Ainsi l'interrogation initiale se justifie d'abord devant l'ambiguïté des compréhensions possibles de cette identification entre le langage en général et l'instrument On peut définir le langage comme faculté ou capacité liée au pouvoir de penser, et qui consiste à produire et combiner des signes afin de produire une signification qui peut s'incarner dans l'acte individuel de la parole. Dans ces conditions, le langage peut-il s'identifier à un élément de la classe des instruments, ou bien peut-il être saisi comme l'essence de l'instrumentalité? Il faut noter que l'interrogation initiale ne porte pas d'abord sur une analogie (le langage serait à l'homme comme l'instrument adéquat à la fabrication d'un produit), ni sur une comparaison (comme). Elle ne porte pas non plus sur une restriction (ne...que), qui demanderait si le langage peut être autre chose qu'un instrument, supposant ce qui est en question.
La question posée porte sur trois niveaux.
D'abord, le langage est-il d'essence instrumentale, ou l'essence même de l'instrumentalité? Cette interprétation demande qu'on définisse ce qu'est l'instrumentalité par rapport à l'articulation entre moyen et fin. En somme, le langage peut-il être le moyen qu'emprunte la pensée pour atteindre sa fin, qui est de produire du sens?
Ensuite, le langage est-il un instrument parmi d'autres, abstrait bien entendu (comme une fonction mathématique)? Mais alors se pose la question de savoir quelles sont ses limites comme instrument particulier. Car la propre d'un instrument, concret (un outil, un organe, un médium au sens où le violon est un médium de la musique), ou abstrait (un concept, une fonction, un élément d'un outillage mental) consiste dans le fait d'être désolidarisé du sujet qui l'emploie et qui opère par son intermédiaire, en tant qu'il médiatise une intention. Or, si le langage est un instrument, il semble au contraire adhérer au sujet pensant et ne pas présenter de limites strictes. Ce qui fait éminemment problème.
Enfin, la question initiale s'entend en un troisième sens problématique, celui de la métaphore ou déplacement de sens. En effet, il est clair que de tout constat d'instrument on peut dériver la présence des effets d'un langage, qui a voulu dire et signifier la possibilité d'une opération—en ce qu'il est dépositaire d'une intention inscrite en lui. Peut-on alors inverser l'ordre et se demander comment l'instrumentalité peut être une métaphore (déplacement de sens réel et fécond) qui aiderait à penser l'essence du langage? C'est alors l'articulation "partie/tout" qui fait problème.
Ainsi, nous nous interrogerons, dans le cadre de ces trois niveaux, successivement sur l'origine et la finalité de cette identification problématique, sur la valeur et le sens qu'elle peut recevoir, enfin sur ses limites immanentes, en restriction comme en extension. On associera méthodiquement à ces trois niveaux et ces trois modes trois champs d'intervention du langage : d'abord le champ de la description, puis le champ de l'échange, enfin le champ de l'interprétation.
Il nous faut donc partir d'abord de la comparaison entre deux essences, pour en déterminer les points communs et les différences, et décider à quelles conditions l'identification d'essence serait possible entre le langage et l'instrumentalité. Tout d'abord qu'est-ce qu'en son essence un instrument, et comment se caractérise-t-il en ses déterminations principales? D'abord l'instrument est toujours conçu comme un moyen, une médiation, un intermédiaire. Un instrument est fabriqué en vue d'une fin qu'il doit aider à atteindre. Mêmes les organes (organon en grec signifie instrument) du corps humain (corps organisé comme système solidaire d'organes) peuvent être pensés comme des instruments naturels en vue d'une finalité constante et immanente : la conservation de la vie individuelle (bouche pour ingérer, jambes pour fuir) et de la vie de l'espèce (organes de la génération, fécondation et gestation). Certes, on ne dira pas que la dentition (en vue de l'incision, de la mastication et du broyage) est un organe, mais elle plutôt comme un outil naturel—un équipement, instrumens, un appareil, une arme ou une défense naturelle. Leroi-Gourhan, dans son ouvrage Le geste et la parole (tome 1, technique et langage), montre bien que l'hominisation—passage de la bête vivante à une stature, une posture et une allure contenant les possibilités humaines— a été possible au cours de l'évolution par la modification des organes. Ont été modifiées en particulier les deux mains servant initialement et inadéquatement à la déambulation quadrumane, puis trouvant une nouvelle fonction de préhension—d'où la modification morphologique de la main humaine par rapport aux singes. Cette libération des mains pour la préhension affine leur instrumentalité et libère conjointement la station verticale, complétant précisément l'efficacité de la préhension. Mais ces différents organes reconfigurent leurs rapports dans l'horizon d'un enrichissement. Cependant ils demeurent de simples moyens en vue d'une fin qui est le développement du sujet homme (humanisation), à la fois comme individu (ontogénèse), et comme espèce (phylogénèse). De même que les organes (instruments naturels ou pensés comme tels) ne sont que des moyens articulés à la fin mais clairement séparés d'elle, les instruments que l'homme a pu créer—qu'on peut nommer des organes artificiels, comme la marteau, la couteau, la pelle—, restent des moyens détachés mais articulés en vue d'une fin. L'homme expérimente, instrumente ses outils, et les instrumentalise, tout comme ses organes dans une phase d'hominisation. Ainsi, comme Aristote les souligne dans Les parties des animaux : "L'homme n'est pas intelligent parce qu'il a des mains, mais il a des mains parce qu'il est intelligent" (souligné par nos soins). En effet l'affinement progressif des organes par instrumentation (expérimentation) et instrumentalisation (médiatisation en vue d'une fin) permet un développement de l'intelligence. En ce sens et dans ces conditions celle-ci peut être définie comme capacité de comprendre et d'établir des rapports et des connexions non évidentes entre les choses, et son développement permet en retour de déterminer complètement l'usage de ces organes. Le singe n'a des mains que par homonymie, il n'a des mains au fond que le nom. En effet, une véritable main d'homme (et d'abord d'enfant) va beaucoup plus loin comme moyen dirigé par une fin, que la simple préhension ou le simple appui. En témoignent la main du pianiste, la main du sourd-muet, la main de l'orateur dont les volutes et arabesques accompagnent les inflexions de son discours, et par excellence la main du chirurgien. Aussi Aristote peut-il caractériser la main comme outil d'outils, capable de prolonger ses effets par toutes sortes d'outils, parce qu'elle est médiatisée par l'intelligence.
Peut-on dans ces conditions et de la même façon penser le langage comme l'instrument par excellence, l'instrument qui concevra et confectionnera tout autre instrument en vue de prolonger lui-même ses effets dans le champ de la description, dénomination, classification et prédication des propriétés du réel? Car il semble indéniable que le fait du langage soit d'abord, par-delà le cri inarticulé — pure expression de la sensation —, de décrire les phénomènes en nommant d'abord et en combinant des signes pour produire des propositions qui décrivent et disent les propriétés des choses. Ici apparaît le double problème de l'instrumentalité du langage. D'une part, par rapport à la pensée, qui produit des états et des contenus mentaux dotés d'intentions de signification. D'autre part, par rapport à la représentation générale que peut se faire l'esprit à propos du réel. Il semble difficile de défendre l'idée que la pensée soit antérieure au langage, et qu'elle existe indépendamment de son instrumentation (expérimentation) dans le langage, et qu'elle se maintienne dans l'élément d'une lingua mentalis (langue mentale). Merleau-Ponty dans sa Phénoménologie de la perception a suggéré que le langage et la pensée ne pouvaient être dissociés. Ils sont au contraire donnés dans une même unité. Le langage n'est pas l'instrument docile et servile de la pensée mais il est lui-même de la pensée. Le langage n'est pas un simple moyen, détaché, utilisé temporairement et qui verrait la fin chronologique de son emploi au moment même de l'atteinte de la fin téléologique de l'action. Au moment où je n'ai plus besoin de couper un objet, le couteau disparaît de mon horizon intentionnel qui faisait porter sur lui une signification utilitaire. Ainsi, on ne peut pas décrire et penser la relation "pensée/langage" comme une relation d'instrumentalité du second pour le premier. Car quand on décrit un objet du monde grâce à la faculté de langage, la pensée continue de se maintenir dans les mots et les phrases que la parole choisit de composer à partir de la langue. La pensée n'est pas en retrait de la parole, elle est tout entière dans cette parole, éventuellement intériorisée comme soliloque. Nous pensons certes intérieurement par fulgurations intuitives, qui contiennent déjà des éléments du langage (structures) et de la langue (mots). Inversement, dans toute parole déclarée, la pensée n'est jamais complètement épuisée, mais continue à offrir des potentialités et des ouvertures de sens.
Corrélativement, le langage ne saurait se réduire à un instrument de classification. Par exemple, les mots ne sont pas des étiquettes collés sur des choses, ou du moins ne le sont que si on le veut bien (Bergson), et en fonction d'un but : montrer qu'il existe sous la gangue des mots et des représentations verbales une réalité plus substantielle, vivante, mouvante, dont le langage comme instrument utile mais déformant ne saisirait que l'aspect le plus stérile. Ockham, en distinguant trois types de termes—termes parlés, termes écrits, termes conçus— avait montré que le véritable nominalisme ne consiste pas à dévaloriser le langage et sa capacité à nommer et décrire les choses. Car il admet précisément, selon une positivité que lui reconnaît le logicien Fodor, l'existence d'entités symboliques dans la pensée même. Dès lors le langage n'est plus considéré comme un instrument nécessaire mais déformant de la pensée dans sa tentative de décrire le monde et les impressions et sentiments que le sujet humain peut accueillir.
Cependant, si Aristote prend soin de placer au début de son oeuvre un Organon (en six parties), ce n'est pas tant pour instrumentaliser le langage par la pensée, que pour montrer comment la pensée peut se construire un outil (organon) ou instrument d'analyse qui est en même temps une pensée vivante—logique, ontologique, voire rhétorique— permettant de régler les conditions adéquates pour parler et décrire rigoureusement le réel. Que ce soit pour déterminer les Catégories (principes de classification), et les structures des propositions et de syllogismes (Analytiques I et II), mais aussi pour régler les modalités de l'échange, en évitant les sophismes (Réfutations sophistiques), et en manipulant correctement les lieux communs du langage (Topiques), il est clair qu'Aristote n'instrumentalise pas le langage comme on déterminerait un moyen séparé de la fin—et dont on se débarrasserait une fois la fin atteinte. Mais au contraire il suggère (même quand il pense le problème de L'interprétation) que la pensée se constitue dans le langage pour déterminer les limites et les conditions de son opérativité. C'est donc bien une totalité vivante que forme l'organon d'Aristote, et en ce sens il est plus que ce que sa dénomination indique : il est, en tant que logique, un condensé du système.
Ce n'est peut-être d'ailleurs que dans le cas des langages formels (pensés comme extension de la langue mathématique des signes) que l'on pourrait parler d'une pure instrumentalité du langage. Mais il ne s'agit plus alors du langage en un sens proprement dit, mais d'une formalisation logique et mathématique, qui lui prend son nom par déplacement de sens.
Cependant, le langage ne saurait être identifié, dans le champ descriptif du réel, à un instrument, parce qu'il ne peut se dissocier, comme moyen, de sa fin qui est la pensée d'un ordre et de rapports entre les éléments du réel. Mais on reste cependant en droit de se demander s'il serait légitime d'instrumentaliser le langage dans la sphère de l'échange communicationnel et conversationnel avec autrui. Parler n'est pas en effet uniquement une activité opératoire de description, de classement, de dénomination—selon les trois fondamentales opérations de l'esprit que repèrent Arnauld et Lancelot dans leur Grammaire générale et raisonnée, et qui sont : concevoir, juger et raisonner). Mais parler peut se comprendre aussi comme une activité d'échanges symboliques. Car l'homme est un animal politique et rationnel : il est politique parce que rationnel, en comprenant que seule la communauté peut accomplir l'humanité de l'individu. Cette existence sociale n'existe que par le lien de l'échange. Communiquer — à savoir rendre commun et public — aux autres nos pensées, exprimer les sentiments de l'âme, faire passer un discours mental sous la forme d'un discours extérieur, tel est le sens du langage.
Ici, le langage peut-il devenir objet d'échanges? Ou bien, plutôt, peut-il être légitimement considéré comme l'instrument qui mesure tout échange? Mais là encore on ne peut concevoir le langage comme un simple instrument de mesure et d'évaluation, dont un sujet se servirait en vue d'établir un rapport avec un objet d'abord appréhendé comme inconnu et étranger. Si le "langage" des mathématiques est le nécessaire instrument pour faire parler la Nature—qui, d'ailleurs, répond invariablement la même chose en fonction de la pertinence du mode de questionnement—, en va-t-il de même dans l'échange symbolique intersubjectif? Nous n'avons pas devant nous, séparée de nous comme un ustensile de son utilisateur, une monnaie d'échange et un commun dénominateur d'évaluation des rapports. Dans le monde humain, tout est signe et tout fait signe. Dans l'échange intersubjectif, il y a certes des paroles vives—qui contiennent d'ailleurs une réserve de sens et de pensées, car rien ne s'explicite totalement—, mais s'y tiennent et s'y trouvent aussi des significations figées et déposées dans le contexte global de l'échange. Par-delà l'apparence et l'attitude des interlocuteurs elles ne demandent qu'à être réactivées. "Ce monde est toujours bruissant de paroles" (Merleau-Ponty), et celles-ci, même sous le silence du bruit (la notion de "noise" chez Serres) ne demandent qu'à être explicitées. On ne parle que parce qu'on peut se taire ou dire autre chose.
Au contraire, un instrument est univoque, il ne possède qu'une fonction ou une série de fonctions (un couteau multi-lames reste pourtant borné dans sa multi-fonctionnalité même). L'instrument est assujetti et asservi à un horizon borné et prédéterminé de fonctions. Il répond toujours de la même manière à la sollicitation de l'utilisateur. Au contraire, comme Chomsky l'a montré dans Le langage et la pensée, le langage humain se caractérise par une possibilité infinie de productions de significations. Le langage n'est en effet pas formé d'une structure répétitive : il varie à l'infini dans ses productions. Aussi bien, il ne peut être considéré comme un objet détaché d'une subjectivité qui l'utiliserait dans un rapport de pure extériorité. Même une phrase répétée ne prend pas les mêmes aspects selon les conditions contextuelles de l'énonciation. On ne peut pas compter sur une structure "stimuli / réponse" pour caractériser le langage. On ne répond en effet pas toujours de la même façon à une phrase proférée dans des circonstances différentes.
C'est pourquoi, par conséquent, la parole instituée et constituée dans le tissu social, riche de cette créativité — performance ou production, et compétence ou compréhension, selon la terminologie de Chomsky — reste l'élément de conservation et l'aliment même de la vie sociale. Converser, c'est conserver le capital culturel et symbolique d'une même intersubjectivité humaine en général et d'un même tissu social en particulier.
Cependant, de même que dans le champ de la description on pouvait comprendre l'inclination à faire du langage un instrument de mesure de précision (pour classifier et ordonner),on peut concevoir dans le champ de l'échange symbolique une symétrique assertion péremptoire, fondée sur une croyance mal intentionnée selon laquelle le langage pourrait être un instrument de pouvoir (et du pouvoir), dont la finalité serrait la domination : il apparaîtrait alors propre à être utilisé, au moyen des artifices de la rhétorique et de la sophistique, simplement comme moyen, en vue d'une fin de commandement ou de subjugation. L'homme est par essence un être de paroles, conduit nécessairement à prendre la parole, à donner la parole (et sa parole). Mais aussi, inévitablement, en vertu de la liberté même du langage uni à la pensée, l'homme peut être conduit (incliné sans nécessiter) à confisquer la parole, à abuser de la parole, à la trahir au sens où intentionnellement on se sert de son équivocité pour orienter l'échange vers ce qu'on croit être son intérêt, de plaisir et / ou de puissance.
C'est précisément la tentation qui guette tout orateur d'instrumentaliser la parole pour ne plus la considérer que comme un moyen pour un but partiel, qui n'est plus au fond que le silence et l'absence de paroles. Mais précisément, le langage n'est pas un instrument car il n'a pas de fonction univoque et unilatérale qui n'amènerait qu'un seul produit (comme une arme par exemple). L'usage de la parole engendre une infinité d'interprétations et de contextes représentationnels, qui s'entre-déterminent. Il est bien connu, depuis la sagesse des Anciens Grecs, que les paroles du démagogue vont être asservies — et lui avec — aux effets variés qu'elles ne manqueront pas d'induire dans la foule de l'auditoire : on peut désigner ce phénomène comme une instrumentalisation en retour.
Ce que l'on peut suggérer ici, c'est la nécessité, en vertu de l'intersubjectivité et de l'effet en retour de l'échange langagier, de régler la conversation et l'échange intersubjectif en général. Puisque le langage ne peut être un simple instrument objectif dont le sujet se débarrasserait une fois son méfait et son forfait commis, il s'agit d'emblée, en s'arrachant à la tentation d'instrumentaliser aveuglément le langage, de constituer une catharsis de l'usage du langage. Comme le dit Platon dans le Phédon (circa 115) : "Mal parler non seulement fait du tort au langage, mais fait surtout du mal aux âmes". Un logicien contemporain, Grice, s'est essayé à constituer une série de maximes conversationnelles qu'il détermine selon une table des catégories, empruntées de son propre aveu à Kant.
- 1°/. Du point de vue de la quantité, il ne faut dire que le nécessaire, et tout le nécessaire.
- 2°/. Du point de vue de la qualité, il faut être vérace (se tenir le plus possible dans le vrai), et véridique : ne dire que ce dont est absolument assuré en vérité.
- 3°/. Du point de vue de la relation, il s'agit d'être pertinent, notion qu'il détermine comme le souci d'aider sincèrement à l'efficacité de l'échange, et à sa fécondité objective.
- 4°/. Enfin, du point de vue de la modalité, bien parler consiste à s'efforcer d'être clair, bref, ordonné.
C'est précisément dans ce soliloque — en un sens entendu positivement contrairement au monologue, d'une acception plutôt péjorative — que l'âme dés-instrumentalise véritablement le langage, et s'objective en se considérant elle-même comme un autre, en se traitant dès lors comme elle aimerait qu'on la traite selon des principes universels qui fonderaient peut-être une éthique du langage. Certes, on ne pense pas comme l'on parle, tout au moins d'un point de vue technique. Mais si le langage n'est pas un instrument, alors la pensée réside dans le langage et inversement. Et en ce sens on doit parler comme si on se pensait soi-même et réciproquement on doit penser comme si on parlait à tout autre.
Cependant, l'analyse de la pertinence éventuelle d'une réponse affirmative à la question posée initialement ne serait pas complète, si n'était pas abordée, ou du moins esquissée brièvement, la question du rapport d'une dimension d'instrumentalité à la réalité du langage, comme celui d'une partie à un tout qui l'incluerait nécessairement sans pourtant s'y réduire. Nous avons vu dans le premier et le second moment de notre étude pourquoi il n'était pas possible de faire comme si le langage était d'essence instrumentale (partie I), ni comme si le langage était un instrument particulier assignable à un champ d'opérations. En ce qui concerne le premier moment, dans le champ général de la descriptivité du réel, il a été montré que le langage ne pouvait être un moyen pour une fin séparée de lui. En ce qui concerne le second moment, dans le champ général de l'échange intersubjectif et social, on pourrait montrer que, conformément à ce qui a été suggéré, la langage n'est pas comme un objet séparé offert à la discrétion d'un sujet décidant de l'instrumentaliser.
En somme on a pu constater que le langage ne peut pas être pensé comme un instrument de connaissance, ni de fabrication, mais pas davantage comme un instrument de communication. En effet, ces trois activités humaines se développent avec les produits du langage, constamment réactivés, repensés, repris, mais nullement avec le langage lui-même. Car celui-ci ne peut pas être asservi, assujetti (au sens propre où il ne sert pas). Il ne saurait non plus être borné à une seule tâche : son essence n'est pas pré-déterminée comme fonctionnalité. Et en outre il engendre des produits infiniment variés et diversifiés selon les contextes d'intentionnalités, d'énonciations et de significations.
En outre, aucun instrument ne possède le pouvoir d'examiner par lui-même son pouvoir, ses conditions d'effectuation et d'opérativité, ainsi que ses limites. C'est précisément le contresens que fit Nietzsche sur Kant en croyant pouvoir lui reprocher l'idée illusoire que la raison puisse faire sa propre auto-critique (critique de la raison pure), et en arguant de l'argument selon lequel un instrument ne peut pas s'instrumenter lui-même, à savoir expérimenter de manière critique ses propres limites. En réalité, c'est dans l'élément même du langage et de la pensée que la pensée s'auto-affecte et réfléchit (sur) ses propres limites. De fait, pour cette raison, elle ne saurait être pensée comme un instrument.
Qu'il y ait de fait une philosophie du langage vivante et vigilante prouve d'ailleurs que le langage n'est pas un instrument. Car il est à la fois sujet et objet de sa propre investigation rationnelle critique, et de son propre investissement dans ce contexte. C'est peut-être un défaut des sciences formelles du langage que de formaliser à l'extrême le langage ordinaire (et la langue naturelle), au risque d'oublier qu'il est imprégné de pensée vivante et créatrice.
En tout état de cause, et dans ces conditions, on peut avancer l'argument, complémentaire et peut-être décisif, selon lequel un instrument n'est jamais instrumental dans toutes ses parties, à la différence du modèle leibnizien du vivant—machine de machines dans toutes ses parties, ad infinitum, cf. La Monadologie, §67.
En effet les parties du couteau ne sont pas elles-mêmes des micro-couteaux. Au contraire, les parties de tout langage et du langage, sont encore du langage, susceptibles d'être utilisées comme sujet et objet et détenant une équivocité jamais totalement réduite et toujours susceptible d'un surcroît d'interprétations. Dans ces conditions, comme nous l'esquissions plus haut, tout, dans l'univers représentatif de l'homme, fait signe, fait sens, est objet indéfini d'interprétation. Le langage ne cesse pas de s'interpréter dans sa forme même comme dans l'infinie prolifération de ses produits et contenus. Totalité organique et dynamique, le langage ne cesse de se reprendre dans l'immanence de la pensée. Il produit constamment des métaphores, des déplacements de sens, des métonymies labiles et déformables, mobiles et façonnables. La figure de l'instrumentalité du langage dès lors semble produite par la pensée comme métonymie, autrement dit comme substitution temporaire, mouvante et plastique d'une partie au tout, dans lequel elle se meut comme en son élément et aliment. Car l'instrumentalité de tous les produits de l'activité humaine tient en ceci qu'ils contiennent chacune un sens figé, déposé dans leur fonctionnalité propre, mais indéfiniment réactivable par réinterprétation toujours possiblement effectuée par l'activité langagière. La métaphore est ainsi complétée et dynamisée : le langage est une métaphore de tout instrument, de même que l'instrument est une métaphore (et non pas une essence réelle) de tout langage.
En somme, l'intérêt philosophique de la question initialement posée est qu'elle nous a permis, en finissant par répondre négativement, de nous instruire (instruere signifie en latin équiper et disposer d'éléments effectifs pour une action donnée) au sujet du langage, dont finalement on ne peut jamais se débarrasser en l'instrumentalisant conceptuellement dans la notion d'instrumentalité. Ou bien alors, à la limite, on peut dire que le langage reste instrument de lui-même au sens où il ne peut s'instruire et se nourrir que des signes qu'il produit, dans son union à la pensée. L'esprit reste auprès de soi comme son seul instrument, instrument de lui-même dans l'élément infini du langage.
Christophe Steinlein (février 2004).
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