Ainsi, les trois sens fondamentaux du caractère d'admissibilité d'un sens — 1°/. La rigueur logico-mathématique, 2°/. La richesse de la glose et du commentaire, 3°/. Le pré-conditionnement de la perspective — suggèrent déjà d'opérer une partition dans le champ des énoncés, d'après l'injonction du quantificateur "tout". On pourra se demander dans ces conditions si cette partition est elle-même interprétable en terme de perspective classificatoire utilitaire (rendre possible la pensée et la vie), ou bien si elle correspond à l'approche d'un type spécifique d'énoncés singuliers extérieurs à toute interprétation. On pourra ainsi croire intéressant d'examiner d'abord la nature des énoncés de la vie courante, commune, pragmatique, puis celle des énoncés de la Science et de toute démarche objective et rigoureuse. Enfin, en troisième lieu, il conviendra d'examiner les énoncés de la pensée de l'art et de la réflexion philosophique et métaphysique. Dans ces trois domaines on cherchera s'il existe des énoncés qui n'admettraient qu'un sens univoque. Dans cette éventualité il en découlerait que ne serait possible aucune interprétation au sens de la glose, de l'herméneutique, ni au sens de la mise en perspective idéologique.
Ainsi, l'enjeu profond de la question posée n'est-il pas de savoir à quelles conditions est possible la conciliation entre, d'une part, une exigible clarté (univocité, non ambiguïté) du langage dans son utilisation de la langue et dans son énonciation par la parole, et d'autre part une non moins nécessaire et inévitable richesse et profusion des expressions multiples de la pensée, de la volonté et de la sensibilité.
Dans la vie quotidienne nous sommes en présence de deux modalités d'énonciation. L'énonciation objective, qui correspond à une description d'un objet, se référant à une situation empirique. Par exemple : "Le ciel est bleu", "La maison est au coin de la rue", etc. Ce sont des énoncés bien formés grammaticalement, qui s'appuient sur une réalité empirique, et dont on dira qu'ils sont vrais et avérés s'ils sont conformes à ce que l'expérience indique à tous. Mais, tout aussi fréquent, apparaît un autre type d'énoncé, qu'on pourrait qualifier de subjectif, car il met en jeu, sous certaines conditions d'admission de contexte et de perspective de sens, le sujet individuel capable d'adopter des attitudes propositionnelles. Par exemple, dire: "Je me sens bien", ou bien "Je crois que Dieu est en moi", ou plus simplement : "J"ai faim", etc. Nous sommes ici en présence d'énoncés qui sont formulés à partir d'un état subjectif non référé à une expérience commune. Car on ne sait jamais ce qu'un sujet entend par des mots qui se rapportent à des sentiments impénétrables et inaccessibles pour tout autre. Dans le premier cas, celui des énoncés objectifs et univoques, l'interprétation est immédiate et consiste en une commutation simple entre les mots et l'expérience à laquelle ils réfèrent. Dans le second cas, celui des énoncés subjectifs, il y a possibilité d'admettre — (au sens 2) càd de recevoir, s'ouvrir et s'offrir à, se mettre à l'écoute de — un sens en le faisant venir par devers soi ("ad-mettre"). Il s'agit alors dans ce cas de s'immerger dans l'élément vivant d'une discussion, d'un échange sur le contexte et la signification propres à des mots qui renvoient à une expérience intérieure incommunicable en tant que telle. Cette discussion peut mener à prendre conscience de l'admission préalable, bien que latente, d'une perspective qui conditionne l'énoncé et l'énonciation. En effet, en parlant de sa souffrance comme état intime, on peut la clarifier en mettant au jour la perspective latente qui en conditionnait l'énonciation.
Ainsi trouve-t-on deux types d'énoncés dans la vie courante et commune. Se présentent d'une part les énoncés non ambigus, par exemple le commandement ("Levez-vous!"), qui ne suscitent que des interprétations externes, car ils sont cohérents par eux-mêmes. Dans cet exemple l'interprétation externe peut se résumer et se borner à la recherche du sens de l'énoncé de ce commandement : pourquoi a-t-il proféré ce commandement, pourquoi a-t-il dit cela. La vie courante, au sens où elle s'appuie sur des perspectives qui la rendent possible et efficace, nécessite de tels énoncés. Mais on trouve aussi les énoncés dont l'ambiguïté est intrinsèque, et qui naturellement s'ouvrent à la recherche et à l'explicitation d'un sens. En s'ouvrant à autrui à partir d'un énoncé de ce type (par exemple : "Je me sens mourant", ou bien "Je me sens enthousiaste, emporté par le divin") on peut espérer éclaircir pour soi et pour l'autre les présupposés implicites et admis et rechercher les sens des perspectives qu'il adopte. C'est ainsi le but et le rôle de toute thérapie psychique que d'ouvrir au dialogue pour tâcher de décrypter, de désembrouiller le contenu d'énoncés très riches mais confus et imprécis. On permet ainsi à la subjectivité de clarifier ses propres perspectives et de compléter ses interprétations d'elle-même.
Ainsi, même les énoncés apparemment sans réplique, qui font un usage univoque du lexique et de la syntaxe, qui se veulent objectifs et rigoureux, se trouvent finalement susceptibles d'être interrogés, mis en perspective à partir d'un contexte et un point de vue plus large. La parfaite rigueur dans la prolation et la profération de la parole quotidienne n'apparaît pas comme possible ni même souhaitable. Elle n'est pas possible, car les mots sont pris dans un usage sédimenté et accoutumé qui les précède et les déborde. Elle n'est pas davantage souhaitable, parce que l'ambiguïté et l'équivocité s'ouvrent toujours à la possibilité d'une discussion et d'un enrichissement mutuels par complétude et complémentarité des perspectives.
Certes, des énoncés imprécatifs, comminatoires, insultants — qui empiètent sur l'intégrité intime du sujet, "in-saltere", en prenant d'assaut son for intérieur par un saut hétérogène et illégitime —,ou injurieux — qui nient le droit, jus, de chacun à n'être que soi-même et rien d'autre —, peuvent être considérés,d'un point de vue stoïcien, comme étant dépourvu de tout sens en tant qu'on les juge proférés au même niveau qu'un aboiement de chien (dont les expressions sont pré-conditionnées par une simple perspective de survie. Le stoïcien décide ainsi seul du sens qu'il doit accorder à ses représentations, en particulier celles qui se forment à partir des énoncés d'autrui. L'injure ou l'insulte en ce sens demeurent des énoncés qui n'admettent (au sens 1 de la rigueur logique, et au sens 2 de l'ouverture au commentaire) aucune interprétation. En effet, l'injure ou l'insulte consiste toujours en des comparaisons qui se veulent dévalorisantes et dénigrantes, mais qui sont inadéquates à leur objet. Ainsi elles sont rigoureusement dépourvues de sens. Par contre, ces énoncés admettent (au sens 3 d'un pré-conditionnement par une perspective vitale, ici pulsionnelle-agressive) une interprétation. L'énoncé injurieux ou insultant devient à lui-même sa propre interprétation immanente. Le stoïcien, devant l'injure et l'insulte, ramassées en un énoncé lapidaire, décidera successivement :
- 1°/. Que cet énoncé ne le touche en aucune façon et ne correspond en rien à son essence.
- 2°/. Que cet énoncé supprime par avance, par son caractère de non-sens, toute admission à une extension possible de sens (il n'y a en effet strictement rien à (re-)dire à une injure ou une insulte).
- 3°/. Que cet énoncé peut-être l'objet d'une mise en perspective à partir d'un point et d'une ligne de fuite extérieurs, à savoir entre autres facteurs, le contexte, les circonstances et conditions, la faiblesse, la fragilité et la réactivité humaines.
Mais la vie quotidienne, courante et commune ne produit pas uniquement des énoncés constatifs, descriptifs, performatifs, comminatoires, injurieux ou humoristiques (mots d'esprit, calembours, etc.). Elle se fonde aussi sur des énoncés juridiques, moraux, religieux, qui en règlent la structure et en conditionnent l'expression sociale. Ces énoncés apparemment sont sans ambiguïté et n'admettent aucune interprétation. Ils parlent d'eux-mêmes. Par exemple, l'énoncé juridique : "Nul n'est censé ignorer la loi", ou bien : "Nul ne peut se placer au-dessus de la loi" demeure parfaitement clair et n'admet aucun interprétation, même si le contenu précis du mot "loi" (qu'entend-on par loi en général, et en particulier, loi juridique, morale et politique) reste encore à déterminer, il demeure que la forme même de la sentence est immédiatement compréhensible à l'esprit. Ainsi cette formule n'admet aucune interprétation au sens 1 de la rigueur logique, ni au sens 2 du mot admettre (s'ouvrir à une glose complémentaire et enrichissante) ni non plus au sens 3, apparemment, puisque cet énoncé sur la loi et son rapport au sujet conscient paraît universel et fondé en raison. Il n'admet donc par conséquent aucune perspective préalable implicite qui le pré-déterminerait et en conditionnerait la validité et la valeur.
Et pourtant cet énoncé sur la loi demeure l'objet de transgressions multiples. Comment cet état de fait est-il donc possible? N'est-ce pas parce que l'énonciateur, en certains cas — ceux qui énoncent la loi de ne pas ignorer la loi et de ne pas se placer au-dessus d'elle, ne sont pas ceux qui la respectent —, ou celui qui reçoit l'énoncé admettent (au sens 3) implicitement quant à eux une perspective vitale, intéressée, qui déforme cet énoncé objectif, et forme des possibilités dérogatoires illégales et illégitimes.
On pourrait conduire le même raisonnement pour un énoncé moral, formulé par Kant : 1°/."Agis toujours comme tu si tu pouvais ériger la maxime particulière de ton action en loi universelle de la nature". Les deux autres énoncés équivalents de la formulation de l’impératif catégorique traité par Kant dans les Fondements de la métaphysique des mœurs ne sont pas davantage ambigus. 2°/. "Agis toujours de telle sorte que tu puisses te considérer à la fois comme sujet et législateur de la loi morale". 3°/. "Agis toujours de telle sorte que tu considères l'humanité, dans ta personne et dans celle d'autrui, toujours en même temps comme une fin, jamais uniquement comme un moyen". Ces trois énoncés successifs et progressifs (qui parcourent les trois aspects solidaires de la loi morale, l'universalité, la réciprocité et la finalité), constituent trois formulation équivalentes de l'impératif catégorique (injonction inconditionnelle à respecter la loi morale), ils peuvent être expliqués, compris, mais absolument pas interprétés, au sens où ils sont parfaitement explicites par eux-mêmes. En effet, l'énonciateur est anonyme (c'est la personne morale), le contenu de l'énoncé est universel et inconditionné, et sa forme, cohérente d'un point de vue logico-grammatical.
Mais, même si Kant admet, en toute rigueur logique, que l'on n'est jamais sûr d'accomplir un acte moral — en vertu de la double nature humaine, matière et esprit —, cette remarque ne constitue pourtant pas une interprétation de l'énoncé, mais un élément essentiel de son sens comme conséquence de son universalité face à la particularité de l'individu humain. Dès lors, c'est seulement du côté de celui qui reçoit l'énoncé que peut se produire cette déviation du sens qu'offre l'occasion de ne pas se sentir, sous cette condition, obligé de respecter la loi morale (circonstances soi-disant atténuantes). On voit ici par cet exemple — le cas d'un énoncé religieux comme "Tu ne tueras pas ton Prochain" serait pareillement traité — qu'un énoncé intrinsèquement univoque et non ambigu, se diffracte nécessairement en des perspectives subjectives admises implicitement par ceux qui les reçoivent. Il n'admet intrinsèquement aucune interprétation (il est souverain et sans appel) mais il induit nécessairement dès sa réception des déformations subjectives qui s'énoncent elles-mêmes comme perspectives utilitaires, vitalistes et intéressées, dans l'usage qu'elles font de cet énoncé.
La science, au contraire apparaît comme un domaine qui produit apparemment des énoncés qui n'admettent aucune ambiguïté.
Les raisonnements sont fondés sur la rigueur logique et mathématique, et la validité des énoncés qui décrivent les propriétés des forces de la nature doit être prouvée et attestée par la conformité à l'expérience. Ainsi on peut dire que la science n'admet pas (au sens 1 de la rigueur logique) dans ses énoncés une interprétation rendue possible par un flottement de sens : le langage y reste au contraire entièrement univoque. Pas davantage les énoncés scientifiques n'admettent-ils une interprétation (au sens 2 d'une ouverture à une glose et à un commentaire complémentaires et enrichissants). Ils se contentent de décrire rigoureusement le contenu intégral de leur objet, puisque celui-ci est construit. Mais ils admettent cependant (au sens 3 d'une intégration de perspective, ou paradigme, conditionnant le traitement de leur objet) une interprétation, au sens d'un contexte général qui rend possible l'avènement de telle théorie ou la conduite de telle expérience.
Une théorie scientifique (comme système d'énoncés) apparaît comme cohérente, puisqu'elle s'appuie sur la rigueur mathématique et la conformité à l'expérience. Elle ne donne aucune prise à l'interprétation. Mais seulement dans le rapport au réel et la concurrence pour expliquer les phénonmènes de la nature, chaque théorie affronte une autre théorie. Comme l'explique Pierre Duhem dans La théorie, son objet, sa structure, l'énoncé scientifique est à la fois une version et un thème du phénomène naturel. Il traduit, selon le sens de la version, en langage mathématique, ce qu'exprime le phénomène. Et inversement, selon le sens du thème, il applique des schémas explicatifs au donné brut. L'énoncé scientifique n'admet par lui-même, s'il est bien constitué par la structure mathématique et conforme à l'expérience, aucune interpétation (ni ambiguïté logique, ni supplément de sens, ni perspective vitale). Mais c'est le système tout entier des énoncés (qu'on appelle théorie) qui peut prêter à une interprétation par rapport à un autre système également concurrent pour expliquer le même ensemble de phénomènes selon une autre perspective. Thomas Kuhn, dans son ouvrage La structure des révolutions scientifiques a mis en évidence ce mécanisme de changement de paradigme, qu'on pourrait interpréter comme un changement de structures mentales, une perspective nouvelle sur la représentation du réel. Par exemple la concurrence entre le modèle ondulatoire et la modèle corpusculaire de la lumière (Huygens, Young, Fresnel, contre Newton, Descartes), ou bien les deux perspectives de l'espace comme cadre absolu, d'une part (Newton) et l'espace comme champ gravitationnel relatif (Einstein) d'autre part, montre que les interprétations des énoncés scientifiques sont possibles de l'extérieur, au niveau du tout du système, et qu'elles ne sont pas liées intrinsèquement à ces énoncés.
Ainsi, sans reprocher aux énoncés scientifiques de se réduire à des tautologies, ni croire qu'on peut leur ajouter une glose quelconque qui en enrichirait le sens — les énoncés scientifiques ne peuvent parler que de ce qu'ils ont construit —, on pressent néanmoins que, de l'extérieur, on peut les organiser en système ou en théorie dépendant de la perspective globale adoptée sur le réel. "Une géométrie n'est pas plus vraie qu'une autre, elle est seulement plus commode", dit Henri Poincaré dan La science et l'hypothèse. L'énoncé scientifique n'est pas la conséquence d'une hypothèse interprétative ("Hypothesis non fingo"disait Newton), mais au contraire un système d'énoncés scientifiques induit de l'extérieur un certain prolongement spéculatif (donc interprétatif). Ainsi les énoncés de la thermodynamique ou les résultats de la mécanique quantique induisent et suscitent de l'extérieur des mises en perspective globale de l'homme dans la Nature. Mais de l'intérieur des énoncés, la rigueur subsiste car l'esprit scientifique, qui construit son objet, ne retrouve jamais dans la représentation des choses que ce qu'il y a introduit au préalable comme condition de cette représentation.
Il nous reste à examiner les énoncés de la pensée philosophique, dans la mesure où celle-ci se donne d'emblée comme une recherche de sens, de fondation, et qu'elle vise à établir, sinon un système, du moins une vision du monde. Les énoncés de philosophes s'offrent spontanément à l'explication, l'analyse, la compréhension, la clarification des mots, des idées, et de leurs rapports aux choses. Ainsi on peut admettre que les énoncés philosophiques n'admettent pas la contradiction logique ni l'ambiguïté sémantique. Par exemple, dans l'énoncé cartésien : "Cette pensée: «je suis, j'existe», est nécessairement vraie toutes les fois que je la prononce ou que je la conçois en mon esprit" — équivalent d'un énoncé plus ramassé et recueilli : "Je pense donc je suis" —, ou bien dans l'énoncé hégélien : "Tout le réel est rationnel, tout le rationnel est réel", tous le termes peuvent être expliqués. De plus, ces énoncés s'offrent et s'ouvrent à la glose et au commentaire pourvu qu'ils soient rationnels. Ils sont rigoureux, précis, exacts, au sens où ils coïncident bien avec la vision globale du monde de chaque penseur, et ils ne se trouvent en contradiction avec aucune partie de leur système. Il en va de même pour la pensée de Leibniz : "La matière est esprit momentané, materia mens momentanea", ou bien : "Ce qui n'est pas Un être n'est pas véritablement un Être". Mais encore ce serait le cas, au niveau des énoncés de Métaphysique pure, de Schelling : "La Nature est l'Esprit extériorisé, et l'Esprit est la Nature intériorisée".
L'ensemble des énoncés qui commentent ces énoncés forme l'histoire des idées philosophiques (sous réserve de rigueur). Aucun énoncé philosophique digne de ce nom ne peut ni ne doit supporter (admettre, au sens 1) la contradiction et l'équivocité de sens incompatibles, mais il peut et il doit admettre (au sens 2) une interprétation dans la mesure où il exige de s'ouvrir à une explicitation de son contenu par le commentaire. En dépit du fait que Hegel a cru que : "Le système de Leibniz est la contradiction entièrement développée", nous sommes en mesure de nous ouvrir à une interprétation de cet énoncé de Hegel en fonction du contenu du système de Leibniz. Cependant, pouvons-nous affirmer que les énoncés philosophiques (qui expriment une vision cohérente, sinon systématique, du réel) admettent — au sens 3, d'une structuration implicite et préalable par une perspective qui en conditionne le déploiement — une interprétation intrinsèque et pré-existante, encore im-pensée et in-consciente? En somme, pouvons-nous accréditer l'idée qu'un énoncé philosophique exprime une idéologie, autrement dit soit l'instrument inconscient de l'expression d'un contexte qui le déborde?
Un énoncé est un fait, le résultat d'un processus, c'est indéniable. Mais quel statut assigner alors à d'éventuelles perspectives et interprétations — polarisations du sens à partir d'une valorisation déterminée par une utilité —, sur lesquelles il repose, desquelles il procède et qu'il relègue au second plan ?
Prenons par exemple l'énoncé nietzschéen : "Il n'y a pas de faits, il n'y a que des interprétations" (Fragments Posthumes, Volonté de puissance). Que présuppose cet énoncé, qui a été fait (formulé) par Nietzsche ? La réponse est immédiate : une interprétation ou mise en perspective global se trouve et se tient au fondement de cet énoncé. Cet énoncé semble se consolider dans une dimension performative : si l'on dit que l'énoncé de Nietzsche n'est qu'une interprétation, on le justifie comme fait, d'après la cohérence interne de l'énoncé. Et si l'on dit que cet énoncé correspond à un fait dan le réel, alors on en justifie la vérité et la justesse comme interprétation vraie, càd unique. Dans ces conditions, il semblerait, à moins d'une illusion provoquée par une dimension sophistique de l'énoncé (comme dans l'énoncé du menteur), que l'on soit en présence d'un énoncé qui présente une double particularité remarquable. D'une part, il est à la fois une phrase logiquement et grammaticalement bien formée, une vision synthétique du réel, et un discours perspectif sur la vie. Et d'autre part, il apparaît comme seul et unique dans son genre à n'admettre aucune interprétation, en aucun sens du mot admettre ni en aucun sens du mot interprétation. En effet, aucune interprétation ne lui préexiste, puisqu'il décrit le réel comme un ensemble d'interprétations. Il semble que nous soyons face à une singularité complète.
Mais en réalité, il n'en est rien, car l'énoncé nietzschéen pré-suppose une défnition de l'interprétation comme mise en perspective et non pas recherche de sens et clarification des mots et des idées. Dès lors il pourrait se faire que cet énoncé philosophique soit précédé d'une perspective qui le fonde extérieurement, celle précisément du vitalisme.
En somme, nous avons voulu montrer, ou suggérer, à travers l'analyse des trois modalités de l'admission, et en parcourant trois domaines d'énoncés, comment l'interprétation est un processus de l'esprit attaché aux facultés du sujet beaucoup plus qu'il ne consiste en, — et ne se rapporte à — une ambiguïté inhérente aux choses.
Ainsi l'esprit expliquant le monde ne cesse de s'énoncer lui-même en une continuelle auto-interprétation. Il ne retrouve dans les choses interprétées que les perspectives qu'il y a introduites, qui apparaissent finalement comme les médiations nécessaires de cette énonciation de soi qui définit l'esprit lui-même.
Christophe Steinlein (février 2005).
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