Quand on pose la question de savoir s'il y a une réalité du temps, on suppose tout d'abord nécessairement que la représentation empirique que l'esprit se donne du temps est problématique. Le sentiment qu'il y a du temps semble ne pas être aussi immédiat que l'opinion selon laquelle il y a du mouvement, des sensations ou de la matière. Pourtant nous faisons un usage courant du temps, ne serait-ce que par le minutage d'un mouvement ou d'une action en général. Nous employons instinctivement la notion de temps pour la remémoration et la représentation du temps qui fuit (le vieillissement, la dégradation). Ou bien, encore plus généralement, nous avons accès à la représentation d'une durée intérieure, d'un ensemble de moments qui s'étendent ou qui passent.
Pourquoi donc en vient-on alors à se demander si le temps est réel, s'il est une chose qui existe en soi et par soi, bien qu'elle ne puisse être saisie qu'abstraitement, de l'extérieur, dans la spatialisation de la perception ou concrètement de l'intérieur mais toujours de manière confuse et presque vertigineuse? Ou, plus modestement, pourquoi en vient-on à se demander si le temps est doté d'une quelconque forme de réalité, qui ne serait assurément pas du même genre que la réalité matérielle des objets tangibles?
On peut supposer pour répondre à cette interrogation que le temps nous apparaît sous un jour paradoxal. En effet, d'un côté il est la condition de la saisie de tout objet de l'expérience. Il est en effet la forme du sens interne, à laquelle doit nécessairement être rapportée toute représentation du sens extérieur, qui se déploie sous la catégorie de succession. D'un autre côté il n'apparaît pas lui-même comme une réalité parmi d'autres, juxtaposée à elles, alors que l'espace, qui est la condition de tous les phénomènes du sens externe, présent une dimension qui apparaît concrètement sous la configuration de la matière étendue et colorée.
Certes, l'expression la plus immédiate du temps est la mesure. C'est ce qui fait que le temps n'est pourtant pas rien, bien que sa réalité apparaisse problématiquement à l'esprit. Cette mesure est liée à la notion de mouvement dont le temps au sens banal et matériel du terme est la mesure. Si le temps n'est pas le mouvement il ne se réduit pourtant pas à celui-ci.
Dès lors la réflexion philosophique peut-elle tenter de dégager la spécificité humaine du contenu de l'idée de temps, comme unité des fins pratiques de la raison? Il est alors nécessaire de penser la possibilité de s'arracher aux apories immédiatement suscitées et constituées par la représentation intellectuelle du temps. La réalité du temps est-elle constituée par les concepts centraux liés à sa notion : l'instant, le passé, le présent, le futur? A quelles conditions peut-on prendre des distances respectueuses par rapport à la représentation imagée comme évolution créatrice d'une dimension métaphysique et ontologique de la durée?
Il convient dans une première approche de la recherche d'un contenu effectif de l'idée de temps, de savoir ce que l'on peut entendre exactement par le concept de réalité et ce qu'il recouvre en toute rigueur. Dans laquelle des déterminations de la notion de réalité, celle-ci peut trouver un sens pour le temps? Est réel en effet, un objet de la représentation qui n'est pas produit entièrement par l'esprit, mais qui se tient hors de lui (in re) par l'effet d'une subsistance en soi et par soi. Cependant il a été montré par Kant que le rapport sous lequel est subsumé l'ensemble des représentations que nous pouvons assigner à tel objet dépende de la structure transcendantale de la subjectivité.
La réalité du temps apparaît chez Kant comme une effectivité, celle de l'effectuation, par le processus du schématisme, de l'assignation d'une intuition à un concept correspondant. Le temps n'a donc pas une réalité absolue, figée, comme ordre immuable, dans les choses, de leurs rapports de succession. Mais il est une idéalité transcendantale en ce qu'il règle constitutivement la représentation perceptive que l'entendement tire du réel. Celui-ci ne peut donc nous être donné que dans le rapport aux conditions de possibilité de notre faculté de connaître. Kant a inversé l'opposition platonicienne entre l'idéalité empirique du réel (qui n'est que l'ombre des idées) et la réalité transcendante des idées (qui sont seules réelles véritablement). Cette opposition se retrouve maintenant dans la complémentarité entre la réalité empirique des phénomènes et l'idéalité transcendantale des formes par lesquelles l'entendement saisit l'unité des concepts de l'expérience.
Ainsi c'est par la critique de la position kantienne sur l'idéalité transcendantale du temps que prend tout son sens la question posée de la réalité (ou d'une réalité) du temps. Si le temps n'est qu'un point de vue (certes constitutif et donc inévitable) de l'esprit sur le réel, que reste-t-il de lui si l'on supprime par la pensée la possibilité même de la subjectivité transcendantale? Il faudrait en outre supposer que cette opération ne soit pas contradictoire, puisque supprimer la pensée par la pensée revient à réaffirmer celle-ci.
On pressent bien dans l'urgence de la question posée l'inquiétude propre à l'esprit qui, en la conscience modeste de sa propre finitude, s'enquiert d'un fondement plus solide des choses. Ainsi qu'en est-il du temps en particulier, comme fondement du rapport de l'esprit au monde? La très fragile et précaire faculté de connaître par la forme temporelle du sens interne peut-elle se prévaloir de donner accès à une quelconque réalité? Ainsi, de cette impuissance même la réalité du temps ne fait-elle pas elle-même problème?
C'est en effet à partir du moment où l'esprit commence à penser le concept de temps que les apories surgissent de concert et entreprennent de décourager une enquête à la fois nécessaire et problématique sur la nature du temps. L'esprit ne peut en effet pas s'empêcher constitutivement de s'inquiéter de la nature réelle ou irréelle du temps, tout en sachant tragiquement que l'objectivité recherchée sera manquée puisque le temporalité est impliquée dans la pensée même de la temporalité. Qu'en est-il donc de la réalité du temps? Certes une réalité porte toujours en elle une nature ou une essence, et inversement l'essence est ce qui dans la chose même peut être considéré comme le plus réel. Il est bien naturel à l'esprit d'entrer dans l'examen du concept de temps par une réflexion sur la mesure mathématique du mouvement telle qu'elle est rendue possible dans et par la constitution même de l'entendement, à partir de concepts abstraits d'instantanéité, de simultanéité et de numération par dénombrement. Or les idéalités mathématiques — l'instant, la simultanéité t1=t2 — et les opérations arithmétiques qui président à la mesure du mouvement et la rendent possible, existent effectivement dans l'esprit qui, par nature leur confère une certaine effectivité. Le problème reste que, si ces effectuations abstraites satisfont pleinement la nature de l'esprit, elles font du temps une simple dénomination abstraite et mathématique. Celle-ci apparaît certes en parfait accord avec les conditions et les pouvoirs de notre faculté de connaître, mais elles laissent échapper l'essentiel de l notion d temps. A tel point qu'il apparaît comme évident que la question : "Y a-t-il une réalité du temps?" ne pourrait être posée si l'esprit se trouvait entièrement satisfait par la reconstitution abstraite, par vues de l'esprit, du mouvement, entendu soit comme changement en général ou plus métaphysiquement comme évolution créatrice.
Or l'esprit reste insatisfait dans sa formulation inquiète d'une recherche de la réalité du temps. Il reste inquiet aussi de la facilité avec laquelle il peut transposer la réalité effective — qui se prouve par des effectuations rigoureuses — des idéalités mathématiques. Celles-ci servent à saisir précisément les modalités du mouvement, de manière subreptice et tout autant illégitime dans le champ de ce qui, tout en n'étant pas un pur néant ou un vain mot, ne se laisse pourtant pas enfermer dans l'espace étroit d'un notion abstraite à laquelle on voudrait trop complaisamment le réduire. On peut difficilement cerner localement l'expansion de la temporalité, et la spatialisation du temps semble irréelle, bien qu'elle se montre très utile à la contemplation théorique et à l'action pragmatique. Le temps n'est donc pas rien, mais il ne se réduit pas à une idéalité mathématique.
C'est ainsi que Bergson, dans son ouvrage Durée et simultanéité reconnaît le caractère mathématiquement exact, rigoureux, effectif de ce raffinement théorique de la notion abstraite de temps que constitue la théorie de la relativité restreinte. Mais il montre en même temps que celle-ci laisse philosophiquement à désirer, car elle laisse échapper l'essence même du temps. En effet, le monde dans sa vitalité et dans son intériorité créatrice lui est fondamentalement indifférent. D'un autre côté on peut raisonnablement penser que l'opposition entre Bergson et Einstein reste un dialogue de sourds, puisque telle n'était pas la prétention de la théorie de la relativité que d'apporter une nouvelle vision métaphysique de la réalité. Tel n'est pas non plus symétriquement le propos de Bergson que de vouloir remplacer les équations de la relativité restreinte par des considérations métaphysiques sur la durée créatrice. C'est bien évidemment une maladresse consubstantielle au journalisme scientifique et à la vulgarisation en général que de vouloir ajouter indûment à la belle rigueur mathématique de la théorie physique, dans ses principes, ses conséquences logiques et ses corroborations expérimentales, des philosophèmes métaphysiques d'origine et d'aspect douteux, qui ne peuvent raisonnablement y trouver aucune place.
Réciproquement, c'est par réaction contre l'empiétement de son domaine, que la métaphysique bergsonienne dénonce cette importation frauduleuse des idéalités mathématiques du temps, dans l'être même de la durée concrète.
Il existe sans doute une réalité du temps. En effet, l'esprit ne cesse de s'en suggérer l'idée implicitement en posant une telle question. Car celle-ci prend nécessairement son sens dans la temporalité et ne laisse donc pas d'affirmer imperturbablement l'existence de cette temporalité. Elle ne peut se saisir dans aucune effectuation abstraite, mais seulement dans le mouvement même de l'esprit qui se porte toujours déjà vers son idée. Cette réa lité du temps n'est pas de nature empirique. Car si le temps pouvait se saisir empiriquement comme tel ou tel objet matériel, l'esprit, qui est temporalité, aurait objectivé cette réalité, ce qui est contradictoire. Cette réalité du temps n'est pas non plus de nature abstraite, comme le montre les apories zénoniennes, la première antinomie kantienne et en général tout concept de limite instantanée.
Mais le temps semble en revanche constitué comme une nature, une essence, une densité ontologique comme déploiement de l'esprit par rapport à sa mémoire (dans sa faculté de rétention) et par rapport à son projet (dans sa faculté de protension ou de projection expansive). L'esprit se (main-) tient dans le temps au moment même où il se saisit comme conscience du passé, dans l'évolution créatrice. Mais il ne peut prendre pour fixer la temporalité instantanément que des esquisses schématiques et abstraites dont l'infinie diversité et multiplicité exclue pourtant qu'il puisse en réaliser l'unité. L'unité du temps, comme l'a montré Bergson à travers tout l'évolution créatrice de son oeuvre, est d'un autre ordre. Le temps peut se penser comme l'expression absolue d'une esprit qui, au sein du mouvement total du réel cherche sa propre forme et la trouve à chaque moment. Le temps apparaît donc comme une donnée immédiate de la conscience qui ne saurait jamais être reconstituée dans son unité, par la sommation, aussi exacte soit-elle des instants multiples (instantanés, au sens des clichés photographiques) que prend nécessairement l'esprit de lui-même au cours de son évolution créatrice.
Autrement dit, la réalité du temps, comme l'avait déjà bien senti Augustin, ne se réduit pas à la donnée figée des représentations abstraites du passé, du présent, du futur. Il n'y pas de futur en tant que tel car ce serait un présent, de même pour le passé. En effet le futur n'est rien parce qu'il n'est pas encore. Le passé non plus n'est rien parce qu'il n'est déjà plus. Quant au présent il n'est rien parce qu'il est le néant qui se tient entre deux néants.
Il n'y a donc que le présent comme distension de l'âme. Le présent n'est que la présence de l'âme à soi-même qui consiste dans le présent du présent, le présent du passé, le présent du futur. Ces extases de la temporalité recouvrent une réalité dans la vie de la conscience, mais leurs dépouilles abstraites et conceptuelles ne sont que des vues commodes et accommodantes que l'esprit prend de lui même et qui lui servent de repères pour son action pragmatique, mais qui sont dénuées de tout réalité substantielle.
Ainsi en vertu des nécessités de son activité concrète dans la réalité, l'esprit tire les leçons de son passé, maîtrise son emploi du temps présent, et se projette dans l'avenir. Les extases de la temporalité ne sont pas constitutives de la réalité du temps, mais seulement consubstantielles et co-naturelles à l'esprit. Celui-ci prend des instantanés sur lui-même et son activité, mais ne sort pas du temps ni de lui-même. Au contraire il se maintient au coeur de la temporalité qui est l'évolution créatrice de l'esprit.
Le terme d'extase est précisément suggestif en ce qu'il associe au temps la contemplation mystique de l'absolu. Mais il est philosophiquement inopérant dans la problématique de la temporalité. Car il ne saurait être question pour l'esprit de sortir de soi. Au contraire il s'y maintient fermement en se retrouvant entièrement dans ces trois vues de l'esprit qu'il a introjectées et projetées à l'intérieur de lui. Encore moins est-il concevable que par ces trois extases, l'esprit puisse sortir de la temporalité puisqu'elle reste précisément la condition suprême du déploiement de l'esprit en ses déterminations nécessaires.
Ceci posé, il faut bien cependant s'interroger sur la nécessité pour la pensée de découper abstraitement sa propre temporalité en trois moments distincts, dont l'abstraction et la simple juxtaposition par une limite évanescente ne doivent pas faire illusion. Pour Bergson, la réalité du temps réside dans le changement absolu par lequel l'être, en son évolution créatrice, sort constamment de soi pour s'ajouter indéfiniment à lui-même et ainsi tirer de lui plus qu'il ne contient. On pourrait cependant à bon droit soupçonner cette image bergsonienne du changement absolu, en objectant que le concept de changement ne peut revêtir un sens minimal que sous la condition de la donnée d'un référentiel qui, lui, ne change pas. Mais, précise Bergson, cette objection est vaine et se détruit immédiatement en son inconsistance même. En effet l'on remarque que cette exigence d'un référentiel absolu est la conséquence néfaste de la tentative d'appliquer violemment les abstractions mathématiques de la mécanique rationnelle à la réalité continue, irréversible et mouvante du devenir total. Et cela même dans l'hypothèse non pas d'une structure absolue, mais plus subtilement dans l'idée relativiste qu'un mouvement doit toujours être rapporté à un autre mouvement.
C'est dans cet esprit que William James, fervent défenseur et disciple du bergsonisme — comme on peut le remarquer dans la correspondance des deux penseurs — réfute brillamment le principe abstrait de la relativité du mouvement. De la même manière que Diogène de Sinope se déplace pour réfuter in concreto et de visu les apories zénoniennes du mouvement, James remarque qu'un homme A, immobile et rouge de colère, ne saurait avoir le même mouvement qu'un homme B, pâle et qui s'éloigne de lui. Les états vitaux respectifs des deux hommes ne sauraient s'échanger. Si B est réellement en mouvement par rapport à A, du point de vue réel, et non simplement grâce à une vue de l'esprit, alors on ne pourra pas dire que A est en mouvement par rapport à B. De même il n'y a pas de contradiction mathématique à ce que le monde entre en expansion infinie en conservant ses proportions, mais par contre ce changement ne laisserait pas indifférent le devenir vital.
En effet, il faut tenir compte de l'inexorabilité et de l'irréversibilité du temps. Celui-ci ne saurait en effet se réduire à un vecteur abstrait mais recouvre l'évolution créatrice de la totalité du réel en sa durée même. Notre représentation du temps ne peut au fond consister, en vertu des lois de notre esprit, qu'en une recomposition mosaïque toujours incomplète. Car son unité reste par définition toujours repoussée et introuvable puisque cette mosaïque est constituée d'instantanés pris arbitrairement sur la durée créatrice. Ces instantanés apparaissent comme autant de vues de l'esprit, figées et abstraites, absolument nécessaires cependant pour nous permettre d'agir sur le réel.
Mais la doctrine bergsonienne de la temporalité comme durée créatrice évite l'évacuation de l'essence même du temps par les abstractions mathématiques. Car celles-ci satisfont certes l'entendement en sa virtualité logique, mais maintiennent dans sa recherche inquiète l'esprit en son essence métaphysique. D'autre part cette doctrine réhabilite la temporalité. Chez Platon en effet la temporalité est réduite (dans le Timée) à n'être plus que le pâle reflet fugace et inconsistant de l'éternité naturelle des idées. Pour Platon "le temps est l'image mobile de l'éternité immobile". Il est réduit à n'être qu'une ombre fugitive et irréelle, insaisissable dans son inconsistance même. Il s'agit alors d'une conception négative du temps. Le temps n'est rien par lui-même, mais une simple ombre projetée et portée, d'une réalité qui seule demeure subsistante par soi. Cette perspective sera reprise et aggravée par le néo-platonicien Plotin, qui en son Ennéade (I, 7) ira jusqu'à montrer que le temps est la marque indélébile de la chute et de la déchéance de l'âme dans le corps—ou, transposé au niveau hiérarchique supérieur, dans l'hypostase supérieure, la marque de l'émanation de l'âme à partir de l'intellect. Mais on pourrait cependant à bon droit et à juste titre se demander si les images et métaphores bergsoniennes, pour séduisantes suggestives qu'elles soient et paraissent, peuvent néanmoins légitimement prétendre apporter un contenu positif et effectif (en acte dans l'esprit) à l'idée de temps? Certes, par elles l'esprit saisit l'idée, satisfaisant son exigence d'autonomie, de cohérence et d'unité, suivant laquelle la vie ne recourt qu'à elle-même et à rien d'autre pour se représenter adéquatement à ses propres yeux. Mais peut-elle néanmoins faire coïncider, au sein de l'évolution créatrice, la durée avec sa propre idée?
Nous avions en effet commencé, en partant du point de vue pragmatique que l'esprit prend sur le réel, à montrer que la notion théorique du temps dérive directement — au prix, certes, de médiations mathématiques — de l'usage que l'on peut faire du nombre pour mesurer le mouvement. Cette perspective pragmatique concerne la visée immédiate de l'action utile à la conservation générale de la vie. Ces abstractions mathématiques sont des idéalités dont l'effectivité n'est jamais remise en cause, au niveau de leur capacité opératoire dans l'effectuation des mesures et des développements numériques. Elles séjournent adéquatement auprès de l'esprit en sa dimension logique. Elles ne sauraient cependant assigner aucun contenu consistant à la notion de temps. En effet la temporalité est d'un autre ordre, elle n'est pas saisissable en tant que telle dans l'expérience ou dans l'abstraction. Le temps peut être dit en ce sens immatériel ou incorporel, invisible et intangible car on n'observe et on ne calcule jamais que des identités que l'esprit fige pour le saisir. Mais cette temporalité n'en manifeste pas moins pour autant sa présence lancinante dont le mystère et l'impénétrabilité sont sans cesse reconduits par la fameuse question d'Augustin : "Qu'est-ce donc enfin que le temps?" Cette question, aussi éternelle et immémoriale que son objet, figure le témoignage tragique d'une contradiction aussi inévitable que naturelle de l'esprit. En effet celui-ci montre que cette question ne peut jamais recevoir de réponse parce qu'elle est toujours déjà à elle-même sa propre réponse. Autrement dit la possibilité même que cette question puisse être posée et ne pas recevoir de réponse — ou recevoir une fausse réponse qui évacue dans son extériorité ce qu'elle prétendait saisir en même temps qu'elle s'y installe — constitue exactement la réponse àla question. Pour Bergson, le temps est ce qui se fait, plus exactement ce qui fait que tout se fait. Dans ces conditions il est nécessaire que l'esprit éprouve l'invincible besoin de figer pour un instant, en un concept ou une image, la temporalité. Car une des formes de l'esprit est l'élan vital auquel il participe d'ailleurs par son énergie spirituelle, et par lequel il satisfait à sa vocation de spéculation et d'action. L'esprit pose donc la question de la quiddité de la temporalité, autrement dit de l'identité absolue de son essence. Il y répond par la doctrine de la durée créatrice. Cette doctrine n'est qu'un ensemble d'images et de métaphores. Il ne vaut d'ailleurs pas moins que l'ensemble des idéalités et des abstractions mathématiques qui prétendent désigner le temps et en épuiser la signification dans des opérations quantitatives. Mais ces images et ces métaphores ne sont pas purement linguistiques. Elles sont plutôt l'expression même de la temporalité qui sort d'elle-même à l'intérieur d'elle-même — en une sorte d'approfondissement continuel de soi — et se parcourt le long de sa propre puissance créatrice.
La doctrine bergsonienne du temps n'est pas une simple abstraction théorique. Il est nécessaire et essentiel à sa nature qu'elle revête une forme mathématiquement non rigoureuse et indéterminée. Elle peut dans ces conditions assigner un contenu effectif et adéquat à l'idée de temps. Cependant il convient maintenant de s'enquérir de ce que peuvent être les déterminations finies des représentations humaines de la temporalité qui pourraient se maintenir dans la compatibilité avec cette doctrine, indéterminée — non pas abstraite mais au contraire effective et réelle — de la durée créatrice.
En effet, une idée générale, comme celle de durée créatrice chez Bergson, apparaît comme un pur contenu dynamique dont la forme n'est qu'une perspective figée. Elle doit pouvoir se retrouver dans la sphère pratique de l'idée en général d'un progrès et d'un accomplissement moral, politique (historique) et religieux de l'humanité. Il n'existe certes pas, comme nous l'avons montré, d'idéalité abstraite ou de concrétude pragmatique du temps. Mais l'idée que se fait la raison humaine en général dans sa faculté pratique d'une destination morale, historique (politique) et religieuse de l'humanité, dans son devenir et sa perfectibilité, doit être prise en compte dans le contenu effectif du temps. La temporalité s'offre en effet également à la raison pratique de l'esprit humain. Celui-ci se représente naturellement l'idée d'un accomplissement de lui-même dans le temps. Car il se fixe par son action et son projet l'atteinte d'un état dans lequel ce qui sera, sera enfin conforme à ce qui, de tout temps, aura dû être. Cet état sera celui dans lequel l'homme sera enfin tout ce qu'il avait à être. Il peut se fixer ce but dans la mesure où il tient compte des leçons du passé, des conditions du présent et de perspectives d'avenir et où il fait fonctionner toute sa perfectibilité et son progrès incessants.
Ainsi les idées de temps historique (politique) constituent la condition d'expression du désir de paix perpétuelle comme concorde absolue entre les nations et les individus. L'idée de temps religieux comme fin des temps, fin de toutes choses, et jugement dernier constituent l'élément dans lequel l'effort moral trouvera sa destination extérieure dans le bonheur (la béatitude). Ces idées de temporalité ne sont pas négligeables dans la réalité humaine. Car l'homme est cet être-là pour qui temps et être sont irrémédiablement un. Dans ce simple idéal régulateur ou horizon asymptotique l'esprit trouve toutes les armes pour lutter contre la notion trop commune de temps. Il lui faut en effet dépasser et surmonter l'idée de temps comme destruction et dégradation inexorables — vieillissement, ennui, pertes de temps, mauvais emploi de son temps.
La réalité du temps en accord avec l'idée de durée créatrice consiste bien dans la production pratique d'une idée régulatrice. Cette idée régulatrice et pratique n'est ni pragmatique, utilitairement simplificatrice, ni abstraite, mathématiquement simplificatrice. Le contenu de cette idée est celui d'un accomplissement nécessaire de soi par une perfectibilité et un progrès croissants. En effet, selon Thalès de Milet, "le temps est ce qu'il y a de plus sage, car il finit par tout dé-couvrir." C'est précisément cette temporalité créatrice et pratique qui apparaît au philosophe comme la plus réelle et la plus précieuse. Car elle produit dans l'esprit l'idée nécessaire d'une destination finale, morale, historique, religieuse. Comme dit louis Lavelle : "Le bon usage du temps, c'est toute la philosophie".
Nietzsche réintroduit formidablement le temps mythologique par l'idée de l'éternel retour comme caractère nécessaire et cyclique du temps. Il situe le temps par-delà les trois figures concrètes de la temporalité. D'abord le temps esthétique, vécu dans la sensibilité à la dégradation, à l'ennui, au vieillissement. Puis le temps historique de l'accomplissement politique. Enfin le temps religieux de l'accomplissement moral. Il peut ainsi prétendre combatte la formule désabusée de Shakespeare :
But thoughts, the slave of life,
and life, time’s fool
(Henry IV, Part 1, Act 5, Scene 4)
"La vie est le bouffon du temps". Le temps ne peut pas être restreint à une vision féminine, esthétique et faible d'une inexorabilité destructrice. Cette idée de l'éternel retour développée par la philosophie stoïcienne apparaît comme un mythe archétypal. Elle peut conférer à la temporalité son contenu le plus élevé et en même temps le plus profond. Elle montre en effet que c'est par l'exercice sur soi de la volonté de puissance que l'on parvient à vaincre l'esprit de pesanteur et à réaffirmer le passé dans son éternel retour à venir.
La réalité du temps consiste donc bien dans cette vie intérieure, qui nous fait sans cesse nous affronter à nous-mêmes, et nous force à créer en nous dépassant. C'est un travail qui implique pour soi l'affrontement à une résistance, celle de l'extériorité qui dans sa dureté nous permet précisément de réaliser le dur désir de durer. Et c'est cette durée créatrice intérieure qui constitue l'essence même de la réalité du temps, et qui nous permet d'affirmer avec Spinoza : "Nous sentons et nous savons par expérience que nous sommes éternels".
Christophe Steinlein (octobre 1990).
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