samedi 15 juillet 2017

Gadamer, Vérité et méthode (extrait).

«Quand nous cherchons à comprendre un phénomène historique à la distance qui détermine globalement notre situation herméneutique, nous sommes toujours soumis aux effets (Wirkungen) de l'histoire de l'action (Wirkungsgeschichte). Elle détermine d'avance ce qui à nos yeux fait problème et est objet de recherche. Nous oublions en quelque sorte la moitié de ce qui est réel. Plus encore : nous oublions l'entière vérité de ce phénomène si nous la confondons avec le phénomène lui-même dans son immédiateté.

Dans la naïveté prétendue de notre compréhension, où nous obéissons au critère de l'intelligibilité, ce qui est autre se montre tellement à partir de ce qui nous est propre que, dans ce que l'on en dit, l'autre ne se distingue plus de ce qui lui est propre. En se réclamant de sa méthodologie critique, l'objectivisme historique masque l'insertion de la conscience historique même, dans l'histoire de l'influence, où elle prend sens. Sans doute élimine-t-il, grâce à sa doctrine critique de la méthode, ce qui nourrit l'arbitraire et la fantaisie d'actualisations complaisantes du passé. Mais, du même coup, il se donne à lui-même la bonne conscience de celui qui renie les présupposés qui commandent sa propre compréhension. Des présupposés qui ne relèvent pas de l'arbitraire ou de la fantaisie, mais sur lesquels tout repose. Et il manque ainsi la vérité que nous pourrions atteindre, quelle que soit la finitude de notre compréhension. L'objectivisme historique ressemble en cela à la statistique, qui n'est un si remarquable instrument de propagande que parce qu'elle fait parler la langue des "faits", simulant ainsi une objectivité qui dépend en réalité de la légitimité des questions qu'elle pose.

Il n'est donc pas nécessaire de faire de l'histoire de l'influence une nouvelle discipline auxiliaire des sciences de l'esprit, qui aurait son indépendance, mais d'apprendre à se comprendre soi-même avec plus de justesse, et de reconnaître que l'action de cette histoire de l'influence est à l'oeuvre en toute compréhension, que l'on en soit ou non expressément conscient. D'ailleurs la renier dans la naïveté de sa foi en la méthode peut aussi avoir en conséquence une déformation effective de la connaissance. L'histoire de la science nous a appris à voir en cette déformation la démonstration irréfutable de quelque chose qui est évidemment faux. Mais à tout prendre, la puissance de l'histoire de l'action ne dépend pas de sa reconnaissance. Telle est là précisément la puissance de l'histoire sur la conscience humaine finie que, même lorsque la foi en la méthode nous fait renier notre propre historicité, c'est encore elle qui l'emporte. Voilà ce qui fait l'urgence de cette exigence, celle de prendre conscience de cette histoire de l'influence : exigence qui s'impose à la conscience scientifique. Mais cela ne signifie pas du tout que l'on puisse y satisfaire absolument. Quant à l'accomplissement de cette histoire en savoir, c'est une allégation aussi hybride que la prétention hégélienne au savoir absolu, dans lequel l'histoire serait devenue parfaitement transparente à elle-même et ainsi élevée au plan du concept. La conscience propre à l'histoire de l'influence est au contraire un moment de l'acte même de compréhension. Nous allons voir de quelle manière elle est déjà à l'oeuvre dans la détermination de la bonne question.

La conscience propre à l'histoire de l'action est d'abord conscience de la situation herméneutique. Or, acquérir la conscience d'une situation est dans tous les cas une tâche qui présente une difficulté propre. En effet le concept d'une situation veut qu'on ne se trouve pas en face d'elle, qu'on ne puisse donc en avoir un savoir objectif. On est dans une situation, on se trouve toutjours impliqué dans une situation que l'on ne pourra jamais entièrement tirer au clair. Ce qui est également vrai de la situation herméneutique, c'est-à-dire de la situation dans laquelle nous nous trouvons vis-à-vis de la tradition qu'il nous faut comprendre. L'élucidation de cette situation c'est-à-dire la réflexion sur l'histoire de l'action, ne peut pas, elle non plus, être menée à son accomplissement. Mais cette impossibilité ne tient pas à un manque de réflexion, elle s'inscrit dans l'essence de l'être historique que nous sommes. "Etre historique" signifie ne jamais pouvoir se résoudre en savoir de soi-même (Sichwissen). Tout savoir de soi-même a pour point de départ une donnée historique préalable, qu'avec Hegel nous appelons substance, parce qu'elle porte toute opinion et toute attitude du sujet, de même qu'elle ébauche ainsi et limite toute possibilité de comprendre une tradition dans son altérité historique. Partant de là, on peut tout simplement caractériser la tâche de l'herméneutique philosophique en ces termes : il lui faut parcourir à rebours le chemin de la Phénoménologie de l'esprit de Hegel, dans la mesure où l'on montre en toute subjectivité la substantialité qui la détermine.»

Ce texte théorique et fondateur de Gadamer se situe dans le prolongement de l'effort pour repenser ce qu'a été au XIXème siècle l'approche de l'histoire, à la fois par le positivisme scientiste et par les grands systèmes de philosophie de l'histoire. Cette reconsidération s'effectue par la médiation—repensée, complétée, approfondie—d'une distinction fondamentale, inaugurée par Dilthey et les sciences de l'esprit, entre expliquer et comprendre. D'après l'intitulé même de son ouvrage, Gadamer se propose de reconsidérer ce que doit être (et ce que peut être effectivement) la vérité en histoire. Il sera corrélativement question de savoir en quoi consiste la méthode de la compréhension des phénomènes historiques. Il s'agira en outre de comprendre la situation humaine dans l'histoire et aussi la situation du sujet face à l'interprétation de ce qu'il doit élaborer. Par méthode on doit entendre le chemin, mais aussi l'attitude et l'orientation de perspective qui en rendent possible l'ouverture.

C'est pourquoi le but final de ce texte est clairement énoncé dès sa fin (l.39). Quelle est la tâche de l'herméneutique philosophique appliquée à l'histoire humaine? On pourra montrer que cette tâche est finie dans son essence et infinie dans son processus, mais qu'elle se saisit pourtant d'une vérité indéniable. L'herméneutique est la science (dont Gadamer va montrer qu'elle est rigoureuse en son ordre) de l'interprétation (herménéias) de la réalité historique. Autrement elle est l'effort pour comprendre et conférer un sens adéquat aux phénomènes historiques. Pour Gadamer, cet effort a échoué dans les philosophies de l'histoire au XIXème siècle. A cet effet, le texte commence (§1) par reconsidérer ce qu'on doit entendre par vérité historique liée indissolublement à sa saisie effective. Cette nécessité de considérer la situation herméneutique et les effets de l'histoire de l'action, étant posée, il s'ensuit naturellement (§2) la critique de la méthodologie critique à l'oeuvre précédemment dans l'objectivisme historique. Gadamer se propose alors de démasquer et de dénoncer un point aveugle de cette méthode, qui lui fait manquer la vérité historique en croyant l'atteindre. Il établit d'abord la nécessité de prendre conscience, pour la compréhension, de l'histoire de l'influence. Puis il précise (§3) les conditions et les limites de cette perspective afin de se préserver des contresens possibles sur sa position et son rôle dans la compréhension. Le contresens le plus désastreux serait de constituer cette histoire de l'influence en extériorité disciplinaire, et ainsi de l'ériger en savoir autonome, ce qui serait retomber dans le piège méthodologique précédemment dénoncé. Gadamer fait donc sienne cette idée de l'insertion principielle de cette conscience de l'histoire de l'action (ou influence) dans l'effort de compréhension. Il est alors nécessairement amené (§4) à préciser ce qu'on doit entendre par cette conscience spécifique. S'il y a nécessité de compréhension de soi-même (l.17, §3) il y a en même temps impossibilité de la constitution et résolution de l'être historique en savoir de soi-même (l.36, §4).

Il s'agit donc pour nous de chercher à comprendre comment pour Gadamer l'action de l'histoire de l'influence est toujours déjà à l'oeuvre dans l'effort de compréhension historique (l.18, §3).Mais corrélativement on se demandera comment cette conscience propre à l'histoire de l'influence est toujours déjà à l'oeuvre dans la façon de questionner l'histoire (l.28, §3). Nous interrogerons ainsi l'originalité et la validité de cette nouvelle conception de la vérité historique selon Gadamer, ainsi que, corrélativement, la pertinence et la légitimité de la méthode herméneutique. Il s'agira ainsi d'examiner la justification de cette inversion du présupposé et de la méthode de philosophie de l'histoire chez Hegel. Car cette inversion ne se contente apparemment pas d'une réorientation dans le même plan, comme le fera Marx en prétendant "remettre Hegel à l'endroit". Mais on montrera que cette inversion exige un radical changement de plan, et un renversement fondamental de la perspective historique.

Dans le premier paragraphe Gadamer part d'un projet : comprendre un phénomène historique. Il y a en effet dans l'histoire humaine, des événements, des configurations, des résultats, qui apparaissent. Il ne s'agit pas ici d'expliquer par des causes ou des lois, autrement dit de rendre raison de l'enchaînement, mais plutôt de saisir un sens. Mais cet effort de compréhension doit traverser une distance. En effet, l'esprit humain, même s'il produit par son action (en concomitance avec l'état des choses), des événements, ne les saisit jamais du dedans. Il se trouve toujours en situation d'interprétation—dans et non pas en face de ce qu'il saisit, cf.§4—, et cette distance est précisément remplie par le cours du temps. Du temps passe en effet entre la production et l'interprétation. Ce temps est déterminé en son contenu par les effets de l'histoire de l'action (l.2). On fait en effet de l'histoire en mouvement, l'histoire ne s'arrête jamais pour qu'on puisse l'étudier—comme un entomologiste fixerait un insecte pour l'étudier à loisir. On ne doit pas prendre en considération l'histoire des produits de l'action : événements, résultats, configurations. Mais l'action elle-même est un produit historique dans le temps. Elle a une histoire. L'action qu'on interprète influence en effet, et modifie l'interprétation elle-même. Et la différence avec les sciences de la nature est grande. Certes, on n'étudie la nature qu'en fonction des conditions de notre perception, mais ces conditions sont fixes et universelles (Kant). Au contraire les conditions dans lesquelles on interprète un produit historique sont elles-mêmes un produit historique variable. Dans ces conditions—et c'est la position de Gadamer—, la position scientifique réputée objective de la méthode des sciences de la nature ne vaut plus pour les sciences de l'esprit—qui cherchent à comprendre l'esprit et ses productions de sens. Gadamer va alors prolonger les conséquences logiques de cette position. L'état de cette l'histoire de l'action va pré-déterminer (l.3) le discernement d'un problème et la constitution de l'objet de recherche. Ce sera l'objet du §4 que de savoir comment non seulement l'histoire de l'action, mais cette fois sa conscience, déterminent les questions qu'on pose à l'histoire (l.28), et la manière de circonscrire un problème historique.

Mais Gadamer montre ici (l.3, §1) que la réalité n'est pas celle que nous voudrions construire sur le modèle des sciences de la nature, après avoir fixé les conditions de possibilité immuables de la représentation. La réalité est constituée pour partie de ce que nous saisissons comme objet, et de la position, de la perspective, de l'attitude, dans lesquelles nous le saisissons. Ces deux aspects de la réalité sont, dans le domaine des sciences de l'esprit, à la fois en mouvement (pas de naturalisme ou de naturalisation en histoire), et indissolublement liées. C'est pourquoi il peut dire (l.4) que nous perdons la totalité complète de la vérité, qui se retire et se retranche, dès lors que nous ne prétendons en saisir qu'une partie, celle du phénomène immédiat. Cette explication revient à déclarer le divorce immédiat et irréversible entre la méthodes des sciences exactes et de la nature, et la méthode des sciences de l'esprit. En effet, dans les sciences exactes, la distance entre l'objet et le sujet reste figée et déterminée universellement. Elles les séparent clairement , et le sujet, une fois comprises les conditions de possibilité de la connaissance, s'efface (Kant). Au contraire, dans les sciences de l'esprit, appliquées à l'histoire, la distance apparaît comme englobante, topologique : elle est un lien intégré à l'objet lui-même. Il faut ici distinguer le sujet et l'objet, mais à l'intérieur du même ensemble.

C'est pourquoi (l.6, §2) il ne saurait y avoir de naïveté, d'innocence dans l'effort de compréhension d'un ensemble historique (Wirkungszusammenhang, cf Aron La philosophie critique de l'histoire). La naïveté est précisément la naturalité présente dans les sciences. On y croit de bonne foi (et selon une nécessité méthodique) que le sujet connaissant n'interfère pas avec l'objet à connaître, ou du moins que sa relation est fixée et universelle dans ses conditions de possibilité (Kant, Critique de la raison pure). Dans les sciences de la nature le sujet est "in-nocent", il ne nuit pas (nocere), autrement dit ne modifie pas l'acte de connaître. Car la science obéit au principe d'intelligibilité, en un mot d'explication, et non de compréhension. Le propre s'efface au profit de l'autre, à étudier. Au contraire, dans l'effort de compréhension historique, ce qui nous constitue en propre est inévitablement projeté sur ce qui est étudié. Cet état de fait n'est pas arbitraire ou fantaisiste (comme le mouvement inverse, l.10), mais il est nécessité par la fait que l'objet et le sujet sont parties prenantes et intégrantes du même ensemble en mouvement. Apparaît alors le cercle herméneutique de l'interaction réciproque de la partie et du tout, du sujet et de l'objet, au sein d'un ensemble. Cet ensemble est à la fois sujet et objet, mais non exclusivement l'un ou l'autre, sans quoi on tomberait soit dans le positivisme (tout est objet), soit dans l'idéalisme (tout est sujet).

Gadamer peut ainsi critiquer légitimement (l.8, §2) l'importation subreptice, faite pourtant avec bonne conscience (l.11), de la méthode scientifique dans le traitement soi-disant objectif de l'histoire. Mais dans la réalité humaine, inscrite dans le temps et l'histoire, les réalités sont mobiles et mouvantes, ce dont doivent tenir compte les sciences de l'esprit. Celles-ci sont donc tenues d'inventer une méthode originale en cessant d'imiter les sciences de la nature.

A ce compte qu'est-ce qui est manqué et masqué (l.8)? Qu'entend Gadamer par histoire de l'influence (l.9)? Peut-être entend-il par ce terme la suite des effets de l'histoire de l'action (l.2). Nos interprétations sont certes influencées par les faits produits par les actions, mais en retour, en tant qu'elles sont elles-mêmes des faits d'une certaine catégorie, elles influent sur le cours des actions en train de se faire. Apparaît ici une nouvelle figure du cercle herméneutique qui consiste dans l'interaction mutuelle du fait et de son interprétation. Ce cercle n'est pas déficient (au sens où il serait privé de sa forme due, par un accident quelconque), mais essentiel et constitutif dans sa nature de totalité englobante et mouvante. On n'ira peut-être pas jusqu'à dire avec Nietzsche que "Il n'y a pas de faits, il n'y a que des interprétations" (Gadamer est cependant un lecteur de Nietzsche), ni stigmatiser par un jeu de mots tendancieux les inconditionnels positivistes du fait en "fait-alistes" (Nietzsche, La volonté de puissance). Mais il reste indéniable cependant pour Gadamer qu'il est nécessaire de ne plus penser la conscience historique dans une extériorité à son objet, mais de l'insérer dans le cours même de ce qu'elle saisit (l.8). Car la conscience historique fait elle-même partie de l'influence, en tant que fait produit comme une résultante d'influences, qu'elle modifie en retour. Ainsi on en vient à privilégier le sens par rapport à la valeur (l.9). Il ne faut pas selon Gadamer accorder une valeur absolue au sujet connaissant en le figeant dans une extériorité, naïve, innocente, intouchable. Mais il s'agit au contraire de reconnaître humblement, en toute rigueur et probité, qu'il est partie prenante d'un sens global qui se constitue et se transforme au fil du temps.

Cependant l'attitude critique traditionnelle présente l'avantage, nécessaire mais non suffisant, d'éviter les projections anachroniques du présent sur le passé (l.10)—résurrections complaisantes d'un passé qui n'a jamais existé. Mais cet avantage fait place à un inconvénient beaucoup plus lourd. Apparaît en effet le présupposé fondamental et constitutif (l.10)—qui n'est pas un obstacle à la connaissance vraie mais sa condition—, selon lequel c'est la conscience elle-même qui se constitue comme objet essentiel de sa propre compréhension. Ainsi Gadamer peut résumer l'essentiel de sa méthode par l'exigence de "se comprendre soi-même" (l.17). Cette formule permet une application à l'histoire singulière de l'individu (biographie), mais elle ouvre toute sa généralité et sa portée pour l'histoire. Car on comprend que la conscience historique ne fait rien d'autre qu'essayer de comprendre comment elle se constitue comme conscience historique, et comment elle (re-)constitue les faits et les problèmes à partir seulement d'elle-même. La conséquence immédiate de cette avancée théorique est la rétrogradation de la place du matériel et du naturel dans l'histoire humaine. Certes, l'histoire humaine s'inscrit dans la réalité matérielle et naturelle. Mais celle-ci se présente de part en part comme le résultat d'une interprétation par la conscience historique omniprésente. Interprétation ne signifie cependant pas annulation ou négation, mais mise en perspective. En conséquence de quoi Gadamer peut affirmer en une formule apparemment étonnante et paradoxale (l.12), mais pleine de sens, que nous pouvons atteindre une vérité complète bien que finie, et ce malgré notre finitude. En effet, la vérité pour Gadamer n'a pas besoin d'être absolue ni totale, pour être réellement. Il suffit qu'elle soit complète, autrement dit qu'elle soit la vérité d'un ensemble historique saisi par lui-même dans la conscience de sa situation herméneutique, en un mot dans l'intégration effective de ce qui interprète dans ce qui est interprété. Tout fait est reconstruit par l'interprétation qui la détermine en retour en tant qu'elle est aussi un fait évolutif présent dans une globalité mouvante, mais refermée sur elle-même de manière organique, et mise en perspective par la question adéquate. Aron , dans sa Philosophie critique de l''histoire (commentant Dilthey et Gadamer), montre en quel sens ces ensembles historiques (Wirkungszusammenhangen) sont des réalités vivantes organiques qui se déploient dans l'élément de leur propre interprétation mouvante, et non des constructions conceptuelles qui se développeraient dans l'abstraction d'un schéma mécaniste ou dialectique. C'est précisément dans cet acquis théorique que se tient l'originalité fondatrice et fondamentale de l'herméneutique historique. La finitude n'est plus, contrairement à l'idéalisme allemand (Hegel), une objection à la saisie de la vérité, car elle s'appuie sur le caractère organique du sens et non sur la valorisation mécanique du concept. Du moins la métaphore organiciste est-elle plus proche de la réalité dans l'herméneutique que dans la dialectique.

Rendant à César ce qui est à César ("Caesar non est supra grammaticos"), Gadamer montre que la statistique (l.13) trouve sa légitimité dans les sciences, pour cerner les régularités de la nature par-delà le fortuit et l'accidentel. Mais elle apparaît d'un effet déplorable dans les sciences de l'esprit, en particulier la sociologie et l'histoire. Car elle cautionne la propagande (l.14), c'est-à-dire l'orientation de l'opinion, par un dévoiement idéologique tendancieux. En effet les faits ne sauraient parler aucune langue (l.14). Le langage est la faculté de produire du sens , comme résultat de l'interprétation et de la traduction par l'esprit de ses propres états et de leurs rapports au réel. La langue des faits apparaît par conséquent comme une "langue de bois", un alibi qui permet de parler d'une chose ailleurs que dans son élément. Il n'y a pas d'objectivité des faits, mais seulement une objectivité du calcul : de là vient l'expression commune : "on fait dire aux chiffres ce qu'on veut". A vouloir être trop objectif, on l'est faussement. L'objectivité ne consiste pas à importer et à introduire dans tous les domaines l'attitude et la méthode qui ne valent que pour le seul domaine des sciences exactes. L'objectivité, condition de la rigueur, est présente dans tous les domaines et elle consiste en général dans l'adaptation d'une méthode à son objet. Les sciences historiques, et plus généralement de l'esprit, exigent que ce soit précisément la conscience (la faculté herméneutique du sens) qui se constitue comme norme intrinsèque de sa propre évaluation.

La question n'est jamais neutre, innocente, naïve, extérieure. Elle est toujours - déjà dérivée de ce qui est en question. Formulée au niveau le plus général par Heidegger (in Qu'appelle-t-on penser?), cette perspective s'élucide en disant que ce n'est pas tant le sujet qui questionne l'objet, que l'objet qui questionne le premier. La question n'est pas appliquée de l'extérieur à l'objet, mais c'est la forme même de l'objet de la conscience, dont la conscience est partie prenante, qui détermine l'attitude questionnante de la conscience.

Ainsi se trouve posée et acquise la reconnaissance nécessaire de l'histoire de l'influence, comme ensemble des effets de l'histoire de l'action. Mais il ne s'agit pas de retomber dans l'objectivisme précédemment dénoncé en annexant de l'extérieur la découverte de cette nouvelle dimension de l'esprit (l.16, §3). Tous les éléments de la compréhension historique se tiennent en perpétuelle évolution unitaire au sein d'une intériorité vivante. L'histoire de l'influence (l.18) est toujours - déjà partie prenante et facteur intégrant de l'acte de compréhension. Gadamer coupe court (l.18) à une objection possible qui suggérerait que cette histoire de l'influence, agissante, est une pure construction subjective de la conscience. Il n'en est rien. Que l'on soit expressément conscient ou non (l.18) de cette action, elle n'en demeure pas moins effective, objective, indépendante, mais aussi intériorisée et enveloppée. Pour que la conscience historique se saisisse d'elle-même dans sa situation herméneutique, il suffit donc qu'elle s'efforce de se comprendre elle-même (l.17). Aucune extériorité n'est requise. L'interprétation n'est pas une activité formelle, stérile, tautologique. Car à l'intérieur de cette totalité vivante du sens, s'inscrit toute l'épaisseur constamment interprétée, traduite, déplacée, transformée, de la réalité matérielle et naturelle. Simplement il est requis de la justesse (l.17). Qu'est-ce à dire? Est simplement exigée une plus grande considération—par la conscience à l'intérieur de son élément vivant médiatisé par l'épaisseur du réel—de l'équilibre des parties : être juste, c'est en effet se maintenir dans l'équilibre des parties, contrairement à l'hybris, démesure (l.25). Ainsi l'évaluation toujours modifiable du sens d'une totalité historique par la conscience en situation herméneutique perpétuelle doit laisser place dans son objet à ce qui la constitue et qui en forme une partie intégrante. La complétude finie d'une telle totalité historique provient du fait que la question et le problème préalables à la perspective sont dérivés de cette perspective même.

Faute de cette justesse presque géométrique dans l'attitude, la pensée veut être par trop scientifique au sens étroit et restreint des sciences de la nature. Voulant l'être trop, elle se découvrira ne l'être pas du tout. Même la science exacte tient compte, y compris dans la statistique des phénomènes aléatoires, des moindres influences. Etre rigoureux et objectif pour les sciences de l'esprit—ce que n'a pas vu l'histoire traditionnelle et sa philosophie de l'histoire—, ne consiste pas à être exact au sens mathématique, mais complet et homogène au sens herméneutique.

Ces précautions et prescriptions étant observées, on ne saurait objecter (l.21) que l'histoire de l'action n'est qu'une construction subjective de la conscience historique. Il y a une objectivité (au sens de la réalité incontournable) de l'influence de l'histoire sur les interprétations de son contenu. Nous sommes objectivement de part en part historiques (l.23), c'est même la détermination essentielle de l'esprit. C'est seulement la position de la conscience par rapport à cette réalité qui est le résultat d'une interprétation, elle-même partie prenante et facteur intégrant de la situation historique. On appelle situation herméneutique ce lien indissoluble entre l'historicité essentielle objective et la conscience interprétative qui la (re-) constitue et la (re-) construit perpétuellement au cours du temps, tout en s'y incluant objectivement comme une de ses dimensions.

C'est pourquoi Gadamer peut dire qu'on n'est jamais devant une situation (ou face à elle, l.31). Mais on se trouve dans une situation, dans l'élément vivant et organiquement clos d'un lien indissoluble entre sujet et objet, fait et interprétation. Ou bien on se tient en situation, pour reprendre une terminologie sartrienne dans une dimension existentielle et non historique (Sartre n'est pas gadamérien en philosophie de l'histoire).

Nous sommes toujours "im-pliqués" (l.32) dans une situation. Cette implication doit s'entendre davantage en un sens topologique d'un enveloppement et repliement dans la globalité du sens, qu'en un sens logique de la consécution. L'exigence de l'élucidation de cette implication, de cette mise au clair et en lumière, est effective, mais son achèvement n'est pas nécessaire car i est impossible. S'il était possible nous serions alors dans le savoir absolu, mais du même coup dans l'abstraction conceptuelle d'une dialectique du sujet et de l'objet qui ne rend pas compte du sens de la réalité et de la réalité du sens.

La perspective de l'accomplissement de l'histoire en savoir (l.25) est une utopie démesurée (hybris, l.25) qui reconduit à l'illusion d'une importation de la méthode des sciences exactes dans le domaine des sciences de l'esprit. L'histoire ne peut pas devenir transparente à elle-même (l.26) dans un dévoilement absolu : la pure lumière renvoie à la pure obscurité. Ce qui se dévoile nécessairement voile en contrepartie autre chose, car le sens et la conscience ne se tiennent pas unilatéralement en dehors de l'objet : ils sont eux-mêmes objets. Etre objectif (l.31) ne consiste donc pas à résoudre toute réalité en objet par une absolutisation du sujet en esprit absolu, mais comprendre que la subjectivité créatrice de sens appartient intrinsèquement à l'objet qu'elle saisit.

La compréhension (de soi-même, l.17) ne se réduit pas au savoir (de soi-même, l.36). Ce qui comprend est englobé dans ce qui est compris et n'est pas extérieur à lui. L'objet (gegenstand) dont on cherche à saisir une savoir objectif (l.31) n'est pas posé là-devant, là-contre ("gegen-stand"). Mais il contient ce qui le constitue comme objet—la conscience, la subjectivité—, comme une de ses parties. Et c'est seulement cette totalité finie, vivante, qui fait sens. Toute autre totalité reste stérile, abstraite, conceptuelle. Et ce résultat subsiste même dans le cas où cette totalité serait déduite selon la structure d'une logique scientifique, même au prix d'une dialectique subtile qui passe par des médiations apparemment organiques.

On n'explique en effet pas une tradition (l.33) par les schémas du positivisme scientiste (lois, causes). On ne déduit pas cette tradition comme un moment extérieur d'une processus dialectique, comme dans la philosophie de l'histoire de Hegel. On la comprend plutôt, autrement dit on se laisse comprendre, prendre dans le sens global d'une certaine interaction. Cette interaction apparaît entre l'interprétation (la traduction qui est un déplacement au sein d'un sens global) et le fait à interpréter, lui-même issu d'interprétations précédentes.

C'est bien tout le sens du concept de réflexion (l.34) qui est ici mis en jeu par Gadamer. La conscience historique n'est pas déterminante, mais réfléchissante : elle ne subsume pas des faits sous des schémas conceptuels abstraits, comme le fait Hegel. En effet, la conscience reconduit son regard à l'intérieur de la totalité finie, mais complète. L'élucidation de cette totalité est certes un tâche infinie dans son processus, mais effective dans la vérité de ses résultats partiels. Il s'agit alors de saisir la situation herméneutique (l.2, §1 et l.29, §4), autrement dit le lien organique entre la conscience interprétative et l'histoire de l'action dans laquelle elle est prise comme fait.

C'est pourquoi selon Gadamer il faut rompre avec la philosophie de l'histoire, non pas en annulant les rapports entre le sujet et la substance mais en les inversant dans un changement de plan. La Phénoménologie de l'esprit de Hegel est l'odyssée de la conscience raconté en un grand poème épique spéculatif dont l'esprit est le héros et le héraut. Elle part d'une vraie substantialité, absolue, mais encore cachée et qui ne se sait pas elle-même. Son destin nécessaire est alors, au long de cette odyssée, de faire émerger la conscience d'elle-même comme subjectivité absolue. Mais celle-ci est masquée d'emblée sous la subjectivité finie, qui se révèle elle-même au terme de son parcours comme infinie. La phénoménologie de Hegel est en ce sens la science de l'expérience de la conscience qui s'atteint à la fin dans l'identité de la substance et du sujet. Mais pour Gadamer cette subjectivité reste abstraite, théorique, conceptuelle et déduite. Car au départ pour Gadamer il n'y a pas la substance comme un en soi, car la subjectivité apparaît comme une forme partielle, inachevée, incomplète. Même Marx dans son Idéologie allemande posera comme point de départ la substance, certes non abstraite, mais matérielle : le réel, la vie des hommes, l'Etat et la société. Il réduira de ce fait la subjectivité à un produit dérivé du matérialisme historique : "Ce n'est pas la conscience qui détermine la vie, c'est l'existence sociale qui détermine la conscience".

Au contraire, grâce à cette perspective du sens (produit seulement par l'homme) c'est pour Gadamer la subjectivité, certes finie, mais complète et réelle—et non en devenir de son propre achèvement et de son absolutisation— qui doit constituer le point de départ de l'histoire. Il y a en effet toujours du sens produit par la conscience humaine, du sens vivant et mouvant. Celui-ci constitue des totalités historiques (ensembles d'action) qui forment à leur tour des unités organiques en mouvement (déformations, transformations) selon le caractère topologique propre à la situation herméneutique. Il y a donc au point de départ de la subjectivité pleine et entière, des subjectivités qui s'objectivent progressivement. Elles s'achèvent et s'accomplissent organiquement, sans cesser d'être subjectives et finies, en intégrant successivement toutes leurs actions, toutes leurs influences et interférences. Ainsi elles constituent une suite de totalités historiques qui font sens, tout en restant individuelles et vivantes. Il n'y a alors plus de place pour une résorption et une dissolution abstraites dans un concept général et spéculatif de l'histoire, comme auto-biographie de l'esprit absolu parvenu à l'infinie conscience de lui-même. Dans cette marche à rebours, qui invalide aussi bien la démarche de Hegel que celle de Marx—que la substance soit abstraite ou matérielle elle ne aurait être un en soi primordial—, on substitue à la phénoménologie de l'esprit l'herméneutique du sujet . Ce qui signifie qu'on passe, respectivement, de l'apparition et de l'émergence progressives de l'esprit comme sujet (Hegel) à la constitution progressive du sujet comme donateur de sens à son rapport aux choses (Gadamer).

L'intérêt philosophique majeur de ce texte de Gadamer est de mettre en lumière une nouvelle manière de comprendre l'histoire et la philosophie de l'histoire. Cette mise en lumière s'opère à partir de Dilthey et même de Husserl, lequel procédait déjà dans son ouvrage La philosophie comme science rigoureuse (1901) à la critique de l'objectivisme et du naturalisme historicistes, en ré-examinant la position de Dilthey. La vérité n'est donc plus un état extérieur à atteindre. La méthode n'est plus un instrument extérieur de construction d'un objet abstrait. On observe chez Gadamer un infléchissement d'une perspective scientifique mais aussi d'une perspective dialectique, vers la considération, par la théorie du sens et de l'interprétation, de l'histoire comme ensemble de totalités organiques. Ces totalités organiques construisent leur propre sens et la série de leurs faits, de l'intérieur, par la compréhension, qui apparaît comme un acte d'esprit beaucoup plus profond qu'un simple savoir. A condition toutefois de prendre conscience de cette situation herméneutique consubstantielle. C'est ce qui fait dire à Aron, lecteur et interprète de Gadamer et Dilthey, que "Les hommes font l'histoire mais ne savent pas l'histoire qu'ils font" (Introduction à la philosophie critique de l'histoire).

En effet, ce savoir est impossible et d'ailleurs non souhaitable. Ce qui en revanche reste possible et exigé, c'est de comprendre (et non plus expliquer) l'histoire et ainsi la faire véritablement. Cette compréhension constitue bien une tâche infinie mais elle est aussi constitutive du sens de l'histoire humaine Il s'agit de faire l'histoire en un sens qui n'est plus celui des diverses philosophies de l'histoire. Ce n'est plus ici la raison qui "fait" l'histoire (Hegel), ce n'est plus la réalité sociale qui "fait" l'histoire (Marx). Ce n'est pas non plus Dieu qui "fait" l'histoire (Bossuet), pas davantage n'est-ce la providence qui "fait" l'histoire. Mais faire l'histoire pour Gadamer s'entend en un sens plus profond. L'homme, dépositaire fragile de la donation de sens, constitue le sens qu'il donne aux faits. Ce sens donné se constitue comme un fait effectif à part entière, constamment ré-interprétable au sein d'une totalité finie organique qui fait sens et dans laquelle le sens se fait continuellement.

Christophe Steinlein (janvier 2004).

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