développer au mieux toutes mes capacités et qualités physiques, intellectuelles, morales, afin d'être le plus ouvert et disponible, j'aurai beau me placer dans les meilleures conditions et circonstances du milieu socio-culturel, liberté, gaieté, insouciance et détachement-, cette rencontre surgira néanmoins par hasard, l'expérience le montre. Par hasard signifierait donc que l'on assigne par ignorance la causalité d'un événement à ce qui par définition en est totalement dépourvu, ce qui constitue une contradiction majeure et indique notre confusion et notre obscurité concernant la structure réelle des choses. Même si par hypothèse, pour une intelligence infinie, tous les parcours ainsi effectués pourront être intégrés entièrement à une rationalité objective (conformément au principe de rectification de Leibniz), il n'en demeure pas moins que l'invocation du hasard prend pour nous la configuration de notre ignorance et de notre finitude.
Le hasard est peut-être un nom supplémentaire donné à l'ignorance, la faiblesse et la finitude humaines. La belle idée de Leibniz selon laquelle il n'est pas une forme ou une configuration dans l'univers dont il serait impossible à un Dieu (autrement dit une rationalité infinie) d'en opérer la rectification càd la déduction intégrale au moyen d'une loi générale, ne change rien à la situation de l'homme dans le monde. Certes les notions de hasard et de déterminisme, selon qu'elles sont respectivement rapportées objectivement à la nature ou subjectivement à nos conditions de possibilité de perception et de pensée peuvent différer diamétralement. Il n'en demeure pas moins que le hasard doit figurer pour l'homme davantage une notion affective et psychologique du ressort de l'espoir et de l'expérience, plutôt qu'un notion purement numérique et mécanique, évaluable et quantifiable par la mesure mathématique.
En ce sens, la formule d'Héraclite demeure profondément originale : "Celui qui n'espère pas ne rencontrera pas l'inespéré, car il est introuvable et aporétique". En effet, il faut chercher ce qu'on ne peut pas trouver pour enfin trouver ce qu'on ne cherchait pas, telle est la loi universelle, le logos profond du réel. C'est dans le maintien de l'aporie que l'on découvre toutes les solutions comme éminemment aporétiques. Toute solution se trouve dans le renouvellement de la position initiale de la question. De plus il n'y a pas de hasard en soi, mais seulement un hasard pour nous dont la révélation, le dévoilement, le décèlement s'opéreraient dans le temps. Espérer est presque le contraire de calculer. Le plus grand joueur d'échecs de tous les temps, poussant le calcul jusqu'aux confins des possibilités humaines, aidé par l'ordinateur le plus puissant, ne peut cependant pas s'empêcher de s'interroger et de se poser la question : "Que vaut-il se passer dans le futur, en ce qui concerne cette partie en cours? Quelle en sera l'issue?" Certes le jeu d'échecs est un jeu réputé sans hasard, et à juste titre. Mais le hasard se définit davantage par rapport à la durée créatrice et contingente, fabricatrice d'imprévisible nouveauté comme dirait Bergson, plutôt que sur l'indétermination ponctuelle des conditions d'un événement. Bien entendu le nombre de possibilités totales pour jouer "n" coups de part et d'autre (n approchant cinquante, raisonnablement dans une partie professionnelle) reste immense mais non incommensurable puisqu'un nombre fini d'éléments ne peuvent engendrer qu'un nombre fini de combinaisons réglées et astreintes à des règle finies. Mais on ne peut rien prévoir, on ne peut qu'attendre et tendre de toutes ses forces vers le déploiement progressif du temps.
Dans la formule d'Héraclite, l'inespéré est le non-calculé, l'absolument étranger à tout calcul. Quand on n'espère pas c'est qu'on est occupé à calculer. Si l'on calcule, on ne peut pas absolument réduire le réel, et le hasard nous échappe complètement, aussi paradoxal que cela puisse paraître. Pour apprivoiser le hasard il faut se montrer soi-même aléatoire : il s'agit de laisser le temps être et se faire, approcher. Le hasard en tant que tel, non comme objet mathématiquement calculable, doit nous intéresser dès lors que nous pensons au temps, à son déploiement et à sa révélation selon la suite d'événements discontinus qui forment autant d'avènements différents. Par exemple, si je pense à ma mort, qui surviendra certainement, je peux déjà concevoir que :"Tous les hommes sont mortels". En effet, "Dès qu'un enfant naît, déjà il est assez vieux pour mourir", dit Rilke. En effet tout être est soumis à l'entropie, à la décomposition graduelle dont la causalité est nettement assignable et assignée. Mais d'un autre côté je peux toujours dire que je meurs par accident, par pure contingence, parce que ma propre causalité ou série causale (la suite de mes états successifs) rencontre une autre causalité indépendante. "Le hasard, dit Cournot, est la rencontre de deux séries causales indépendantes". C'est ce qu'on appelle le fortuit, autrement dit un accident qui advient de l'extérieur, contingentement et qui altère et modifie un parcours indépendant et étranger. Parallèlement à cette causalité idéalement assignable, notre existence est un tissu d'accidents, de hasards et de rencontres fortuites. "Tout existant, dit Sartre, naît par hasard, se prolonge par faiblesse, meurt par rencontre".
Donc ma mort adviendra, arrivera incidemment, accidentellement, fortuitement, aléatoirement. Je ne peux pas la prévoir, la voir par avance. C'est ce que soulignait Foucault, dans un entretien, de manière tragique mais non sans son humour accoutumé :"Je ne sais rien. Je ne sais même pas la date de ma mort". La mort est-elle programmée de manière déterminée, ou bien est-elle laissée et livrée à l'abandon du hasard? La réponse n'est pas elle-même déterminée car son sens est lié à la question même et à sa possibilité pour une intelligence humaine, finie, de se représenter l'alternative. Certes, je peux même imaginer un nombre innombrable de mises en scènes. Je peux même verser un moment dans l'hallucination en pré-disant, en énonçant par avance suivant un fatalisme hallucinatoire et hallucinogène, celui du médium, de l'extra-lucide ou du voyant-, que tel scénario adviendra à coup sûr. Mais au fond nous ne sommes sûrs de rien, le temps reste maître en toutes choses. "La vie est le bouffon du temps", dit Shakespeare. Car le temps nous mène inexorablement au cours de notre vie vers la Mort, ce maître absolu.
La notion même de hasard continue à fasciner l'homme parce qu'elle représente un défi à sa capacité rationnelle de numérisation et de quantification par le calcul et la mesure. L'homme est un être pensant mais pris par le tissu du réel matériel il se voit contraint de calculer. Calculer, c'est obtenir une position de sécurité, une garantie par rapport au caractère inconnu, étrange, vaguement hostile, du réel immense. Car calculer, c'est s'appuyer sur un déterminisme éminemment prévisible qui ne trompe pas et auquel on peut s'attendre. L'intuition inquiète, alors que le calcule rassure, pourrait-on avancer en parodiant une formule du peintre Georges Braque ("L'Art inquiète, la science rassure"). Cependant il est curieux et intéressant de constater que les théories et les calculs sur les phénomènes aléatoires ne sont pas directement liés à la survie terrestre de l'homme, car ils restent de l'ordre de la curiosité intellectuelle et d'une sorte de luxe culturel. Peut-être n'y a-t-il rien dans la nature qui serait vital à l'homme et à quoi celui-ci ne pourrait qu'accéder approximativement, par un calcul des chances qui ne peut faite espérer tout au plus que la détermination de certaines marges. Dès lors tout ce dont l'homme a besoin il peut le calculer et le prévoir très exactement, précisément et rigoureusement par des méthodes et des techniques fondées sur une causalité entièrement explicite.
On peut donc en déduire que si l'homme s'intéresse au hasard, c'est uniquement pour des motifs désintéressés de contemplation théorique, et pour relever la contingence du temps qui nargue nos capacités calculatoires. Mais jamais un coup de dés, autrement dit une théorie de la mesure en probabilité, n'abolira le hasard, privilège intime et extatique du temps.
On pourrait même aller plus loin et supposer que l'idée d'un dieu laplacien qui, à chaque instant, connaîtrait la position et le mouvement de toutes choses, et dont l'immense puissance analytique pourrait se représenter la causalité intégrale en abolissant les moments du temps (passé-présent-avenir) reste une hallucination, une chimère, un délire de la raison, et l'expression d'un désir dont la réalisation n'est ni possible ni souhaitable. En effet, d'une part on ne peut faire l'économie du temps, dont la contingente créativité demeure incontournable. D'autre part la pensée du hasard est beaucoup plus riche, stimulante, intéressante que son calcul qui reste toujours une belle construction abstraite et cohérente, certes, mais qui n'entame rien de la réalité intime du hasard lui-même.
Le hasard authentique apparaît donc comme celui qu'on ne peut pas prévoir, car il correspond à l'immensité et à l'incommensurabilité du temps. Il demeure l'élément et l'aliment de tout ce qui devient en tant qu'il advient sans raison. On ne peut dès lors espérer le réduire et le ramener, par le biais de l'artifice d'une raison calculante et infinie, à un processus causal, car il reste contingent, de toute nécessité.
Christophe Steinlein (septembre 1992).
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