samedi 15 juillet 2017

La traduction

Il convient de noter en première approche que la traduction apparaît comme un concept opératoire, déterminé d'abord par son caractère d'effectuation et d'effectivité. En effet, le vocable de traduction contient à la fois le sens d'une opération signifiée par le verbe "traduire", et celui d'un résultat effectif, positivement utilisable. Indéniablement, en première analyse, on constate que la traduction prend sa source et s'enracine dans le champ de la linguistique, en vertu de la pluralité, de la diversité et de la dispersion des langues dans le temps (histoire) et dans l'espace (géographie). C'est en effet un élément central de la philologie d'une part et de l'ethno-linguistique d'autre part que désigne le concept de traduction.

Mais de quels éléments minimaux s'enquiert la traduction, à la fois comme opération et comme résultat? Sans nul doute elle requiert d'abord une langue source, un auteur originaire, puis un traducteur (qu'on devra distinguer de l'interprète), enfin d'une langue cible et d'un récepteur (auditeur ou lecteur). Ainsi, indéniablement, la traduction suppose l'existence de sphères linguistiques différentes (diversité des langues), donc aussi un passage ("trans-ducere", faire passer à travers), un mouvement transitoire, transitif et transitionnel. Elle indique aussi ipso facto la présence d'un élément et d'un champ invariant, comme condition référentielle de toute différenciation. Ce champ invariant n'est autre que l'universalité de la faculté langagière humaine, l'unité de l'esprit, et l'omniprésence (certes grandement modulée) du système de la langue humaine dans tous les lieux et tous les temps.

Par cette simple et anodine (voire plate) remarque de la coexistence d'un invariant général comme condition et support des variations, différenciations et transformations linguistiques, apparaissent cependant déjà des difficultés. Chaque langue et système linguistique (évolutif dans le temps et l'espace, et lié au contexte socio-culturel) cherche à faire passer une autre langue dans sa propre sphère, et réciproquement à se faire passer dans l'autre sphère. Cette opérativité du passage a d'ailleurs toujours passé pour investie d'une grande dignité, dont peuvent s'enorgueillir légitimement les linguistes plurilingues et polyglottes. Maîtriser et traduire une autre langue que la sienne peut en effet se reconnaître comme un pouvoir, une puissance. La capacité de traduction peut se penser à la fois comme maîtrise des relations et des actions, mais aussi comme augmentation de la connaissance et enrichissement de la perception de la réalité. La traduction ne concerne donc pas uniquement la transposition technique des signes, des significations et du sens. Mais elle invite de surcroît à considérer ce qui peut se traduire et s'exprimer de manière globale et sous-jacente dans ce processus et son résultat.

Comment traduire (penser, interpréter) le concept de "traduction", dont le sémantème est lui-même objet d'un passage? "Translate" (anglais), "Übersetzen" (allemand), "Traduttore" (italien), se trouvent indéniablement traduits de manière technique par le vocable "traduire" (français). Mais ils ne signifient contextuellement pas tout à fait la même chose, bien qu'ils soient pris sur le fond d'une indéniable unité. "Déplacer" (anglais), "recouvrir" (allemand), "livrer" (italien), apparaissent comme autant de variations sémantiques, complémentaires d'un même sens global. Déjà en français on s'aperçoit que la traduction se réfère en amont à la "tradition". Celle-ci peut se définir comme ce qui a réussi à passer du passé jusqu'au présent. Elle se réfère aussi en aval à la "trahison". Celle-ci se définit comme ce qui a réussi à fuir, non nécessairement de manière négative, ce qui lui tenait initialement lieu de lieu. Ce sens est d'ailleurs parfaitement exprimé par le jeu de mots italien, bien connu et fondamental dans son intraduisible traductibilité : "Traduttore, traditore" (traduire, c'est trahir).

Dans ces conditions, on constate que la traduction se tient dans un lieu global qui contient plusieurs pôles liés sur plusieurs modes. On est alors légitimement en droit de se demander, à l'horizon de ce passage, ce que l'on perd, ce que l'on gagne dans le processus et le phénomène de traduction. D'où part-on, par où passe-t-on, et où arrive-t-on? Finalement qu'est-ce qui est inventé, transfiguré à l'occasion de cet acte et dans ce résultat?

La traduction nous place en effet face à un dilemme, qui constitue la difficulté et l'enjeu de son examen philosophique. Une tension s'établit entre le caractère nécessairement technique et normatif de la traduction (face à la pluralité des langues), et son caractère non moins nécessaire d'extension à tout le domaine de l'esprit, de la culture — comme en témoigne la traduction métaphorique du vocable en plusieurs autres sens —, commandé par l'unité invariante de l'esprit humain. Ainsi, si on traduit, on s'expose à la trahison, au manque, au dévoiement : c'est la belle infidèle. Mais si, inversement, on renonce à la traduction, on s'expose à la stérilité, à l'appauvrissement, à la nécrose de l'esprit : c'est la belle endormie. Il y a des traductions ratées (en un sens technique, ou plus large), mais il y a des traductions tellement réussies — elles ont forcé en douceur le passage, elles ont réussi à passer —, qu'elles peuvent faire dire qu'elles ont enrichi l'original.

Ainsi, de l'aveu même de Descartes, la traduction des Méditations métaphysiques par Luynes, du latin en français, a complété ses perspectives. Réciproquement, la traduction du Discours de la méthode, du latin en français, par Picot, revue par Descartes, a enrichi aussi ses pensées. Mais peut-être la traduction de Shakespeare en français (malgré l'excellence technique du fils de Hugo), n'a été qu'un pis-aller, un mal d'ailleurs nécessaire. Est-il possible que par nature certains auteurs soient foncièrement intraduisibles? A l'inverse, il semble que Baudelaire ait enrichi l'oeuvre de Poe en la traduisant.

La question fondamentale sera donc : comment maintenir ensemble la nécessité technique de la traduction, et l'exigence tout aussi nécessaire d'ouvrir la traduction au champ herméneutique du sujet et à l'horizon de toute spiritualité et culture humaine? Comment dégager la positivité de la traduction à partir de la constatation des obstacles, des impasses et des échecs apparents de la traduction?

Considérons d'abord le fait de la nécessité, et corrélativement, de la volonté de traduire. En effet, les langues se sont formées et constituées à partir de groupements humains. Mais ceux-ci se sont effectués indépendamment les uns des autres. Indéniablement, les mots forgés et les énoncés composés traduisent (au sens général d'exprimer) les perceptions et l'expérience d'un groupe humain. L'expansion naturelle à l'humain amène d'une part nécessairement la rencontre inévitable de ces groupes constitués séparément et indépendamment. Mais corrélativement apparaît la nécessité d'établir des ponts et des passages, dans un quadruple but. D'abord pour faciliter la communication, plus sournoisement aussi pour assurer l'emprise et la domination, quelquefois aussi pour satisfaire la curiosité, l'appétit de savoir et l'accroissement des connaissances, enfin pour diminuer la peur de l'inconnu. On peut penser ici à la conquête de nouveaux territoires, à la colonisation, aux missions évangéliques.

Dans tous ces cas il aura fallu employer beaucoup de trésors d'ingéniosité dans les traductions, pas toujours heureuses, des buts et de la finalité des colonisateurs sur les colonisés. Il a bien fallu en effet retrouver, ou inventer des correspondances entre les vocables et les énoncés, en fonction d'ailleurs d'une certaine universalité de la forme humaine sous la disparité de ses apparences. Dans certains cas il s'agit même de commencer par traduire l'alphabet, le transcrire et le trans-littérer au plus près.

Il y a donc déjà à l'oeuvre, au fondement de toute traduction, un décodage, un déchiffrement. Il s'appuie d'abord sur une base scientifique rigoureuse. Par exemple le déchiffrement du linéaire B a mis en évidence l'existence d'une civilisation mycénienne pré-héllénique. Le déchiffrement des hiéroglyphes égyptiens a permis de mieux comprendre la structure mentale copte. L'écriture cunéiforme, l'alphabet cyrillique ou les idéogrammes de base du chinois sont eux aussi objet d'une entreprise et d'une tentative nécessaires de traduction élémentaire, voire élémentale. A partir de cette base de correspondances, la traduction des sémantèmes puis des énoncés est rendue possible.

Traduire en un premier sens consiste donc à établir de la manière la plus rigoureuse, précise et exacte possible, des équivalences, des correspondances, avec l'aide de la logique universelle de l'esprit humain et l'universalité de la condition humaine. Tel caractère fondamental de l'existence doit en effet par hypothèse se retrouver sous une forme ou sous une autre dans toute langue. Le modèle mathématique et le sens de traduction comme expression équivalente peuvent ici fournir, certes, une ligne directrice.

En effet, en mathématiques, ou dans la formulation mathématique exacte de certains phénomènes étudiés par les sciences, on cherche couramment à obtenir deux types de résultats.

D'une part, traduire des faits en formules, la nature étant considérée comme un livre écrit en langage mathématique.

D'autre part, exprimer par deux formulations équivalentes le lien de certains éléments d'un système entre eux. Intervient alors ici le principe bien connu de l'équation, comme traduction de deux manières différentes, non tautologiques, d'une même propriété, ce qui permet d'exprimer ensuite l'inconnu en fonction des constantes et des paramètres. Cette méthode est d'ailleurs au principe du décodage de messages chiffrés, de jeux logiques, et aussi des machines à traduire. Il est vrai que la base élémentaire de chaque langue présente une affinité incontestable avec les structures formelles de la logique et des mathématiques. Mais cette base schématique n'enveloppe pas toute la richesse sémantique, syntaxique et créatrice de la langue.

Cependant, fort de cette analogie, on a pu vouloir essayer de constituer une langue universelle (par exemple l'esperanto), qui par définition aurait été comprise par tous les peuples, et qui aurait pu rendre caduque toute traduction. Mais ce rêve n'aura été qu'une utopie, impossible et le cas échéant finalement peu souhaitable. Car on pourrait montrer que la traduction enrichit toujours l'esprit, alors que la numérisation et la digitalisation l'appauvrissent toujours. De même s'avère insatisfaisant le projet de réduire toute pensée à être un produit d'un calculus ratiocinator ou d'une lingua characterica.

Il est d'ailleurs étonnant de constater au passage que c'est bien l'auteur du système de l'harmonie pré-établie des monades qui a voulu pouvoir réduire la richesse des pensées (par ailleurs indéfiniment développables et transposables ou transformables), à la sécheresse d'un calcul algébrique. En effet, quoi de plus profondément leibnizien que le concept de traduction? Ce concept ne s'entend d'ailleurs pas tant au sens mathématique qu'au sens métaphysique de déploiement d'une perspective à partir de l'enveloppement d'une autre perspective, selon une harmonie pré-réglée.

Il n'y a peut-être pas de contradiction si l'on songe que toutes ces tentatives de formalisation, de digitalisation, d'automatisation, n'ont pas pour but d'assécher et d'appauvrir la pensée. Mais elles cherchent plutôt à mieux comprendre le fonctionnement et la puissance de l'esprit, sans en réduire la vitalité mystérieuse à des schémas appauvrissants et mécaniques. Par exemple, la construction d'une machine à traduire n'a pas pour but de remplacer la créativité et l'inventivité humaines. Le voudrait-elle qu'elle ne le pourrait pas. Mais elle cherche à approfondir la nature formelle de la langue.

Si donc traduire s'entend en un premier sens comme restitution d'une signification par un passage objectif d'équivalences, la traduction ne peut cependant pas se comprendre uniquement en ce sens. Car chaque langue est un idiome singulier, une totalité vivante complète se nourrissant d'abord de sa propre forme. Ce qui signifie que les soi-disant premiers objets à traduire — par nécessité humaine, sociale, culturelle — que sont les lettres, les mots et les phrases (énoncés), sont en réalité déjà des entités traduites, en un second sens plus fondamental de la traduction.

Il y a en effet des limites à la traduction littérale, mécanique, mot à mot. Les dictionnaires de traduction sont limités, de même que le correcteur orthographique d'un ordinateur. Celui-ci en effet, par exemple, ne comprend pas le sens de la place d'un élément dans un énoncé. Il accepte des mots pourvu que ceux-ci appartiennent à son lexique, et sans égard pour le sens contextuel. Il laisse donc passer beaucoup de fautes qui pour lui n'en sont pas.

Il y a en effet une fidélité très infidèle de la machine, et une infidélité très fidèle de l'esprit. Expliquons-nous. Si l'on entend par fidélité l'exactitude mécanique, uniforme et répétitive, on peut dire d'une machine qu'elle est fidèle, et on en lui demande pas davantage (une horloge, un moteur). Mais dans le domaine du sens, cette fidélité est une trahison criante.

Il faut changer de plan.

Si on entend infidélité en un second sens, plus profond, d'inventivité et de créativité permanentes du sens, alors la traduction libre sera finalement beaucoup plus fidèle à la loi de l'esprit, dont la transgression constitue le seul péché impardonnable, le seul péché contre l'esprit. La lettre, autrement dit l'horizon borné et stérile des pharisiens, tue, mais l'esprit, en un mot la puissance passionnée de dépassement du Christ, vivifie. A vouloir traduire trop rigoureusement, on ne l'est plus du tout. Car la vraie rigueur consiste précisément à suivre l'esprit. L'objectivité véritable consiste à suivre de l'intérieur la nature même de l'objet sans lui imposer de l'extérieur une grille inadéquate de lecture.

Pourquoi en est-il ainsi? Sans doute parce que la traduction, en un sens élargi, comme processus et résultat, a commencé bien en-decà de sa formalisation linguistique. En effet, on peut admettre que l'humain, contrairement à l'animal, est de part en part tradition, autrement dit passage et conservation des traces et des résultats de ce passage. Alors la traduction, qui est aussi passage, n'a pas d'origine, mais elle provient toujours déjà de toutes parts, portant avec elle et le passant à travers le présent, le résultat d'une transformation, d'une élaboration toujours antécédente et précédente.

C'est en effet tout un contexte (un tissu) humain, de nature sociale, culturelle, spirituelle, qui est la base vivante de ce qui sans cesse le traduit, le traditionnalise et le trahit — non en un sens négatif de manquement à la promesse mais en un sens positif de dépassement. En un sens positif en effet la trahison ouvre la richesse d'un contexte en le déplaçant et le faisant fuir dans un ailleurs, dans le passage duquel il s'enrichit. En ce sens il est vrai, selon le sens commun — sagesse des nations et richesse idiomatique d'un langue —,"on n'est jamais trahi que par ses amis". Cette trahison positive, féconde, consiste dans l'établissement d'une continuité dans le changement de perspective, qui contraint salutairement l'esprit à s'enrichir de l'autre dans le maintien de son identité vivante. Se montre ici la fuite, non pas de peur, mais d'élévation perspective (Deleuze) : ligne de fuite, et non détresse de fuite.

Les échecs, apories et impasses de la traduction contraignent donc à se déporter en deçà, vers le sens. On observe certes des "faux-amis" pour la traduction.

Par exemple en anglais "deceive" ne veut pas dire décevoir mais tromper.

En allemand "Baum" ne veut pas dire baume mais arbre, "raten" ne veut pas dire rater mais conseiller comme dans Rathaus, la mairie ou la maison-conseil, ou maison des conseillers. Cette présence des faux-amis apparaît comme un échec seulement pour la formalisation mathématique de la langue, mais elle se montre comme une réussite pour l'esprit qui se voit forcé de reconsidérer le statut de la traduction, désormais placée en - deçà de la linguistique, dans la sphère du sens.

Les obstacles à la traduction sont non pas dirimants mais reconstituants, car ils contraignent l'esprit à abandonner la lettre et à se tourner vers le sens. Il s'agit alors de saisir l'occasion d'inventer une langue dans la langue au sens de Proust ou au sens de Joyce. Pour Proust le livre universel existe intemporellement et s'offre à toutes les traductions possibles, en créant du sens. Pour Joyce, il s'est agi dans son Ulysse d'esquisser le projet d'un livre qui parlerait toutes les langues, ce qui revient à l'idée que tout lecteur peut et doit inventer sa propre langue à l'intérieur de la langue.

Trahir certes peut signifier, en un sens étroit, traduire mal. Mais rapportée à la sphère antécédente du sens, cette trahison amène le sujet pensant devant sa propre herméneutique, en se considérant pris dans une totalité qui le déborde. Ainsi trahi positivement, le texte traduit le sujet interprétant devant son propre tribunal, celui de toute sa tradition, et le somme salutairement de se réinterpréter en changeant de perspective.

C'est précisément le sens de toute parabole, de toute allégorie, de toute métaphore, que de traduire le sujet devant le tribunal de l'esprit en trahissant, volontairement et positivement, sa fidélité préjudicielle en les lois de la langue et en l'univocité du texte. C'est par cette possibilité que toute parabole, toute métaphore, toute image restent fondamentalement étonnantes et contraignent le sujet à constituer sa situation herméneutique. La saisissant ainsi il y prend conscience qu'il est juge et partie de la langue, qu'il est à lui-même et pour lui-même — dans la totalité vivante et englobante du sens —, sa propre tradition, son propre traducteur, et son propre traître.

En ce sens, l'intraduisible n'est- il pas désormais improbable, voire impossible? En effet, si comme l'art nous le montre, la traduction est toujours déjà commencée dans l'imaginaire de l'artiste et ne fera ensuite que se déposer dans des formes diverses. Ces formes diverses apparaissent comme susceptibles d'être traduites en un sens classique seulement pour les arts du langage : rhétorique, poétique, dramaturgie et romanesque.

Ne peut-on pas dès lors avancer l'idée que l'intraduisible, l'ineffable, l'indicible, le non-manifestable n'ont pas lieu, puisque tout est toujours déjà traduit, trahi, et lissé dans la continuité d'une tradition? En ce sens n'existent au fond que des traductions de traductions, si on accorde que la traduction peut s'entendre en deux sens. D'une part se fait jour un sens technique, linguistique, d'autre part un sens métaphorique, culturel. Un auteur qui produit un texte traduit en celui-ci la somme des interprétations qu'il a pu se constituer sur le monde. Mais ce interprétations sont elles-mêmes la résultante d'une traduction de son contexte historique, culturel et de sa tradition dans son imaginaire.

Ainsi toute expression, toute production, est une traduction, certes toujours incomplète et à compléter, mais qui contient sa vérité en elle-même. Dans une totalité organique de sens, autrement dit une situation herméneutique où le traducteur et sa traduction s'entre-expriment, la vérité n'est pas absolue, mais elle est néanmoins totale et effective (cf. Gadamer, Vérité et méthode).

Tout texte est désormais ouvert et offert à l'interprétation, à la traduction, au commentaire (cum-mentis, pensée qui accompagne son objet), à l'intérieur d'une totalité organique qui fait sens, et qui est l'esprit humain. Les faux-sens, les non-sens ne sont pas des obstacles à la traduction : ils sont même l'objet d'équivalences dans la traduction linguistique. Les contresens, ou malentendus de la traduction, sont moins des obstacles que des ouvertures à de nouvelles interprétations.

Un poème par exemple reste apparemment intraduisible dans la mesure où sa traduction donne lieu à un autre poème, ou bien résulte d'une paraphrase prosaïque de son original. Certes, il y a une certaine singularité du poème, de même que les reparties humoristiques rendent le théâtre de Shakespeare intraduisible. Mais un autre poème ou une glose prosaïque et paraphrastique du poème deviennent à leur tour des objets de traduction, c'est-à-dire de nouvelles perspectives et interprétations. Sans compter qu'à l'intérieur même d'une langue, un poème est le résultat d'une traduction au second sens du terme. Cette traduction forme une expression, une synthétisation que le lecteur et même l'auteur doivent re-traduire, ré-interpréter pour leur propre compte. Aussi bien dans ces conditions, parler et écrire dans sa propre langue maternelle — finalement traduite par la mère dans ses premiers rapports avec l'enfant — et naturelle — finalement traduite par la nation dans laquelle l'individu prend forme —, consiste déjà à traduire des perspectives.

Traduire Villon, Rabelais, Montaigne, non pas en langue étrangère, mais en français moderne, n'apparaît donc pas comme rompre une tradition mais la prolonger, la compléter par de nouvelles perspectives. Et aussi cette traduction les trahit mais en un sens positif, elle leur fait prendre un nouvel horizon et les contraint à exprimer de nouvelles richesses. Le traducteur se traduit ainsi lui-même dans sa traduction qui apparaît comme un miroir réfléchissant, mais aussi déformant-révélant (anamorphique).

Nul autre qu'un livre saint (par exemple la Bible de Jérusalem) ne montre avec autant d'éclat que les traductions diverses (y compris les traductions de traductions) comme la version des Septante ou celle de la Vulgate, loin d'annuler — sens étroit de trahir — la promesse, la fidélité ou la foi, l'enrichisse au contraire — sens positif de trahir —, en découvrant son noyau invariant et régénérateur de sens.

Peut-être objectera-t-on que les traductions de textes philosophiques forment une exception, et qu'elles annulent la teneur initiale du texte si elles échouent. Mais l'histoire de la philosophie montre des contresens de traduction féconds pour la genèse d'une nouvelle interprétation de la doctrine.

Dans ces conditions on voit que la traduction n'est pas une dégradation, une déprédation d'un original, dont on a montré par ailleurs qu'il est toujours dérivé d'un autre type de traduction. Dans la communication il y a au niveau de la réception plus de richesse que dans l'émission, car s'y adjoint la perspective d'un imaginaire et d'un entendement complémentaires. Il y a sans doute dans toute traduction plus de possibilités — même si elles sont qualitativement inférieures —, de nouvelles interprétations que dans l'original.

Ainsi la traduction peut s'entendre non seulement comme rapport des significations entre elles, mais aussi comme rapport du sens à ses différentes expressions. Il y a peut-être lieu d'examiner un troisième sens de la traduction, qui est peut-être celui du rapport de l'esprit à lui-même. Finalement, ne peut-on pas dire que l'esprit s'historicise, se traduit et se trahit toujours à l'intérieur de lui-même?

Une langue — indéniable produit de l'esprit —, ne cesse-t-elle pas de se traduire elle-même dans la multiplicité de ses équivalents linguistiques, de ses perspectives de sens jusque dans la profusion de ses synonymes, homonymes, paronymes, antonymes? Une langue s'auto-différencie continuellement à travers le temps, se sédimente, s'évalue, et se ré-interprète. L'esprit individuel, autre produit de l'esprit, se différencie constamment dans la tension entre son imaginaire onirique (l'inconscient) et son entendement interprétatif (la conscience). Freud a bien montré dans son Interprétation des rêves (1900), que des processus et des résultats de traduction par condensation, déplacement, travestissement, sont à l'oeuvre dans le psychisme. Cette forme lacunaire, heurtée, délabrée, des produits de l'esprit peut être reprise, complétée, retraduite par l'esprit conscient au cours de l'analyse.

La conscience ne cesse de retraduire ses propres traductions, par des traductions plus profondes, qui ne connaissent pas d'origine mais seulement des provenances diverses.

Le traducteur n'est jamais extérieur à sa traduction, mais toujours en situation herméneutique, inclus dans son propre texte comme objet de traduction, et traduit devant lui, trahi par lui.

Traduire c'est toujours se traduire soi-même. Par exemple la différence de traduction des langues mortes (anciennes) et des langues vivantes (modernes), force dans le premier cas le traducteur à se traduire devant lui-même pour juger de ses importations et projections dans ce qui lui est le plus étranger.

De même quand on retraduit dans la langue source la traduction dans une autre langue d'un texte initial de la langue source, on n'obtient jamais le même texte, même dans le cas d'un traduction la meilleure possible. Subsiste en effet un écart plein de sens, qui devient objet d'une nouvelle interprétation. On montre ainsi que la traduction n'est pas une fonction idempotente ou un élément involutif du sens. Par conséquent la traduction n'est jamais mécaniquement neutre.

On peut en tirer deux conséquences.

D'abord, il n'y pas d'objet originaire de la traduction. Tout est toujours déjà en traduction. Ensuite, la traduction n'est pas un opérateur extérieur et neutre par rapport aux objets sur lesquels elle s'applique. Elle se constitue elle-même comme objet de traduction, ad infinitum. Ainsi le cercle herméneutique de la traduction se clôt sur lui-même de manière cohérente et constitutive. Le processus de traduction est partie intégrante de l'objet traduit, qu'à son tour traduit ce processus sur la scène judicatoire qui expose la tradition de ses traductions. La traduction apparaît essentiellement perspectiviste, car elle inclue constamment la tradition (le passage) et la trahison (l'ouverture).

L'intérêt philosophique de cette interrogation sur la traduction semble résider au final dans la conviction rassérénée et revivifiée que la traduction n'est pas une médication, un pis-aller destiné à pallier la damnation originelle de la diversité des langues. Elle ne comble pas une carence, ne soutient pas un état défaillant, mais constitue une richesse positive et créatrice de l'esprit.

On part donc toujours de quelque chose de déjà traduit, en au moins un des trois sens suivants. D'abord, "traduit" signifie élaboré linguistiquement.

Ensuite, "traduit" représente ce qui est exprimé par la réalité du monde.

Enfin, "traduit" se dit de ce qui est interprété dans un contexte humain global : culture, société, structures mentales et matérielles.

C'est dire que le concept de traduction n'est pas en dernière analyse exclusivement linguistique. A partir de la considération de la linguistique, en effet, on découvre que le concept de traduction est déjà traduit philosophiquement. C'est ce qu'indique la possibilité d'étendre ce concept à la différence, et sa méthode à l'invention et à la création.

Dans le cadre d'une réhabilitation philosophique du concept de traduction on peut avancer que la traduction est le mouvement interne et intrinsèque de l'esprit dans son élément et dans la sphère de son propre sens. Il se déplace constamment, circule incessamment, se transforme, se transfigure et se transpose continûment dans sa propre substance.

Ce que l'on peut nommer la "traduction-tradition-trahison" de l'esprit (respectivement homogène, continue, isotrope) est cette triangulation essentielle dans laquelle l'esprit ne cesse de s'éloigner en soi et de revenir à soi.

En ce sens rien n'est radicalement intraduisible, indicible, ineffable, impensé. Tout est toujours déjà traduit d'ue manière ou de l'autre, et donc susceptible d'être repris dans une traduction nouvelle.

Christophe Steinlein (janvier 2004).

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