samedi 15 juillet 2017

Foucault, L'archeologie du savoir (extrait)

« Il n'est pas facile de caractériser une discipline comme l'histoire des idées : objet incertain, frontières mal dessinées, méthodes empruntées de droite et de gauche, démarche sans rectitude ni fixité. Il semble cependant qu'on puisse lui reconnaître deux rôles. D'une part, elle raconte l'histoire des à-côtés et des marges. Non point l'histoire des sciences, mais celle de ses connaissances imparfaites, mal fondées, qui n'ont jamais pu atteindre tout au long d'une vie obstinée la forme de la scientificité (histoire de l'alchimie plutôt que de la chimie, des esprits animaux ou de la phrénologie plutôt que de la physiologie, histoire des thèmes atomistiques et non de la physique). Histoire de ces philosophies d'ombre qui hantent les littératures, l'art, les sciences, le droit, la morale et jusqu'à la vie quotidienne des hommes ; histoire de ces thématismes séculaires qui ne se sont jamais cristallisés dans un système rigoureux et individuel, mais qui ont formé la philosophie spontanée de ceux qui ne philosophaient pas. (...) Ainsi définie — mais on voit tout de suite combien il est difficile de lui fixer des limites précises — l'histoire des idées s'adresse à toute cette insidieuse pensée, à tout ce jeu de représentations qui courent anonymement entre les hommes ; dans l'interstice des grands monuments discursifs, elle fait apparaître le sol friable sur lequel ils reposent. C'est la discipline des langages flottants, des oeuvres informes, des thèmes non liés. Analyse des opinions plus que du savoir, des erreurs plus que de la vérité, non des formes de pensée mais des types de mentalité.

Mais d'autre part l'histoire des idées se donne pour tâche de traverser les disciplines existantes, de les traiter et de les réinterpréter. Elle constitue alors, plutôt qu'un domaine marginal, un style d'analyse, une mise en perspective. Elle prend en charge le champ historique des sciences, des littératures et des philosophies : mais elle y décrit les connaissances qui ont servi de fond empirique et non réfléchi à des formalisations ultérieures ; elle essaie de retrouver l'expérience immédiate que le discours transcrit ; elle suit la genèse qui, à partir des représentations reçues ou acquises, va donner naissance à des systèmes et à des oeuvres. Elle montre en revanche comment peu à peu ces grandes figures ainsi constituées se décomposent : comment ces thèmes se dénouent, poursuivent leur vie isolée, tombent en désuétude ou se recomposent sur un mode nouveau. L'histoire des idées est alors la discipline des commencements et des fins, la description des continuités obscures et des retours, la reconstitution des développements dans la forme linéaire de l'histoire. Mais elle peut aussi et par là même décrire, d'un domaine à l'autre, tout le jeu des échanges et des intermédiaires : elle montre comment le savoir scientifique se diffuse, donne lieu à des concepts philosophiques, et prend forme éventuellement dans les oeuvres littéraires ; elle montre comment des problèmes, des notions, des thèmes peuvent émigrer du champ philosophique où ils ont été formulés vers des discours scientifiques ou politiques ; elle met en rapport des oeuvres avec des institutions, des habitudes ou des comportements sociaux, des techniques, des besoins ou des pratiques muettes ; elle essaie de faire revivre les formes les plus élaborées de discours dans le paysage concret, dans le milieu de croissance et de développement qui les a vues naître. Elle devient alors la discipline des interférences, la description des cercles concentriques qui entourent les oeuvres, les soulignent, les relient entre elles et les insèrent dans tout ce qui n'est pas elles


Foucault, L'archeologie du savoir (extrait). (Archeologie et histoire des idees, iv, 1 pp.179-180 éd. gallimard 1969).


Le but de Foucault dans ce texte est de nous montrer ce que l'histoire des idées peut devenir à partir du constat que cette discipline assez récente ne peut pas être définie comme une science historique traditionnelle. Il faut partir du savoir constitué tel qu'il se présente et renouveler le sens de ce qu'on entend traditionnellement par démarche historique. Un récit, une enquête, un témoignage sont les éléments qui entrent dans la définition du sens traditionnel d'histoire (histôriè). Pour penser à la fois le contenu de l'histoire et la méthode de l'histoire, tels qu'ils sont reçus traditionnellement, Foucault choisit d'entrée de jeu de se limiter à l'histoire des idées — par contraste avec l'historiographie, l'histoire des peuples, histoire politique ou événementielle. En effet, ce n'est pas tant pour Foucault ce qui est constitué en apparence (le savoir) qui peut nous faire comprendre l'histoire, que ce qui ne cesse de constituer souterrainement ce savoir : son sol et son sous-sol. D'où l'emploi chez Foucault du terme d'archéologie qui désigne à la fois le discours sur l'archive et l'étude des déplacements en profondeur des perspectives et des interprétations.

L'ouvrage se présente comme la justification épistémologique et méthodologique de Foucault depuis le début de ses recherches sur les mouvements, les obstacles, les ruptures du savoir et de la pratique (Histoire de la folie à l'âge classique et Les mots et les choses, 1966). Recherches en marge, mais non sans lien avec l'Ecole de Annales et ultérieurement ce qu'on a appelé la Nouvelle Histoire.

Ce texte s'inscrit donc bien dans un contexte vivant, il cherche à esquisser les fondements théoriques d'une nouvelle façon d'aborder l'histoire. Sa fonction est de montrer comment, en esquissant le mouvement d'une discipline, on découvre ce qu'elle est en décrivant ce qu'elle devient.

Le texte part d'un constat — l'histoire des idées est apparemment déficiente —, et montre que cet état de fait lui permet de devenir ce qu'elle peut être, en jouant deux rôles. Le premier, plutôt statique (raconter les marges), le second plutôt dynamique (traverser les domaines). Ainsi, ce qui paraît être une déficience se révèle la condition du développement et de l'affermissement d'une attitude historique, en un sens profondément renouvelé. Ainsi la difficulté de fixer des limites précises (l.12) et la difficulté de caractériser une telle discipline (l.1) n'apparaissent pas comme des restrictions rédhibitoires dans l'esquisse et la fondation foucaldiennes de l'histoire des idées — dont on verra qu'on peut lui trouver une filiation nietzschéenne, reconnue par Foucault lui-même, comme objet de l'histoire de la généalogie.

Ainsi la question centrale que pose ce texte, mais aussi sa difficulté et son enjeu, est de savoir comment l'histoire des idées peut inaugurer et renouveler son sens. Comment peut-elle se constituer comme discipline en maintenant l'unité et la cohérence entre une détermination statique (examiner les marges et les soubassements, les sous-sols du savoir) et une détermination dynamique qui se constitue sur plusieurs niveaux progressifs : étude des formations de savoir, de leurs échanges et interactions, étude des déplacements et des insertions dynamiques.

Le texte commence par un aveu de difficulté, ce qui permet déjà de considérer l'histoire des idées comme une méthode non institutionnalisée, ouverte sur un devenir. Une discipline est à la fois un exercice, un effort d'appropriation (discere), et ce qu'on apprend (docere) de cet effort, de cette démarche toujours en devenir, en exploration d'elle-même et de son objet. Quel peut donc être l'objet de l'histoire des idées? Les idées, ce ne sont pas ici pour Foucault, des entités immuables de type platonicien. On peut les définir plutôt comme des représentations fluentes et fluctuantes. De même, où commencent et où finissent les formations d'idées et leurs enchaînements? Les méthodes, quant à elles, à savoir les directions prises dans le traitement des idées et de leurs enchaînements, ainsi que les hypothèses de travail, apparaissent très diverses. On peut choisir une méthode structuraliste, ou au contraire une méthode téléologique, par exemple. Cette fluctuation entraîne une démarche peu rigoureuse, erratique, peu assurée. Foucault se propose alors de prendre positivement ces négativités apparentes, pour les dépasser et esquisser le devenir d'une attitude dont le sens est désormais renouvelé.

C'est pourquoi il suggère (l.3) que le rôle est au fond plus important que toute définition figée. C'est parce que l'histoire des idées présente apparemment une absence de définition fixe qu'elle peut s'ouvrir à une attitude dynamique.

Le rôle, ce n'est pas la fonction. Le rôle a partie liée avec le jeu au sens d'une interaction des mouvements. D'abord, l'histoire des idées raconte, ce qui jusque-là n'est pas en contradiction avec la définition classique de l'histôriè (un récit). Mais le contenu de ce qui est raconté n'est plus traditionnel, comme le récit des grands événements, des actions des grands hommes. La probité commande en effet selon Foucault de regarder autour, en dessous, dans ce qui n'est pas immédiatement visible. Attitude presque socratique : ce qui ne paie pas de mine se révèle à l'examen plus instructif que ce qui est admis sans examen par tous, dans l'évidence naïve. Comment ne pas reconnaître ici une filiation de Foucault avec la méthode de Nietzsche, filiation explicitement avouée par l'auteur de l'article Nietzsche, la généalogie, l'histoire? Nietzsche déclare lui-même dans un Fragment Posthume (automne 1888) qu'il a toujours compris la philosophie comme un effort pour s'intéresser aux aspects les plus reniés de l'existence : les à-côtés, les marges, ce qui n'a pas été remarqué ni institutionnalisé, et qui, pour être muet, n'en continue pas moins d'agir en sous-main, en soubassement, souterrainement, insidieusement (l.13). Dans l'article de Foucault, celui-ci montre le déplacement de méthode opéré à partir de Nietzsche. Il s'agit de ne plus chercher l'origine (Ursprung), car elle est illusoire puisque reconstruite après-coup, mais la provenance (Herkunft), qui est nécessairement multiple et marginale, et en ce sens plus expressive de la réalité. Ce n'est donc plus l'origine qu'on doit penser, contrairement aux histoires universelles, théologies eschatologiques ou providentialismes téléologiques, mais il convient de s'enquérir au contraire des originaux, des documents qui indiquent des traces de provenance. Non seulement Foucault se veut archéologue, mais complémentairement archiviste. Nous montrerons par ailleurs comment vers la fin du texte il se fait cartographe et topographe des déplacements de forces, d'interprétations et de perspectives. Il faut d'ailleurs prendre au sérieux dans ce texte tout le vocabulaire foucaldien. Celui-ci ne se réduit pas à un ensemble de métaphores commodes, d'images ou de comparaisons brillantes et suggestives. Il est avant tout un outillage mental et méthodique qui permet à l'auteur de penser l'histoire des idées en un sens renouvelé.

Pourquoi Foucault refuse-t-il délibérément et d'emblée de s'intéresser à l'histoire des disciplines constituées et institutionnalisées? Peut-être parce qu'il soupçonne, selon une attitude généalogique, qu'elles ne sont pas un principe, mais un résultat. La dimension spécifique de ce résultat est précisément qu'il peut se transformer, se décomposer et se recomposer en fonction e la friabilité du sol sur lequel il est édifié, et il provient de sources éparses, marginales et mouvantes. Ces connaissances imparfaites et mal fondées (l.5), en quoi sont-elles précisément intéressantes? Peut-être justement en vertu de leur vice apparent, et par la qualité de leur défaut manifeste. En effet, ce qui est imparfait reste précisément ouvert au changement, ce qui est mal fondé peut donner lieu à des glissements et des recompositions particulièrement instructifs.

L'histoire des échecs, des manquements n'est-elle pas au fond plus instructive que celle des réussites? Il le semblerait pour deux raisons. D'abord parce qu'elle décrit la genèse des institutions, et ensuite parce qu'elle permet de comprendre le devenir historique.

Ainsi, pour Foucault, il faut rompre, au moins provisoirement, avec l'histoire des institutions, des événements (histoire traditionnelle), si on veut in fine pouvoir les comprendre dans leur vérité. Celle-ci en effet n'est jamais toute faite, mais toujours en train de se faire. Mieux : l'histoire des idées (politiques, morales, religieuses, philosophiques, etc.) ne doit pas d'abord se faire à travers l'histoire constituée des institutions. On peut poser que l'histoire a pour projet de saisir une partie de la vérité et qu'elle s'appuie sur une discipline, à savoir un effort méthodique et rigoureux qui s'instruit de soi en même temps qu'il s'exerce. Dans ces conditions, pour qu'il y ait histoire au sens de Foucault on doit prendre le mot idée non comme un entité immuable qui s'incarnerait, mais comme mouvement complexe de représentations qui errent et hantent les époques et les sociétés, et qui ne cristallisent pas ou ne précipitent pas dans des systèmes figés et clos. Ces idées ainsi définies apparaissent en ce sens comme un témoignage précieux d'un mouvement, d'une vie, d'un jeu, tous objets instructifs pour rendre compte du devenir humain.

Dans un célèbre article intitulé les hommes infâmes (reproduit dans Dits et Ecrits), Foucault met en lumière la nécessité de prendre au sérieux ce qui est resté dans l'ombre. L'infamie est ici à prendre en un double sens. D'abord, certes, la monstruosité, étudiée sans moralisation, pour elle-même et son caractère instructif : cf. par exemple le dossier Moi, Pierre Rivière, ayant égorgé.., dossier d'archives établi en collaboration avec l'historienne Arlette Farge. Ensuite, le sens d'obscur, inconnu (in-fama) est à prendre en considération. Ainsi pour Foucault, par-delà les institutions lumineuses, les savoirs et les pratiques exposés au grand jour, en-deça, souterrainement dans le sous-sol du devenir humain s'élaborent des réseaux, des déplacements qui gardent au secret la clé de l'interprétation des épiphénomènes (événements de surface). Ces réseaux demeurent muets et au secret, jusqu'au jour où ils sont mis en lumière par une occasion inattendue, et forcent ainsi l'esprit à ré-interpréter ce dont la compréhension avait été banalisée et institutionnalisée.

La probité épistémologique de Foucault, disciple de Canguilhem, de Bachelard, de Koyré, exige de ne pas se satisfaire de ce qui est montré, connu et reconnu. Il s'agit au contraire de redécouvrir comment le savoir a été, un moment, en train de se faire. La chimie, la physiologie, la physique ne sont pas des commencements ou des origines de la science. Elles sont plutôt des résultats, plus exactement des résultantes instituées et constituées dont on a oublié la provenance, recouverte par des sédimentations de représentations non critiquées, et qui se donnent comme originaires. Déjà l'Ecole des Annales (fondée par Bloch et Febvre en 1929) avait montré que les faits sont complexes, doivent être reconstruits, ne peuvent être réduits à la simplicité d'événements. Il faut en comprendre la genèse par une méthode généalogique (rien n'est donné tout est (re-)construit). Cette méthode généalogique n'est pas à prendre en un sens dynastique (recherche d'une origine), mais en un sens critique et dynamique (reconstituer un mouvement). Mais Foucault anticipe et fonde théoriquement ce que deviendra la Nouvelle Histoire (1978), notamment avec et par son dialogue ininterrompu avec Philippe Ariès (L'enfant et l'éducation sous l'Ancien Régime), en montrant que l'on doit se préoccuper de tous les jeux de représentations, de tous les interstices entre des domaines balisés et banalisés. Cette discipline est un effort que l'on s'impose par probité à considérer l'anonyme, le frivole, l'informe apparents. Elle constitue bien une histoire, une enquête et un compte rendu du développement du passé, non pas tant par son objet que par les mouvements et tensions qui le parcourent. Dans sa leçon inaugurale au Collège de France, intitulée L'ordre du discours (1970), Foucault montre que le discours n'est pas une forme monolithique, mais plutôt stratifiée et mouvante. Derrière les monuments discursifs (l.14) — ceux par exemple d'historiens comme Michelet dans Histoire de la Révolution française et Le Peuple), se tiennent d'autres discours, diffus, flottants, disparates, informes, qui contribuent à faire et à défaire les représentations mentales en cours, autrement dit institutionnalisées. Pourquoi dès lors s'intéresser, paradoxalement, aux opinions, aux erreurs, aux types, plutôt que, respectivement, aux savoirs, aux vérités, aux formes? Parce que, peut-être ce sont des lieux de provenance, et que la provenance instruit davantage que le résultat. Par exemple l'opinion non cristallisée est plus riche, plus suggestive que le savoir, car elle permet de comprendre sur le vif une formation, une genèse. L'errance ouvre plus de chemins — même si bon nombre s'avèrent des impasses — à la connaissance des modes de connaissance, que ne peut le permettre un savoir vérifié et réitérable. Enfin, les types de mentalité ne sont-ils pas des résultantes, des empreintes (tupoï) et des pressions laissées sur des organisations sociales par les rapports de force? C'est en ce sens que la chaire de Foucault au Collège de France s'est intitulée Histoire des systèmes de pensée. Non pas qu'il faille entendre "système" au sens encyclopédique ou au sens de représentation spéculative de l'histoire et du monde. Le système pour Foucault n'est pas une forme achevée, principielle, mais l'ensemble vivant et fluctuant des rapports entre les types de pensée.

Mais toute statique doit se compléter par une dynamique. C'est bien le sens du second paragraphe du texte, qui se donne pour tâche indéfiniment ouverte de penser la transversalité. Car rien n'est clos, tout doit être indéfiniment repris. La position de Foucault, bien que différente, n'est pas sur ce point incompatible avec l'herméneutique de l'histoire, où l'interprétation se reprend elle-même comme objet.

Ce serait évidemment ici un contresens majeur sur la pensée de Foucault que d'interpréter cette transversalité comme transdisciplinarité. Car celle-ci suppose en effet des savoirs constitués. Or Foucault se place en-deça de l'institutionnalisation, et veut montrer comment les disciplines ne se sont pas constituées indépendamment et isolément, mais plutôt sur fond de contaminations et de migrations souterraines. Déjà Foucault, dans les années cinquante, lors de sa thèse sur L'histoire de la folie à l'âge classique avait mis en oeuvre cette méthode de transversalité en montrant comment la médecine, la psychiatrie et la sociologie peuvent rendre compte de cette idée de folie et du partage des représentations qui ont contribué à la constituer. De même dans Les mots et les choses (1966), Foucault, mettant en oeuvre cette méthode ici explicitée (1969), avait pris en charge trois champs scientifiques — la linguistique, l'économie, la biologie — pour en montrer les interférences et les recouvrements évolutifs.

Cette dimension traversante et transversale de l'histoire des idées telle que l'esquisse ici Foucault est fondamentale parce qu'en effet le savoir vrai n'est jamais frontalement ni massivement donné. Certes, des disciplines existent de fait, mais elles sont toujours en formation, souvent à leur insu quand elles se croient illusoirement instituées dans le définitif. Aussi, les traverser consiste-t-il à les mettre en mouvement et en perspective. Analyser en effet, ce n'est pas seulement et uniquement décomposer du figé, mais c'est surtout mettre en perspective, assigner une ligne de fuite (non définitive) à un corpus mouvant de représentations afin de saisir son allure générale. On n'étudie bien que le mouvement, car dans celui-ci tout se développe et vient au jour. La statique cache toujours ses possibilités. Telle se présente la position méthodologique de Foucault, et elle apparaît comme conforme à la définition la plus complète du passé comme ensemble présent et mouvant soumis à l'interprétation.

Ainsi, traiter le fond (jamais premier, toujours dérivé à un certain niveau d'analyse) des représentations qui constituent le contenu progressivement élaboré des formalisations ultérieures, c'est précisément traiter le discours disciplinaire : autrement dit lui appliquer une grille de lecture, partielle, révisable, mais révélatrice d'un état des forces et des interactions. En fait, on ne peut vraiment connaître qu'à la condition d'avoir réussi à reconstituer le processus par lequel une chose s'élabore et se fait : connaissance toujours oblique, partielle, réinterprétable mais fondamentalement instructive.

Foucault est fondamentalement un penseur de l'histoire, mais en un sens renouvelé par son approche philosophique. Sa méthode est généalogique et en ce sens tout opposée à l'histoire universelle qui chercherait une origine. La notion de généalogie est ici à prendre au sens d'un effort pour retrouver et reconstituer ce qui a rendu possible tel système, telle figure. Pour ce faire, de même que Nietzsche (philologue modifié par la philosophie) lit entre les lignes d'un texte, Foucault (historien modifié par la philosophie comme faculté critique qui prend pour objet le pouvoir de connaître) lit entre les massifs institutionnalisés (les systèmes, les oeuvres) la structure sédimentaire et tectonique du sol et du sous-sol qui les porte. Cette généalogie, entendue en un sens probant, apparaît alors comme la condition de la représentation de la genèse, toujours révisable en fonction des archives et des topographies nouvellement constituées. Inversement, la décomposition des grandes figures ou systèmes institutionnels n'est nullement pour Foucault la marque d'une fatalité de l'histoire, ou la conséquence d'un destin providentiel, mai simplement la résultante intelligible et compréhensible du mouvement de ces formations. Foucault n'a pas cessé (notamment dans Dits et Ecrits) de mettre en garde contre une réduction de sa pensée à une thèse structuraliste ou marxiste. En effet, cette attitude de mise en garde est pleinement légitimée quand on constate que la méthode foucaldienne est perspectiviste et généalogique. Elle ne suppose pas un principe explicatif unique et premier (qu'il soit de nature idéelle ou matérielle). Car la méthode de mise en mouvement qu'est la transversalité montre comment les formations et les systèmes sont le fruit de réseaux de forces eux-mêmes toujours en interaction, en modification réciproque. Conséquemment on ne saurait trouver chez Foucault un quelconque invariant structurel. Car l'idée de structure peut être constituée comme objet dans l'histoire des idées. En tant que telle elle provient alors de contaminations et de glissements antécédents dans les systèmes de pensée.

Et pourtant, Foucault n'ignore pas la nécessité d'une linéarité d'exposition de la recherche historique. Dès lors le problème devient : comment reconstituer de la manière la plus probante et la plus ouverte — dans la forme linéaire de l'histoire et de l'exposition — ce que l'on a découvert comme rhizomatique, arborescent et efflorescent?

Cette discipline de l'historie des idées s'oppose alors à l'histoire théologique ou téléologique, respectivement fondées sur la Providence ou la Raison. Elle contient cependant aussi une histoire des idées religieuses, philosophiques, et même une histoire des idées historiques. Elle prétend en outre penser — autrement dit traverser, traiter et réinterpréter — des commencements et de fins (l.27), à condition que ceux-ci soient désormais entendus en un sens renouvelé. Il ne s'agit en effet pas d'entendre la notion de début au sens originaire, originel et original d'une histoire eschatologique, ni le principe au sens d'un avènement à terme d'une finalité rationnelle dans le cadre d'une histoire téléologique. Il s'agit au contraire de s'efforcer à effectuer l'assignation la plus exacte possible de toutes les forces et configurations concourantes présidant à la formation d'un système de représentations mentales. La notion de fin s'entend chez Foucault de manière locale et stratégique, non pas eschatologique ou téléologique.

Les fondements épistémologiques, méthodologiques et heuristiques de la conception foucaldienne de l'histoire des idées reposent sur les notions d'obstacle, de coupure et de rupture. Ceux-ci en effet se trouvent toujours là où on les attend le moins. Toute continuité apparente cache en effet des formes de discontinuité et de disruptivité (et réciproquement), mais elle ne révèle ce qu'elle cache qu'au prix d'une discipline de mise en perspective (ligne de fuite, mouvement) qui libère partiellement le muet et ce qui se tient en souterrain.

Dans l'épistémologie historique de Foucault, notons encore qu'il n'y a pas de progrès, mais seulement un développement (l.28) que l'on peut reconstituer en observant les affluents et les effluents. On entend certes la notion de progrès au sens classique des Lumières. Si Foucault traduit Anthropologie d'un point de vue pragmatique de Kant, c'est cependant bien d'un point de vue pragmatique et non pas cosmopolitique. Car pour Foucault, à la fin de Les mots et les choses, la figure de l'homme est récente et peut être vouée à s'effacer comme un visage sur le sable. On n'observe aucune médiation dialectique chez Foucault, mais seulement des intermédiaires (l.30), gradations, déplacements, interférences d'un domaine à l'autre, sous le mouvement du temps et de l'espace, des représentations dans l'histoire

Enfin il ne s'agit pas pour Foucault de ressusciter le passé selon ses grands moments, par l'édification de monuments discursifs comme ceux que le XIX ème siècle a vus naître sous la plume de Michelet, Comte, Hegel. Il s'agit simplement au contraire de faire revivre (l.35) —i.e. expliquer par la réinterprétation — toutes les formations discursives. Celle-ci doivent être réactivées, réactualisées, exhumées et exprimées, non pas dans le lien apparent qu'elles présentent avec les institutions, mais dans les interstices, les écarts d'un sol mouvant constitué par tout ce que Foucault nomme les pratiques muettes (l.35). Si quelque chose a parlé, si une formation discursive a pu voir le jour, être mise en lumière, c'est que nécessairement et complémentairement tout un système n'a pas cessé d'agir de manière insidieuse (sans valorisation ni connotation morales) et souterraine (l.13).

On serait tenté de se demander, à ce stade du commentaire (l.38), quels peuvent être les rapports, lointains ou interférés, entre la méthode foucaldienne et l'herméneutique de l'histoire, esquissée d'abord par Dilthey, théorisée par Gadamer (Vérité et méthode), et illustrée par Aron (La philosophie critique de l'histoire).En effet, il s'agit bien pour Foucault de relier, d'insérer et de réinterpréter les oeuvres, les formations culturelles et les systèmes de pensée — y compris les interprétations de l'histoire. Nous avons vu qu'il n'y avait pas dans l'épistémologie historique de Foucault la moindre trace de structuralisme, de providentialisme, de rationalisme idéaliste ou matérialiste. Y aurait-il cependant une dimension herméneutique? La question est délicate, car si la filiation foucaldienne à Nietzsche — au sens d'une histoire généalogique, critique, pragmatique, qui veut produire une perspective effective et révélatrice pour le devenir humain — reste indéniable, on serait tenté d'y voir la condition d'une attitude progressivement interprétative (selon le mot de Nietzsche "Il n'y a pas de faits, il n'y a que des interprétations"). Or, si la question méritait d'être posée on peut cependant y répondre par la négative. L'insertion (l.38) dont il s'agit chez Foucault n'est pas celle de l'inclusion dans la globalité d'un ensemble d'action (Wirkungszusammenhang), qui constituerait un cercle herméneutique fécond. Car chez Foucault il semblerait qu'il n'y ait pas de globalité fermée quoique mouvante et intégrant son interprétation comme objet. L'insertion est au contraire ici ouverte, car chez Foucault l'histoire se pense comme lieu des stratégies (non pas politiques car ce ne sont que des épiphénomènes) des systèmes de pensée qui ne cessent de s'affronter en une lutte toujours ouverte. Apparaît la pure extériorité de la pensée historique de Foucault : une pensée du dehors. Les intériorités apparentes sont momentanées, vite déplacées et constituées par des replis d'extériorité dans les interférences des systèmes de pensée. Aucune place dans la pensée historique de Foucault n'est en effet prévue pour une intériorité non seulement absolue — la Providence divine ou l'immanence de la Raison, qu'elle soit de nature idéaliste ou matérialiste —, mais même relative. Les cercles concentriques de Foucault (l.37) ne peuvent pas être identifiés aux cercles herméneutiques. Les insertions, les interférences ne sont pas d'ordre organique (totalité partielle se modifiant par osmose selon un principe interne d'interprétation), mais d'ordre stratégique et stratigraphique.

Au final, c'est un véritable discours de la méthode foucaldienne que nous livre ce texte et l'ouvrage duquel il est tiré. Discours dont les essais préalablement mis en oeuvre ou visés seraient précisément Histoire de la folie à l'âge classique, Les mots et les choses, et Histoire de la sexualité, dont ils apparaîtraient comme l'application.

L'épistémologie historique de Foucault ne s'est pas elle-même créée ex nihilo. Elle est le résultat, la résultante organiquement ressaisie, réappropriée et réinterprétée d'une filiation nietzschéenne. Cette filiation est à entendre au niveau de l'attitude généalogique, critique, pragmatique, telle que nous l'avons soulignée dans un Fragment Posthume de Nietzsche : "Le service de la vérité est le plus dur service". Cette première filiation se double d'un filiation épistémologique à partir de Canguilhem (Histoire du concept de réflexe, par exemple) et de Bachelard (Etude de l'évolution d'un problème de physique : la propagation thermique dans les solides, par exemple). Ces deux filiations, généalogique et épistémologique, se trouvent couronnées par un dialogue constant avec les historiens de la Nouvelle Histoire (Ariès notamment et son Histoire de l'enfant et de l'éducation sous l'ancien Régime).

Dans ce texte théorique et fondateur, Foucault, archéologue, archiviste, topographe et cartographe des idées et de leurs transformations, montre que les métaphores discursives et descriptives sont en fait des constituants premiers de sa méthode. Cette méthode veut prendre au sérieux ce qui a été délaissé, et veut cesser de prendre pour une métaphore ce qui est peut-être la base même du développement de l'histoire et de la reconstitution du passé. Il s'agit alors non pas de remettre la réalité à l'endroit, mais d'éclairer lucidement et probrement ce qui reste dans l'ombre, comme condition d'émergence et de formation de ce que l'histoire avait mis en lumière.

Christophe Steinlein (février 2004).

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