Quand on met en question la rigueur des lois, une première observation s'impose. D'abord le terme de loi est connoté de manière très variée, et fait référence aux registres les plus divers. Il s'agit tout à la fois des lois scientifiques, des lois juridiques et politiques, mais aussi des lois morales, religieuses, ou plus généralement il est question des lois de tout phénomène humain qui sont censées l'expliquer et en régler l'ordre inhérent. Par lois scientifiques on entend les lois mathématiques, astronomiques, physiques, chimiques, biologiques, qui doivent exprimer des rapports constants, quantitatifs et mesurables, entre des grandeurs variables. Les lois juridiques et politiques quant à elles, concernent la nécessité de régler la vie, extérieure et intérieure, d'un peuple ou d'une nation, par les diverses instances parlementaires, judiciaires et administratives.
Comment donc, à partir de cette polysémie apparemment proliférante des lois, peut-on espérer découvrir l'origine et le fondement d'une rigueur qui pourrait caractériser le notion de loi? Il faut cependant bien comprendre ici qu'il ne s'agit pas de l'idée générale de loi, mais des lois telles qu'elles sont concrètement construites et appliquées par la raison humaine. Encore conviendrait-il de préciser ce qu'est la rigueur en général, et plus particulièrement ce que doit être une construction et une constitution rigoureuses des lois. Car les lois, chacune étant rigoureuse par elle-même, peuvent néanmoins former un ensemble non rigoureux. Le problème corrélatif sera de savoir quelles sont les conditions d'une application rigoureuse des lois. Il s'agit certes d'examiner les rigueurs de l'application ou des conséquences d'une loi. Peut-on parler de la rigueur d'une loi au sens métaphorique de la rigueur d'un hiver, non pas tant au sens où il serait froid, qu'en vertu de son essence inexorable, nécessaire, et indéfectible, réglée conformément à sa nature propre par les lois immuables de l'astronomie et de la météorologie ou climatologie terriennes. On peut ainsi supposer que la simple métaphore de la rigueur de la loi renvoie en fait à un sens essentiel nullement métaphorique. Mais plus profondément, il s'agit d'examiner la rigueur des principes de construction qui président à la structuration nécessaire d'un loi, ou d'un ensemble unitaire et cohérent de lois. Que signifie donc par exemple que l'on se plaigne de l'absence de rigueur ou au contraire de la trop grande rigueur des lois? La rigueur d'une loi peut-elle se réduire à la vigueur de son principe intentionnel ou à la vigueur avec laquelle on essaie de l'appliquer?
On se trouve ainsi amené à la confrontation avec un problème fondamental qui se pose dans les deux domaines principaux de la physique naturelle et de la physique sociale. Aussi bien du côté des lois scientifiques, à base mathématique et concernant les phénomènes inorganiques (terrestres ou célestes) et les phénomènes organiques couverts par les lois biologiques de la croissance, de la conservation, de la génération du vivant. Mais aussi du côté des lois qui doivent régler la vie spirituelle et sociale des êtres humains. Dans les deux cas de figures, ou bien on recherche la rigueur, la précision, l'exactitude absolues dans la constitution des lois conformément à l'idée théorique que l'on se fait d'un modèle rigoureux. Mais alors on s'expose alors au danger et la menace de perdre la richesse de détail du réel. Ou bien au contraire, on fait droit d'emblée à une sorte d'empirisme réaliste qui ne veut rien perdre de la substance du réel. Mais alors l'unité rigoureuse des lois s'émiette dans la particularité, et on perd de vue la conformité au réel, qui est peut-être la vraie rigueur, pour avoir voulu être trop rigoureux au sens faux et étroit de ce qui s'enferme dans un particularisme aveugle par souci de rendre compte de tout le détail d'un phénomène. Bref, la question est de savoir comment concilier l'infinie et nécessaire diversité des particularités individuelles et la non moins exigible unité de l'universel qui doit les subsumer?
Il convient donc d'examiner, conjointement dans la sphère de la nature et dans celle de l'homme, les conditions qui permettent de fonder rationnellement la conformité d'un modèle, construit par l'esprit, à la réalité empirique et phénoménale. Car que celle-ci soit d'ordre naturel ou d'ordre humain, le modèle prétend en rendre compte en toute rigueur. Mais ce modèle prétend aussi déterminer les conditions selon lesquelles un ensemble de lois qui visent toutes le même objet peut entretenir à l'intérieur de lui-même, dans sa constitution et dans son application (dans ses principes et ses conséquences) une cohérence et une cohésion nécessaires. Nous serons ainsi inévitablement amenés à nous demander si la rigueur est dans les lois ou bien dans celui qui les applique, par et pour lui-même.
On peut commencer par s'intéresser aux lois scientifiques en comprenant que leur fonction, comme le précise Carnap dans ses Fondements philosophiques de la physique, est d'expliquer et donc de prédire, suivant le principe du cours constant de la nature, l'enchaînement ultérieur des phénomènes entre eux. Expliquer consiste à dé-plier (ex-plicare) suivant une concaténation logique ce qui était enveloppé dans un phénomène dont l'apparition donne lieu à des apparences dont il faut chercher la raison. Par exemple, les lois de l'optique expliquent par des lois mathématiques, d'abord vérifiées expérimentalement par l'établissement de tables de mesure. Ainsi se trouvent expliquées par des lois la réfraction, l'apparence de brisure d'un bâton dans l'eau, certaines illusions d'optique. De même quand Newton découvre, par expérience puis en l'expliquant par un modèle mathématique, la décomposition prismatique de la lumière, il permet ensuite d'expliquer le phénomène de l'arc-en-ciel.
La réalité empirique et physique se présente de manière infiniment riche et variée. Se montrer rigoureux consistera donc dans ces conditions à trancher dans l'expérience, quitte au besoin à revenir rétrospectivement sur la loi mathématique appliquée aux phénomènes, pour l'amender et la rectifier, en lui adjoignant des termes correctifs qui permettent une plus grande précision. Aucune loi physique n'aurait pu être constituée si les inventeurs de génie—tout en ne méprisant jamais l'expérience et en y faisant constamment un docile retour—n'avaient pas montré quelque vigueur dans leur rigueur et décidé après l'établissement de quelques observations, d'imposer, ne fût-ce qu'un moment et sous réserve de termes correctifs, un modèle rigoureux au sens de la cohérence logique. Observer ne consiste-t-il pas dans une certaine mesure à savoir déjà, grâce à une théorie et une idée préalables, ce que l'on veut observer?
Mais la rigueur, comme cohérence logique, d'un modèle mathématique, n'est pas identique à la rigueur quasiment juridique ou pénale de l'expérience. Celle-ci en effet fait inexorablement et indéfectiblement tomber son verdict comme un couperet sur les lois théoriques, donc abstraites et mathématiques, qui n'ont pas montré assez de rigueur dans la conformité à la réalité qu'elles voulaient expliquer. Même les mathématiques, dont Gauss, le Prince des mathématiciens (tout comme Mozart fut le Prince des musiciens) a dit qu'elles étaient la reine des sciences, laissent l'esprit découvrir des lois rigoureuses (on les appelle des théorèmes). Celles-ci peuvent dans un premier temps n'être pas rigoureusement démontrées. Mais elles sont d'abord acceptées, faute de mieux et à la rigueur, parce qu'on pressent la possibilité future d'une démonstration rigoureuse extérieure qui pourra en confirmer ultérieurement la rigueur supposée à titre d'hypothèses. Ainsi en va-t-il par exemple des conjectures sur le théorème de Fermat qui consiste dans la division des solutions du théorème en plusieurs régions soumises à des conditions différentes et s'enchaînant entre elles selon un certain ordre. Ces lois, acceptées d'abord à titre d'hypothèses en attente de confirmation finissent, par rectifications et précisions successives, par devenir parfaitement exactes et donc certaines.
La rigueur de l'esprit scientifique consiste dans l'effort vigoureux et inlassable pour amener, par la médiation d'une suite de correctifs et de rectificatifs, le rapport d'un modèle théorique à son application pratique au degré d'exactitude le plus grand. Les mathématiques sont une science qui construit et se donne pleinement son objet. L'exactitude peut par conséquent y être parfaitement atteinte, du moins en droit, car en fait les protocoles et procédures des démonstrations techniques sont difficiles et délicats. Mais le régime, inversement, auquel est soumise l'investigation des sciences physiques apparaît beaucoup plus rigoureux, au sens d'implacable. Car l'on n'est jamais sûr d'y avoir atteint à la fois l'exactitude et l'adéquation au réel. C'est ce qui fait dire à Poincaré, dans La valeur de la science, que : "En tant qu'ils sont exacts, les théorèmes de la physique sont inadéquats au réel, et en tant qu'ils sont adéquats au réel, ils sont inexacts".
C'est pourquoi il convient de redéfinir la rigueur scientifique, non pas par référence à une dichotomie mathématique du vrai et du faux, mais par l'adéquation d'une méthode à son objet; De la même façon, Bergson montrait que la philosophie est une science à part entière, avec une méthode (l'intuition) et une précision objective (la durée créatrice), même si, et au fond parce que, elle ne s'appuie nullement sur un formalisme mathématique. La rigueur consiste en effet, pour un esprit, à coïncider avec lui-même dans son effort pour tirer de lui-même plus qu'il ne contenait initialement, dans sa méthode et son objet propres. De même que l'homme ne doit pas envier l'aigle d'avoir des ailes, la physique ne doit pas envier ce qui constitue la nature des mathématiques. C'est ce qui fait dire à Poincaré, dans La valeur de la science, que : "Une géométrie n'est pas plus vraie ou plus fausse qu'une autre mais seulement plus commode". La rigueur n'apparaît donc ici nullement comme une rigidité, qui serait bien peu rigoureuse en n'étant pas adaptée à son objet. La rigueur s'identifie plutôt ici à la précision qui fait trouver l'exacte coïncidence entre un objet et la méthode propre qu'il réclame pour être connu.
Certes, les lois scientifiques sont rigoureuses au sens où leur nécessité est implacable, et de même que jamais un coup de dés n'abolira le hasard — jamais une modélisation statistique de l'aléatoire et du stochastique n'abolira les marges nécessaires d'incertitude —, jamais aucune loi de la gravitation, aussi précise soit-elle, ne pourra conférer le droit d'échapper à ce fait de l'attraction terrestre. Cependant, comme le remarque Bacon, à cette rigueur intrinsèque des lois de la nature, inerte ou vivante, à l'inexorabilité et l'implacabilité de laquelle nul n'échappe, l'homme peut opposer sa propre rigueur. Celle-ci peut se donner à comprendre comme la ferme et constante résolution de commencer par obéir à la nature (comprendre et observer les effets de ses lois), pour ensuite pouvoir lui commander : "Vincitur natura parendo". Il s'agit en effet d'agir sur le cours des phénomènes en expliquant leurs principes et en prédisant leurs conséquences.
Dans le domaine de la science, on peut donc constater que c'est la rigueur intrinsèque des lois de la nature inerte (inexorabilité des mécanismes de la gravitation, de l'électromagnétisme et de l'optique), ou des lois de la nature vivante (implacabilité des mécanismes de la génération et de l'hérédité, de la croissance et de la conservation des vivants) qui semble indéfectiblement et invinciblement garantie.
Au contraire, la rigueur de l'applicabilité des modèles théoriques — cohérents et rigoureux en eux-mêmes, que ce soient des modèles statistiques ou des relations d'incertitude — à la réalité empirique, est toujours problématique et jamais définitive. Même si, d'un point de vue de la théorie de la connaissance, il peut paraître fondé de dire avec Kant que : "L'entendement ne puise pas ses lois dans la nature, mais au contraire les lui prescrit", et que : "L'esprit humain ne retrouve jamais dans les choses que ce qu'il y a auparavant introduit". Il semblerait cependant qu'il en aille exactement à l'inverse du point de vue des lois juridiques et politiques, censées gouverner la vie intérieure et extérieure d'un peuple ou d'une nation. Il apparaît en effet que le devoir être, ou le modèle idéal qui préside à l'institution des lois destinées à gouverner la société humaine, présente une rigueur à toute épreuve. En effet, tout individu est un être par nature politique. Car il saisit la nécessité d'une organisation et d'un ordre sociaux pour accomplir pleinement les facultés humaines, ce que tous les philosophes, d'Aristote à Kant, en passant par Spinoza, ont souligné constamment chacun à sa manière. Il en vient ainsi par conséquent à souhaiter rigoureusement une rigueur absolue des lois permettant le développement de l'humanité en société.
Cependant, le problème surgit de savoir ce qu'il reste de la rigueur théorique des lois juridiques et politiques, dès que s'inaugure la nécessaire application pratique de ces idées rigoureuses. Suivant celles-ci, par exemple, l'intérêt particulier doit rigoureusement s'effacer devant l'intérêt général, selon lequel il y a nécessité d'une contribution en hommes ou en biens, en temps de guerre pour défendre la nation.
Descartes remarque, en son Discours de la méthode, qu'il est de bonne méthode que les lois, si l'on veut leur conférer quelque rigueur — càd quelque unité, homogénéité et régularité dans leur construction — doivent être établies par un seul homme, le législateur illustré chez Descartes sous la figure de l'unique architecte. Le législateur chez Rousseau demeure d'ailleurs davantage un idéal qu'une réalité. Il doit par conséquent être rigoureusement et avantageusement remplacé par la souveraineté absolue du Peuple constitué en corps politique. En effet, un ouvrage bâti (en architecture par exemple) par un seul a coutume d'être plus solide qu'une oeuvre où diverses personnalités ont été mises à contribution.
D'autre part, pour que les lois soient vigoureuses dans leurs rapports mutuels, il convient qu'elles soient en petit nombre, ce qui présentera en outre l'avantage d'une plus grande rigueur dans leur application concrète. Ainsi vigueur et rigueur des lois sont liées. La régularité et la rectitude (dont le critère est l'effort de ne pas trop s'écarter de la règle initiale) sont liées à la puissance d'applicabilité de la loi et à son efficace (vigueur). Platon aussi, dans ses Lois, s'appuie sur l'idée d'une nature humaine qui doit suffire et satisfaire à la rigueur des lois instituées pour la vie sociale des hommes. Il fait de nombreuses références à ce législateur mythique de Sparte, Lycurgue. Il était seul et il a produit des lois qui était au fond la loi de tous, mais que personne n'avait eu jusqu'alors le courage de reconnaître comme telle. Certes, celui-ci représente moins la réalité que l'idéal de la rigueur aux deux sens du terme : d'une part, l'adéquation précise à l'exactitude du réel, et d'autre part l'inexorabilité, implacabilité ou indéfectibilité des conséquences auxquelles nul ne peut échapper.
Pour Platon, par conséquent, il n'est pas nécessaire de légiférer sur toutes choses, dès lors que cette loi unique est accessible à tous. Elle est en effet l'expression de la nature humaine, elle rythme et scande comme un chant intérieur à la conscience de chacun — on connaît le double sens de nomos, à la fois loi et chant — l'édification rigoureuse de ce qui doit être en chaque homme une République (un ordre rationnel) homothétique (conservant toutes proportions) avec la République comme chose publique commune à tous.
Mais cette référence constante, et presque idéale (en tout cas idéelle) à un fondement par nature d'une loi humaine ne laisse pas pourtant de se montrer en fait peu rigoureuse dans la particularité de la vie sociale. Pourtant cette supposée nature humaine doit conférer toute leur rigueur aux diverses lois concrètes chargées de rectifier le comportement humain par le retour à la norme et au paradigme transcendant. C'est ce qui a pu être remarqué par le positivisme juridique doctrine qui reprend, en les amenant à une rigueur plus grande, les thèses initiales du juspositivisme. Celles-ci s'opposent aux thèses du jusnaturalisme pour qui le droit, en tant qu'il est en droit l'expression de la rigueur des lois, doit être validé en toute rigueur par référence à une nature humaine transcendante. Mais cette hypothétique nature humaine demeure pour le positivisme juridique d'un contenu incertain et en tout cas peu rigoureux, parce qu'aucune réalité humaine observable empiriquement ne peut lui être nettement assignée.
La positivité juridique ne se réclame cependant pas de Comte, qui a pourtant fondé le terme de positivisme en lui assignant un sens rigoureux. Elle dénonce au contraire dans le jusnaturalisme une recherche vaine d'une nature humaine inexistante, par rapport à laquelle dès lors toute référence est source de conflits et d'abus du droit. Cette recherche presque mystique, en tout cas utopique, apparaît comme le symptôme d'une attitude bien peu rigoureuse. En effet cette démarche, que l'on peut qualifier d'anarchique, de métaphysique ou d'adolescente — ces termes peuvent ici être pris comme synonymes — recherche des causes transcendantes au lieu de rapports rigoureux et constants entre des phénomènes observables et variables.
Le positivisme juridique a été systématisé par Kelsen et sa Théorie pure du droit. Celle-ci cherche en toute rigueur à épurer la construction du droit de toute référence à une nature humaine inobservable. Le positivisme juridique, dont Kelsen est le véritable instigateur et investigateur, essaie d'établir que la véritable rigueur juridique consiste dans la capacité d'une loi, et du droit qui en est l'expression, à être sa propre norme et référence. Les lois juridiques sont ainsi qualifiées de rigoureuses lorsqu'elles évitent systématiquement de se perdre dans l'indétermination d'une référence non écrite et idéelle. Dans ces conditions le positivisme juridique pense ainsi réduire les dangereux abus des interprétations métaphysiques de la loi. Car celles-ci ont amené pendant la Révolution française par exemple, le Comité de Salut public à dériver vers la Terreur parce qu'il se croyait appuyé sur une référence transcendante à l'humanité. En fait il n'était gouverné que par ses propres passions tyranniques et irrationnelles, à tel point qu'il a fini par se retourner contre lui-même et se détruire, par manque de fondement positif.
La rigueur des lois pour le positivisme juridique consiste donc dans cette coïncidence absolue entre la lettre et l'esprit de la loi. L'esprit de la loi ne peut être rien d'autre, pour le positivisme juridique, que ce que dit la littéralité du texte de la loi. Ainsi se trouvent supprimées toutes les références floues à diverses interprétations de l'esprit de la loi. C'est alors, et alors seulement, que les lois atteignent rigoureusement leur pleine maturité ou positivité. Elles acquièrent alors ce caractère de scientificité rigoureuse puisqu'elles sont des faits à part entière, en d'autres termes, plus comtiens, des relations constantes entre des phénomènes variables.
La définition que donne Montesquieu en son Esprit des lois de la loi comme "rapport nécessaire qui dérive de la nature des choses", est rendue caduque parce que la notion de nature des choses reste entièrement indéterminée pour Comte. La rigueur en revanche consiste donc bien en cette coïncidence maintenue entre ce que dit explicitement le texte de la loi, et ce qu'il voudrait dire. Le contenu du texte de loi est le droit, càd ce qu'il est droit, juste, normal de faire. La forme même de la loi est l'universalité, dont l'expression est l'intention qui préside à son vouloir-dire. Entre ce que dit explicitement le texte de loi et ce qu'on aurait pu vouloir lui faire dire, il n'y a plus aucune distance.
Les conséquences de cette conception rigoriste et formaliste de la loi et du droit demeurent cependant problématiques. En effet, d'un côté on observe un gain au niveau de la rigueur théorique. Celle-ci peut en effet être définie comme l'adéquation d'un modèle, càd d'une méthode, avec son objet, puisque celui-ci dérive entièrement d'une méthode. Mais d'un autre côté on constate que cette volonté excessive de rigueur théorique conduit au résultat inverse de celui qui était escompté, puisqu'on aboutit précisément à un défaut de rigueur.
En effet, puisqu'aucune référence à un esprit de la oi ne saurait être conçue par la positivisme juridique, seule une prolifération massive et abusive des textes de lois et des motions de droit peut sauver la nécessité d'adapter la loi générale à la variété infinie des cas particuliers. En conséquence de quoi, dans le positivisme juridique, ce n'est plus l'esprit qui légifère, en rectifiant vers plus de rigueur et de vigueur la correspondance entre la littéralité de la loi et son intention profonde (son esprit). Mais au contraire ce sont seulement des textes qui s'ajoutent mécaniquement et extérieurement à d'autres, en une accumulation incessante et stérile, qui sclérose la loi en la vidant de son esprit. Celui-ci en effet demeurait la seule instance pouvant conférer à la loi quelque vigueur seule susceptible de s'adapter sans succomber aux nécessaires exigences de rigueur dans l'application des lois. En effet la rigueur n'est pas contraire à la souplesse et à la force ou vigueur. Mais un excès de rigueur confine à la rigidité surtout quand la nature de l'objet ne peut s'y prêter.
Il convient donc enfin de chercher la rigueur des lois humaines. Celles-ci sont destinées à assurer le plein développement de chacun par le plein développement de tous. Dans cette sphère de développement et de déploiement, on ne se heurte plus à l'inconvénient propre au conventionnalisme juridique. Cet inconvénient peut se définir par le fait que l'ensemble des lois d'un même système juridique apparaît comme peu rigoureux — même si chaque loi qui compose ce système reste par elle-même rigoureuse puisqu'elle est à elle-même sa propre norme. Ce manque de rigueur peut se caractériser doublement. D'une part d'un point de vue théorique, par manque de cohérence logique, puisque les textes s'accumulent sans lien organique, sans principe unitaire, mais suivant une stratification rigide et aveugle. D'autre part d'un point de vue pratique, par manque d'efficacité — la rigueur requiert en effet la cohérence et l'efficacité —, parce qu'aucun fil conducteur n'apparaît plus pour guider l'homme.
On peut certes parler au pluriel de lois religieuses, mais il ne semble pas très rigoureux d'envisager plusieurs lois morales, à moins d'en faire des lois juridiques et politiques déguisées sous des aspects religieux. En effet la religion, dans les sociétés archaïques, se confond avec la morale. Les lois religieuses, comme on peut le voir dans l'Ancien Testament, sont avant tout des facteurs de cohésion sociale et des principes moraux dérivés d'un fétichisme de la loi divine. A ce titre, la loi divine, telle qu'elle apparaît gravée dans l'Ancien Testament sur la table mosaïque du Décalogue, apparaît précisément rigoureuse au sens le plus primitif du terme : Dieu est inflexible, inexorable, jaloux, et sa vengeance est terrible. Les lois sont rigoureuses au sens militaire du terme, car la répression, ordonnée par les prêtres investis du pouvoir divin, est terrifiante. Aussi la seul application rigoureuse des lois n'est-elle nullement d'ordre intellectuel, puisque seule l'obéissance aveugle et littérale est requise. Au contraire, le Nouveau Testament, s'il paraît plus souple que l'Ancien Testament (et donc apparemment moins rigoureux, au sens brutal du terme), est en réalité plus rigoureux, autrement dit moins rigide et aveugle. Car il permet une interprétation de la loi, qui serait non rigoureuse dans la sphère des lois scientifiques, mais qui, ici en tant qu'elle est conforme à la nature même de son objet est précisément rigoureuse. Car la rigueur consiste, pour Bergson, non pas en une référence figée à un modèle unique, mais dans l'adaptation parfaite d'un objet à une méthode qui lui est intrinsèquement liée.
Bien entendu, la nouvelle loi n'est pas en contradiction avec l'ancienne, amis elle la réinterprète à la rigueur, en toute rigueur, conformément à sa nature propre précédemment enveloppée et contenue germinativement dans une rigueur apparente — l'implacabilité de la force, inexorable. Cette rigueur apparente laisse place à la rigueur réelle, qui consiste essentiellement dans l'adéquation de la lettre à l'esprit, ou la possibilité de réinterpréter la lettre en fonction de l'esprit. On observe déjà cette brutalité d'une rigueur grossière dans le théâtre mythologique de Sophocle. Celui-ci, dans son Antigone, met en contradiction la rigueur brutale, conventionnaliste de la loi de la cité (Créon), et la rigueur douce, intérieure, mais tout aussi intransigeante, de la loi du coeur (Antigone). Cette brutalité de la rigueur grossière pourra être comprise et dépassée à nouveaux frais par la notion même de loi morale, telle que l'a définie Kant dans ses Fondements de la métaphysique des moeurs. Les trois sens principaux du terme de rigueur se déclinent d'abord comme cohérence logique universelle, ensuite comme adéquation du modèle et de la méthode avec l'objet qu'ils sont censés déterminer, enfin comme efficacité ou plus exactement efficience pratique inexorable et inéluctable. Le principe de réconciliation de ces trois sens principaux semble pouvoir être atteint dans la notion même de loi morale.
La loi morale serait ainsi susceptible de se trouver au fondement véritable des lois juridiques et politiques. Mais il ne faudrait pas aller jusqu'à dire que le rigorisme et le formalisme moraux de Kant sont très peu rigoureux parce qu'ils ne correspondent pas à la réalité pratique de fait. Certes, Kant souligne à plusieurs reprises qu'il n'est pas souhaitable que le philosophe (autrement dit le serviteur de la loi morale) devienne politique, parce que le pouvoir corrompt, selon la remarque de Machiavel. Et inversement il serait illusoire de prétendre qu'il soit possible que le politique exerce une politique morale à la place de sa morale politique—autrement dit sa politique déguisée machiavéliquement en morale. Cependant, Kant prend bien tout son temps et toute sa peine pour expliquer, dans son opuscule sur Théorie et pratique (Sur le lieu commun selon lequel il se peut que ce soit juste mais en pratique cela ne vaut point), qu'à l'inverse de l'activité scientifique — où a rigueur des lois est obtenue grâce à la rigueur de la méthode, qui n'hésite pas à rectifier et affiner une théorie en fonction du verdict de l'expérience —, en morale c'est au contraire la théorie pure qui détermine en toute rigueur la simple possibilité de l'expérience à laquelle elle confère tout son sens. La sphère de la moralité se détermine en effet par le pouvoir d'être, par la représentation, cause des objets de cette représentation.
Ainsi, la loi morale n'est nullement fondée sur l'expérience, ce qui lui permet d'être absolument rigoureuse. Tout d'abord en effet, parce qu'elle est logiquement non-contradictoire, puisqu'elle élève non contradictoirement les maximes individuelles de l'action à l'ordre de l'universalité. Ensuite elle est parfaitement adéquate à son objet, puisqu'elle le constitue intégralement : car même si aucune action n'a été accomplie par devoir, la loi morale demeure un idéal normatif et prescriptif incorruptible. Enfin, la loi morale est rigoureuse au troisième sens du terme, car sans être brutale, elle reste d'une efficience remarquable, puisque le simple fait de vouloir raisonnablement — autrement dit de manière pure, désintéressée, sans mobiles ou motifs pathologiquement extorqués — la loi morale me rend déjà, nous dit Kant, en quelque sorte, moral.
Ainsi, il peut apparaître, au terme de cette analyse, que la rigueur des lois ne doit pas être cherchée du côté de l'objet, mais plutôt à l'intérieur du sujet qui construit et applique les lois, scientifiques ou humaines. La véritable rigueur consiste donc, pour un sujet et la méthode qui l'anime, à être conforme à son objet qu'il construit et qu'il applique.
Ainsi, les lois s'avèrent véritablement rigoureuses quand le législateur montre suffisamment de vigueur, de force de caractère pour donner de la rigueur aux lois qui lui sont appliquées. Chacun, dans une République idéale pourrait et devrait être à la fois les trois instances qui caractérisent le législateur, qui construit, qui applique et qui intériorise les lois. C'est ce que Platon nous montre très bien dans l'Apologie de Socrate où les lois, en leur prosopopée admirable, le rappelle à l'ordre en lui insufflant la vigueur de respecter leur rigueur, conditions de leur puissance et utilité pour l'éducation de l'homme et du citoyen. Cette injonction fondamentale transparaît davantage dans le Criton (sur le devoir) où Socrate montre à Criton que la rigueur véritable des lois dépend de sa vigueur personnelle, à lui, Socrate, à les respecter, autrement dit à ne pas céder à la tentation facile de s'échapper même sous un motif plausible (l'innocence de fait avérée de Socrate) même si Criton lui en offre la singulière opportunité. En effet, même si l'application des lois est injuste et déterminée par les passions (Anytos, Mélétos, Lycon), la vraie justice consiste à les respecter inconditionnellement. Ainsi, l'ordre est conservé, car il est finalement la vraie justice, principe de la République, qui doit se trouver et se tenir effectivement à l'intérieur de chacun d'entre nous. La rigueur des lois sera donc en dernière analyse celle de la vigueur que montre celui que les constitue, les applique et les subit.
Christophe Steinlein (avril 1991).
Si l'on cherche d'abord, en première analyse, à examiner le contenu formel de l'expression "ici et maintenant", on s'apercevra qu'elle est constituée par deux adverbes : l'un de lieu ("ici" s'opposant par exemple à "ailleurs"), et l'autre de temps ("maintenant" s'opposant par exemple à "plus tard"). Du point de vue du sens courant et commun, de l'acception immédiate, cette expression se rapporte à une volonté, propre à un sujet pensant et agissant, raisonnable mais fini, de se situer, ou plus exactement de se déterminer dans l'espace et le temps, quant au lieu et à la durée, éventuellement aussi de montrer de montrer une emprise sur eux par le commandement impératif de se rendre à une nécessité que l'on exige par maîtrise "ici et maintenant".
Ainsi, "ici et maintenant" (hic et nunc, en latin, ενθάδε και νυν, en grec) peut être la représentation immédiate d'un sujet qui se commande d'agir en saisissant le kaïros, le moment opportun — ou le défaut de la cuirasse dans la connexion des causes et des effets —, l'instant propice avant lequel il n'est pas encore temps et après lequel il n'est déjà plus temps. Le "ici et maintenant" fait donc référence à une conscience réfléchie qui perçoit — par un point de vue et une perspective privilégiés qu'elle se donne à elle-même en les choisissant subjectivement — une détermination du lieu et de la durée, en dehors de laquelle elle s'efforce de ne plus rien percevoir, toute concentrée dans son actualité, attentive aux conditions précises de son activité ponctuelle.
L'expression "ici et maintenant" pose donc un problème fondamental. Si l'on veut la composer de deux éléments, initialement pris comme séparés, on éprouvera la difficulté de savoir comment concilier ces deux notions, "ici" et "maintenant". En effet, elles sont apparemment hétérogènes puisque l'une est liée au lieu, à la situation spatiale, à la localisation ponctuelle, tandis que l'autre se rapporte à la durée du vécu subjectif. L'expression "ici et maintenant" n'aura plus alors aucune unité, elle sera composite et n'exprimera que la confusion d'une opinion courante suivant laquelle on peut mélanger sans vergogne ce qui appartient à des genres séparés. Si, inversement, on décide résolument de saisir cette expression dans sa totalité, dans sa globalité, on se trouve alors devant la difficulté de savoir par rapport à quelle représentation on va pouvoir penser cette expression. Signifie-t-elle qu'un sujet prend un certain point de vue (métaphore spatiale) sur sa situation et les conditions qui lui sont faites? Mais alors que faire du "maintenant"? Inversement, signifie-t-elle qu'un sujet saisit le kaïros, l'instant propice, le moment opportun, mais alors que faire du "ici"?
Suffit-il donc d'invoquer un lieu, de saisir un moment, pour épuiser — par une adjonction problématique parce qu'hétérogène — l'actualité même d'une subjectivité raisonnable mais finie, percevante et apercevante (consciente), qui cherche légitimement et méthodiquement à s'appuyer sur un ordre rationnel pour assurer l'effectivité de son action, et plus généralement, de son activité? N'est-il donc pas nécessaire, dans ces conditions, de critiquer l'apparente confusion de cette expression, dans l'esprit du sens commun, afin de lui faire retrouver sa signification authentique? Celle-ci n'est-elle pas l'actualité d'une subjectivité qui pense et agit dans et par les conditions qui lui sont faites par sa nature propre?
On peut d'abord considérer la définition que donne Leibniz de l'espace comme "ordre des coexistences" et du temps comme "ordre des successions". On pourra alors comprendre que le lieu est la perception, sur fond de cet ordre total qui règle les rapports des choses entre elles, d'une limite que le sujet assigne à l'objet de sa perception. Cette limite n'est certes pas arbitraire, mais elle correspond à un découpage, suivant les lois de la perception, d'une partie de l'espace. Le sujet prononce alors le mot "ici", quand il focalise ou stigmatise une portion ou une région déterminée de l'espace, suivant ce qu'il a choisi de percevoir. Mais cette visée est extérieure et doit correspondre à un accord unanime des perceptions de chaque individu. De même, la notion de "maintenant", si elle doit être déterminée objectivement, implique que les sujets percevants se trouvent dans un même référentiel. Ou tout au moins cette expression indique que l'on dispose de formules de transformation exprimant rigoureusement les lois de passage d'un référentiel à un autre en conservant la simultanéité supposée des diverses perceptions de ce même "maintenant".
Mais déjà, quant à l'objectivité d'une perception extérieure et commune d'un "ici" et d'un "maintenant" séparés, un problème fondamental surgit quant à la caractérisation indubitable de l'objectivité de ces perceptions de l'"ici" et du maintenant "extérieurs". C'est précisément la réflexion bergsonienne qui peut nous orienter initialement dans une critique de l'idée commune, ou plutôt du préjugé immédiat, suivant lequel les déterminations du "ici" et du "maintenant" sont homogènes et correspondent toutes deux à des perceptions extérieures, calculables et mesurables. En effet Bergson a traité du problème du lieu (et donc de la détermination objective ou subjective de l'ici) dans sa thèse latine sur L'idée de lieu chez Aristote (de loco aristoteles senserit). Mais il a aussi traité du problème de la simultanéité (et donc de la détermination objective et subjective du maintenant), dans sa conférence Durée et simultanéité, où il procède à une mise au point en ce qui concerne sa controverse fondamentale avec la théorie de la relativité restreinte.
En effet, d'abord dans l'idée de lieu on trouve la nécessité d'une limite que le sujet détermine comme un lieu fixe, soit qualitativement, par sa perception, soit quantitativement, par le calcul. Mais tout le problème est que, pour le lieu comme pour la durée, les limitations qualitatives (par la perception) et quantitatives (par la mesure et le calcul) ne sont pas du tout homogènes. Déterminer un lieu, donc un "ici" — qui s'oppose à un "ailleurs" qui est un autre "ici" ou un "là" —, c'est circonscrire par une limite une portion d'espace. Mais précisément cette limite n'existe pas objectivement et intrinsèquement dans les choses, elle est le produit d'une activité de perception. Les limitations et les localisations mathématiques, pour calculables qu'elles soient, n'appartiennent pas de manière inhérente et intrinsèque aux choses, mais doivent être rapportées au sujet percevant, qui, certes, s'appuie sur une structure mathématique commune de l'esprit.
Cette idée de la relativité du lieu, par rapport à une structure commune de la perception, rend impossible, contrairement à ce que pensait Aristote, la structuration de l'espace en lieux privilégiés. L'espace est donc isotrope, il conserve les mêmes propriétés, le même structure dans toutes ses directions. Pour Bergson, dans sa critique de l'idée aristotélicienne du lieu, les enveloppes extérieures et intérieures dont l'interface est la limite déterminent tel ou tel lieu —ou, comme on voudra, tel ou tel "ici", comme perception extérieure, ponctuelle, mesurable et calculable. Mais elles n'appartiennent pas intrinsèquement aux choses, elles font seulement partie intégrante de la forme même du jugement perceptif qui en retrouve comme l'esquisse en pointillé et en filigrane, au moment où il actualise sa perception conformément à ses propres conditions de possibilité.
Par ailleurs, la critique que Bergson adresse à la notion relativiste de simultanéité dans sa sa conférence Durée et simultanéité est issue de la même méthode. Il s'agit de faire comprendre que la perception des "maintenant", comme représentation de simultanéités calculables et observables, ne peut pas être extérieure. Car sinon elle se ramènerait au problème précédemment traité de la perception extérieure du lieu, dont le "ici" serait l'expression d'un accord des esprits quant à cette localisation apparemment objective. En effet, pour Bergson, la perception des "maintenant", au sens authentique de la conscience de l'installation de soi dans la durée créatrice, ne peut être qu'intérieure. Car si elle prétend devenir calculable, mesurable, elle s'extériorise et devient la perception d'un "ici".
Ainsi, la critique scientifique qui adresserait à l'"ici" et au "maintenant" du poète ou du penseur le reproche d'être trop flous, de n'être pas suffisamment fondées sur la précision du calcul et de la mesure spatiale, serait précisément déplacée. Car pour Bergson ce sont, inversement, les mesures scientifiques du temps qui, pour précises qu'elles soient, sont irréelles, au sens où l'authentique réalité ne se mesure pas — seules des images figées peuvent se mesurer —, mais se vit intérieurement dans la durée créatrice. Les localisations et les focalisations spatio-temporelles ne sont qu'un jeu abstrait de l'esprit : "ici" et "maintenant" désignent des réalités beaucoup plus profondes de la conscience. Car la science mesure et calcule l'espace, et elle ajoute, arithmétiquement pour ainsi dire, une nouvelle détermination, celle du rapport entre le mouvement et l'espace parcouru — qu'elle nomme improprement le temps. C'est pourquoi les "ici" de la science ne sont que des mots abstraits, quoique déterminables objectivement et rationnellement. Ils font l'accord des esprits, même au prix des formules de transformation, dites de Lorenz, qui président au passage d'un référentiel à un autre. Ils correspondent certes à un besoin mathématique de l'esprit, et aussi à la nécessité pour l'homme de maîtriser par la technique un ensemble minimal de phénomènes naturels. Mais ils donnent une image illusoire de ce que peut véritablement être le lieu de la conscience percevante. Cette constatation est encore plus claire en ce qui concerne les "maintenant" de la science. Pour Bergson celle-ci établit des simultanéités entre les événements, en d'autres termes des représentations soi-disant communes des "maintenants" représentés par chaque esprit. Mais pour Bergson, ces simultanéités ne sont au fond que des représentations abstraites, spatialisées et donc figées, des clichés ou des instantanés rétrospectifs, de la véritable durée créatrice.
Comment donc saisir globalement cette expression "ici et maintenant"? Il est désormais clair qu'on ne peut pas construire du "maintenant" à partir de l'"ici"? Cette expression "ici" et maintenant" ne doit-elle pas être prise, en son ensemble, comme représentation, par un sujet percevant, apercevant, réfléchissant et agissant, de sa propre actualité? Cette expression n'est-elle pas le signe essentiel, pour un sujet, de sa façon d'être en acte dans sa coïncidence à soi relativement aux conditions d'espace et de temps auxquelles sa nature l'astreint?
L'expression "ici et maintenant" peut être comprise comme la représentation d'une actualisation du sujet agissant dans une situation donnée. Certes, agir, autrement dit produire un acte effectif, consiste pour Bergson à tirer de soi plus que soi-même, ce qui signifie créer et participer de l'évolution créatrice, de l'énergie spirituelle et du mouvement de la pensée. Mais la condition de l'agir est de se soumettre aux lois qui règlent les conditions de l'existence humaine. Or, ces lois, pour nous, se rapportent nécessairement à l'espace, au temps, et à la causalité. Mais le "ici" est ici plus que la simple détermination géométrique d'une portion particulière d'espace. Le "maintenant est maintenant plus que la simple marque géométrique d'un moment du mouvement. En somme le "ici et maintenant" doit trouver ue réalité plus haute que la simple occasion ponctuelle et extérieure de l'action.
En effet, du point de vue du sens commun, le "ici et maintenant" donne l'idée d'un opportunisme qui saisit le présent et en jouit pleinement, en voulant exploiter sans vergogne, ni atermoiements ou scrupules, les possibilités du moment. Comment reconsidérer ce pragmatisme et cet utilitarisme hâtif dont l'impulsivité aveugle ne peut se satisfaire que de l'immédiat, de l'éphémère et du fugitif? Comment tempérer cette inclination au raccourci et à l'abréviation? L'émergence d'une conscience complète de soi n'est en effet possibilité que dans l'élément de réfrènement du désir, dans la médiation du sursis et du suspens. Il convient cependant de remarquer que dans le sens couramment exprimé de "ici et maintenant", se trouve contenu le sentiment d'une urgence, d'un besoin impérieux qui n'évite donc ni la prévention — suivant laquelle le meilleur est toujours ce qui est spontané —, ni la précipitation (par laquelle on supprime des médiations pourtant nécessaires à la maturation de l'action).
Cependant on peut interpréter cette expression d'un double point de vue, à l'intérieur du domaine pratique de l'existence humaine. On peut d'une part la comprendre comme une volonté épicurienne de mesure et d'ordre, dont la modestie toute raisonnable et rationnelle s'exprime par le célèbre "carpe diem" : " (re-)cueille le jour" ("ici et maintenant", pourrait-on ajouter). On peut d'autre part l'expliciter comme une volonté de puissance tyrannique, déraisonnable et irrationnelle, qui s'emporte loin d'elle-même et se met hors de soi en exigeant une domination totale, ici et maintenant, de la nature et de ses lois (pourtant éternelles, immuables et universelles, qui sont partout et qui prennent à jamais leur temps).
Cette volonté épicurienne de se mesurer à l'aune de soi-même, en se limitant quant à l'espace par son jardin intérieur et quant au temps par son emploi du temps, a déjà animé un Pascal quand, dans ses Pensées, il montre l'utilité d'un point de vue nouveau sur l'"ici" et le "maintenant" : "Que l'on considère les occupations de hommes, on les trouvera toutes tournées vers le passée et vers l'avenir...Nous ne vivons pas, mais nous espérons de vivre. Ainsi, espérant toujours d'être heureux, il est inévitable que nous ne le soyons jamais". D'un autre côté et symétriquement, on peut songer à Sénèque qui, dans son opuscule De la brièveté de la vie (De brevitate vitae) se montre un tant soit peu épicurien en ce qu'il décide raisonnablement de chercher à jouir le mieux possible d'une organisation de son temps, càd de son "maintenant". On prend ainsi ponctuellement à travers ces deux exemples la mesure d'une sagesse épicurienne qui cherche à s'installer, modestement mais profondément, dans son maintenant, càd dans cet acte par lequel nous tenons bien en main cette coïncidence de soi à soi qui mène à la sagesse et à l'éternité, comme actualisation constante de sa propre nature.
D'un autre côté, du point de vue du lieu, dans lequel, pourrait-on dire, on doit s'installer avec soi-même, Pascal nous laisse entendre ce que doit être notre véritable "ici" matériel (car le véritable lieu spirituel reste, pour ce fervent croyant, le coeur ou le charité du Christ). "J'ai découvert que tout le malheur des hommes vient de ce qu'ils ne savent pas rester en repos seuls dans une chambre". La chambre solitaire et isolée, recluse et retranchée, exprime précisément la métaphore de notre intériorité. Notre véritable "ici" c'est donc précisément nous-mêmes, en tant que la raison individuelle se mesure à sa propre aune, et évite ainsi la démesure (hybris) du tyran, qui, toujours hors de lui-même et comme emporté, exige sans cesse et dérisoirement que le monde entier gravite autour de lui et que les "ici" et les "maintenant" de chaque subjectivité s'abandonnent et s'aliènent "ici et maintenant", aux pieds du tyran qui, comme Caligula, veut la lune "ici et maintenant".
Pas davantage, après cette interprétation épicurienne de la sagesse du "ici et maintenant", ne peut-on comprendre que cette expression se rapporte à un exercice du kaïros, au sens de l'opportunisme, de l'arrivisme et du pragmatisme le plus occasionnaliste. Certes, on perçoit une dimension authentique du kaïros, comme entéléchie d'un sujet agissant, qui atteint sa finalité propre en même temps qu'il atteint, par son énergéia développée, le but de l'action qu'il se proposait. Mais cette définition aristotélicienne authentique du kaïros ne peut être assimilée au calcul géométrique des prévisions de l'action du sujet sur les choses en fonction des lois auxquelles elles sont soumises.
Il existe donc deux interprétations erronées du "ici et maintenant". D'abord celle du commandement tyrannique et démesuré, incapable de rentrer en soi-même. Ensuite celle de l'opportunisme pragmatique le plus trivial. Dans les deux cas on constate la spatialisation abusive de l'"ici" et du "maintenant", peut-être à cause de l'illusion selon laquelle on croit que l'espace peut être davantage maîtrisé que le temps. Lagneau ne dit-il pas que "l'espace est la marque de ma puissance, et le temps la forme de mon impuissance"? On peut, dans une certaine mesure, prendre possession de l'espace, le structurer, le construire et l'exploiter suivant des lois, parce qu'il est en son essence toujours identique à lui-même. Alors que le temps est irréversible, inexorable, il ne suspend jamais son vol (selon Lamartine), ou bien s'il le suspend, ce n'est que très momentanément, car la suspension supposée du temps serait elle-même dans le temps selon la célèbre remarque d'Alain.
Cependant, le temps, lui aussi, apparaît comme spatialisé, dans ces deux interprétations immédiates du "ici et maintenant". Dans l'interprétation commune, le "ici" est posé comme lieu géométrique, visé de l'extérieur et susceptible d'être brutalement arraisonné suivant les lois de l'espace. Le "maintenant" est alors construit sur une base spatiale, comme localisation d'un point sur la trajectoire d'un mobile en mouvement. On confond ici, dit Bergson, le trajet (véritable mouvement intérieur, et la trajectoire, qui n'en est que le squelette figé et rétrospectif. L'homogénéité est alors retrouvée au prix d'une dénaturation radicale de la durée. Un "maintenant" spatialisé peut certes s'ajouter arithmétiquement à un "ici", mais il n'est plus alors véritablement un "maintenant".
Il en résulte donc que la seule condition qui permette de saisir globalement le "ici et maintenant", tout en maintenant un "et" en quelque sorte explétif qui ne serait effectif que pour éclairer de deux points de vue complémentaires une même réalité, est de se situer cette fois en dehors de toute référence à l'espace et au temps. Mais dans quelle mesure donc peut-on faire de l'actualité l'idée même signifiée par l'expression "ici et maintenant"?
Il faudrait cependant commencer par épurer cette notion d'actualité, de toute connotation événementielle, parce que celle-ci en effet dénature l'idée qu'elle pourrait prétendre illustrer. Un événement, certes, reste toujours ce qui compose, pour le journaliste d'abord, pour l'historien ensuite de manière plus profonde, la notion d'actualité. Car un événement est d'abord ce qui est déterminé par un "ici" (un lieu géométrique) et par un "maintenant" (une séquence particulière d'un mouvement d'ensemble), et qui ensuite devient rapidement emporté par l'écume des jours pour ne se conserver d'une autre manière que dans le souvenir. Mais ce qui apparaît, au sens journalistique, comme la plus brûlante actualité, devient rapidement désuet et hors de propos. Parce que précisément il ne contient pas en acte ce qui constitue l'authentique actualité, en d'autres termes l'installation de soi-même dans sa forme due et sa nature propre, avec laquelle on ne cesse alors plus de coïncider. C'est pourquoi, comme le précisait Fénelon, "Le bon historien n'est d'aucun temps ni d'aucun pays". Non seulement il doit s'abstraire de sa propre époque, mais il ne doit pas s'installer abusivement, surtout, dans l'époque qu'il prétend penser. Pourtant, on peut considérer que nul ne peut passer au-dessus de l'esprit de son temps ni au-dessus de son époque. L'esprit semble enfermé dans un "ici et maintenant" historique qui le menace et l'expose à la facilité du journalisme le plus aveugle.
Certes, le contenu que l'esprit confère à ses représentations est déterminé par les conditions historiques dont il se nourrit et dont il vit. Mais la forme même de l'exercice de l'esprit demeure, elle est intemporelle, inactuelle, parce que précisément pleinement en acte. Ce qui un jour est à la mode et semble profiter de l'apparente intensité du "ici et maintenant", est aussi ce qui sera le plus rapidement démodé. Mais au fond, cette volonté journalistique illusoire de croire qu'un événement; ici et maintenant, qui fait l'actualité ou qui est d'actualité, possède de ce fait une authentique actualité, peut s'interpréter comme le symptôme d'un mimétisme et d'un psittacisme qui dénonce maladroitement, et sans le vouloir, le besoin intérieur de retrouver un authentique "ici et maintenant" dans l'actualisation continue d'une coïncidence à soi, qu'on peut nommer d'une certaine manière : éternité. Et lorsque Spinoza affirme que "Nous sentons et nous savons par expérience que nous sommes éternels" (sentimus et experimurque nos aeternos esse), il ne cherche pas à prendre dérisoirement et risiblement le contre-pied de ceux qui affirmeraient tout aussi arbitrairement que "Tout est éphémère et mobile" (pour Héraclite par exemple, tout est mobile, les "ici et maintenant" ne recouvrent aucune épaisseur et se succèdent indéfiniment). Mais au contraire, il veut signifier qu'au plus profond de l'expérience intérieure — quand la pensée coïncide, par son acte, avec elle-même —, alors le sujet atteint son entéléchie. En d'autres termes, il se tient et se maintient dans un authentique maintenant, qui est la nécessité de sa nature propre et intrinsèque.
Dans ces conditions on comprend alors qu'on n'a pas à composer artificiellement la notion de lieu — que l'on déterminerait de l'extérieur —, avec la notion de durée, que l'on identifierait abusivement — en l'extériorisant — à la structure d'un mouvement. Mais au contraire, il apparaît que dans une définition authentique du "ici et maintenant" par la notion même d'actualité, le "maintenant" se déduit du "ici". En effet ce phénomène reste possible et effectif dans la mesure où le sujet, plein de sa propre actualité, maîtrise son espace intérieur, son "ici", et ne cherche pas à sortir ou s'emporter hors de lui-même. Mais au contraire, en maîtrisant son corps, ses sens, son imagination, ses pulsions et ses passions, le sujet rentre en lui-même et s'y installe méthodiquement et rationnellement. Alors, en se maintenant fermement lui-même, en se tenant lieu de tout, il constitue sa propre temporalité. Inversement, la ferme et constante résolution de revenir à soi-même par l'exercice d'une sorte de création continuée de soi-même qui seule peut nous faire véritablement durer, entraîne l'édification d'un lieu propre. Ce lieu est la véritable méthode, en d'autres termes le chemin que l'on doit suivre pour éviter d'être partout et nulle part. Il est donc difficile, mais possible de se tenir toujours dans le "ici et maintenant" véritable. Et comme le souligne Kierkegaard, "Ce n'est pas le chemin qui est difficile, mais c'est le difficile qui est chemin".
On peut ainsi parvenir à comprendre que le "ici et maintenant" (hic et nunc, entadè kaï nun) ne peut être que le point de vue subjectif, mais pourtant nécessaire, d'une conscience de soi qui a pris pleine possession de sa nature propre. Elle s'élève alors au-dessus de l'événementiel éphémère, au-dessus de l'opportunisme brutal, enfin au-dessus de la tyrannie dérisoire contre les lois du monde qui sont éternelles et universelles. "Ici et maintenant" n'est donc pas la représentation illusoire d'une ponctualité et d'une instantanéité abstraites. Mais il s'agit plutôt de l'expression pratique d'un serment à soi-même, comme le dit Alain, de se maintenir dans son actualité propre, qui doit nous tenir lieu de tout.
Dans ces conditions, la conscience de soi qui prononce adverbialement et conjointement "ici et maintenant" ne doit pas affirmer et proférer cette expression exceptionnellement, dans les grandes occasions, car alors cette détermination de soi serait inconsistante. Mais on doit conférer à cette expression la densité, l'intensité, et l'épaisseur d'un recommencement constant de la pensée et de l'action, dont la forme la plus haute est la contemplation rationnelle de la nécessité du temps et de l'espace, et de la loi qui nous amène inexorablement à les maîtriser dans l'intériorité.
Christophe Steinlein (avril 1991).
Si l'on veut penser la volonté, on doit faire l'effort pour aller droit à son concept, en visant un objet et en choisissant résolument une méthode. Mais on ne peut s'empêcher de remarquer que l'on pense spontanément à la volonté de deux manières différentes, peut-être complémentaires, et dont la tension peut en tout cas fournir à la pensée un solide point de départ et d'appui. D'une part on peut penser la volonté comme état psychologique d'un sujet individuel, dont il restera à préciser les caractéristiques essentielles. D'autre part on peut penser à la volonté comme structure métaphysique du monde, dont l'histoire de la philosophie fournit deux exemples particulièrement massifs, dans les tentatives de Schopenhauer et Nietzsche pour penser respectivement le vouloir-vivre et la volonté de puissance.
Plus exactement, il convient de chercher à savoir si la volonté doit rester confinée dans la sphère psychologique d'un sentiment plus ou moins confus. En effet, la frontière qui séparerait une telle volonté entendue au sens psychologique, du souhait, du désir, de la vélléité, de la tendance (horexis ou hormè), ou du besoin, reste imprécise et indéterminée. Ou bien, est-il possible d'élever métaphysiquement ou ontologiquement la notion de volonté à la hauteur d'une idée effective ? Il resterait alors dans ce cas à en préciser la forme comme mode d'effectuation d'un ordre, d'une hiérarchie, d'un régime. Mais il serait nécessaire aussi de déterminer le contenu d'une telle idée : la volonté est-elle la visée du beau, du vrai ou du bien? Enfin, après la forme et le contenu, la détermination complète de l'idée de volonté au sens philosophique exigerait de préciser sa finalité : pourquoi vouloir ? Peut-on vouloir pour vouloir ? La volonté de vouloir est-elle toujours suivie des effets qu'elle escompte ?
La richesse de la notion de volonté amène à dépasser le cercle strict de son essence pour s'interroger sur les champs de son application. La volonté doit-elle être pensée d'un point de vue esthétique, ou romantique, comme volonté de se dépasser, de lutter contre la Nature, ou comme volonté de création d'un monde, que ce soit celui du vouloir-vivre ou celui de la volonté de puissance ? La volonté doit-elle être pensée d'un point de vue aléthique, comme on en observe la tentative chez Descartes et Spinoza, qui la déterminent respectivement comme on rapport à l'entendement — ex magna lucet in intellectus sequitur magna propensio in voluntate, d'une grande lumière dans l'entendement il suit une grande détermination dans la volonté — et sous la forme de la volition — séjour définitif du vrai dans l'idée qui s'exprime alors enfin adéquatement à elle-même ? Ou bien convient-il de penser la volonté d'un point de vue moral ou éthique ? Ainsi Leibniz, Aristote et Kant ont pu déterminer la volonté respectivement comme puissance de choix du meilleur, comme habitude exercée de la vertu, et comme détermination de soi par l'universel.
En somme, dans l'examen nécessaire du rapport entre la puissance de représentation d'un but, d'un objectif, d'une intention, et la puissance d'effectuation et d'opération nécessaire pour attendre l'effet et le résultat escomptés, peut-on décider de ce qu'est la volonté ? Nature de la volonté : est-elle d'ordre psychologique ou ontologique ? Existence de la volonté : est-elle fondée sur la puissance de la force ou sur la force de l'entendement ? Valeur de la volonté : nous permet-elle d'accéder, certes douloureusement, à l'ordre universel de la Nature, ou bien nous apprend-elle à fonder la libre subjectivité dans le refus courageux et obstiné — mais aussi peut-être illusoire et dérisoire —, par la médiation de la triple figure perverse de la volonté — volonté du mal, du rien et de l'illusion — de la nécessité hiérarchique et immuable de l'ordre naturel ?
D'un point de vue phénoménologique, nous pouvons réfléchir au sentiment immédiat par lequel nous nous représentons comme poussés irrésistiblement, irrépressiblement, invinciblement dans une direction que nous n'avons pas choisie. Nous réalisons alors à quel point il devient urgent de procéder à des distinctions élémentaires et fondamentales dans la notion de volonté. Il faut en effet d'emblée distinguer radicalement la volonté du besoin d'une part, et du désir, d'autre part. De plus la volonté ne saurait être assimilée, voire confondue, avec une simple tendance, que celle-ci soit intense comme un besoin urgent et pressant, ou qu'elle soit diffuse comme une velléité ou un souhait vague. En effet, le corps, suivant le degré de sa puissance et la force avec laquelle il peut se mouvoir et surmonter les obstacles matériels ou psychologiques — comme la honte, le peur, la complication — détermine l'individu. Cette détermination s'opère par la médiation d'une imagination qui reste incontrôlée dans la représentation de ses caprices, de ses désirs. En effet, le désir, par exemple — de-siderus, trouble de l'ordre immuable par lequel tout est réglé — n'hésite pas à s'élancer en dehors de toute intervention de la volonté vers la satisfaction incertaine d'une impulsion vive, d'une poussée aveugle, vers un objectif qui est grossièrement visé sans être pensé et réfléchi, et partant choisi par la volonté.
La volonté dépendrait ainsi apparemment du quantum de force nécessaire pour mettre en mouvement le corps et le contraindre à s'orienter dans une direction conformément à un objectif. Mais le sentiment de la volonté ne doit pas se confondre avec le sentiment de la force ou de la puissance. "Si seul, comme dit Nietzsche, l'excès de force prouve la force", l'excès de volonté, qui au fond se ramène en dernière analyse à un défaut de volonté, prouve au contraire l'absence d'une authentique volonté. En effet, la volonté peut être approchée en son concept par la simple définition que propose Descartes d'une "ferme et constante résolution pour voir clair en mes actions et marcher avec assurance en cette vie". Mais dans ces conditions elle est plutôt le refus de l'immédiateté propre à la puissance aveugle et satisfaite d'elle-même dont fait preuve le corps. La puissance ne veut qu'elle-même, c'est-à-dire qu'au fond elle ne veut rien. Car vouloir se définit toujours comme la volonté de sortir de soi et de l'ordre immédiat dans lequel l'on est enfermé, pour viser et atteindre un ordre supérieur, celui de la nature. A l'opposé, la volonté est bien plutôt la faculté de suspendre son jugement, de refuser l'immédiat. Cette attitude exige une grande force d'âme, car les tentations de l'immédiateté, de la réactivité et de la spontanéité sont aussi puissantes qu'incessantes. Jamais la volonté ne peut s'identifier à l'exercice et l'entraînement mécanique, routinier, coutumier et habituel de l'âme, à laisser, pour parler comme le Calliclès du Gorgias de Platon, le plus d'accroissement possible aux passions de l'imagination appuyées par les pulsions et impulsions du corps.
Certes, il est esthétiquement agréable — parce qu'une telle perspective satisfait une complaisance romantique — de peindre le monde comme vouloir-vivre universel ou comme volonté de puissance sempiternelle (i.e. qui revient toujours en son éternel retour à proportion de son quantum d'affirmation volontaire de soi). Le monde est alors esthétiquement, artistement et romantiquement représenté comme une puissance totale. Cette puissance totale contient partes extra partes, en chacun de ses points, la même détermination de la volonté —moniste dans le vouloir-vivre schopenhauerien, pluraliste dans la volonté de puissance nietzschéenne. Mais peut-on légitimement opérer un tel déplacement métaphorique qui, du sentiment individuel et psychologique confus que "ça veut, ça pousse, ça croît et s'accroît", exporte hors de son domaine d'origine, l'idée que le monde est comme un grand vivant, une grande subjectivité, qui ne cherche qu'à se conserver (Spinoza) ou à s'accroître (Nietzsche) ? A quel désir implicite, à quel fantasme inavoué, pourrait-on attacher cet effort pour extraposer et hypostasier une faculté (la volonté) en dehors de la subjectivité restreinte, raisonnable mais finie de l'être humain, pour la placer dans l'on ne sait quelle idée d'un totalité aveugle mais effective ? A moins que l'on puisse, plus subtilement, imaginer que la volonté humaine, dont on peut phénoménologiquement observer les conditions et le mode d'effectuation dans la sphère psychologique, ne soit finalement qu'un cas particulier — bien limité et très éphémère — d'une forme infinie de vouloir-vivre et de volonté de puissance.
Certes, le vouloir-vivre ne se réduit pas à la volonté pour un vivant de vivre, pas plus qu'un agonisant, en qui la vie décline, ne saurait vouloir la vie : car ce serait une contradiction, un contraire fuyant toujours son contraire. Mais le vouloir-vivre peut se penser plus authentiquement comme ce qui, dans la volonté veut vivre. De même la volonté de puissance ne saurait se confondre avec le désir impuissant d'atteindre une puissance dont on est par nature privé ou exclu. Mais elle est plutôt ce qui, dans une puissance donnée, se prend au jeu naturel de vouloir ce qu'elle possède déjà. En effet, aussi paradoxale que cette idée puisse paraître, on ne peut vouloir que ce que l'on possède déjà. Car autrement, où trouverait-on le motif et la force pour le vouloir ? L'enjeu fondamental du problème de la volonté, dès lors qu'on fait d'elle une réalité métaphysique objective et aveugle, nullement liée à une subjectivité libre et raisonnable, est double. D'une part savoir si on ne peut vouloir que si l'on possède déjà ce que l'on veut, et qui nous transmet ainsi la force qu'il a de se vouloir. Mais alors, dans ces conditions, pourquoi vouloir ? Ou bien savoir si l'on ne peut vouloir que ce dont on est initialement privé et dépourvu, parce que précisément la représentation de cet écart entraîne d'elle-même le désir naturel de la combler, afin de se rendre complètement adéquat à soi-même. Mais alors dans ces conditions comment vouloir ?
La tentative, métaphysiquement intéressante et spectaculaire, de réduire la volonté à une expression spontanée de la puissance (interprétée comme force de se mettre hors de soi) reste stérile. En effet, elle implique que la puissance ne puisse vouloir qu'elle-même, autrement dit que ce qu'elle ne peut plus vouloir, parce qu'elle y séjourne déjà, dans et par l'acte même de sa possession. Avoir de la volonté, ce n'est donc pas être volontaire, autrement dit désirer spontanément libérer et exprimer son propre excès de force. Pas davantage non plus, avoir de la volonté ne se réduit à être velléitaire (à la limite aboulique et prostré) c'est-à-dire au fond se représenter comme impuissant à atteindre l'acte qui correspond au sentiment confus et diffus que l'on devrait se mouvoir dans une direction déterminée. La vélléité n'est peut-être pas simplement une absence, un défaut (par atonie ou neurasthénie) de volonté, mais la volonté de n'avoir plus de volonté. Cette erreur provient de ce que l'on croit que la volonté est fondée sur la puissance de développement d'une force, alors qu'en réalité elle dérive d'un exercice de l'entendement qui délibère rationnellement sur les objets qu'il vise.
Cette tendance, souhait ou phantasme confus et diffus, d'exalter esthétiquement et romantiquement le sentiment de la volonté ne peut au fond se comprendre que comme un refus sourd et sournois, inavoué parce qu'inavouable, de retrouver l'authentique et exclusive dimension humaine de la volonté, dans son caractère libre, raisonnable et fini. D'ailleurs, l'expression de sentiment de la volonté est peut-être contradictoire. Car on ne peut confondre la présence rationnelle de la volonté en nous avec une émotion, une passion, ou une représentation affective. Cette volonté est d'ailleurs saisie à tort et de manière imprécise dans la sphère psychologique de l'activité quotidienne, de deux manières. Soit par la présence de ses effets, comme résultat d'un mouvement, soit par son absence, dans le sentiment d'atonie, de fléchissement de la puissance motrice, ou bien la sensation d'indécision, d'irrésolution, de déréliction. Renan avait cru trouver le vérité du penseur Nietzsche, quand il disait de lui : "Nietzsche ne cesse de parler, à travers toute son oeuvre, de ce qui lui fait le plus personnellement défaut : la force et la volonté". Mais cette obsession d'une extraposition et d'une désubjectivation de la volonté peut en effet constituer le symptôme d'une recherche impuissante, parce que non encore éclairée par les lumières de l'entendement, des moyens pour combler une impuissance. Cette impuissance est celle de ne pouvoir parvenir à comprendre comment on peut définir humainement la volonté, et ainsi la rendre à la légitimité et l'adéquation de ses opérations et effectuations naturelles.
En effet, la puissance peut signifier, en une première et immédiate acception, la force brutale et aveugle capable de provoquer un déplacement de matière. Elle se rapporte plus profondément et plus précisément à la faculté d'effectuer le déploiement d'une virtualité lorsque celle-ci reste naturelle, c'est-à-dire conforme à son concept, sans être pervertie en son usage par les suggestions stériles, bien que séduisantes, de l'imagination. Ainsi l'être humain, et seulement celui-ci, possède en puissance la faculté d'user de ce qu'on appelle volonté, qui consiste à découvrir la nécessité immuable, a priori, d'atteindre la vérité du désir uniquement dans le désir éclairé de la vérité. Cependant si Dieu existe et s'il possède une volonté, nous ne pouvons rien en dire, car le sentiment confus d'une volonté infinie reste de nature esthétique et romantique (cf. Saint Jean Chrysostome, L'incompréhensibilité de Dieu). Cependant, Descartes montre bien dans sa Lettre au père Mesland (16 février 1645) — en reprenant une idée scolastique — que "Ex magna lucet in intellectu, sequitur magna propensio in voluntate, d'une plus grande lumière dans l'entendement, il s'ensuit une plus grande détermination dans la volonté". En effet, la détermination saine, effective, et seule effective, de la volonté s'interprète comme une fonction directe de la détermination de l'entendement dans la lumière de sa propre vérité. Etre soi-même consiste donc pour un être humain à développer sans répit la puissance naturelle dont il dispose, à éclairer toujours plus largement et profondément la région du vrai par les lumières de son entendement, et s'orienter ainsi naturellement et nécessairement par l'acte propre de sa volonté vers ce qui est bien.
Mais parvenu à ce point du raisonnement est-il vraiment utile et certain de parler d'une volonté infinie — commun dénominateur qualitatif bien que non quantitatif — entre l'homme et Dieu. Notre volonté apparaît, semble-t-il, rien moins qu'infinie. Refuser d'adhérer à l'évidence de ce que l'on croit pourtant vrai apparaît peut-être comme la marque du plus bas degré de la liberté — en ce sens on demeure libre de ne pas être libre et de ne pas faire un usage libre de sa volonté. C'est bien le cas de la liberté d'indifférence, qui est liberté du rien, un néant de liberté, mais qui n'est certainement pas la marque de la volonté authentiquement humaine.
La seule volonté est celle du vrai. Non pas la factice volonté qui vise un vrai abstrait et qui nécessairement le manque parce qu'elle est impuissante — il ne s'agit alors que d'une vélléité de vérité, mais celle qui est le vrai lui-même. C'est bien ce que montre Spinoza par son puissant concept de volition, identifiée au quantum d'affirmation de soi d'une idée conforme à sa vérité propre. L'erreur dans ces conditions s'interprète alors comme ne errance, un désir égaré de la volonté. Celle-ci, bien loin d'être infinie — au sens positif que Descartes accorde à ce terme comme pleine positivité ontologique — n'est plus que l'ombre d'elle-même, tout autant incapable de se fuir que de se retrouver. L'erreur ou l'errance n'est pas comme le croit Descartes, un excès de volonté, mais plutôt un défaut. Car la volonté en dehors du vrai n'est que de la force, de la violence. Elle n'est pas volontaire mais velléitaire, ou naïvement volontariste, ce qui revient au même. Elle est alors un rien de volonté, qui finit, en vertu d'une nécessité implacable, par devenir une volonté du rien, une force brute, aveugle, qui se perd immédiatement dans sa propre obscurité.
Nietzsche, de ce point de vue se retrouve naïvement et involontairement du côté des philosophies de l'entendement, en croyant au contraire les stigmatiser par sa célèbre idée, développée dans Par delà bien et mal, de la volonté de vérité. Il s'attarde un instant à montrer que le christianisme, à la recherche de la vérité (mais aussi de la vraie vie), n'est au fond que pur rationalisme — cartésianisme, platonisme ou spinozisme — pour le peuple, finira par se détruire lui-même. En effet, en poussant sa propre contradiction jusqu'au bout d'elle-même, le christianisme finira logiquement par s'interdire de croire en son propre mensonge, qui est la volonté de vérité, précisément par l'effet de cette volonté de vérité. Cette volonté qui vise la vérité parce qu'elle ne la possède pas finira par trouver la vérité de ce mouvement spécifique de volonté, qui est inauthentique parce qu'elle cherche au-dehors d'elle-même ce qui ne peut résider qu'en elle, et se condamne ainsi à l'errance. La volonté de vérité n'est donc pas une authentique volonté, parce qu'elle se détourne négligemment de la vérité que la volonté porte naturellement et immuablement en ses flancs, et qui doit traduire l'idée que le vouloir ne peut pas déterminer le vrai. Le vrai est à lui-même sa propre norme (verum index sui). Il ne peut donc pas vouloir autre chose que lui-même, éternellement et immuablement. Par conséquent, en dehors de la sphère du vrai, il n'y a plus de volonté, ni de vouloir authentique, autrement dit de volition, ou puissance d'affirmation de soi du vrai. Il ne subsiste plus que des velléités, des absences, des manquements et des déliquescences, qui prennent les formes séduisantes de la force, de la violence et des pulsions aveugles et désordonnées.
Cependant le thème de la volonté ne s'épuise nullement dans la notion de volonté de vérité précédemment évoquée. La volonté du mal pour le mal, ou pour un bien supposé — volonté du mal soi-disant éclairée comme chez Luci-fer, le porteur de lumière(s) — appartient aussi aux formes problématiques de la volonté. On la trouve barbouillée à longueurs de pages chez le pauvre Sade, qui tente de montrer poussivement et laborieusement, sophistiquement et soporifiquement, que la destruction antiphysique reste le seul contenu authentique de la volonté. Cette attitude peut d'ailleurs s'identifier en dernier ressort au dernier avatar, le plus dégénéré et édulcoré, du christianisme lui-même. Cette volonté du mal pour le mal ou pour un bien supposé soi-disant fondé sur un entendement supérieurement éclairé (par une autre lumière que la naturelle) s'apparente en définitive en dernière analyse à la volonté du rien, présente chez Schopenhauer et dont on retrouve les germes nihilistes chez le jeune Nietzsche de la Naissance de la tragédie (qui s'en démettra ultérieurement). Celui-ci met dans la bouche du satyre Marsyas, requis par le roi Midas de livrer la vérité de l'homme, ces paroles qu'on trouve dans l'oeuvre précédemment citée : "Oh! Malheureuse race d'éphémères, fruit du hasard et de la peine! Pourquoi m'obliges-tu à te dire des paroles qui ne te profiteront guère ? La meilleure chose au monde est hors de ta portée : ne pas être né, n'être pas, n'être rien. En second lieu, ce qui vaudrait le mieux pour toi, c'est de mourir bientôt". De même que la volonté de vérité, et la volonté du mal, la volonté de l'illusion semble être une chimère inconsistante parce qu'elle déborde de la sphère du vrai qui seul détient l'authentique force d'affirmation de soi. Certes, la volonté d'illusion est chargée par Nietzsche d'alimenter la création artistique : l'art serait la bonne volonté de l'illusion qui nous empêche de mourir de la vérité. Mais il semble que son contenu ne soit pas déterminé, et qu'elle apparaisse plutôt comme une vélléité, un caprice, un phantasme lyrique plutôt que comme une réalité effective.
Ainsi ces trois pseudo formes de la volonté — celle du mal, du rien, de l'illusion —n'apparaissent dans ces conditions que comme de pâles caricatures volontaristes ou velléitaires. Ces deux variantes apparemment opposées s'identifient dans la vanité d'une même exclusion de la sphère pure de l'entendement. Elles sont fondées en dernier ressort sur un refus complaisant de s'ordonner à l'authentique volonté, qui est non pas la volonté de vérité (illusoire elle aussi) mais la vérité de la volonté. Celle-ci consiste en ce que seul le vrai peut véritablement vouloir. Il ne peut vouloir que lui-même, comme étant toujours déjà là : il n'y a rien de plus ancien que la vérité, dit Descartes. Le vrai cependant, s'il est constamment désiré, même (et le plus souvent) à travers les médiations les plus obscures et inconscientes, n'est jamais encore atteint par une subjectivité finie dont toute la tâche consiste dans l'effort pour s'orienter indéfiniment dans la direction d'une adéquation entre l'ordre des choses et l'ordre des idées. Cette adéquation reste la seule et unique par laquelle peut s'opérer l'union de la vérité et de la volonté, de l'acte et de la puissance, de l'être et de la connaissance. Elle est alors nécessairement, selon la démonstration spinoziste, du troisième genre.
Ainsi, dans la recherche de la nature de la volonté, on a pu montrer qu'il est vain de vouloir — que ce soit dans une perspective naïvement volontariste ou tristement velléitaire — l'ontologiser en l'extraposant, l'hypostasiant ou la réifiant, en un improbable substrat hors de la subjectivité humaine. De même est-il désespérément vain de désirer psychologiser cette volonté en l'identifiant à un influx moteur mécaniquement déterminé par une force nerveuse et corporelle. Car alors on s'empêtre dans les apories, aussi vaines que précisément insurmontables, que nous offre la constatation que la volonté ne serait pas toujours suivie de l'effet escompté. Et l'on s'empresse alors complaisamment de justifier cette pseudo observation par la formule bien connue des Métamorphoses d'Ovide : "Video meliora et proboque, sed deteriora sequor, je vois ce qui est le meilleur et je l'approuve, mais je m'engage dans la voie de ce qui est le pire". Cette fausse observation pourrait trouver son origine dans le désir sournois d'être exempté de l'effort, nécessaire par nature, que l'entendement doit fournir afin de suspendre son jugement. En lieu et place de la réalisation de cette exigence, il se précipite préventivement et préjudiciellement — tout préjugé est un préjudice pour l'entendement — dans l'impasse des apparences trompeuses. Il se croit alors autorisé, en une certitude et une assurance indues, à penser que la volonté n'est pas libre, autarcique et autonome, mais qu'elle dépendrait au contraire des variations de la puissance et de la faiblesse du corps. Il y a ici indéniablement confusion entre le désir (qui est de l'ordre de la force) et la volonté (qui est de l'ordre de la raison).
Si l'on opte pour ce que l'on se représente comme étant le pire, on se ment doublement à soi-même. On ne cherche pas à se démontrer la vérité de ce sentiment, on croit que le parti contraire est faux, et au fond de soi-même on reste persuadé que le parti que l'on prend est le meilleur. Cette double hypocrisie s'appuie sur la croyance que la vérité n'est qu'une apparence. Mais il suffit d'un effort d'attention et de concentration de l'intellect pour apercevoir la vérité et suspendre son jugement en dehors de ce que l'on peut saisir de la vérité. La volonté peut ainsi être définie comme le mode le plus authentique et le plus intense d'activité de l'entendement, de la raison et du jugement. Il ne faut donc plus dire : je vois le meilleur et je m'engage dans le pire. Mais plutôt : je vois ce qui est le pire mais je m'y engage parce que je considère que c'est le meilleur pour moi. Il y a donc ici une inversion hypocrite du jugement pour plaire à ceux que par ailleurs je considère, en mon for intérieur, comme égarés dans la plus complète erreur. Dans ces conditions le volontarisme et le velléitarisme apparaissent comme deux figures identiquement monstrueuses d'une même renonciation complaisante à l'effort, naturel entre tous, pour faire en soi-même une place à la transparence du vrai.
Prétendre vouloir le bien et se convaincre qu'on ne l'a pas atteint, c'est ne pas comprendre que le vrai, qui est le bien et le beau, ne peut être voulu sans qu'il soit d'abord connu. En effet, seul le vrai peut véritablement vouloir, et se vouloir à travers nous. Vouloir le vrai, c'est déjà avant tout le connaître pleinement. Ce n'est pas la subjectivité finie de l'homme qui veut le vrai. La volonté de vérité est une illusion de la volonté et doit donc être critiquée comme telle. C'est au contraire le vrai qui se veut lui-même dans la subjectivité finie, dans son effort pour tendre vers cette disposition.
C'est en ce sens que l'on peut dire que l'on ne peut vraiment pas atteindre ce que l'on ne pas vraiment atteindre. C'est pourquoi la forme humaine la plus haute de l'acte de la volonté ne réside pas dans l'esquisse esthétisante et romantique de la volonté de puissance ou du vouloir vivre. Bien plutôt elle se manifeste dans la dimension éthique de la bonne volonté telle que Kant l'a pensée. La bonne volonté ne doit pas être amalgamée par un manichéisme rudimentaire à la volonté du bien ou des bons, par opposition à celle du mal ou des méchants. Mais elle doit au contraire se comprendre comme l'essence et la vérité de ce qui, dans la volonté, est effectivement bon, autrement dit l'effort, constant et actuel en droit, pour maintenir vivante dans la subjectivité la présence de l'universel. On ne peut vouloir au fond que l'universel, précisément parce que seul l'universel veut véritablement quelque chose. La bonne volonté est tout aussi bien la volonté véritable, tout ce qui est autre se réduisant à la brutalité et à la velléité. Elle est donc la présence effective, comme horizon transcendantal, de l'universel dans la subjectivité finie. Elle s'exprime sous la forme rationnelle la plus rigoureuse par l'idée de réciproquation : ce qui vaut pour un seul doit valoir pour tous. La bonne volonté est l'effort, dans une subjectivité finie, pour se dépouiller de toute singularité et ne maintenir en elle que la forme pure de l'universel. Cette volonté n'est cependant rien moins qu'abstraite (contrairement aux apparences). En effet, est abstrait que ce qui n'aboutit à aucun résultat effectif, réel, en somme ce qui est coupé de soi-même. Le volontarisme, la velléité, la volonté de puissance, le vouloir vivre, comme figures mécaniques de la nature, demeurent abstraites car coupées d'elles-mêmes comme source et sens inauguraux de leur mode d'être. La loi morale, contenu et forme de la bonne volonté, se donne ainsi comme seule véritablement concrète, effective, et elle ne peut donc pas se manifester dans l'inconsistance, faite d'ombres pâles, de ce monde ici-bas (la nature). L'élément formel, qui n'est formaliste que pour les esprits enfermés dans leur abstraction ou incomplétude, apparaît donc comme seul substantiel, seule essence possible et réelle de la volonté. En effet son universalité est sa complétude, par laquelle la volonté se donne à la fois comme commencement et fin d'elle-même.
Avoir de la volonté c'est avoir de la bonne volonté, c'est-à-dire accueillir en soi l'élément de l'universel en sa substantialité et sa vérité mêmes. La Gloire au Ciel et la Paix sur Terre sont réservées aux hommes de bonne volonté, qui ne sont ni les volontaristes, les "scouts" niais ou du moins naïfs, ni les velléitaires, ces décadents sceptiques et désabusés. Cette bonne volonté kantienne prouve d'ailleurs immédiatement sa substantialité authentique — elle est tout sauf une illusion de volonté — en se précisant dans la doctrine politique de Rousseau. Celui-ci introduit la forme politique de la bonne volonté morale sous le concept de volonté générale. La volonté générale, ce n'est pas la volonté de tous, qui résulterait de la foire d'empoigne des velléités singulières. Celles-ci en effet ne feraient que s'affronter aussi vainement que bruyamment en une cacophonique anarchie, peu digne de ce que doit être l'homme — animal dont le caractère propre n'est pas encore fixé, à moins qu'il soit si profondément fixé que nous le perdions sans cesse de vue. Mais ce qui dans la volonté politique est véritablement moral, autrement dit universel, consiste dans l'effort pour supprimer toute différence, toute différentielle de force. Il ne s'agit cependant aucunement d'un totalitarisme, car le pouvoir tyrannique nivelle toute différence, sauf précisément la sienne propre. En effet, les fausses différences, figées, entretenues arbitrairement, ne font qu'entraver stérilement la marche forcée du vrai vers lui-même. Cette marche se poursuit inexorablement, implacablement, indéfectiblement, dépassant et surmontant toute petitesse, tout égoïsme bas et mesquin.
La volonté apparaît donc comme l'effort pour mettre de l'ordre en soi-même, autrement dit laisser au vrai la place nécessaire pour se dé-couvrir et se déployer, en s'ordonnant par subordination à l'ordre immuable de la nature. La volonté est donc le signe de la générosité qui en constitue ainsi le contenu : "Tâcher toujours à me vaincre plutôt que la fortune, et changer mes désirs plutôt que l'ordre du monde". Le dé-sir est avant tout de-siderum, rupture de l'ordre sidéral et cosmique du diacosmèsis. Il est tout le contraire de la volonté, qui est volonté d'atteindre l'ordre de la nature immuable. "Ducunt vollentem fata, nollentem trahunt, le destin prend par la main et guide ceux qui lui donne leur assentiment, et traîne de force ceux qui lui résistent" dit Cléanthe. La brutalité, la violence, la force immédiate et mécanique sont la négation même de la volonté, qui est toujours au contraire volonté de la mesure, de la limitation, et assimilation véritable de l'ordre naturel. Marc Aurèle, dans ses Pensées donne l'essence même de la volonté comme effort pour refuser le refus de l'ordre : "Si la Providence existe, tout est bien. Si tout est livré au Hasard, fais en sorte, toi, de ne pas te conduire au hasard".
L'essence même de la volonté ne consiste nullement dans la faculté de se déterminer contre la raison. Mais au contraire, soutenue par la ferme et constante résolution de chercher la vérité, elle consiste à vaincre tous les obstacles qui s'opposent à la recherche de la vérité. Vouloir, c'est vouloir faire converger, envers et contre tout, la vérité de l'ordre avec l'ordre de la vérité. Vouloir c'est faire de l'ordre universel de la nature — ordre comme hiérarchisation et organisation immuables — l'ordre même qui préside à l'existence d'une subjectivité pensante, raisonnable, libre mais finie — ordre comme commandement. La volonté peut donc se penser comme ce qui commande suivant un ordre immuable (au sens double de l'organisation et de l'impératif), qui prescrive à la volonté de puissance de se faire tout entière raison.
Christophe Steinlein (janvier 1991).
Si l'on veut penser radicalement ce qu'on nomme le Moi, on se heurte d'emblée, en vertu même de l'ambiguïté de ce terme, à la question de savoir s'il s'agit d'un concept empirique, d'un concept pur de l'entendement (une notion), ou d'une idée, i.e. un concept pur de la raison (suivant la terminologie kantienne). En effet, pour le sens commun en son langage courant, le Moi représente une réalité empirique parfaitement déterminée. Il s'agit alors de la conscience des affects qui se produisent dans un corps vivant donné, et doué d'une faculté de représentation des objets, à la fois du sens externe et du sens interne.
Mais déjà une première difficulté surgit. Le Moi peut se définir par la conscience de l'existence d'objets extérieurs, qui ne touchent pas directement l'individu — la souffrance de l'autre, par exemple, qui n'est pas la mienne, celle de mon Moi —, et la conscience de leur distinction d'avec les objets du sens interne (qui affectent directement l'individu). Dans ces conditions, cette conscience d'une différence entre l'intérieur et l'extérieur, qu'on pourrait nommer l'intériorité, ne procède-t-elle pas déjà, finalement, de la pré-existence ontologique du Moi?
Comment dès lors sortir du cercle qui fait du Moi la conscience d'une distinction dans l'individu entre son intériorité et l'extérieur, et qui, d'autre part, fonde précisément la possibilité de cette conscience sur l'existence antérieure ontologiquement du Moi? En effet, ou bien on pense le Moi comme pure réalité empirique du sens interne, et alors on doit se demander comment en faire un concept universel. Ou bien on pense le Moi comme pure détermination transcendantale de la faculté de connaître. Et alors on est contraint de se demander comment elle peut être compatible avec la subjectivité par laquelle passe nécessairement tout ce qui est pensé.
Tout le problème réside donc dans l'effort pour radicaliser l'essence du Moi en conservant cependant ses deux déterminations principales que sont la phénoménalité et la transcendantalité. Il s'agit complémentairement de se préserver de la tentation de verser dans le paralogisme de la raison pure qui consiste à hypostasier comme substance permanente ce qui ne peut être donné que dans le phénomène.
Ne décèle-t-on pas ainsi une contradiction à vouloir constituer le Moi à partir de l'expérience de l'intersubjectivité ou de l'expérience subjective du sentiment intime? Inversement ne constate-t-on pas aussi une contradiction à vouloir instituer le Moi indépendamment de toute expérience subjective, comme pur pouvoir de se représenter toutes choses, y compris lui-même?
Il est clair que le sens commun entend par le terme de "Moi" la faculté de représentation des affects dans un corps vivant doué de conscience et de pensée (capacité à produire du sens). Ainsi la spontanéité naïve du Moi (le "Moi, Je!" des enfants) fait directement écho à sa structure de réceptivité passive de ce qui touche le corps, d'une manière ou d'une autre, en sa sensibilité propre. Finalement le sens commun ne peut pas penser le Moi autrement qu'en termes moraux d'égoïsme ou d'altruisme. Car la Moi est d'abord ce qu'un individu est occupé à conserver, d'après la notion rousseauiste de la conservation de soi comme instinct (dans le second Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes). La limite entre la simple préoccupation de conservation et celle d'accroissement du Moi peut par ailleurs s'estomper. Pascal dans ses Pensées a remarqué cette tendance à l'inflation du Moi et il l'a dénoncée. "Le Moi est haïssable. Le Moi a deux qualités. Il est injuste en ce qu'il veut se faire le centre de tout ; et il est incommode aux autres en ce qu'il les veut asservir. Chaque Moi est l'ennemi et voudrait être le tyran de tous les autres".
Ainsi le sens commun ne détermine le Moi que dans l'oscillation entre l'égoïsme (comme propension à ramener tout à soi), et l'altruisme, propension symétrique qui consiste à faire comme si on oubliait son Moi au profit de celui des autres. Mais l'altruisme pur est impossible, car il faudrait qu'il ne fût rapporté en aucune manière au Moi. Or c'est toujours le Moi qui se représente sa propre (ab)-négation devant celui des autres, et ainsi ne cesse pas de s'affirmer en tant que Moi, comme faculté de rapporter toutes les représentations à un même centre. Ainsi dans le sens commun le Moi est toujours pensé comme la possibilité de vivre pour soi, autrement dit vivre pour son Moi. Le Moi est comme le lieu où s'éprouverait le sentiment de plaisir et de peine. La pitié même peut se penser comme une simple transposition analogique des affects de l'autre vers soi (intropathie, empathie puis sympathie), et ceux-ci ne sont rien d'autre finalement que ceux du Moi. De plus, le Moi peut être conçu dans la sphère du sens commun comme le pôle essentiel à partir duquel est rendue possible toute intersubjectivité. L'intersubjectivité se pense en effet comme l'ensemble de tous les rapports possibles, dans la sphère du phénomène, des différents Moi entre eux. Le substratum du Moi est la subjectivité, en tant qu'elle est le réceptacle de tout ce qui se rapporte à une même unité. Le Moi peut être alors défini comme la conscience de cette subjectivité dans l'intériorité même de l'individu.
Cependant il apparaît que cette conscience se détermine toujours, inauguralement, dans une situation de confrontation et d'affrontement du Moi avec l'autre de lui-même (les autres ou autrui). "Les autres" désigne le prédicat d'un jugement dont la qualité est d'être infini selon la première des trois tables kantiennes : la table des jugements. En effet, "les autres" désigne le non-Moi en tant qu'il est indéterminé et qu'il constitue le résidu du Moi comme faculté de juger. Tandis qu'autrui est un concept beaucoup plus déterminé parce qu'il est alteri huic, l'autre de moi-même désigné par le Moi en son jugement analogique. "Autrui, c'est le Moi qui n'est pas Moi." (Sartre, L'Être et le Néant). Ainsi le Moi peut naître dans la conscience du sens commun comme la représentation du jeu des rapports de force entre les subjectivités. Mais le Moi demeure bien entendu incapable de juger directement et empiriquement de l'existence d'un autre Moi. Il peut seulement supposer celle-ci analogiquement. En effet s'il y avait réellement transparence absolue des consciences, si chaque Moi pouvait se substituer à tout autre, le Moi deviendrait non seulement non-Moi du non-Moi, mais aussi simultanément le Moi de celui-ci, ce qui entraînerait une contradiction.
Le Moi, selon le sens commun, peut donc être déterminé comme la cause et la condition de l'insociable sociabilité de l'homme, telle que Kant la décrit dans la proposition quatrième de son opuscule Idée d'une histoire universelle au point de vite cosmopolitique. Chaque Moi cherche naïvement à s'affirmer et à s'affermir, dans la double perspective de la conservation et de l'accroissement. La conscience qu'il prend de ce processus est double et paradoxale, et doit être critiquée. Le Moi ne peut en effet vouloir que l'anéantissement des autres Moi, parce que par nature il cherche toujours l'expansion à partir d'un centre en ramenant ensuite tout à celui-ci. Mais en même temps le Moi ne peut absolument pas se passer des autres Moi qui sont pour lui comme la condition dialectique et négative de sa propre détermination. Dans la Phénoménologie de l'esprit de Hegel, on pressent bien que dans la lutte à mort pour la reconnaissance des consciences, du maître et de l'esclave, les deux Moi ne peuvent se déterminer que l'un par rapport à l'autre. Mais en même temps chaque Moi veut l'anéantissement de l'autre, dans la claire conscience qu'il lui est pourtant essentiel. L'esclave devient ainsi maître du maître et le maître esclave de l'esclave. La condition essentielle pour que les deux Moi se séparent par l'anéantissement de l'un d'entre eux est précisément qu'ils demeurent en relation étroite. Inversement, la condition pour qu'ils ne se séparent jamais et continuent à s'entre-déterminer est précisément le désir constant d'anéantissement de l'autre.
Mais ne peut-on pas pour autant critiquer le Moi, avec ce que Ricoeur a nommé la philosophie du soupçon? Marx, Nietzsche, Freud, soupçonnent, chacun à sa manière, l'illégitimité de la prétention du Moi à s'instituer comme instance inaugurale absolue et originaire de tout jugement de valeur. Dans l' Émile (livre IV, Profession de foi du vicaire savoyard), Rousseau fait de la conscience, donc du Moi profond en tant que dépositaire et aussi mandataire de la conscience, une instance d'essence divine déposée au fond du coeur humain. "Conscience! Conscience! Instinct divin! Immortelle et céleste voix! Guide assuré d'une être ignorant et borné, mais intelligent et libre! Juge infaillible du bien et du mal! C'est toi qui rends l'homme semblable à Dieu et qui fait l'excellence de sa nature et la moralité de ses actions! Sans toi je ne sens rien qui puisse m'élever au-dessus de la condition des bêtes, si ce n'est le triste privilège de m'égarer d'erreur en erreur, avec une entendement sans règles et une raison sans principes!"
Qu'en est-il donc, par-delà ou en-deça de cette immortelle et lyrique prosopopée de la conscience, de ce Moi qui prétend être une instance fondatrice? Il se contente en effet pour se déterminer d'organiser à partir de l'expérience la variété des expériences et des affects dont il ne sait pas au fond si elles émanent d'un absolument autre que lui, ou bien si elles ne sont que des représentations de représentations? Qu'en est-il de ce Moi qui prétend être une instance autonome alors qu'il ne peut se passer, pour se déterminer, des relations d'intersubjectivité par lesquelles il se trouve constamment lié à d'autres Moi? Les philosophes du soupçon montrent que le Moi, dans sa prétention à l'originarité et à l'autonomie, ne peut nullement établir distinctement la frontière entre le Moi et le non-Moi. Car tout se tient dans le phénomène, et l'établissement de frontières apparemment radicales n'est qu'un processus perspectiviste et interprétatif. Dans L'idéologie allemande, Marx montre bien que : "Ce n'est pas la conscience qui détermine la vie sociale, mais l'existence sociale des hommes qui détermine leur conscience". Ce n'est donc pas par l'association des Moi suivant une communauté d'intérêts, que la vie est déterminée. Mais inversement, le Moi de chacun, nullement originaire et fondateur, est déterminé par les infrastructures économiques puis politiques. De même dans le Zarathoustra de Nietzsche (chapitre sur les contempteurs du corps), celui-ci montre que le Moi (autrement la conscience de la subjectivité individuelle et singulière) n'est qu'un pantin manipulé par le Soi qui est finalement dans le corps sa "grande raison", autrement dit l'activité de la volonté de puissance affirmative. Enfin, dans l'Introduction à la psychanalyse (deuxième topique), Freud montre que le Moi n'est nullement une instance originaire et fondatrice, mais un simple arbitre ballotté entre les exigences du ça et les impératifs du Surmoi.
Même si l'on dépasse le simple point de vue du sens commun en ce qui concerne la définition du Moi, échouera-t-on à trouver, au-delà des critiques de la philosophie du soupçon, une radicalité de l'essence du Moi? Epictète, dans ses Entretiens, a montré comment on pouvait s'affranchir de la subjectivité, par une possibilité non pas tant logique que réelle, en distinguant sans se lasser ce qui est Moi et ce qui est à Moi. En effet, ce qui est à Moi ne dépend pas vraiment de Moi, car on peut me l'ôter (les autres, les circonstances, le hasard), c'est ce que je peux perdre par suite des nécessités des lois naturelles et de la contingence de l'existence particulière. Par exemple, même mon corps n'est qu'à Moi, il n'est pas Moi, car il peut être torturé et détruit par autrui ou par la maladie. Mais la catégorie de l'avoir possède une dignité ontologique inférieure à celle de l'être. Ce qui est à Moi ne vaut pas ce qui est Moi, en quoi consiste la seule faculté de bien user de ses représentations. Ainsi le Moi n'est plus un sujet dont les prédicats seraient tous pris dans la sphère de la possession. Le Moi véritable et authentique peut donc se définir, d'une part indépendamment de la convergence des affects, mais aussi d'autre part indépendamment de toute relation à autrui.
Le Moi serait alors pensé comme pure faculté de représentation, indépendante de tous ses objets. Mais alors, comment le Moi peut-il être à la fois sujet et objet dans la représentation pure et indépendante de toute expérience possible? Comment cerner la radicalité du Moi comme pouvoir de représentation pure de tous les objets de l'expérience, sans verser dans le paralogisme de la raison pure?
Ainsi, le Moi pourrait être pensé comme pôle incontournable de la représentation, autrement dit comme faculté pure, originaire, de représentation. Par exemple, Schopenhauer commence son ouvrage Le monde comme volonté et représentation par une intuition idéaliste et solipsiste : "Le monde est ma représentation". Que signifie cette formule? Il existe bien un monde en soi, pour Schopenhauer : c'est le monde du vouloir-vivre dont nous ne pouvons avoir que des représentations phénoménales. Mais c'est précisément pour cette raison que le Moi peut coïncider sans contradiction avec la totalité de sa représentation. Puisque le monde est toujours un monde pour le Moi, le Moi n'est alors rien d'autre que le Monde dans sa totalité, parce que la totalité du Monde représenté est le pur produit de la faculté représentative du Moi. Il ne faudrait certes pas confondre la philosophie schopenhauerienne du Moi avec l'immatérialisme berkeleyen, pour lequel les choses en soi n'existent que par l'activité percevante d'un sujet (fut-il le sujet infini, Dieu). On pourrait plutôt rapprocher davantage Schopenhauer de Leibniz. En effet, pour celui-ci la monade exprime la totalité du monde, y compris les autres monades et la monade absolue, Dieu, mais seulement d'un point de vue particulier mais fini. Bien entendu la notion de Moi n'est pas présente, du moins radicalement, chez Leibniz, mais le perspectivisme monadique peut néanmoins permettre de comprendre que chez Schopenhauer chaque Moi délivre la représentation intégrale particulière de la totalité du monde (mais n'en est pas délivré pour autant).
Ainsi pour Schopenhauer, l'objet de la représentation par le Moi est le Monde, qui est lui-même toute la représentation du Moi. Autant dire qu'ici le Moi est à la fois sujet et objet, puisque le Moi se donne comme objet de sa représentation ce qu'il est lui-même en tant que source active de représentation. Qu'en est-il ainsi du problème de la représentation du Moi par le Moi? Si le Moi est source pure de toute représentation possible, peut-il se représenter lui-même par lui-même et en lui-même comme objet de sa propre représentation? Le Moi en son concept implique nécessairement et radicalement certains réquisits. Est impliqué par exemple le critère de la réflexivité, faculté par laquelle le Moi en faisant retour sur soi fait converger en une même unité de la conscience la diversité des représentations du sens externe ou interne. Un second critère est également requis, celui de l'identité à soi du Moi avec lui-même, immédiatement déduit du premier critère. On comprend dès lors que ces déterminations analytiques du Moi ne puissent trouver leur source dans l'expérience, mais seulement dans la transcendantalité même du je pense, autrement dit la faculté pour celui-ci de se déterminer indépendamment de toute expérience par la fonction purement logique des ses jugements.
Mais si cette réflexivité s'effectue non transitivement a priori, sans passer par la médiation d'un objet extérieur, comment peut-on alors penser à la fois que le Moi est en son fond réflexivité pure et qu'il ne puisse pas, par ailleurs, échapper à la représentation qu'il doit se donner de lui-même dans le sens interne?
Le paralogisme de la raison pure (ou paralogisme de la substantialité) est dénoncé par Kant en sa première Critique (dialectique transcendantale) comme une illusion dialectique inévitable, mais prévisible et corrigible. Elle consisterait à hypostasier le Moi pour en faire une chose en soi présente dans le phénomène du sens interne. Cette illusion transcendantale consiste à sauver le Moi représenté en disant qu'il est une représentation parmi d'autres, bien qu'intérieure, du Moi représentant, qui serait une pure chose en soi et cependant en villégiature dans le phénomène.
Seulement pour Kant, une chose en soi, indépendante de toute représentation et contenant par elle-même la série absolue et infinie de toutes ses déterminations (l'inconditionné), ne peut pas par définition être donnée dans la sphère du phénoménal, toujours conditionné à l'infini par la causalité naturelle. La solution pour Kant au problème de savoir comment on peut penser un pur Moi transcendantal (ou "je pense" transcendantal) comme condition de possibilité de toute expérience, doit être cherchée dans la notion d'auto-affection du Moi par lui-même (Selbst-Bestimmung). Le Moi doit ainsi être à l'origine de toute représentation ("Le «Je pense» doit pouvoir accompagner toutes mes représentations") sans être conditionné par aucune et en même temps être condition de la représentation du je pense dans le sens interne, sans être cependant pour autant une chose en soi égarée dans la sphère des phénomènes. Ainsi le Moi transcendantal, en tant qu'il est représenté comme phénomène dans le sens interne, est l'effet de sa propre affection en tant qu'il est aussi, comme condition de possibilité de toute représentation, le côté phénoménal du noumène qui le détermine. Car aucun phénomène ne peut se connaître autrement que comme il s'apparaît à lui-même et non tel qu'il est en lui-même, en tant que noumène phénoménal.
Mais si cette réflexivité s'effectue non transitivement a priori, sans passer par la médiation d'un objet extérieur, comment peut-on alors penser à la fois que le Moi est en son fond réflexivité pure et qu'il ne puisse pas, par ailleurs, échapper à la représentation qu'il doit se donner de lui-même dans le sens interne?
Le paralogisme de la raison pure (ou paralogisme de la substantialité) est dénoncé par Kant en sa première Critique (dialectique transcendantale) comme une illusion dialectique inévitable, mais prévisible et corrigible. Elle consisterait à hypostasier le Moi pour en faire une chose en soi présente dans le phénomène du sens interne. Cette illusion transcendantale consiste à sauver le Moi représenté en disant qu'il est une représentation parmi d'autres, bien qu'intérieure, du Moi représentant, qui serait une pure chose en soi et cependant en villégiature dans le phénomène.
Seulement pour Kant, une chose en soi, indépendante de toute représentation et contenant par elle-même la série absolue et infinie de toutes ses déterminations (l'inconditionné), ne peut pas par définition être donnée dans la sphère du phénoménal toujours conditionné à l'infini par la causalité naturelle. La solution pour Kant au problème de savoir comment on peut penser un pur Moi transcendantal (ou "je pense" transcendantal) comme condition de possibilité de toute expérience, doit être cherchée dans la notion d'auto-affection du Moi par lui-même (Selbst-Bestimmung). Le Moi doit ainsi être à l'origine de toute représentation ("Le «Je pense» doit pouvoir accompagner toutes mes représentations") sans être conditionné par aucune et e!i même temps être condition de la représentation du je pense dans le sens interne, sans être cependant pour autant une chose en soi égarée dans la sphère des phénomènes. Ainsi le Moi transcendantal, en tant qu'il est représenté comme phénomène dans le sens interne, est l'effet de sa propre affection en tant qu'il est aussi, comme condition de possibilité de toute représentation, le côté phénoménal du noumène qui le détermine. Car aucun phénomène ne peut se connaître autrement que comme il s'apparaît à lui-même et non tel qu'il est en lui-même, en tant que noumène.
Il reste cependant à savoir comment on pourrait penser un Moi qui serait saisi indépendamment de toute expérience, en sa pureté (de manière entièrement a priori), et qui néanmoins ne serait pas saisi comme une représentation de lui-même. Car la solution kantienne au paralogisme de la raison pure est satisfaisante seulement si l'on admet le concept d'auto-affection. Or, en introduisant le concept d'auto-affection de la faculté originairement synthétique de l'aperception pure (le Moi transcendantal), on ne parvient pas à s'affranchir de la pure subjectivité du sujet pensant détaché, certes, de toutes ses déterminations singulières. Car c'est bien le propre de la subjectivité d'être à la fois certes non sous le même rapport, sans quoi il y aurait contradiction active (spontanée) et passive (réceptrice).
Si l'on admet que le non-Moi, autrement dit l'extérieur de l'intériorité du sujet pensant, est ce qui affecte le Moi, on peut alors se demander s'il est originaire ou dérivé par rapport au Moi. Si le non Moi préexiste ontologiquement au Moi, dans le cas d'une connaissance objective (qui sera celle de ce Moi, qui, comme sujet transcendantal, pense un objet universel à l'extérieur de lui et indépendamment de lui), alors il y a contradiction, car ce Moi doit préexister ontologiquement au non-Moi dont il doit être précisément à son tour le non-Moi.
Inversement, si le Moi est originaire par rapport au non-Moi, dans le cas où la subjectivité pensante s'universalise en se construisant comme son propre objet de science, alors il ne peut exister qu'un seul Moi, ce qui est contraire à l'expérience de l'intersubjectivité. Car si dans le non-Moi, qui procède ainsi du Moi originaire, se trouve le Moi d'un autre, alors il y a contradiction sur l'originarité du Moi initial.
Ainsi Fichte, dans son ouvrage La doctrine de la science, tentera de dépasser le concept d'auto-affection du Moi par lui-même. Son but sera en effet de préserver radicalement la dualité du sujet et de l'objet nécessaire à la démarche de la science. Il admettra ainsi qu'il existe un Moi absolu, antérieur absolument entre Moi et non-Moi, et la fondant ontologiquement et radicalement. Ce Moi absolu n'est ni un sujet ni un objet, pas davantage une représentation, puisqu'il est la cause de toute représentation possible, autrement dit le principe de toute distinction possible entre sujet et objet.
Comment réconcilier dans la science l'exigence de l'objectivité et la nécessité qu'elle soit pensée et construite par la subjectivité même du Moi? Kant nous a en effet appris que "Nécessité et stricte universalité sont les marques sûres d'un connaissance a priori." Le Moi absolu de Fichte, s'il semble résoudre le problème, garde-t-il pour autant les déterminations intrinsèques de tout Moi, à savoir la phénoménalité et la transcendantalité? Bien entendu, le Moi absolu est incorruptible et simple, il subsiste au-delà de la disparition des Moi et des non-Moi relatifs. Si l'on a pu réussir, d'un point de vue éthique et grâce à Epictète, à s'affranchir de la subjectivité (entendons la mauvaise subjectivité, à savoir la notion confuse qu'un Moi peut se faire de lui-même), le pourra-t-on de même au niveau épistémique?
Christophe Steinlein (septembre 1990).