samedi 8 juillet 2017

Ici et maintenant

Si l'on cherche d'abord, en première analyse, à examiner le contenu formel de l'expression "ici et maintenant", on s'apercevra qu'elle est constituée par deux adverbes : l'un de lieu ("ici" s'opposant par exemple à "ailleurs"), et l'autre de temps ("maintenant" s'opposant par exemple à "plus tard"). Du point de vue du sens courant et commun, de l'acception immédiate, cette expression se rapporte à une volonté, propre à un sujet pensant et agissant, raisonnable mais fini, de se situer, ou plus exactement de se déterminer dans l'espace et le temps, quant au lieu et à la durée, éventuellement aussi de montrer de montrer une emprise sur eux par le commandement impératif de se rendre à une nécessité que l'on exige par maîtrise "ici et maintenant".

Ainsi, "ici et maintenant" (hic et nunc, en latin, ενθάδε και νυν, en grec) peut être la représentation immédiate d'un sujet qui se commande d'agir en saisissant le kaïros, le moment opportun — ou le défaut de la cuirasse dans la connexion des causes et des effets —, l'instant propice avant lequel il n'est pas encore temps et après lequel il n'est déjà plus temps. Le "ici et maintenant" fait donc référence à une conscience réfléchie qui perçoit — par un point de vue et une perspective privilégiés qu'elle se donne à elle-même en les choisissant subjectivement — une détermination du lieu et de la durée, en dehors de laquelle elle s'efforce de ne plus rien percevoir, toute concentrée dans son actualité, attentive aux conditions précises de son activité ponctuelle.

L'expression "ici et maintenant" pose donc un problème fondamental. Si l'on veut la composer de deux éléments, initialement pris comme séparés, on éprouvera la difficulté de savoir comment concilier ces deux notions, "ici" et "maintenant". En effet, elles sont apparemment hétérogènes puisque l'une est liée au lieu, à la situation spatiale, à la localisation ponctuelle, tandis que l'autre se rapporte à la durée du vécu subjectif. L'expression "ici et maintenant" n'aura plus alors aucune unité, elle sera composite et n'exprimera que la confusion d'une opinion courante suivant laquelle on peut mélanger sans vergogne ce qui appartient à des genres séparés. Si, inversement, on décide résolument de saisir cette expression dans sa totalité, dans sa globalité, on se trouve alors devant la difficulté de savoir par rapport à quelle représentation on va pouvoir penser cette expression. Signifie-t-elle qu'un sujet prend un certain point de vue (métaphore spatiale) sur sa situation et les conditions qui lui sont faites? Mais alors que faire du "maintenant"? Inversement, signifie-t-elle qu'un sujet saisit le kaïros, l'instant propice, le moment opportun, mais alors que faire du "ici"?

Suffit-il donc d'invoquer un lieu, de saisir un moment, pour épuiser — par une adjonction problématique parce qu'hétérogène — l'actualité même d'une subjectivité raisonnable mais finie, percevante et apercevante (consciente), qui cherche légitimement et méthodiquement à s'appuyer sur un ordre rationnel pour assurer l'effectivité de son action, et plus généralement, de son activité? N'est-il donc pas nécessaire, dans ces conditions, de critiquer l'apparente confusion de cette expression, dans l'esprit du sens commun, afin de lui faire retrouver sa signification authentique? Celle-ci n'est-elle pas l'actualité d'une subjectivité qui pense et agit dans et par les conditions qui lui sont faites par sa nature propre?

On peut d'abord considérer la définition que donne Leibniz de l'espace comme "ordre des coexistences" et du temps comme "ordre des successions". On pourra alors comprendre que le lieu est la perception, sur fond de cet ordre total qui règle les rapports des choses entre elles, d'une limite que le sujet assigne à l'objet de sa perception. Cette limite n'est certes pas arbitraire, mais elle correspond à un découpage, suivant les lois de la perception, d'une partie de l'espace. Le sujet prononce alors le mot "ici", quand il focalise ou stigmatise une portion ou une région déterminée de l'espace, suivant ce qu'il a choisi de percevoir. Mais cette visée est extérieure et doit correspondre à un accord unanime des perceptions de chaque individu. De même, la notion de "maintenant", si elle doit être déterminée objectivement, implique que les sujets percevants se trouvent dans un même référentiel. Ou tout au moins cette expression indique que l'on dispose de formules de transformation exprimant rigoureusement les lois de passage d'un référentiel à un autre en conservant la simultanéité supposée des diverses perceptions de ce même "maintenant".

Mais déjà, quant à l'objectivité d'une perception extérieure et commune d'un "ici" et d'un "maintenant" séparés, un problème fondamental surgit quant à la caractérisation indubitable de l'objectivité de ces perceptions de l'"ici" et du maintenant "extérieurs". C'est précisément la réflexion bergsonienne qui peut nous orienter initialement dans une critique de l'idée commune, ou plutôt du préjugé immédiat, suivant lequel les déterminations du "ici" et du "maintenant" sont homogènes et correspondent toutes deux à des perceptions extérieures, calculables et mesurables. En effet Bergson a traité du problème du lieu (et donc de la détermination objective ou subjective de l'ici) dans sa thèse latine sur L'idée de lieu chez Aristote (de loco aristoteles senserit). Mais il a aussi traité du problème de la simultanéité (et donc de la détermination objective et subjective du maintenant), dans sa conférence Durée et simultanéité, où il procède à une mise au point en ce qui concerne sa controverse fondamentale avec la théorie de la relativité restreinte.

En effet, d'abord dans l'idée de lieu on trouve la nécessité d'une limite que le sujet détermine comme un lieu fixe, soit qualitativement, par sa perception, soit quantitativement, par le calcul. Mais tout le problème est que, pour le lieu comme pour la durée, les limitations qualitatives (par la perception) et quantitatives (par la mesure et le calcul) ne sont pas du tout homogènes. Déterminer un lieu, donc un "ici" — qui s'oppose à un "ailleurs" qui est un autre "ici" ou un "là" —, c'est circonscrire par une limite une portion d'espace. Mais précisément cette limite n'existe pas objectivement et intrinsèquement dans les choses, elle est le produit d'une activité de perception. Les limitations et les localisations mathématiques, pour calculables qu'elles soient, n'appartiennent pas de manière inhérente et intrinsèque aux choses, mais doivent être rapportées au sujet percevant, qui, certes, s'appuie sur une structure mathématique commune de l'esprit.

Cette idée de la relativité du lieu, par rapport à une structure commune de la perception, rend impossible, contrairement à ce que pensait Aristote, la structuration de l'espace en lieux privilégiés. L'espace est donc isotrope, il conserve les mêmes propriétés, le même structure dans toutes ses directions. Pour Bergson, dans sa critique de l'idée aristotélicienne du lieu, les enveloppes extérieures et intérieures dont l'interface est la limite déterminent tel ou tel lieu —ou, comme on voudra, tel ou tel "ici", comme perception extérieure, ponctuelle, mesurable et calculable. Mais elles n'appartiennent pas intrinsèquement aux choses, elles font seulement partie intégrante de la forme même du jugement perceptif qui en retrouve comme l'esquisse en pointillé et en filigrane, au moment où il actualise sa perception conformément à ses propres conditions de possibilité.

Par ailleurs, la critique que Bergson adresse à la notion relativiste de simultanéité dans sa sa conférence Durée et simultanéité est issue de la même méthode. Il s'agit de faire comprendre que la perception des "maintenant", comme représentation de simultanéités calculables et observables, ne peut pas être extérieure. Car sinon elle se ramènerait au problème précédemment traité de la perception extérieure du lieu, dont le "ici" serait l'expression d'un accord des esprits quant à cette localisation apparemment objective. En effet, pour Bergson, la perception des "maintenant", au sens authentique de la conscience de l'installation de soi dans la durée créatrice, ne peut être qu'intérieure. Car si elle prétend devenir calculable, mesurable, elle s'extériorise et devient la perception d'un "ici".

Ainsi, la critique scientifique qui adresserait à l'"ici" et au "maintenant" du poète ou du penseur le reproche d'être trop flous, de n'être pas suffisamment fondées sur la précision du calcul et de la mesure spatiale, serait précisément déplacée. Car pour Bergson ce sont, inversement, les mesures scientifiques du temps qui, pour précises qu'elles soient, sont irréelles, au sens où l'authentique réalité ne se mesure pas — seules des images figées peuvent se mesurer —, mais se vit intérieurement dans la durée créatrice. Les localisations et les focalisations spatio-temporelles ne sont qu'un jeu abstrait de l'esprit : "ici" et "maintenant" désignent des réalités beaucoup plus profondes de la conscience. Car la science mesure et calcule l'espace, et elle ajoute, arithmétiquement pour ainsi dire, une nouvelle détermination, celle du rapport entre le mouvement et l'espace parcouru — qu'elle nomme improprement le temps. C'est pourquoi les "ici" de la science ne sont que des mots abstraits, quoique déterminables objectivement et rationnellement. Ils font l'accord des esprits, même au prix des formules de transformation, dites de Lorenz, qui président au passage d'un référentiel à un autre. Ils correspondent certes à un besoin mathématique de l'esprit, et aussi à la nécessité pour l'homme de maîtriser par la technique un ensemble minimal de phénomènes naturels. Mais ils donnent une image illusoire de ce que peut véritablement être le lieu de la conscience percevante. Cette constatation est encore plus claire en ce qui concerne les "maintenant" de la science. Pour Bergson celle-ci établit des simultanéités entre les événements, en d'autres termes des représentations soi-disant communes des "maintenants" représentés par chaque esprit. Mais pour Bergson, ces simultanéités ne sont au fond que des représentations abstraites, spatialisées et donc figées, des clichés ou des instantanés rétrospectifs, de la véritable durée créatrice.

Comment donc saisir globalement cette expression "ici et maintenant"? Il est désormais clair qu'on ne peut pas construire du "maintenant" à partir de l'"ici"? Cette expression "ici" et maintenant" ne doit-elle pas être prise, en son ensemble, comme représentation, par un sujet percevant, apercevant, réfléchissant et agissant, de sa propre actualité? Cette expression n'est-elle pas le signe essentiel, pour un sujet, de sa façon d'être en acte dans sa coïncidence à soi relativement aux conditions d'espace et de temps auxquelles sa nature l'astreint?

L'expression "ici et maintenant" peut être comprise comme la représentation d'une actualisation du sujet agissant dans une situation donnée. Certes, agir, autrement dit produire un acte effectif, consiste pour Bergson à tirer de soi plus que soi-même, ce qui signifie créer et participer de l'évolution créatrice, de l'énergie spirituelle et du mouvement de la pensée. Mais la condition de l'agir est de se soumettre aux lois qui règlent les conditions de l'existence humaine. Or, ces lois, pour nous, se rapportent nécessairement à l'espace, au temps, et à la causalité. Mais le "ici" est ici plus que la simple détermination géométrique d'une portion particulière d'espace. Le "maintenant est maintenant plus que la simple marque géométrique d'un moment du mouvement. En somme le "ici et maintenant" doit trouver ue réalité plus haute que la simple occasion ponctuelle et extérieure de l'action.

En effet, du point de vue du sens commun, le "ici et maintenant" donne l'idée d'un opportunisme qui saisit le présent et en jouit pleinement, en voulant exploiter sans vergogne, ni atermoiements ou scrupules, les possibilités du moment. Comment reconsidérer ce pragmatisme et cet utilitarisme hâtif dont l'impulsivité aveugle ne peut se satisfaire que de l'immédiat, de l'éphémère et du fugitif? Comment tempérer cette inclination au raccourci et à l'abréviation? L'émergence d'une conscience complète de soi n'est en effet possibilité que dans l'élément de réfrènement du désir, dans la médiation du sursis et du suspens. Il convient cependant de remarquer que dans le sens couramment exprimé de "ici et maintenant", se trouve contenu le sentiment d'une urgence, d'un besoin impérieux qui n'évite donc ni la prévention — suivant laquelle le meilleur est toujours ce qui est spontané —, ni la précipitation (par laquelle on supprime des médiations pourtant nécessaires à la maturation de l'action).

Cependant on peut interpréter cette expression d'un double point de vue, à l'intérieur du domaine pratique de l'existence humaine. On peut d'une part la comprendre comme une volonté épicurienne de mesure et d'ordre, dont la modestie toute raisonnable et rationnelle s'exprime par le célèbre "carpe diem" : " (re-)cueille le jour" ("ici et maintenant", pourrait-on ajouter). On peut d'autre part l'expliciter comme une volonté de puissance tyrannique, déraisonnable et irrationnelle, qui s'emporte loin d'elle-même et se met hors de soi en exigeant une domination totale, ici et maintenant, de la nature et de ses lois (pourtant éternelles, immuables et universelles, qui sont partout et qui prennent à jamais leur temps).

Cette volonté épicurienne de se mesurer à l'aune de soi-même, en se limitant quant à l'espace par son jardin intérieur et quant au temps par son emploi du temps, a déjà animé un Pascal quand, dans ses Pensées, il montre l'utilité d'un point de vue nouveau sur l'"ici" et le "maintenant" : "Que l'on considère les occupations de hommes, on les trouvera toutes tournées vers le passée et vers l'avenir...Nous ne vivons pas, mais nous espérons de vivre. Ainsi, espérant toujours d'être heureux, il est inévitable que nous ne le soyons jamais". D'un autre côté et symétriquement, on peut songer à Sénèque qui, dans son opuscule De la brièveté de la vie (De brevitate vitae) se montre un tant soit peu épicurien en ce qu'il décide raisonnablement de chercher à jouir le mieux possible d'une organisation de son temps, càd de son "maintenant". On prend ainsi ponctuellement à travers ces deux exemples la mesure d'une sagesse épicurienne qui cherche à s'installer, modestement mais profondément, dans son maintenant, càd dans cet acte par lequel nous tenons bien en main cette coïncidence de soi à soi qui mène à la sagesse et à l'éternité, comme actualisation constante de sa propre nature.

D'un autre côté, du point de vue du lieu, dans lequel, pourrait-on dire, on doit s'installer avec soi-même, Pascal nous laisse entendre ce que doit être notre véritable "ici" matériel (car le véritable lieu spirituel reste, pour ce fervent croyant, le coeur ou le charité du Christ). "J'ai découvert que tout le malheur des hommes vient de ce qu'ils ne savent pas rester en repos seuls dans une chambre". La chambre solitaire et isolée, recluse et retranchée, exprime précisément la métaphore de notre intériorité. Notre véritable "ici" c'est donc précisément nous-mêmes, en tant que la raison individuelle se mesure à sa propre aune, et évite ainsi la démesure (hybris) du tyran, qui, toujours hors de lui-même et comme emporté, exige sans cesse et dérisoirement que le monde entier gravite autour de lui et que les "ici" et les "maintenant" de chaque subjectivité s'abandonnent et s'aliènent "ici et maintenant", aux pieds du tyran qui, comme Caligula, veut la lune "ici et maintenant".

Pas davantage, après cette interprétation épicurienne de la sagesse du "ici et maintenant", ne peut-on comprendre que cette expression se rapporte à un exercice du kaïros, au sens de l'opportunisme, de l'arrivisme et du pragmatisme le plus occasionnaliste. Certes, on perçoit une dimension authentique du kaïros, comme entéléchie d'un sujet agissant, qui atteint sa finalité propre en même temps qu'il atteint, par son énergéia développée, le but de l'action qu'il se proposait. Mais cette définition aristotélicienne authentique du kaïros ne peut être assimilée au calcul géométrique des prévisions de l'action du sujet sur les choses en fonction des lois auxquelles elles sont soumises.

Il existe donc deux interprétations erronées du "ici et maintenant". D'abord celle du commandement tyrannique et démesuré, incapable de rentrer en soi-même. Ensuite celle de l'opportunisme pragmatique le plus trivial. Dans les deux cas on constate la spatialisation abusive de l'"ici" et du "maintenant", peut-être à cause de l'illusion selon laquelle on croit que l'espace peut être davantage maîtrisé que le temps. Lagneau ne dit-il pas que "l'espace est la marque de ma puissance, et le temps la forme de mon impuissance"? On peut, dans une certaine mesure, prendre possession de l'espace, le structurer, le construire et l'exploiter suivant des lois, parce qu'il est en son essence toujours identique à lui-même. Alors que le temps est irréversible, inexorable, il ne suspend jamais son vol (selon Lamartine), ou bien s'il le suspend, ce n'est que très momentanément, car la suspension supposée du temps serait elle-même dans le temps selon la célèbre remarque d'Alain.

Cependant, le temps, lui aussi, apparaît comme spatialisé, dans ces deux interprétations immédiates du "ici et maintenant". Dans l'interprétation commune, le "ici" est posé comme lieu géométrique, visé de l'extérieur et susceptible d'être brutalement arraisonné suivant les lois de l'espace. Le "maintenant" est alors construit sur une base spatiale, comme localisation d'un point sur la trajectoire d'un mobile en mouvement. On confond ici, dit Bergson, le trajet (véritable mouvement intérieur, et la trajectoire, qui n'en est que le squelette figé et rétrospectif. L'homogénéité est alors retrouvée au prix d'une dénaturation radicale de la durée. Un "maintenant" spatialisé peut certes s'ajouter arithmétiquement à un "ici", mais il n'est plus alors véritablement un "maintenant".

Il en résulte donc que la seule condition qui permette de saisir globalement le "ici et maintenant", tout en maintenant un "et" en quelque sorte explétif qui ne serait effectif que pour éclairer de deux points de vue complémentaires une même réalité, est de se situer cette fois en dehors de toute référence à l'espace et au temps. Mais dans quelle mesure donc peut-on faire de l'actualité l'idée même signifiée par l'expression "ici et maintenant"?

Il faudrait cependant commencer par épurer cette notion d'actualité, de toute connotation événementielle, parce que celle-ci en effet dénature l'idée qu'elle pourrait prétendre illustrer. Un événement, certes, reste toujours ce qui compose, pour le journaliste d'abord, pour l'historien ensuite de manière plus profonde, la notion d'actualité. Car un événement est d'abord ce qui est déterminé par un "ici" (un lieu géométrique) et par un "maintenant" (une séquence particulière d'un mouvement d'ensemble), et qui ensuite devient rapidement emporté par l'écume des jours pour ne se conserver d'une autre manière que dans le souvenir. Mais ce qui apparaît, au sens journalistique, comme la plus brûlante actualité, devient rapidement désuet et hors de propos. Parce que précisément il ne contient pas en acte ce qui constitue l'authentique actualité, en d'autres termes l'installation de soi-même dans sa forme due et sa nature propre, avec laquelle on ne cesse alors plus de coïncider. C'est pourquoi, comme le précisait Fénelon, "Le bon historien n'est d'aucun temps ni d'aucun pays". Non seulement il doit s'abstraire de sa propre époque, mais il ne doit pas s'installer abusivement, surtout, dans l'époque qu'il prétend penser. Pourtant, on peut considérer que nul ne peut passer au-dessus de l'esprit de son temps ni au-dessus de son époque. L'esprit semble enfermé dans un "ici et maintenant" historique qui le menace et l'expose à la facilité du journalisme le plus aveugle.

Certes, le contenu que l'esprit confère à ses représentations est déterminé par les conditions historiques dont il se nourrit et dont il vit. Mais la forme même de l'exercice de l'esprit demeure, elle est intemporelle, inactuelle, parce que précisément pleinement en acte. Ce qui un jour est à la mode et semble profiter de l'apparente intensité du "ici et maintenant", est aussi ce qui sera le plus rapidement démodé. Mais au fond, cette volonté journalistique illusoire de croire qu'un événement; ici et maintenant, qui fait l'actualité ou qui est d'actualité, possède de ce fait une authentique actualité, peut s'interpréter comme le symptôme d'un mimétisme et d'un psittacisme qui dénonce maladroitement, et sans le vouloir, le besoin intérieur de retrouver un authentique "ici et maintenant" dans l'actualisation continue d'une coïncidence à soi, qu'on peut nommer d'une certaine manière : éternité. Et lorsque Spinoza affirme que "Nous sentons et nous savons par expérience que nous sommes éternels" (sentimus et experimurque nos aeternos esse), il ne cherche pas à prendre dérisoirement et risiblement le contre-pied de ceux qui affirmeraient tout aussi arbitrairement que "Tout est éphémère et mobile" (pour Héraclite par exemple, tout est mobile, les "ici et maintenant" ne recouvrent aucune épaisseur et se succèdent indéfiniment). Mais au contraire, il veut signifier qu'au plus profond de l'expérience intérieure — quand la pensée coïncide, par son acte, avec elle-même —, alors le sujet atteint son entéléchie. En d'autres termes, il se tient et se maintient dans un authentique maintenant, qui est la nécessité de sa nature propre et intrinsèque.

Dans ces conditions on comprend alors qu'on n'a pas à composer artificiellement la notion de lieu — que l'on déterminerait de l'extérieur —, avec la notion de durée, que l'on identifierait abusivement — en l'extériorisant — à la structure d'un mouvement. Mais au contraire, il apparaît que dans une définition authentique du "ici et maintenant" par la notion même d'actualité, le "maintenant" se déduit du "ici". En effet ce phénomène reste possible et effectif dans la mesure où le sujet, plein de sa propre actualité, maîtrise son espace intérieur, son "ici", et ne cherche pas à sortir ou s'emporter hors de lui-même. Mais au contraire, en maîtrisant son corps, ses sens, son imagination, ses pulsions et ses passions, le sujet rentre en lui-même et s'y installe méthodiquement et rationnellement. Alors, en se maintenant fermement lui-même, en se tenant lieu de tout, il constitue sa propre temporalité. Inversement, la ferme et constante résolution de revenir à soi-même par l'exercice d'une sorte de création continuée de soi-même qui seule peut nous faire véritablement durer, entraîne l'édification d'un lieu propre. Ce lieu est la véritable méthode, en d'autres termes le chemin que l'on doit suivre pour éviter d'être partout et nulle part. Il est donc difficile, mais possible de se tenir toujours dans le "ici et maintenant" véritable. Et comme le souligne Kierkegaard, "Ce n'est pas le chemin qui est difficile, mais c'est le difficile qui est chemin".

On peut ainsi parvenir à comprendre que le "ici et maintenant" (hic et nunc, entadè kaï nun) ne peut être que le point de vue subjectif, mais pourtant nécessaire, d'une conscience de soi qui a pris pleine possession de sa nature propre. Elle s'élève alors au-dessus de l'événementiel éphémère, au-dessus de l'opportunisme brutal, enfin au-dessus de la tyrannie dérisoire contre les lois du monde qui sont éternelles et universelles. "Ici et maintenant" n'est donc pas la représentation illusoire d'une ponctualité et d'une instantanéité abstraites. Mais il s'agit plutôt de l'expression pratique d'un serment à soi-même, comme le dit Alain, de se maintenir dans son actualité propre, qui doit nous tenir lieu de tout.

Dans ces conditions, la conscience de soi qui prononce adverbialement et conjointement "ici et maintenant" ne doit pas affirmer et proférer cette expression exceptionnellement, dans les grandes occasions, car alors cette détermination de soi serait inconsistante. Mais on doit conférer à cette expression la densité, l'intensité, et l'épaisseur d'un recommencement constant de la pensée et de l'action, dont la forme la plus haute est la contemplation rationnelle de la nécessité du temps et de l'espace, et de la loi qui nous amène inexorablement à les maîtriser dans l'intériorité.

Christophe Steinlein (avril 1991).

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