samedi 15 juillet 2017

Les signes

Il semblerait, en première approche, qu'on puisse considérer les signes sous deux aspects différents, ou de deux manières, dont il faudra déterminer si elles se complètent ou s'excluent. D'une part les signes comme éléments de la langue, elle-même définie comme système de signes. D'autre part, les signes entendus de manière beaucoup plus globale, voire métaphorique, au sens d'entités porteuses d'une signification. D'un côté, donc, on est convié à étudier les signes comme entités linguistiques, logiques et mathématiques : connecteurs, quantificateurs, signes algébriques, mais d'abord lettres de l'alphabet ou signes phonétiques. D'un autre côté, il faut s'interroger sur l'éventualité d'un sens à conférer à des expressions du genre : "signes du destin", signes de mauvais augure", "signes de reprise ou de récession", "signes des temps", "signes de l'entrée dans — ou de la sortie du — nihilisme", etc.

Apparemment tout sépare ces deux significations possibles. Mais en réalité les choses sont plus compliquées. Déjà le signe (au sens 1) est constitué et institué dans un contexte global qui lui est immanent. Et symétriquement le signe (au sens 2) est issu d'un contexte culturel : époque historique et localisation géographique, système de pensées et structure de mentalités. Et il peut exercer à ce titre un infléchissement et une modification de la production des signes (sens 1), au sens de certaines variations, contaminations et transformations. En somme la langue, dépositaire des signes — du phonème au sémantème en passant par le morphème — témoigne en son milieu de l'activité du langage comme productrice de signes. A l'autre extrémité — en réalité ces trois déterminations effectives de l'esprit sont liées dans une simultanéité — se tient la parole comme acte de langage et création de significations contextuelles et culturelles globales.

Il s'agit alors bien d'étudier les signes, plus que le signe, un signe, ou des signes. En effet les signes renvoient à une totalité systémique dont chaque langue éprouve la nécessité, même à travers les évolutions partielles et locales. Mais en même temps la contingence de la constitution et de l'institution d'un signe (ou du signe) semble attestée dans le fait même de la diversité des langues, historiquement et géographiquement.

D'autre part et complémentairement, il conviendra, dans un souci conceptuel et lexical —puisque le philosophie, et par excellence celle du langage, semble devoir être d'abord un exercice notionnel, conceptuel et lexical — de distinguer soigneusement les signes des signaux (signalétique) des indices, symboles, icônes et images, toutes notions proches mais différenciées. Aussi bien le contraire des signes, l'absence de signes, l'in-signifiant, peut-il renvoyer à une réalité clairement déterminable, l'indicible ou l'ineffable?

En tout état de cause, il s'agira de dégager le rapport des signes à la faculté de langage, en cherchant d'abord l'origine et la provenance des signes, i.e. au fond leur nature problématique. Puis il conviendra de s'interroger sur le rapport des signes au fait de la langue et des langues, en cherchant à comprendre les signes dans leur détermination à se former, se transformer et se combiner (signes comme sons, mots ou phrases). Il semblerait que l'examen de l'origine ou la nature des signes ne puisse suffire, si tant est que les signes ne "descendent pas du ciel", mais sont constamment générés, combinés, déplacés et transformés, ce qui constituerait peut-être l'essentiel de leur existence, fragile, variable, problématique.

Enfin on peut penser être nécessairement amené à examiner la valeur — externe par rapport aux choses et interne par rapport aux représentations —, et le sens — orientation, direction, application et intensité — si tant est que le langage ne s'exerce pas à construire et à entretenir constamment ue langue en vain. La problématique des signes semble au contraire se placer plutôt dans la perspective de la parole vouée à prononcer des énoncés (et non plus des phrases) doués de signification globale. Cette dernière instanciation (la plus finale et complète) de l'exercice des signes réussit-elle à installer et édifier la culture, la communication et la conservation politique et historique de l'humanité?

En somme il semblerait que l'enjeu problématique de la question des signes se profile dans la possibilité d'une autonomisation des signes par rapport au monde des choses (des référents) de telle sorte qu'on puisse envisager de penser — mais dans quel contexte de totalité systémique, et de quelle nature? —, la compatibilité entre la nécessité opératoire des signes et leur contingence génétique.

Il convient donc dans un premier moment de s'interroger sur l'origine des signes. On présupposera en effet qu'il n'y a aucun signe dans la nature, en tant que tel. Car il n'y a apparemment pas dans la nature une intention quelconque de signifier. La nature est un ensemble de lois. Elle ne nous donne rien — et surtout pas de signes ou de valeurs — mais seulement des coups. Elle ne nous promet rien. Tout au plus se déploie-t-elle selon de connexions nécessaires, que l'esprit humain peut reconstituer sous la forme de la représentation d'indices. La fumée est l'indice du feu, la lactation est l'indice de l'enfantement (exemples stoïciens). L'indice est saisi par l'intelligence comme raison explicative (par induction). Il est une indication. La cendre cache le feu, en tant qu'elle en est un effet, mais elle le révèle, en tant qu'elle en est un indice. Encore n'y a-t-il dans la nature aucune volonté d'indiquer. Mais l'intelligence humaine se dédouble et fait comme si la nature lui indiquait la direction de recherche de la cause à partir de l'effet, selon des corrélations constantes stipulées par le principe inductif du cours ordinaire de la nature.

Dès lors il est clair que la nature du signe est d'être institué (posé) et constitué dans cette institution. Certes l'esprit humain est motivé par de bonnes raisons (raisons pragmatiques, urgence des besoins), dans son intention de signifier, de faire (fabriquer) des signes. Certes l'intelligence humaine possède une faculté mimétique et imageante. Elle détermine des représentations à la ressemblance des objets des sens. Mais pas plus qu'il n'est un indice, le signe n'est une image, qui se définirait comme décalque par ressemblance de la réalité. On peut trouver chez Descartes, dans sa Dioptrique deux exemples qui illustrent l'idée que le signe n'est pas une image. D'une part le décalque du contour d'un objet par le bâton d'un aveugle qui en restitue alors une image mentale. D'autre part, pour les non-aveugles, le cas des tailles-douces qui sont les images — mais ni les signes, ni les indices, ni les symboles — des forêts et des villages qu'elles dé-peignent en les peignant.

Davantage cependant le signe se rapprocherait-il du symbole. Le symbole (sum bolon) est un signe de reconnaissance qui permet d'attacher une chose à une autre. Constatant une chose, on peut en inférer avec certitude une autre qui lui a été attachée par convention. Ainsi, dans le morceau de bois brisé en deux, la brisure est naturelle : elle est non instituée mais imposée par les lois physiques de la résistance des matériaux. Mais la convention, par laquelle celui qui présentera un morceau au détenteur de l'autre morceau sera immédiatement reconnu comme ami (ou messager), est purement humaine et instituée. Un signe est au même titre qu'un symbole un représentant allégorique d'une chose. On dit ainsi une chose à l'aide d'une autre (allo agoreuein) dont on a décidé par convention — en fonction des besoins ou pour manifester gratuitement la richesse de l'esprit — qu'elle représenterait univoquement. Notons cependant que dans le symbole il y a toujours en arrière-fond la caution d'une certaine nécessité (ici la brisure). Dans le symbole du poisson ICHTHUS (en grec), on découvre un emboîtement de référents et de dérivés. Ainsi le pictogramme d'un huit renversé représente schématiquement un poisson, qui, par une sorte d'inversion de l'ordre normal, renvoie à un mot ICHTHUS (poisson en grec), est lui-même conformé en sigles qui forment une suite d'initiales abrégeant la signification en la renfermant et condensant. Iesus Christu Théou Uios Sôtérios. : Jésus Christ Fils de Dieu Sauveur. La faculté symbolique, notamment dans sa capacité d'emboîtement et d'abréviations des signes en sigles (suite de signes abrégés) représente l'essence de l'esprit humain.

De la faculté symbolique on trouve un exercice exemplaire dans les mathématiques, où les signes algébriques nécessités par la nature même des nombres et des figures, et de leurs lois de composition, sont désignés comme symboles. La logique, qui semblerait se projeter comme interface entre la grammaire et les mathématiques, utilise aussi ce pouvoir symbolique dans l'emploi des quantificateurs, des connecteurs et des variables (élémentaires ou propositionnelles, générales ou instanciées). Remarquons dès à présent le caractère souple et libre (bien que rationnel) de la notion signifiante en logique et en mathématiques, issue de la convention et de l'institution, elle-même réglée cependant par les nécessités du raisonnement et de l'ordre des propriétés. Non seulement les lettres de l'alphabet sont réquisitionnées à un usage qui leur était initialement étranger, et pourtant nécessaire, si l'on veut trouver des propriétés arithmétiques et géométriques. C'est l'innovation de la notation algébrique de Viète, et son approfondissement par Descartes dans sa géométrie analytique. Mais en outre on assiste à une partition conventionnelle qui assigne au début de l'alphabet la désignation de paramètres et de constantes (a, b, c,...) et à la fin de l'alphabet le repérage des inconnues (x, y, z, ...). Mieux : la mise à contribution de plusieurs alphabets—notamment grec et hébreu, en particulier en théorie des ensembles et des cardinaux chez Cantor, la série des alephs—,montre toute la latitude conventionnelle et institutionnelle dans la constitution et l'usage des signes. De même l'exposant ou l'indice affectant une variable "x indice n" ou "x puissance n", indiquent respectivement qu'elle est le signe d'une suite (indice) ou d'une puissance (exposant).

De là on induira que la faculté de langage propre à l'esprit humain constitue librement des indices, icônes, images ou symboles, en signes destinés aux opérations de la pensée : schématisations, calculs, formalisations. Ce qui signifie que le signe est la forme la plus générale des produits de l'esprit, à l'oeuvre dans le calcul et/ou la pensée. Il peut être aussi bien déterminant (x indice n) que réfléchissant (le graphème de l'ichthus), i.e. imposer de l'universel à un objet particulier ou bien découvrir de l'universel dans le singulier.

De même que le symbole, le signal témoigne du signe sans le réduire à lui et en épuiser toute la richesse et la possibilité. Qu'est-ce qu'un signal? On pourrait le définir comme un signe figé. Par exemple, la signalétique des transports — routiers, ferroviaires, fluviaux et maritimes, aériens et cosmiques — fige un système de signes dans des combinaisons fixes et univoques. Il y a alors impossibilité d'une création spontanée nouvelle, contrairement à la création langagière par la parole. Cependant les signes ne sont nullement premiers ou donnés dans une transcendance antérieure à toute opération de l'esprit, et qui la conditionnerait. Ils sont les représentants de la pensée, qu'ils expriment et dont ils communiquent les idées et leurs connexions, qu'elle parvient à saisir. En ce sens on ne peut pas parler d'une origine des signes, mais seulement et simplement d'une provenance (Herkunft plus qu'Ursprung). Ceci est indiqué dans la mesure où les signes se forment et se constituent en fonction des besoins de l'esprit — soit pour soi, soit dans son rapport aux corps —, sous l'action conjuguée de la pensée, des situations de fait et des conditions et circonstances extérieures : contextes sociaux, historiques et géographiques.

A ce titre, de même qu'il n'y a pas de problème d'antériorité, de précellence ou de précession de l'écrit sur l'oral (ou inversement), de la parole sur la pensée, on ne saurait envisager dans la constitution du signe la séparation chronologique ou génétique du concept et de l'image. Ce qui ne signifie pas qu'il y ait une nécessité du rapport entre l'image et le concept. Dans le pictogramme (dessin d'une image) ou dans l'idéogramme (schéma d'une idée), par exemple, la partie image et la partie concept sont imbriquées. Car c'est une nécessité de la nature même de l'esprit, comme l'a montré le schématisme transcendantal de Kant, qu'à tout concept convienne a priori la possibilité d'une application à l'image, et inversement que toute image puisse porter en elle la possibilité a priori d'être subsumée sous un concept. Il en est de même en ce qui concerne le signe linguistique. Certes, comme l'a montré Saussure dans son Cours de linguistique générale, et comme le confirme Hagège dans son Homme de paroles, le rapport dans le signe entre le signifiant (enveloppe nominale active) et le signifié (sens véhiculé) reste arbitraire, ou plus exactement immotivé. Il n'est pas déterminé par une nécessité naturelle, mais il n'est pas non plus — comme le suggérerait une interprétation à contresens de "arbitraire" — le fruit d'une intention affectée d'irrationalité (comme on parlerait de l'arbitraire d'un fou ou d'un tyran). Cette immotivation de fait entre le concept et l'image acoustique n'implique pas une extériorité mutuelle du concept et de l'image au niveau de la pensée.

Produire de signes qui expriment des idées (comme la synthèse transcendantale passive au sens de Husserl, entre l'image et le concept) et communiquent des pensées s'opère par abstraction et généralisation. Abstraire, c'est extraire une propriété commune présente dans chacun des éléments d'une diversité. Généraliser, c'est engendrer une détermination de l'extension par la compréhension. On est alors en droit de se demander comment les signes vont devenir toujours plus différenciés et intensifs, i.e. capables de décrire au plus près la réalité des choses.

L'idée fondamentale de Saussure dans son Cours de linguistique générale est précisément que les signes, bien qu'ils soient constitués comme rapport contingent, forment un système parfaitement clos, cohérent et différencié par l'opposition et la relativité. C'est ici le lieu de rappeler l'image saussurienne pertinente du jeu d'échecs, où aucune pièce n'a de valeur absolue mais seulement relative à une position donnée à un moment de la partie. Ici intervient, pour faire comprendre la structure, la place et la fonction des signes linguistiques dans l'économie générale de l'énoncé, la notion échiquéenne de puissance d'une case par la valeur corrélative des pièces qui la défendent et qui accumulent sur elle leurs pressions possibles. Ainsi en va-t-il de l'image holiste de la langue chez Saussure : la somme des variations n'altère pas la stabilité synchronique du système, et les variations diachroniques (ici historiques) ne le modifient que de l'extérieur, laissant sauve sa cohérence globale interne. Les signes, comme dans l'image célèbre de la fabrication du marteau dans le Traité d la réforme de l'entendement de Spinoza, s'affinent progressivement, non par l'intervention d'on ne sait quel démiurge, mais par le jeu successif des pressions relatives des performances élocutoires au fil du temps, à l'intérieur d'une même langue. Il ne saurait y avoir de premier système parfait de signes minimaux pour forger d'autres signes. Il n'y a pas de premier marteau nécessaire pour forger le premier marteau. Mais le jeu des signes contient en lui-même sa propre perfectibilité vivante, parce qu'il est l'élément de l'esprit. Des langues vivent, se transforment et meurent — se dégradent aussi —, en fonction de l'état et du niveau global d'esprit des interlocuteurs — à l'intérieur des différents niveaux de langue —, mais aussi des circonstances historiques, des facteurs géographiques, comme les migrations. Certains (Hagège) vont même jusqu'à dire, avec raison sans doute, que le caractère vivant d'une langue réside tellement dans sa disposition différentielle, relative, et oppositionnelle interne—reprenant entièrement l'intuition fondamentale de Saussure —, que le bilinguisme — sur le modèle d'un couple dont les participants s'enrichissent de leurs différences mutuelles — est le seule solution de sauvegarde et de préservation de la langue. Deux langues se stimulent de l'intérieur et de l'extérieur si elles sont pratiquées et assimilées simultanément, déclare Hagège, ce grand écologiste de la langue, dont le principe est de sauvegarder le lieu, le milieu "naturel" (l'esprit!) de la langue; la langue est en effet comme l'atmosphère que respire chaque esprit. Les signes naissent imparfaitement, évoluent, se transforment, se contaminent par une série de jeux d'oppositions, de différenciations, de variations concomitantes. Il n'en demeure pas moins que la totalité systémique de la langue reste stable, ce qui permet de comprendre la compatibilité entre la contingence de l'émergence des signes et la nécessité du fonctionnement du système différentiel des signes. Les variations diachroniques historiques affectent seulement les éléments dans leur particularité et ne modifient pas l'invariance synchronique du système. C'est pourquoi une langue morte — contrairement à un corps mort ou cadavre, "cadaver", étymologiquement "chair vouée aux vers", carno vaticiae verus — ne se décompose et ne se putréfie jamais, mais se muséalise et se pétrifie pour l'éternité. Car le temps n'a affecté que sa diachronicité, i.e. l'ensemble des facteurs sociaux, historiques et géographiques qui modifient les locuteurs. La synchronicité du système est laissée intacte.

Quoiqu'il en soit et en tout état de cause, on trouve une nécessité dans l'institution des signes (comme marque de l'esprit) et dans la constitution de leurs configurations opératoires (comme marque de la pensée). Les sons sont les signes des affections de l'âme, de même que les mots sont les signes de ces sons, dit Aristote (L'interprétation, 1). De même pour Hobbes (Léviathan, I, 4), les signes que sont les mots permettent à l'esprit de passer d'un discours mental (intérieur) à un discours verbal (extérieur). La nature du signe réside dans sa puissance de signifier, i. e. de renvoyer, à partir d'un signifiant, à un signifié. Mais pour Rousseau, dans son Essai sur L'origine des langues, la puissance d'abstraction et de généralisation dont témoigne l'esprit humain par la production de signes qui expriment des idées et communiquent de pensées, reste insuffisante pour produire une connaissance. En effet, il sera impossible de parler d'un concept général d'arbre sans que lui soit immédiatement associée dans l'esprit l'image transcendantalement compatible et congruente d'un arbre particulier. Se trouve en effet exigée ici la vertu d'un schématisme inné et nécessaire eu égard aux conditions de la perception et de connaissance humaines.

Il en résulte que le signe n'est pas de soi purement abstrait : d'où l'échec des caractéristiques universelles et des langues universelles. Mais il est concret comme chair (entrelacement, chiasme), dans laquelle se porte réciproquement le concept et l'image. Le signe a toujours-déjà été là en présence de l'home. Car il est le témoin essentiel de sa faculté de signifier. Il est le résulté d'un affrontement entre la contingence des situations et des opportunités, et la nécessité intime et intrinsèque de l'esprit à chercher du sens. D'où la diversité des langues dont Hagège montre que leur babélisation aura été une chance et surtout pas une punition!

Il en résulte en particulier la possibilité d'emboîtements, de significations dégagées à l'intérieur d'un même signe. Mais il en découle aussi la possibilité que tout langage déploie un métalangage qui puisse le penser comme signe d'une réalité plus profonde, celle d'une signification cachée.

Le signe humain "dé-signe", i.e. il applique une détermination à une chose, ou détache librement — mais par des processus à la fois conventionnels et nécessaires — une signification d'un système pour en déterminer une chose. Le signe humain "as-signe" un concept à une réalité du monde, i.e. il essaie de rendre compte du maximum de réalité. Cette tâche se révèle infinie et inépuisable, non seulement à l'intérieur d'un système de signes —dont on peut imaginer qu'ils sont indéfiniment perfectibles —, mais surtout dans l'intériorité finie de l'esprit humain. Enfin le signe humain "signe", i.e. appose la signature ou le paraphe de l'esprit partout où souffle celui-ci quand il s'efforce de rendre compte et raison de soi et du monde. La signature, ou trace intentionnelle complète singulière de l'activité de l'esprit en prise sur le réel, caractérise l'effectivité du signe, comme combinaison et conjonction. Signature de l'humanité : le signe peut se penser comme l'écriture la plus archaïque, "l'archi-écriture" (Derrida). Non pas au sens où l'écriture serait comprise, à contre-sens, comme antérieure à l'oralité, car la position inverse s'avère plus tenable, qui soutient l'idée d'une grammatisation généralisée et progressive de toutes les langues au fil de l'évolution de l'humanité. Mais il y a une signature de l'humanité, comme activité de l'esprit, dans l'élément général généreux et générateur du signe. Par exemple le disque compact envoyé à travers l'espace inter-sidéral dans la sonde Voyager en 1980 comporte des signes mathématiques, musicaux et picturaux : icônes de l'homme et de la femme, comme signe d'une récursivité adamique et édénique. Mais il comporte aussi les trente-deux Variations Goldberg de Bach interprétées par Glenn Gould, symboles de la synthèse entre les mathématiques et la musique.

La provenance des signes n'est cependant pas statique mais dynamique. Il nous faut donc maintenant nous enquérir de l'existence de facto des signes, i.e. du système constitué de la langue, et non plus seulement de leur constitution par la faculté de langage. Cette existence semble se décliner sous la triple configuration de l'engendrement, de la combinaison, et de la transformation. En somme il s'agit maintenant de comprendre la combinaison des signes.

C'est assurément une tentation et une tentative très grandes — mais aussi très nobles bien que peut-être illusoires — chez l'humain d'essayer d'une part de rendre compte à tout prix de la compatibilité entre l'unicité de la faculté de langage et la diversité des langues, et d'autre part comme l'a tenté la grammaire dite générative de Chomsky (Le langage et la pensée, et La linguistique cartésienne), de déduire d'un petit nombre de structures et de lois l'infinité des actes illocutoires. Cette idée de la grammaire générative, selon laquelle toutes les structures de surface, illimitées, sont engendrées par un petit nombre de structures de profondeur, appartient à la même famille d'idéal que la caractéristique universelle ou que la langue universelle. Certes, il y a une unique faculté de langage de l'esprit humain à la surface de la terre : capacité de produire, instituer, constituer et combiner des signes représentant des idées et exprimant des pensées. Mais rien ne prouve pour autant que cette combinatoire autonome des signes suffise à penser la totalité du phénomène linguistique et à en épuiser la richesse.

Les signes ne sont peut-être qu'un instrument parmi d'autres de la pensée, et non une essence. L'innéisme et l'universalisme des linguistes structuralistes — qui, comme Chomsky fonde leur théorie sur une formalisation logique de la syntaxe —, peut se heurter à un simple déni nominaliste par lequel on peut concevoir que les processus de dénomination sont dépendants de l'expérience, des circonstances, des besoins, et n'ont aucune nécessité déductive. Ainsi le nominalisme de Guillaume d'Ockham tiendra tête à l'universalisme de Jean Duns Scot. Locke en effet, montre dans son Essai sur l'entendement humain (livre III) que les signes (lettres, mots, noms, verbes, phrases) ne nous garantissent aucune certitude quant à la complétude et à l'exhaustivité de la description et désignation des propriétés réelles des corps qu'ils permettent d'appréhender. Pour Locke, d'une certaine manière pré-kantien dans sa prudence limitative des facultés et performances humaines, les signes sont des instruments commodes qui nous permettent d'assurer suffisamment les besoins de notre connaissance et de notre action. Ce n'est nullement le cas de Leibniz, qui voit dans la caractéristique universelle le moyen optimiste d'étendre indéfiniment le champ du savoir humain.

De même la possibilité d'une langue universelle repose sur la croyance — ou plutôt la foi optimiste — dans le caractère entièrement formalisable, génératif, structurel et non pas inventif, de la syntaxe. Cette langue universelle correspond au fond à la conséquence de la possibilité d'une caractéristique universelle comme réduction de la pensée à un calcul de prédicats, qui permet de penser comme on écrit, dans la mesure où les idées dans la pensée se composent comme les mots de la langue.

Les signes peuvent-ils être autonomes, s'auto-engendrer indépendamment de la penser, ou plus exactement d'une vie intérieure unifiée de la pensée, qui, elle, ne sera jamais réductible à une spatialisation, à une décomposition calculatoire et conceptuelle? Ne faut-il pas toujours supposer un sujet pensant qui profère non pas seulement des phrases, mais qui crée des énoncés — au sens foucaldien d'événements de parole? La grammaire générative semble rendre compte de la production de phrases, non de la création d'énoncés. C'est bien le mérite conjoint de Bergson et de Merleau-Ponty, dont les pensées ici se rejoignent et marquent leur parenté, d'avoir valorisé le créatif par opposition au reproductif. Cette grammaire générative semble ainsi tomber sous le coup de la critique bergsonienne générale selon laquelle la pensée opère toujours par remontée en amont, car elle ne peut pas comprendre le sens de la durée irréversible et créatrice. Ainsi ce ne sont que des structures mortes et figées que la grammaire générative prétend analyser. Comme si, dit Bergson, on croyait qu'un film composé d'images discontinues était la vie elle-même qui a été filmée. La pensée est certes entièrement légitimée à effectuer cette décomposition, dans la mesure où c'est bien la vie de la pensée dans la durée qui peut donner le schéma des processus de l'intelligence artificielle. Mais jamais l'inverse ne pourra avoir lieu : ce n'est pas le film de la vie qui donne la vie mais l'inverse. Certes, on peut extraire de l'unité mystérieuse de la vie de la parole et de la pensée — étroitement imbriqués, indissolublement et indissociablement, dans un chiasme créateur — des schémas a posteriori qui ne sont pas faux. Ils sont même utiles dans d'autres domaines (l'informatique, l'intelligence artificielle, la logique), mais ils ne représentent nullement la vérité de ce phénomène indécomposable qu'est la vie.

Hagège, dans son article Les singes et les signes opère correctement le partage des choses et montre les limites de la grammaire générative de Chomsky. Utile pour comprendre la capacité et la faculté de langage, la grammaire générative se révèle impuissante à rendre compte de la richesse et de la diversité des langues dans leur liberté et leur latitude à créer du sens et des variations contre toute attente. Si la grammaire générative était l'essence de la parole alors les singes, qui parviennent à manipuler des signes selon des structures formelles — il est vrai sous la condition d'une excitation à la récompense! —, parleraient, ce que l'expérience dément. Comme le rappelait Descartes dans ses fameuses lettres sur le langage (A Reneri pour Pollot, A Mersenne), les bêtes ne parlent pas car toutes leurs combinaisons de signes sont motivées par des passions. Mais aussi on découvre qu'elles ne parviennent pas à décrire intégralement par des signes leur milieu, mais seulement une partie. Enfin elles se trouvent incapables d'utiliser la production, combinaison, transformation des signes pour instituer et conserver un univers politique, un socius rationnel. La grammaire générative se déploie embryonnairement chez les singes savants — Washoe, Sarah, Kim et onze de leurs congénères, chimpanzés, guenons, orang-outangs, gorilles —, que s'épuisent vainement à faire parler des légions de savants. Mais ils ne parlent toujours pas, c'est donc que la grammaire générative reste impuissante à expliquer la parole, i.e. la création d'un sens nouveau avec des signes. L'infinité des énoncés nouveaux est prévisible en droit (à une formalisation logique près), mais absolument insaisissable en fait. D'ailleurs aucun singe dressé à manipuler certains signes n'a été capable de constituer le jeu de mots "singes" et "signes", par simple interversion d'une nasalis sonans autour d'une gutturale. En somme même si certains parviennent à répondre partiellement à répondre de manière linguistique à des stimulations linguistiques, les singes singent les signes et signent par là même qu'ils ne sont que des singes. Car le signe le plus éclatant de l'esprit, comme faculté de créer de nouvelles combinaisons de signes, n'est-il pas...le jeu de mots? Le jeu sur les mots où l'écart différentiel manifeste le phénomène de la "différance" au sens du report constant de sens. N'est-ce pas en effet le jeu de signes qui signe des allitérations et des permutations — des contrepèteries comme "converser c'est se conserver", pour Bergson par exemple? Cela non plus le singe n'est pas capable de le comprendre et de l'assumer, car il ne peut qu'imiter et singer par un emploi précaire de signes, des schémas, attitudes et postures instinctuelles et pulsionnelles.

Certes, tous les processus de formation des signes, comme les lettres de l'alphabet (transcrivant des sons), les morphèmes (syllabes), les sémantèmes (unités de signification) peuvent être nécessairement décrits en termes de combinatoires et de formalisations. Mais cela n'est nullement suffisant pour rendre compte de la parole. Bien sûr Sartre disait (cité par Merleau-Ponty dans Signes) que ce sont les mots qui nous apprennent quelle est notre pensée. De même Hegel a montré que c'est dans et par le mot que nous pensons. On serait donc tenté ici par un contresens en croyant qu'il est possible que la combinatoire des signes induise et produise la pensée. Il n'en est rien. La pensée comme résultat est toujours-déjà là au commencement, dans le signe, mais sous la figure d'un enveloppement. Le signe est de la pensée enveloppée, tout comme la pensée est un tissu de signes développés.

Le codage (encodage / décodage) est une condition nécessaire mais non suffisante pour appréhender la pensée. C'est toujours, suivant l'intuition de Bergson, en remontant vers l'amont une réalité figée et décomposable, que nous pouvons subsumer, sous nos catégories, une réalité que la vie a déserté parce qu'elle n'est plus saisie dans la succession de la durée irréversible, mais seulement dans la spatialité morte. La vie ne se déchiffre pas, car elle n'est pas chiffrée. Seul l'est son cadavre, qui ne se laisse re-composer que parce qu'il est déjà dé-composé.

Cependant, cette institution des signes, cette combinatoire des signes ne se déploie pas en vain. C'est toujours en vue d'une fin plus haute qu'ils sont déployés à titre d'instrument. Cette fin est l'expression des idées, la communication des pensées, mais plus profondément l'ouverture à l'autre — la morale : faire signe à l'autre —, ainsi que la conservation de soi —politique : maintenir l'unité conservatrice. Mais aussi la fin ultime des signes, outre la morale, la religion, la politique, réside dans l'"en-seignement", i.e. l'institution profonde des signes de la culture, ou de la culture comme système de signes. Ainsi la religion par exemple, apparaît d'abord sous sa forme primaire de divination, mais elle est bientôt remplacée par une religion laïque de la raison, de l'humanité, et du progrès. L'homme n'est donc que signe. Ainsi les leçons de choses sont pour l'homme toujours prématurées, et les leçons de signes toujours plus urgentes.

Ainsi il apparaît clairement in fine que la valeur et le sens des signes se déterminent dans le rapport à la parole créatrice et conservatrice de sens. L'homme est ainsi davantage homo loquens (homme de parole) plus qu'homo loquax (homme bavard), cette seconde forme se réduisant à une figure primaire dégradée souvent indispensable faute de mieux. L'homme est le locuteur qui produit des signes en vue de la conservation — morale, politique — et qui, primitivement, s'est voulu l'interlocuteur des dieux, de la divinité, par l'attitude de divination clairement critiquée par Cicéron dans sa trilogie De la nature des dieux, De la divination, Du destin. Ainsi, selon la suggestion de Merleau-Ponty dans Signes, l'homme est indissociablement et indissolublement scrutateur de signes — même s'il se sait libre et dégagé de la superstition —, et producteur de signes. On découvre ici en l'homme une unité profonde entre le langage et l'histoire. Le langage de l'histoire montre la recherche de structures des signes qui permettraient de comprendre le devenir humain. L'histoire du langage nous montre l'homme à l'oeuvre pour forger des signes toujours plus adéquats à l'explicitation du monde.

Certes, de nos jours, on ne cherche plus des signes de l'avenir ou de l'humeur des dieux dans des manifestations naturelles indéfiniment interprétables. Mais la contamination du vocable de "signe" par celui "d'indice" reste marquante. Scruter des signes de la reprise économiques, des signes de la sortie de la récession ou du nihilisme, chercher des signes des temps, marque peut-être une confusion entre le signe et l'indice, entre le remède et le symptôme. La bonne volonté qui croit saisir des signes de bon augure dans la marche des temps (Merleau-Ponty dans Signes, 1960) peut- elle rencontrer la vérité?

Certes nous ne croyons plus que le pouvoir de signifier provient d'une instance hors de nous. Dieu et la nature sont définitivement muets. Seul l'homme parle, et fait signe. "Outè légei, outè kruptei, alla mantanei", énonce sentencieusement Héraclite en parlant de Dieu (la nature?). En somme la nature ne dit rien, ne cache rien, mais fait signe (geste et fabrication à la fois). Elle "en-seigne" que c'est seulement à l'homme de faire signe et de s'enseigner lui-même, de se montrer à lui-même pour lui-même. Et ce n'est que justifié. Car le monde humain est signe de part en part. Il faut donc habituer l'esprit à son élément propre, le signe. Des signes les plus matériels aux plus subtils, les signes sont la marque de la constitution humaine du monde. Ils sont la marque de la conservation de la société et de la culture.

Au terme de cette exploration succincte des signes, nous avons appris la possibilité d'une autonomisation progressive du système des signes par rapport au monde naturel. Car les signes, comme l'esprit, s'auto-différencient à l'intérieur de leur sphère close, et posent le monde devant le réel. Ils ne sont nullement naturels, ils se suffisent à eux-mêmes, ils contiennent la pensée comme une immanence indéfectible. Ils transposent et transfigurent la réalité en un monde unifié.

Cependant leur valeur est relative, i.e. partielle, limitée et dépendante de deux manières. D'abord, ils sont limités de l'intérieur, parce qu'ils ont une structure oppositionnelle et différentielle. Ensuite ils sont limités de l'extérieur, parce qu'il est vain pour un esprit fini, comme le fait remarquer Hagège dans L'homme de parole, de vouloir épuiser le champ de l'infini. Pourtant chaque système de signes est vivant, clos et cohérent.

Enfin le sens des signes est clairement assignable selon trois occurrences ou déterminations. Du point de vue de la direction, ils permettent une maîtrise de soi et du moi : ils dé-signent le monde. Du point de vue de l'orientation, ils permettent un approfondissement graduel de l'esprit dont ils demeurent le signe éminent : ils as-signent le monde. Enfin du point de vue de la signification, ils permettent de donner un sens au monde, ils imposent la marque de l'être au devenir et font émerger le monde humain du chaos naturel : ils signent ainsi le monde.

Christophe Steinlein (novembre 2003).

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