jeudi 6 juillet 2017

Peut-on penser le temps?

Ce qui peut paraître motiver, en première analyse, la question de savoir si l'on peut penser le temps, est la constatation d'une équivocité fondamentale, et apparemment irréductible, dans la définition du temps. Ou bien, en effet, on tient à penser globalement et d'une manière immédiate et intuitive la réalité du temps, telle qu'elle peut s'offrir quotidiennement à l'expérience. Mais alors on s'expose au danger de ne rien penser du tout, ou du moins de n'avoir que des pensées confuses. Ou bien, au contraire, on cherche d'emblée, dans un souci de rigueur et de précision conceptuelle, à différencier le temps en ses diverses déterminations abstraitement représentées : temps mathématique, durée intérieure vécue, temps historique, idée religieuse du temps comme avènement progressif de la fin des temps et du jugement dernier, etc. Mais alors on s'expose au danger de perdre de vue ce qui fait l'unité du temps en sa notion même.

Saint Augustin, en ses Confessions, avait déjà souligné l'ambiguïté, l'équivocité problématique d'une double exigence de l'esprit. Il s'agissait pour lui d'une part de la nécessité de définir le temps et d'en produire une représentation claire et univoque. Mais d'autre part il constatait l'impuissance à satisfaire une telle exigence pourtant légitime et constitutive de l'esprit. "Qu'est-ce donc que le temps ?", demandait-il. Et il constatait : "Si on ne me le demande pas, je le sais. Mais si on me le demande et que je veuille l'expliquer, je ne le sais plus."

Il est clair que toute l'ambiguïté du temps vient ici du fait que "savoir", qui est de l'ordre de la pensée, ce qui n'est pas exactement l'entendement, n'est pas pris dans le même sens suivant ses deux occurrences ("je le sais" et "je ne le sais plus").Y aurait-il donc une pensée impensable, non rationnelle, du temps ("je le sais", quand je ne l'exprime pas)? Et parallèlement, y aurait-il une pensée exprimable, mais qui ne portât pas sur l'authentique réalité du temps, mais seulement sur une représentation abstraite ("je ne sais plus" le véritable temps, quand j'exprime une simple représentation abstraite du temps)?

Le problème posé à la réflexion peut donc être de savoir comment penser réellement (validement) ce qui toujours s'écoule, et non sa représentation abstraite, puisque la pensée ne peut saisir que des objets immuables? Corrélativement, comment penser le temps puisque l'objet de la pensée est ici impliqué dans l'acte même de celle-ci, comme sa condition de possibilité en tant que le temps est la forme générale du sens interne?

L'alternative est donc clairement dessinée. Ou bien on peut penser le temps, mais à condition qu'il ne soit plus qu'une représentation abstraite, diversifiée en la multiplicité de ses déterminations (mathématique, durée intérieure, historique, religieuse). Ou bien on est dans le temps, mais on ne peut alors en produire aucune représentation déterminée intégralement (suivant la catégorie de la totalité), parce qu'alors l'objet est condition de possibilité de sa représentation. En somme, si le temps est d'abord une réalité subjective (vécue), comment peut-on en produire une représentation objective (pensée)?

Ce pourra donc être un enjeu pour la réflexion que de savoir en quoi on peut refuser la formule de Lagneau dans ses Célèbres leçons et fragments : "L'espace est la forme de ma puissance, le temps est la marque de mon impuissance"?

En effet, il faudra choisir comme fil conducteur de la réflexion l'exigence de chercher l'unité de sens de la possibilité logique et de la possibilité effective de penser l'unité des déterminations du temps (comme temps intérieur de la durée, comme temps mathématisable, comme temps historique ou religieux). Mais il s'agira de savoir en même temps si vraiment le temps peut rendre l'esprit impuissant à le penser et le condamner à subir son cours inexorable. Le temps serait alors réellement la marque de mon impuissance, alors qu'au contraire l'esprit peut agir sur l'espace et le comprendre objectivement par les lois de la géométrie. Ou bien, au contraire, cette diversité apparente dans la détermination hétérogène du temps n'est-elle pas en réalité ontologiquement première, et irréductible, ce qui rendrait alors possible la pensée du temps?

Il s'agit d'abord de montrer comment la notion même de temps est problématique en tant que sa détermination abstraite, mathématique, est insuffisante pour épuiser toutes les richesses de son contenu. Il appartient précisément aux lois de l'esprit et de la pensée de forger rationnellement le concept de temps afin de produire une représentation adéquate du mouvement. C'est ainsi qu'Aristote, dans sa Physique, avait déjà noté la co-naturalité, la con-substantialité du temps et du mouvement, indissociables mais pourtant irréductibles l'un à l'autre. "Le temps est le nombre du mouvement : il n'est ni le mouvement ni sans le mouvement". On peut donc se poser ici la question de savoir s'il s'agit de la réalité même du temps et non d'un artifice mathématique destiné à produire une représentation simplifiée du mouvement.

Il est évident que dans toute représentation mathématique du mouvement, le temps est lié à la vitesse acquise et à l'espace parcouru, ce qui suffit déjà pour soupçonner que le temps, en tant que notion indépendante et autonome, ne peut pas être donné intégralement dans cette définition. On remarque donc surtout que dans la formule d'Aristote se tient et se trouve toute l'ambiguïté de la pensée du temps. En effet, si on pense qu'on ne peut pas penser le temps sans le mouvement, alors on en fait un pur objet mathématique, une pure représentation abstraite. Inversement, si on pense qu'on ne peut pas penser que le temps soit identique au mouvement, alors on avoue qu'il participe d'une réalité qui n'est pas mathématiquement pensable, et qui donc semble apparemment confuse.

La solution de cette difficulté peut être qu'on ne peut connaître le temps, qu'en tant qu'il n'est pas lui-même une substance, mais seulement un instrument de la représentation mathématique. Inversement, si on pense le temps "tel qu'en lui-même enfin l'éternité le change" (Mallarmé, Brise marine), alors il faut se résigner à ne pas le connaître. Suivant la distinction faite par Kant dans sa Critique de la raison pure, l'entendement (Verstand) donne à connaître en produisant des concepts qui "épèlent les phénomènes pour les lire comme les éléments de toute expérience possible". Alors que la raison (Vernunft) donne à penser en produisant des idées dont la fonction est celle d'un usage régulateur de l'entendement pour unifier et achever l'expérience possible. Dès lors il est clair que la question posée est bien de savoir si on peut penser le temps et non pas de savoir si on peut le connaître.

En effet, connaître le temps signifierait en produire le concept, suivant les lois de l'entendement adéquat à la représentation rationnelle et mathématique du réel, comme ensemble de corps en mouvement. Rappelons à ce titre que, suivant la définition aristotélicienne dans la Physique de la physique comme science des êtres en mouvement, le temps de la physique est donc bien le temps mathématique, et non la durée vécue par des êtres physiques vivants.

Ainsi on peut effectivement à la fois au sens logique de la validité et au sens réel de l'effectivité même de cet acte de l'esprit, connaître le temps. Mais alors il s'agit d'une représentation abstraite, quantifiée (et donc discrète, discontinue), spatialisée, des lois du mouvement. En quoi la pensée du temps ne peut aucunement se réduire à la connaissance des lois générales de tout mouvement physique, c'est ce que montrent clairement tous les paradoxes du temps et du mouvement soulevés par l'Ecole éléatique.

Si le temps est un simple nombre, il est une quantité discrète et ponctuelle. Il est donc une limite, autrement dit un pur néant puisque "n'est rien ce qui n'augmente ni n'agrandit en rien ce à quoi on l'ajoute, et rien non plus ce qui ne diminue ni n'amoindrit en rien ce à quoi on le retranche" nous dit Zénon d'Elée.

En effet, puisque le temps est le nombre du mouvement et rien d'autre, et que toute trajectoire peut se représenter spatialement, à tout point de celle-ci correspond bi-univoquement un temps. C'est alors la porte ouverte à tous les sophismes, en particulier celui selon lequel le temps ne s'écoule pas, puisque pour passer d'une date t l à une date t 2 ultérieure, il aura fallu passer par une date intermédiaire t 3 ultérieure à t l mais antérieure à t 2, et ainsi de suite à l'infini. Si bien que dans ces conditions le temps ne s'écoule pas et que le monde est inchangé depuis la date initiale de son commencement.

Ici, c'est donc parce qu'on a abusé de la faculté de connaître le temps au sens mathématique qu'on s'est condamné à ne plus pouvoir penser le temps. Autrement dit, l'esprit réduisant tout être du temps à une représentation mathématique du mouvement en est venu à l'impuissance de penser le temps comme une totalité homogène continue et indécomposable en sa réalité même. Ce qu'on décompose ainsi à l'infini par l'entendement, ce n'est pas le temps en lui-même qui, comme le rappelle Kant, est un tout donné avant ses parties (compositum ideale, comme l'espace). Mais au contraire, le temps artificiel de la science et de la vie sociale apparaît comme une représentation abstraite d'abord composée artificiellement d'une infinité de parties. Spinoza dans L'Ethique montrera bien qu'on ne peut pas penser la réalité continue, homogène et infrangible du temps comme la réalité discrète du nombre. "Il est aussi vain, dit-il, de vouloir composer la durée à partir d'instants, que de former un nombre en additionnant des zéros".

Dès lors, comment concilier la double nécessité que, d'une part, il existe une réalité du temps qui échappe à toute mathématisation parce qu'elle est intime et subjective en tant que vécue. Et d'autre part, qu'il faille nécessairement penser objectivement cette réalité, car la pensée est la condition de possibilité unificatrice et totalisatrice de toute représentation conceptuelle du réel? D'un côté en effet, on se trouve en présence de la pure représentation, certes objectivement purement abstraite. Elle déforme ainsi ou ignore la réalité intime du temps pour n'en produire qu'une représentation simplifiée et utile aux besoins et aux exigences de la science.

D'un autre côté, la conscience saisit en sa certitude immédiate la réalité intérieure d'une durée vécue subjectivement et qui, en tant que telle, ne saurait s'exprimer mathématiquement. Et pourtant cette durée vécue, pour autant que sa dimension subjective la rend mathématiquement irreprésentable, n'en reste pas moins un lieu commun de toutes les consciences. Le paradoxe est alors que toutes les subjectivités savent qu'elles participent toutes, solitairement ou dans l'intersubjectivité, d'une durée réelle vécue. Mais elles s'avouent néanmoins impuissantes à en produire une définition universelle (qui vaut pour tous en tout temps et en tout lieu) et objective, autrement dit telle que le sujet puisse se désimpliquer et se démarquer complètement de l'objet de son investigation.

En somme, la durée vécue ne serait-elle pas, elle aussi, une simple représentation abstraite, inadéquate à la réalité dont elle prétendrait rendre compte? Pourrait-on espérer dans ces conditions penser le temps, en conciliant la dimension abstraite de la représentation et la dimension concrète d'un vécu intégral de la temporalité, dans une détermination historique de son essence?

Il apparaît clairement que tout individu en son existence concrète appartient à double titre à l'histoire. La dimension historique de chaque individu permet en effet qu'il soit capable de raconter sa propre histoire, en donnant une représentation de son vécu intime. Mais aussi corrélativement et complémentairement qu'il puisse être capable de se situer par rapport à l'histoire des autres et à la temporalité du monde.

Mais il semble bien qu'on ne puisse pas raconter intégralement l'historie car il faudrait repasser par toutes les étapes du devenir historique, ce que l'irréversibilité du temps rend impossible. Ainsi il semblerait une fois de plus que la représentation historique du temps soit inadéquate à l'essence même de celui-ci, puisque pour penser ce temps vécu historiquement, on ne peut qu'en simplifier le déroulement en ses phases principales.

La solution à ce problème de savoir comment une représentation historique (individuelle ou collective) peut penser adéquatement le temps, peut être trouvée dans une identification entre penser et créer, dans le cas particulier du temps.

Penser le temps ce serait le créer, seule manière d'en saisir l'essence par une opération de synthèse, dans la conscience de toutes ses déterminations. Dans la Pensée et le mouvant Bergson définit le temps comme une évolution créatrice qui imprègne de part en part toutes les consciences. On évite ainsi l'aporie dans laquelle on serait conduit si on envisageait un déroulement extérieur du temps, qu'on ne pourrait donc pas saisir puisque nous y serions immergés. Qu'on pense ici à la formule d'Héraclite : "On ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve". Cette formule montre que le temps est à l'image d'un fleuve infini qui enveloppe toutes choses de telle sorte que l'instrument qui veut saisir son objet est emporté par celui-ci. La pensée qui veut en effet saisir le temps est elle-même immergée dans le temps et elle ne pourrait donc pas s'élever à une vue d'ensemble, panoramique, synoptique et totalisatrice du temps. "O temps suspends ton vol!" Mais combien de temps le temps pourra-t-il suspendre son vol?

Ici au contraire, Bergson montre que la pensée peut penser le temps, parce que la conscience le produisant elle-même suivant une évolution créatrice, elle peut en ressaisir toute l'unité et l'homogénéité.

Bergson tente de penser le temps comme "ce qui se fait, plus exactement ce qui fait que tout se fait". On peut se demander à travers la lecture de cette formule si l'on est en présence d'une authentique pensée du temps, qui ne soit pas purement abstraite, ni purement subjective, mais qui puisse correspondre authentiquement à ce qui, dans le temps, donne authentiquement à penser, ou se donne à la pensée. Cette formule bergsonienne, pour prosaïque qu'elle soit, n'en reste pas moins aussi évocatrice de la difficulté de notre rapport au temps que les formules beaucoup plus lyriques d'Héraclite et de Shakespeare, mais qui au fond expriment la même détresse et la même angoisse quant au mystère du temps. Héraclite nous dit : "Le temps de notre vie est un enfant qui joue et qui pousse des pions : c'est la royauté d'un enfant". Mais pour Shakespeare, moins aimable quant au temps, "La vie est le bouffon du temps", exprimant par là à quel point le temps est inexorable, capricieux, et qu'il nous reste extérieur et asservissant, nous assujettissant sans fin à son propre arbitraire.

Le temps pour Bergson est donc pensé en même temps qu'il est créé. Il n'est pas une réalité étrangère et extérieure à la pensée qui le saisirait comme un objet mathématique, figé et mort. C'est pourquoi le temps, en tant que durée vécue et vitale, autrement dit évolution créatrice, est une réalité incompressible, càd indécomposable par l'analyse rationnelle. On peut en effet penser la géométrie du corps parce qu'on peut résoudre la difficulté en autant de parcelles qu'il se pourrait et qu'il serait requis pour la mieux résoudre (seconde règle cartésienne de la méthode). Mais au contraire pour Bergson, "si je veux me préparer un verre d'eau sucrée, j'ai beau faire, je dois attendre que le sucre fonde". On pourra objecter ici que cette formule bergsonienne est une représentation abstraite d'une pensée qui serait d'ailleurs inadéquate à la réalité intime de son objet. Car c'est le temps aussi qui, en tant qu'il est ce par quoi tout se fait, produit l'activité de la pensée qui le pense comme évolution créatrice. La pensée est elle-même évolution créatrice, c'est pourquoi elle peut penser le temps dans sa réalité intime.

Pourtant, pour Bergson, la pensée est une activité opératoire qui taille et tranche dans le réel en vue de l'utilité vitale de l'individu. De ce point de vue, penser le temps équivaudrait pour la conscience agissante à l'assujettir aux nécessités et aux besoins conformes à sa nature. En effet, même le vécu intérieur a besoin de s'organiser, de ses structurer et de se hiérarchiser. Il ne peut pas rester dans l'indétermination d'un élan vital qui coïnciderait avec une pure évolution créatrice propre à la temporalité. Certes, pour Bergson, on pourrait penser le temps, mais d'une manière purement pragmatique, visant l'utilité concrète des choses (ta pragmata) nécessaires à la vie. Si Bergson refuse la possibilité logique de penser abstraitement le temps sans déformer celui-ci et en manquer l'essence intime, ne peut-on pas objecter qu'une pensée pragmatique du temps serait tout aussi déformante puisque les exigences du vécu individuel ne sont pas les mêmes pour chaque individu dans les différents moments du temps?

Il ne suffit donc pas pour penser le temps de le réduire à une abstraction mathématique. Car alors on ne pense pas le temps mais une pure construction de l'esprit. Mais il n'apparaît pas non plus possible de penser le temps comme ce qui produit, au sein d'une évolution créatrice, la pensée qui peut utiliser les déterminations de la durée vécue intérieure qui seraient utiles à la vie. Car alors cesserait toute objectivité dans la pensée du temps.

Il importe donc de chercher à quelles conditions il est possible de penser le temps comme ce qui, tout en n'étant pas un objet de pensée stricto sensu (au sens mathématique) est néanmoins la condition de possibilité de toute représentation comme forme pure a priori du sens interne, ou faculté originairement synthétique de la conscience.

On peut convenir que Kant, dans son Esthétique transcendantale, a réussi à penser conceptuellement et spéculativement, finalement en toute sa radicalité, le temps comme "une forme pure a priori de la sensibilité", et plus généralement comme la forme même du sens interne. Pour Kant en effet, toutes les représentations du sens interne doivent se rapporter à la forme pure du temps, sans pour autant que le temps soit réduit à la dimension d'un objet mathématique ni dilué dans un pur vécu individuel. En ce sens Kant se démarque à la fois de Zénon d'Elée et de Bergson. En revanche, la première antinomie cosmologique celle qui s'occupe de savoir si le monde a, quant à l'espace et au temps, un commencement ou s'il est infini, réactive le problème de savoir quelles sont les représentations adéquates ou inadéquates que la pensée peut donner du temps quand elle le prend pour objet.

En effet, dire que le temps est une forme a priori de la sensibilité, c'est affirmer que le temps n'est plus une réalité transcendante dont l'être se tiendrait au-delà de toute expérience possible. Par conséquent le temps revêt alors un caractère transcendantal, en tant qu'il est une condition de possibilité de la connaissance pour un sujet doué de la faculté de raison. Cette position est plus facilement admise, comme en témoigne la brièveté de I'Esthétique transcendantale par rapport à l'Antithétique de la raison pure, que d'affirmer que le concept de temps est inadéquat au concept d'infini.

Et pourtant, la pensée du temps cherche effectivement à effecteur la synthèse totalisatrice des différentes déterminations du concept de temps, telles qu'elles sont déduites dans les trois analogies de l'expérience chez Kant. La simultanéité apparaît comme la condition de la succession et celle de son conditionné, de même que la permanence apparaît comme synthèse de la condition et du conditionné.

Ces différentes déterminations du concept de temps opèrent dans le champ phénoménal mais sont justifiables d'une critique de la raison pure en tant que celle-ci prétend étendre subrepticement et illégitimement ces catégories qui lui servent à connaître les lois de la nature, au champ du suprasensible.

Ainsi, les catégories servent à la raison pour penser la temporalité des phénomènes en tant qu'ils sont soumis aux lois de la nature suivant les trois analogies de l'expérience. Mais la pensée n'a pas le droit d'étendre son investigation au champ du suprasensible et d'affirmer dogmatiquement (sans critique préalable de son pouvoir de connaître) que le temps n'a jamais commencé et que le monde est éternel même si elle croit pouvoir y réussir par raisons contraignantes ou selon une démarche ad absurdo.

Seulement, si le monde n'a jamais commencé, la pensée est alors contrainte d'opérer une régression à l'infini si bien qu'elle échoue à expliquer comment le monde est parvenu à son état présent. Kant dit dans ce cas que le concept d'infinité du temps est "trop long" par rapport au concept de monde. Mais inversement, si on admet que le monde a commencé en même temps que le temps, la pensée ne peut pas alors s'empêcher de poser la question de savoir ce qu'il y avait avant ce temps initial. Kant dit alors dans ce cas que le concept de finitude du temps est "trop court" par rapport au concept de monde.

À travers la mise en évidence de ce conflit transcendantal des idées cosmologiques (concernant la nécessaire structure de la faculté de connaître), apparaît donc que la pensée du temps n'est pas problématique parce que son objet, le temps, serait problématique. Mais seulement la pensée du temps est problématique en sa structure même et quelles que soient les déterminations suprasensibles qu'elle veut assigner à ses objets : par exemple, en ce qui concerne le temps, les concepts d'instant, d'éternité, d'immortalité.

L'originalité de Kant a donc été de montrer, en particulier en ce qui concerne la pensée du temps, que la possibilité ou l'impossibilité de celle-ci ne doit pas être ramenée à la nature suprasensible de son objet (l'instant ou l'éternité, l'infiniment petit ou l'infiniment grand). Mais elle doit être pensée par rapport au pouvoir de connaître en général propre à la raison pure.

Il reste malgré tout, une fois que la pensée a compris qu'il était possible qu'elle pense le temps objectivement sans pour autant le réduire à une pure abstraction, la possibilité de penser le temps. Mais ceci à la condition toutefois qu'elle s'attache non pas tant à l'objet qu'à la critique du pouvoir de connaître, notamment relativement au fait que l'esprit ne peut s'empêcher, en dehors du champ purement spéculatif de la raison pure, de penser le temps par rapport à l'idée qu'en donne la religion.

Pour la religion chrétienne en particulier, le temps ne peut être pensé que comme le facteur de l'avènement du Jugement Dernier, de la Fin des Temps et de toutes choses. Dieu est éternel, il se tient hors du temps, le monde est éphémère, car comme dit Saint Jean : "Tout passe, car tout mérite de passer, seul Dieu ne passe pas".

On peut convenir que cet invincible désir de l'esprit religieux consiste à penser l'essence véritable du temps comme l'éternité divine, dont le temps mondain ne serait qu'une pâle imitation dégradée. On peut ici songer à Platon qui dans le Timée affirme que : "Le temps est l'image mobile de l'éternité immobile". Le temps est ainsi pensé comme une sorte de déchéance ontologique par rapport à l'éternité seule substantielle. Cette attitude religieuse demeure un mystère et ne saurait être réduite à la critique kantienne des prétentions, légitimes ou illégitimes, de la pensée du temps.

Bien entendu, Kant montre dans la Religion dans les limites de la simple raison que la pensée du temps ne peut trouver la satisfaction de ses prétentions à saisir l'éternité du temps ou l'instantanéité du temps — à la manière qu'a Nietzsche dans son Zarathoustra de penser l'instant par l'éternel retour. Mais elle ne peut pas pour autant non plus se réfugier dans la religion pour penser le temps suivant ses exigences intrinsèques d'infinité, d'éternité et d'immortalité.

On a donc montré avec Kant qu'il était possible, sous certaines conditions de la critique du pouvoir de connaître, de penser adéquatement le temps. Mais on peut néanmoins dire qu'il est possible de penser le temps sous la forme religieuse d'une éternité ultérieure à la fin des temps.

Christophe Steinlein (mars 1989).

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