«Principiellement, il faut qu'il y ait un élément moral, que la raison présente comme pur, mais en même temps aussi à cause de sa grande influence qui fait époque, comme quelque chose qui présente le devoir reconnu par l'âme humaine comme s'y rattachant, et qui concerne l'espèce humaine dans la totalité qui la réunit (non singulorum, sed universorum), quelque chose dont on applaudit, avec une sympathie si universelle et si désintéressée, la réussite espérée et les tentatives qui sont menées en ce sens. Cet événement est le phénomène non pas d'une révolution, mais (selon l'expression de M. Erhard) de l'évolution d'une constitution conforme au droit naturel, qui certes n'est pas encore atteinte en elle-même à la seule condition de combats sauvages,— dans la mesure où la guerre, intérieure comme extérieure, détruit toute constitution statutaire jusqu'ici établie —, mais qui toutefois conduit à la poursuite d'une constitution qui ne peut être génératrice de guerres, à savoir la constitution républicaine. Cette constitution peut être telle soit par la forme même de l'Etat, soit même simplement par la modalité du gouvernement, en faisant administrer l'Etat par l'unité du souverain (le monarque) d'une façon analogue aux lois qu'un peuple se donnerait lui-même conformément aux principes universels du droit.
Or je prétends pouvoir prédire au genre humain — et cela même sans esprit prophétique — d'après les aspects et les signes précurseurs qui sont visibles de nos jours, qu'il atteindra cette fin et en outre en même temps, que son progrès vers le mieux ne sera plus susceptible désormais d'un renversement total. Car un tel phénomène dans l'histoire des hommes ne s'oublie plus, parce qu'il a mis au jour dans la nature humaine une disposition et une faculté telles que nul politique n'avait eu l'intelligence de l'extraire du cours des choses jusqu'à aujourd'hui, et que seules la nature et la liberté réunies dan l'espèce humaine selon les principes internes du droit pouvaient promettre, mais simplement quant au temps, de façon indéterminée et comme un événement contingent.
Mais, même si le but visé par cet événement n'était pas encore atteint aujourd'hui, même si la révolution ou la réforme de la constitution d'un peuple, en définitive, échouait pourtant, ou bien, après qu'elle eût duré pendant quelque temps, tout cela retombait à nouveau dans l'ornière antérieure (comme les politiques le prédisent maintenant), cependant cette prédiction philosophique ne perdrait rien de sa force. Car cet événement est beaucoup trop grand, trop intimement uni à l'intérêt de l'humanité, et d'une influence qui s'étend trop au monde dans toutes ses parties, pour ne pas devoir être rappelé au souvenir des peuples à l'occasion de quelques circonstances favorables et être réveillé pour la répétition de nouvelles tentatives de ce genre ; en effet, dans une affaire aussi importante pour l'espèce humaine, la constitution visée doit bien finir par atteindre à un certain moment cette consistance que les enseignements acquis par l'expérience plus fréquente ne sauraient manquer d'engendrer dans les esprits de tous.
Voici donc une proposition non seulement bien intentionnée et recommandable d'un point de vue pratique, mais tenable, en dépit de tous les incrédules même pour la théorie la plus rigoureuse : que le genre humain a toujours été en progrès vers le mieux et continuera à progresser ainsi dans l'avenir, ce qui, si on ne regarde pas seulement ce qui peut arriver à un peule quelconque, mais aussi à son extension à tous les peuples de la terre, lesquels peu à peu pourraient y prendre part, ouvre la perspective d'une durée s'étendant à l'infini ; à moins qu'éventuellement à la première époque d'une révolution naturelle qui, (selon Camper et Blumenbach), ensevelit uniquement, avant même qu'il y eut des hommes, le règne animal et le règne végétal, ne succède encore une deuxième révolution, se jouant aussi de la même façon du genre humain, pour faire entrer sur cette scène d'autres créatures, etc. Car pour la toute- puissance de la nature, ou plutôt de sa cause suprême pour nous inaccessible, l'homme à son tour n'est qu'un détail. Mais que les souverains de sa propre espèce le considèrent ainsi et qu'ils le traitent comme tel, tantôt en l'accablant comme un animal, simple instrument de leurs desseins, tantôt en les dressant les uns contre les autres dans leurs conflits pour les faire massacrer, cela est non pas un détail, mais au contraire un reversement du but final de la création elle-même.»
KANT, Le conflit des facultés (II, 7) (Extrait)
Le texte proposé est extrait de la deuxième section de l'ouvrage intitulé par Kant Le conflit des facultés. Cet ouvrage est constitué de trois parties (trois sections) écrites indépendamment les unes des autres, mais regroupées par Kant en une unité, et destinées à répondre aux critiques qu'avait suscitées son ouvrage antérieur La religion dans les limites de la simple raison. On lui reprochait dans cet ouvrage de faire fi de la religion chrétienne officielle ainsi que de ses devoirs d'éducateur de la jeunesse (critiques et censures de Wöllner).Or dans le texte proposé on voit apparaître un rapport à la morale ("l'élément moral", §1, l.1). Mais aussi on voit apparaître un rapport au droit ("constitution conforme au droit naturel", §1, l.5). On distingue aussi un rapport à la politique ("des politiques", §3, l.21 et "les souverains", §4, l.36), et à l'histoire, précisément sous deux figures. L'une, événementielle, fait allusion à la Révolution française, certes sans la nommer, mais de manière non ambiguë : "un tel phénomène dans l'histoire", §2, l.14 et "cet événement est le phénomène", §1, l.5. L'autre figure, prospective (ou prophétique dans un sens non religieux, "sans esprit prophétique", §2, l.12) apparaît en plusieurs occurrences. Par exemple, "son progrès vers le mieux" (§2, l.13), et la proposition finale — au deux sens du terme —, §4, l.29 : "le genre humain a toujours été en progrès vers le mieux et continuera à progresser ainsi dans l'avenir". Mais ce n'est pas tout et il y a bien plus. Kant fait référence implicitement et en filigrane, in fine, à la position officielle et orthodoxe de la religion. Car il remet en cause, problématiquement, la place de l'homme dans la nature du point de vue de l'histoire. "Pour la toute-puissance de la nature... l'homme à son tour n'est qu'un détail". (§4, l.35). C'est proprement contester le point de vue d'une histoire universelle chrétienne. En répondant aux critiques et à la censure de La religion dans les li- mites de la simple raison, dans laquelle on lui reprochait d'annuler la foi au profit de la raison, Kant va beaucoup plus loin, fermement, mais très subtilement, en même temps qu'il suit la logique et la cohérence.
Ces remarques préliminaires montrent, si besoin en était, la caractère complet, unifié et cohérent de ce texte. Aussi bien faudra-t-il en rendre raison en se demandant comment s'articule le point de vue de la philosophie de l'histoire aux exigences de la morale et de la religion, et aux nécessités du droit et de la politique. Comment Kant va-t-il traiter les deux aspects de la philosophie de l'histoire — l'aspect événementiel avec l'avènement de la Révolution française, et l'aspect prospectif avec la réponse à la question de savoir si l'humanité progresse vers le mieux —, en regard et par rapport à ces quatre thèmes : la morale, le droit, la politique, et in fine, implicitement et allusivement, avec le statut de la religion officielle?
Ce texte, remarquablement unifié, se compose de quatre paragraphes, formant deux moments distincts. Dans un premier moment (§§1 et 2), Kant énonce les conditions et réquisits, au niveau de la morale et du droit, nécessaires à rendre plausible et possible la thèse d'un progrès réel et irréversible du genre humain vers le mieux. Dans un second moment (§§3 et 4), Kant fait place et droit à des objections de fait qui tendraient en première approche à invalider sa position. Les surmontant, il peut confirmer sa thèse — dont on pourra et devra demander quel est son statut : hypothèse, postulat, idée régulatrice,...— en l'assortissant d'une objection et respectivement d'une prescription d'ordre juridique et moral. D'une part l'objection de l'anéantissement possible de l'espèce humaine, rationnellement surmontée — on verra comment. D'autre part, la prescription selon laquelle l'instrumentalisation de l'humain doit rester politiquement scandaleuse et indigne. Cette objection et cette prescription permettent de confirmer le principe énoncé au début du texte, rendant ainsi cohérent l'ensemble du point de vue kantien.
Il s'agira donc de se demander quel statut est ici accordé à l'événement contingent et historique de la révolution française, dans son rapport avec la nécessité d'une progression vers une constitution républicaine. Corrélativement, on devra se demander quel statut on peut accorder à l'énoncé prospectif du progrès continu et irréversible du genre humain vers le mieux (l.29), dans son rapport aux comportements historiques et politiques des souverains.
Dans la première phrase du texte (§1, l.1-4), Kant se propose de penser la forme d'un tension entre la détermination morale du devoir de toute âme raisonnable et la réalité historique de l'événement révolutionnaire. Il s'agit donc bien pour Kant de rendre compte du caractère ambigu de la révolution française. D'un côté en effet, elle se donne comme expression d'une libération et d'un avènement d'un droit universel, et d'un autre côté elle montre en même temps le contraire de ce qu'elle visait : la guerre, la terreur (guerre civile), et la persistance sporadique du non-droit — désordres et injustices. Pourtant indéniablement et de fait, la révolution française a connu un grand retentissement, une résonance immense. La réussite légitime — comme avènement du droit universel et de la constitution républicaine — et espérée, est-elle pour autant patente politiquement et historiquement? Complémentairement, les tentatives menées en ce sens sont-elles morales, conformes aux prescriptions du devoir? La difficulté réside dans le fait que l'obéissance au devoir doit être absolue, mais ne peut se trouver que dans quelques individus (singulorum). Inversement, la réalisation de la révolution doit être universelle (universorum), valoir pour tout le monde. Mais l'existence de "sauvages combats" (l.6) et d'une double guerre, intérieure (civile, la terreur), et extérieure (la lutte contre la coalition des puissances royalistes), menace dans son principe même la constitution républicaine visée.
Pour résoudre cette tension problématique, Kant s'appuie sur un prédécesseur et montre qu'on doit interpréter cet événement comme un phénomène d'évolution d'une constitution qui doit rester conforme au droit naturel, i.e. au droit prescrit par la raison en tant qu'elle est naturellement inscrite dans l'esprit humain. Pour penser cohéremment cet événement il est requis de poser en principe (dans son commencement et sa direction de déploiement), la coexistence de deux éléments. D'une part la pureté de l'élément moral et d'autre part la totalité de l'élément humain, seule condition de l'universalité. Le premier terme provient de la seconde formulation de l'impératif catégorique dans les Fondements de la métaphysique des moeurs : traiter l'humanité dans sa personne comme dans celle d'autrui toujours en même temps comme une fin, jamais uniquement comme un moyen. Le second élément provient de la première formulation de l'impératif catégorique dans les fondements de la métaphysique des moeurs : agir selon l'universalisation de la maxime, qui puisse valoir pour tout être raisonnable. Le désintéressement (l.4) semble d'ailleurs presque commandé par un souci esthétique, ce qui justifierait le recours à "l'applaudissement". En effet l'événement ne doit pas être rapporté à un souci personnel — souffrance, spoliation,...— et on devrait le considérer en lui-même indépendamment de tout ce qui l'a conditionné circonstanciellement. Comment cet événement peut valoir en lui-même et pour lui-même comme une oeuvre d'art qui exprime l'unité de son accomplissement, alors que l'on sait qu'il a transporté avec lui, souffrances, désordres, injustices?
La justification de ce paradoxe et la réponse proposée par Kant consistent à montrer que l'événement permet de penser la possibilité de la poursuite d'une constitution républicaine, jamais donnée complètement dans l'effectivité concrète historique, mais qui n'en reste pas moins effective en son idée. Cette constitution républicaine — res publica, universelle et désintéressée, dés-imliquée des intérêts immédiats et particuliers — apparaît soit comme la forme d'un Etat, soit comme la fonctionnalité (modalité, l.9) d'un gouvernement. Le principe analogique qui permet de penser en idée cette possibilité est sans doute la troisième formulation de l'impératif catégorique (Fondements de la métaphysique des moeurs), qui exige de se comporter à la fois comme si on était sujet et législateur dans le règne des fins. Ce que Kant traduit ici en termes politiques et non plus moraux par : "les lois que se donnerait lui-même à lui-même un peuple". Ces lois pour être valides doivent être conformes aux principes universels du droit.
Autrement dit on ne peut pas dans ces conditions objecter à Kant que toutes les constitutions historiquement effectives — même à l'état d'esquisses, comme en a connues la révolution en pleine terreur et guerre contre la coalition — sont non républicaines. Puisqu'au contraire la simple visée d'une constitution républicaine doit annuler la possibilité de telles guerres destructrices.
On constate ainsi dans ce premier paragraphe l'imbrication subtile, complexe, difficile, de l'explication historique événementielle de l'événement de la révolution avec l'esthétique, la morale, le droit et la politique. L'événement apparaît d'abord sous une figure esthétique, objet de la faculté de juger. Il est spectaculaire, exprime une unité indéfinissable et indécomposable, engendre un enthousiasme, une sympathie contagieuse et oublieuse de toutes les conditions et circonstances d'émergence. Mais cet enthousiasme spectaculaire et d'une certaine manière légitime peut sombrer dans la schwärmerei — l'illumination irrationnelle menant au fanatisme et à l'absurdité — si n'est pas immédiatement pensée la tension entre les exigences du droit et de la morale, et les nécessités de la politique. Exigence d'universalité et de totalité d'un côté, nécessité de conservation du pouvoir et de sauvegarde de la nation (comité de salut public) et du pays (guerre contre la coalition des puissances royalistes). Cette tension est apaisée sous la seule condition de la visée d'une constitution républicaine.
Désormais la question devient (§2) : comment justifier, rendre compte et raison de la légitimité de cette idée dans les circonstances concrètes de l'événement? C'est l'objet du §2. Kant se démarque déjà de toute attitude religieuse (l.12), prophétique et prédictique, déjà présente dans la tentative d'histoire universelle chrétienne. Il faut s'interdire toute divination, tout prophétisme, y compris la futurologie et la prospective. Car ce sont les hommes en devenir qui font l'histoire. Et le détail du plan de la nature nous reste inaccessible (en tant qu'esprits finis) même si peut nous être compréhensible l'idée d'une fin cosmopolitique de l'histoire, mais sur le mode régulateur.
Certes l'événement de la révolution aurait pu surgir en d'autre temps, dans d'autres circonstances. Il n'y a pas chez Kant de théologie de l'histoire — ni religieuse, ni dialectique avant la lettre. On y trouve seulement une téléologie de l'histoire, avec la représentation de l'humain comme but final (l.38), non pas en tant que dernier accomplissement de la nature mais porteur du sens que doit avoir le monde pour lui (Critique de la faculté de juger, §86). En tout état de cause, en prenant ce qui est advenu de fait — l'événement de la révolution —, on peut découvrir une finalité dont l'atteinte est possible. Les signes avant-coureurs, pré-curseurs ou prodromiques, peuvent se penser à l'aide de signes comme l'enthousiasme, la propagation très rapide des idées révolutionnaires, et un certain désintéressement parmi ceux qui souffrent de la révolution ou même parmi la réaction et la contre-révolution. C'est aussi l'aspect (l.12), la figure de l'ébranlement massif et de la propagation instantanée, éminemment visibles, qui amène Kant à avancer une prédiction rationnelle. L'événement secoua toute l'Europe, même dans ses parties les moins concernées, y compris Königsberg, et dévia en un hapax incroyable la promenade mécanique du philosophe. Comment cet enthousiasme universel peut-il se penser comme porteur d'une double certitude? De la même façon que l'éclat mystérieux d'une oeuvre d'art peut retenir l'espace d'un instant l'attention du barbare le plus inculte. La progression vers la fin est d'une part inexorablement continue et d'autre part irréversiblement déterminée.
Kant répond (l.14) que ce phénomène est singulier. Il ne s'inscrit pas dans la chaîne estompable des phénomènes. Il met au jour un invariant : l'union de la nature et de la liberté en l'homme. Une disposition à la liberté (l.15) et une faculté — celle d'unir la liberté et la nature selon la représentation d'un droit universel — sont présentes dans ce phénomène. Tout se passe comme si l'homme devait se régler sur ce que lui montre la nature, par-delà la contingence — indétermination quant au temps — de l'événement. Il s'agit alors de la présence et de la possibilité idéelles et conjointes, donc régulatrices, d'une unité de la liberté et de la nature. Ce n'est plus, comme dans la sphère de la connaissance, la nature qui se règle sur l'homme, celui-ci lui prescrivant ce qu'elle doit être (révolution copernicienne de Kant). C'est, à l'inverse, en son plan caché et son détail inaccessible, la nature qui montre à l'homme l'horizon qu'il doit suivre (l'idée de constitution républicaine), donc qu'il peut suivre. Car "nul politique... jusqu'à aujourd'hui" (l.15) n'a été capable, et pour cause, de prescrire cette union de la liberté et de la nature selon les principes internes du droit. On penserait peut-être, en objection, à Platon et à sa cité idéale, dans laquelle serait posée l'union du philosophe et du roi. Mais précisément pour Kant, ce n'est qu'un beau roman philosophique, que jamais rien ni personne dans l'histoire n'a pu attester et avérer.
Au contraire la nature manifeste, à travers le fait de la révolution, la possibilité de l'union de la liberté, morale et politique, et des vicissitudes inhérentes à la condition naturelle de l'homme — passions, rapports de forces, dominations, intérêts...—, selon l'idée d'un droit universel. De même le fait d'une oeuvre d'art manifeste dans l'éclat de son unité incompréhensible la possibilité de viser une vie libre et universelle qui vaut de soi et par soi. On est précisément loin de la prophétie religieuse d'un Pascal : "Sans la foi chrétienne vous serez pour vous-même, comme la nature et l'histoire, un monstre et un chaos". Kant reste de même étranger à la position d'un Bossuet, pour qui le jugement dernier constitue le but final de l'histoire universelle, puisque selon Kant seule la simple raison est habilitée à déterminer ce vers quoi doit tendre l'homme sur terre. C'est ce qui est suggéré dans le §4. Il est rationnellement possible — mais cela ne changera rien à la visée de l'homme — que la nature prévoit l'anéantissement de l'homme en vue de l'émergence d'une forme plus haute. Ce thème sera repris par l'idée nietzschéenne du surhumain, et par la mise en garde foucaldienne de l'éphémérité de l'homme, dont la figure est susceptible de s'effacer comme des traces de pas sur le sable du rivage, et dont la naissance récente peut laisser augurer la mort prochaine.
Quoiqu'il en soit, et en tout état de cause, dire que l'homme peut n'être qu'un détail (l. 36) semble exclure l'anthropocentrisme religieux hors du cercle de la raison. Kant affirme cette hypothèse, mais cette affirmation se module en simple possibilité par la concessive "à moins qu'éventuellement" (l.32). Mais immédiatement, si l'homme n'est qu'un détail de la nature —ce qui est plausible, cf. chez Nietzsche le caractère dérisoire de la conjonction de l'homme et du monde — il n'en va nullement de même du rapport avec l'histoire. De la toute-puissance de la nature et de sa cause suprême nous sommes incertains (l.35), mais nullement de l'exigence du droit universel (l.36). C'est cette incohérence des souverains que Kant stigmatise, subtilement mais fermement. L'humain pris individuellement ou en masse n'est pas un détail (l.38) au regard d'abord de la morale, ensuite du droit (l.37), et enfin de la politique. Cela est en effet requis respectivement par l'exigence d'universalisation selon laquelle tout être est une fin et non un moyen, par l'exigence du droit universel qui implique la suppression de la guerre, expression d'un droit sauvage et arbitraire, même si la guerre reste selon Clausewitz, la continuation de la politique par d'autres moyens. Mais surtout, outre dans le rapport à la morale, au droit, à la politique, c'est au regard de l'histoire que l'homme ne peut être considéré comme un détail, car l'histoire apparaît aux yeux de Kant comme le lieu de la représentation du but final (l.38). L'homme (cf. Critique de la faculté de juger, §86) doit trouver dans la représentation de l'idée de son accomplissement de quoi tendre constamment, continûment et irréversiblement à s'accomplir lui-même, à travers les vicissitudes contingentes du temps, et en se constituant comme sens pour le monde—sens de son rapport au monde.
Certes, au §3, l'objection reste de taille, qui observe que l'avènement d'une coïncidence de l'humanité avec le but visé peut ne jamais se trouver dans un événement — en l'occurrence celui de la révolution —, qui peut pourtant apparaître comme particulièrement spectaculaire, bouleversant — désordres, bruits et fureurs —, et enthousiasmant.
Kant répond à cette objection (l.22) en distinguant la forme de l'événement de sa force. La force philosophique de cette prédiction (l.21) tient précisément à la forme de l'événement : grand, intéressant, influent à un niveau de généralité maximale, cet événement en sa forme subsistera et survivre à son contenu, hic et nunc, entadé kaï nun, peut-être et sans doute insuffisant : car peut-être toutes les conditions et circonstances matérielles n'étaient pas réunies. Qu'il y ait un échec partiel et temporaire du contenu historiquement déterminé —affadissement, nihilisme, assoupissement —, ou même régression réaction, répression, contre-révolution — la forme même demeure, comme celle d'une oeuvre d'art dont l'éclat immuable supporte pourtant les vicissitudes du temps dans la matérialité même de ses parties et constituants. En témoigne une parfaite illustration de l'invariance de la forme, dans l'élément de dégradation du contenu, dans le Portrait de Dorian Gray d'Oscar Wilde : la vie de la forme est restituée par delà la mort du contenu.
La notion de répétition (l.24) apparaît ici centrale. Le principe d'inspiration de la révolution est apparu une fois dans l'histoire dans la manifestation de la révolution française. Certes il y avait des figures précédentes de révolte, d'insurrection et d'exigence de liberté : Cromwell, en Angleterre (17ème) et William Wallace (13ème) en Ecosse et bien d'autres. Mais ces insurrections étaient singularisées par des noms propres, et localisées. La révolution française n'a pas été portée par un nom propre et singulier en particulier, mais par une idée. Celle-ci s'est précisément incarnée dans le sensible et elle a connu une résonance universelle. Certes, toute incarnation, même d'une idée infinie, prend nécessairement une forme finie, et par là grevée d'imperfections et de déficiences. Que l'on songe par exemple, dans un autre registre, au Christ, à sa passion finie comme incarnation de l'idée infinie d'amour. Mais le principe d'inspiration est, une fois incarné, inexorable et inaltérable. Il suscitera d'autres tentatives, peut-être aussi avortées, mais de moins en moins : on songe aussi à l'émergence sur terre du principe de vie ou du principe de l'esprit. Et cette fois, par la médiation de la répétition, de la réitération, de la reprise — toujours différentielle et différenciée dans la récursivité de son identité principielle ou ipséité —, les lois du réel permettent une accumulation d'expériences qui tendent progressivement à faire basculer au cours du temps le processus du côté d'un accomplissement matériel définitif. C'est ce que Kant suggère en substance dans les lignes 25 à 27. La réflexivité du principe possède une résonance particulière dans l'esprit de chacun. Mais son inchoativité — sa propriété d'avoir commencé sa manifestation dans un hapax —, entraîne un effet cumulatif et donc transformatif au niveau de la plus grande généralité ("les esprits de tous" l.27).
C'est précisément ce qui permet à Kant de conclure de manière cohérente son propos au début du §4 en reprenant le thème d'un opuscule précédent (Idée d'une histoire universelle au point de vue cosmopolitique), notamment dans la neuvième et dernière proposition. Il ne saurait y avoir pour Kant la possibilité d'une histoire universelle d'un point de vue religieux (théophanique). Et c'est bien en effet ce qui lui a causé maints déboires avec le pouvoir en place de son temps. Il suffit pour s'en convaincre de se reporter à l'édit de critique et de censure à propos de son ouvrage sur La religion dans les limites de la simple raison. Pas davantage Kant ne saurait admettre, avant la lettre, une histoire universelle d'un point de vue spéculatif (dialectique). Et c'est bien ce que lui reprochera Hegel. Car ces deux points de vue ne pourraient aboutir qu'à une fable sacrée ou un roman philosophique. Le seul point de vue possible est cosmopolitique, i.e. il se fonde sur la visée régulatrice de l'avènement d'un droit universel incarné dans une constitution républicaine toujours à venir à travers la suite des figures événementielles qui l'esquissent et l'incarnent avec une perfectibilité croissante. Les deux conditions de ce cosmopolitisme sont l'extension progressive à toute la terre (l.31) et l'extension progressive à toute la durée (l.32), par "la perspective d'une durée s'étendant à l'infini".
Et c'est corrélativement à ce point de vue que le dernier grand ouvrage de Kant, Anthropologie du point de vue pragmatique, est rendu possible. Non pas une anthropologie empirique — de laquelle on peut s'autoriser à déduire à peu près n'importe quoi. Non pas non plus une anthropologie transcendante, fondée sur l'idée d'un homme à l'image de dieu, et s'acheminant vers lui. Pas davantage d'ailleurs l'anthropologie ne sera transcendantale, car précisément, si la révolution copernicienne trouve un sens dans la théorie de la connaissance, elle ne saurait en recevoir un en histoire : car il s'agit d'une liberté devant la nature. Mais cette anthropologie —cette connaissance et maîtrise rigoureuses de l'humain en général — n'est possible et tenable que du point de vue pragmatique, autrement dit dans l'idée de ce qu'on doit et peut faire effectivement (pragma) de l'homme comme sujet du droit universel de la constitution républicaine.
Ainsi la proposition fondamentale énoncée aux lignes 29-30 concernant la perfectibilité du progrès selon la double détermination de la continuité et de l'irréversibilité — et assortie de sa double condition d'extension à l'espace géographique et au temps historique — se présente naturellement comme un principe régulateur. Il donne une direction ("bien intentionné", l.28), i.e. un sens de la visée. Mais il présente aussi une valeur postulative ("recommandable d'un point de vue pratique", l.28). Il résiste en même temps ("tenable", l.28) concrètement au scepticisme et au pessimisme politiques, souvent stratégiquement intéressés (cf. l. 20 "comme des politiques le prédisent maintenant"). En effet, comme l'a toujours soutenu Kant — cf. Qu'est-ce que les Lumières? Et la religion dans les limites de la simple raison, partie IV), le pouvoir en place reste sournoisement intéressé par le maintien de peuple dans l'ignorance de la possibilité de progression vers le droit universel qui est la liberté. Afin de maintenir le peuple sous tutelle, on lui fait croire qu'il n'a pas d'autre horizon que l'obéissance au souverain (Lumières), ou bien qu'il doit craindre le commencement de la libération par manque de préparation préalable (Religion). Kant dans ce dernier ouvrage dénonce l'argutie qui consiste à faire croire au peuple qu'il doit d'abord mûrir pour la liberté avant de se libérer effectivement. Notons pour finir que la seconde moitié du §4 — fin de la phrase 1, phrase 2 et phrase 3 —, introduite par la concessive "à moins qu'éventuellement" (l.32), laisse place à une objection, immédiatement surmontée par la double référence au "détail" sous deux modes : positif, à l'égard de la nature, négatif à l'égard du droit, de la morale et de la politique. Ce moment du texte ne trouve sa place qu'après l'énoncé de la proposition finale que pour des besoins didactiques et rhétoriques. Le Conflit des facultés est publié en effet par Kant pour se défendre de la critique et de la censure et pour confirmer de manière éclatante la légitimité rationnelle de sa position. En effet, d'un point de vue méthodologique, ces objections sont déjà résolues à la fin du §2. La contingence des événements ne peut en aucun cas remettre en question le principe idéel nécessaire de l'avènement du droit universel dans la constitution républicaine, et ne saurait autoriser ni justifier, ni entériner aucune entorse ni dérogation, sous quelque prétexte que ce soit, à ce principe interne du droit.
Nul, plus que ce texte, ne ramasse et ressaisit la vision synthétique principielle que déploie Kant au sujet de l'histoire dans ses rapports avec le droit, la morale et la politique, mais aussi l'anthropologie et la religion. Ce texte reste d'une clarté aussi grande qu'est grande la difficulté à exposer analytiquement cette vison synthétique (cf. Critique de la faculté de juger, §86). Le monde aurait-il un sens s'il n'y avait pas l'homme comme étant son but final? L'homme est bien le but final du monde et non pas son expression terminale, car il est comme le dépositaire du principe de son accomplissement à travers l'histoire, et cela précisément de manière an-historique. La révolution française aurait pu advenir en d'autres temps et sous d'autres modes. Tout cela reste contingent et dépend des vicissitudes du temps. Mais son avènement inchoatif n'en manifesterait pas moins, en un hapax incroyable et inouï, et pourtant compréhensible, le principe éternel du droit universel.
Christophe Steinlein (décembre 2003).
« La pensée n’est rien d’"intérieur", elle n’existe pas hors du monde et hors des mots. Ce qui nous trompe là- dessus, ce qui nous fait croire à une pensée qui existerait pour soi avant l’expression, ce sont les pensées déjà constituées et déjà exprimées que nous pouvons rappeler à nous silencieusement et par lesquelles nous nous donnons l’illusion d’une vie intérieure. Mais en réalité ce silence prétendu est bruissant de paroles, cette vie intérieure est un langage intérieur. La pensée "pure" se réduit à un certain vide de la conscience, à un voeu instantané. L’intention significative nouvelle ne se connaît elle-même qu’en se recouvrant de significations déjà disponibles, résultat d’actes d’expression antérieurs. Les significations disponibles s’entrelacent soudain selon une loi inconnue, et une fois pour toutes un nouvel être culturel a commencé d’exister. La pensée et l’expression se constituent donc simultanément, lorsque notre acquis culturel se mobilise au service de cette loi inconnue, comme notre corps soudain se prête à un geste nouveau dans l’acquisition de l’habitude. La parole est un véritable geste et elle contient son sens comme le geste contient le sien. C’est ce qui rend possible la communication. Pour que je comprenne les paroles d’autrui, il faut évidemment que son vocabulaire et sa syntaxe soient "déjà connus"de moi. Mais cela ne veut pas dire que les paroles agissent en suscitant chez moi des "représentations" qui leur seraient associées et dont l’assemblage finirait par reproduire en moi la "représentation" originale de celui qui parle. Ce n’est pas avec des "représentations" ou avec une pensée que je communique d’abord, mais avec un sujet parlant, avec un certain style d’être et avec le "monde" qu’il vise. De même que l’intention significative qui a mis en mouvement la parole d’autrui n’est pas une pensée explicite, mais un certain manque qui cherche à se combler, de même la reprise par moi de cette intention n’est pas une opération de ma pensée, mais une modulation synchronique de ma propre existence, une transformation de mon être. Nous vivons dans un monde où la parole est instituée. Pour toutes ces paroles banales, nous possédons en nous-mêmes des significations déjà formées. Elles ne suscitent en nous que des pensées secondes ; celles-ci à leur tour se traduisent en d’autres paroles qui n’exigent de nous aucun véritable effort d’expression et ne demanderont à nos auditeurs aucun effort de compréhension. Ainsi le langage et la compréhension du langage paraissent aller de soi. Le monde linguistique et intersubjectif ne nous étonne plus, nous ne le distinguons plus du monde même, et c’est à l’intérieur d’un monde déjà parlé et parlant que nous réfléchissons. Nous perdons conscience de ce qu’il y a de contingent dans l’expression et dans la communication, soit chez l’enfant qui apprend à parler, soit chez l’écrivain qui dit et pense pour la première fois quelque chose, enfin chez tous ceux qui transforment en parole un certain silence. Il est pourtant bien clair que la parole constituée, telle qu elle joue dans la vie quotidienne, suppose accompli le pas décisif de l'expression. Notre vue sur l’homme restera superficielle tant que nous ne remonterons pas à cette origine, tant que nous ne retrouverons pas, sous le bruit des paroles, le silence primordial, tant que nous ne décrirons pas le geste qui rompt ce silence. La parole est un geste et sa signification un monde. »
Merleau-Ponty, Phénoménologie de la Perception. Partie I, chapitre VI. "Le corps comme expression et la parole", "La pensée est l’expression", pp. 213-214.
Dans ce passage de la Phénoménologie de la perception Merleau-Ponty se propose de remettre en question notre vue trop rapide, trop convenue et superficielle de ce que sont le monde, la communication et la parole. Il se propose de nous montrer comment il y a matière à un triple étonnement. D’abord à propos d’un monde qui ne nous étonne guère parce que nous le croyons bien installé dans son fonctionnement habituel. Étonnement aussi à propos de ce que représente habituellement pour nous la communication, qui semble souvent se réduire à un système mécanique de réponses entre une émission et une réception. Étonnement enfin en ce qui concerne la parole, activité et faculté que nous croyons apparemment bien connaître. En réalité nous la méconnaissons parce que nous la réduisons immédiatement à une expression mécanique et abstraite d’une pensée soi-disant intérieure et personnelle, à partir de matériaux figés, déposés dans la tradition et la culture.
Or Merleau-Ponty dans ce passage va s’employer à mettre à mal nos préjugés — mais aussi nos illusions — successivement sur trois plans.
D’abord, à propos d’une pensée soi-disant abstraite, antérieure, détachée de l’expression (autrement dit transcendante dans l’intériorité du sujet).
Ensuite, à propos d’une parole qui se réduirait à une transmission et une circulation de représentations préformées et figées.
Enfin, à propos de notre illusion d’un monde prédéterminé et déposé dans les structures acquises de notre culture et de notre mémoire. Le but de l’auteur va donc être dans ce texte de décrire ce qu’est réellement le monde humain à partir d’un examen — qui dépasse les apparences immédiates et convenues — portant sur trois points essentiels. D’abord en ce qui concerne le rapport entre la pensée et l’expression. Ensuite en ce qui concerne le passage constant entre la parole et le corps par la figure médiatrice du geste. Enfin, en ce qui concerne le lien entre la constitution du monde pour et par l’homme et la communication intersubjective.
Ce texte apparaît donc comme éminemment généalogique et génétique en ce qu’il cherche respectivement à remonter à la source de ce qui se joue dans l’apparence et à examiner le processus de constitution du monde et de formation de la parole. Il ne fera par conséquent aucune concession à ce qui passe pour vrai et acquis dans l’apparente routine et habitude de la vie quotidienne. Il s’agira ici d’une démarche critique qui dénonce une certaine illusion de la représentation des choses et des rapports humains. C’est sans doute corrélativement à une certaine paresse et complaisance — dues à un principe psychologique d’économie — de la part du comportement habituel, que se déploie chez Merleau-Ponty une certaine tentative pour fonder à nouveaux frais un sens et un statut précis de la parole (ligne 36), du langage (ligne 5), et de la langue (ligne 14).
Ce texte présente en effet une vertu cathartique : il s’agit de purifier nos représentations du monde humain, de la communication et de la parole. Il met en évidence la nécessité d’un changement radical de perspective, en déplaçant le centre de gravité habituel de nos représentations du fait linguistique, langagier et communicationnel. On peut dès lors discerner dans la dynamique interne et immanente de ce texte trois passages ou moments principaux. Dans un premier moment (lignes 1 à 12, jusqu'à "de l’habitude"), il s’agit pour l’auteur de critiquer une intériorité trop vite admise de la pensée, dont la conséquence immédiate serait l’acceptation d’une antériorité de la pensée sur l’expression. L’auteur tente ici de montrer que la pensée ne saurait être abstraite — détachée, séparée —, et qu’elle baigne au contraire dans un monde dont l’extériorité se trouve déjà dans un soi-disant intérieur. Mais pour ce faire, il faut montrer la continuité entre le geste corporel et le geste parlant. C’est pourquoi, dans un second moment (lignes 12 à 22, de "La parole" à " de mon être"), l’auteur s’emploie à une description critique de la représentation conventionnelle de la parole et de la communication, comme échange de représentations préformées. Il tente alors une recherche des conditions de possibilité véritables de la communication dans l’intersubjectivité créatrice et vivante. Mais pour justifier qu’une véritable transformation concrète de l’être parlant soit condition de la parole authentique, il faut redéfinir le monde humain, en dépassant sa figure figée. C’est précisément l’objet d’un troisième et dernier moment (lignes 22 à 36, de "Nous vivons" à "un monde"), dans lequel Merleau-Ponty s’emploie à justifier sa position initiale — à savoir ligne 1, que le monde humain se tient toujours déjà dans l’acte même de penser —, en montrant qu’il n’est pas figé dans une extériorité immobile, mais au contraire constamment visé et constitué par la parole comme geste, en une réappropriation unifiante d’éléments épars.
Dans ces conditions il conviendra d’interroger ce texte selon trois niveaux successifs. D’abord comment penser ce lien entre "la loi inconnue" et les matériaux disponibles — à savoir les significations déposées dans l’habitude — dont elle permet l’entrelacement ? Mais alors comment penser la parole par l’image d’un mouvement du corps — quelle est la fonction de cette comparaison —, pour saisir la genèse d’une création culturelle (ligne 9) ? Ensuite, comment comprendre la communication comme invention de soi devant autrui, comme déploiement d’un geste descripteur et unificateur ? Mais alors comment penser une nouvelle perspective du monde humain qui rende possible ce mouvement d’invention ? Enfin — au niveau du troisième moment du texte — comment remonter à l’origine vivante et en devenir, d’un monde en train de se faire, par-delà une représentation superficielle d’un monde figé et convenu, habituel et routinier ? Que résultera-t-il alors de cet effort de ressaisissement et de réappropriation d’un monde déposé apparemment dans les structures conventionnelles de la vie banale et quotidienne ?
L’attitude phénoménologique s’est toujours montré modeste et prudente : elle ne suppose pas ce qui échappe à une constatation immédiate. Ainsi (ligne 1), il n’y a aucune raison en première analyse de poser a priori une intériorité de la pensée, une sorte de statut ontologique abstrait, détaché et transcendant, de la pensée. Si exister signifie être pris dans le tissu de l’expérience (Lagneau), alors la pensée est une activité qui n’est pas toujours déjà faite, dans une région retirée et reculée du monde concret. Mais elle est en train de se faire dans le tissu même du monde — que Merleau-Ponty s’emploiera à redéfinir dans le troisième moment du texte. Cette opération de constitution du monde s’effectue à l’aide de matériaux bien concrets, bien sensibles, déposés effectivement dans l’épaisseur même de ce monde. Ce sont précisément les mots (ligne 1), "le vocabulaire et la syntaxe" (ligne 14). Ainsi la langue comme réalité concrète se situe au même niveau que le monde pensé alors comme ensemble des circonstances — ce qui se tient tout autour — et des événements de la réalité humaine. Remarquons bien cependant que Merleau-Ponty ne veut pas dire que ces conditions — le monde comme milieu, les mots comme matériaux et éléments de base — sont suffisants pour faire exister la pensée. Au contraire il s’emploiera à montrer dans le second moment (ligne 16) que des assemblages reproduits de significations préformées ne sauraient constituer une pensée authentique. Mais ces conditions demeurent cependant nécessaires, sous peine de s’enfermer dans l’abstraction — la coupure, l’incomplétude, l’ineffectivité —. La pensée n’a pas à être purifiée de sa chair (sans quoi elle se meurt) mais doit plutôt être soustraite à la menace d’une représentation idéaliste (irréaliste) qui précisément l’annule.
Merleau-Ponty montre ainsi l’origine de l’illusion d’une vie intérieure, qui nous amène à l’erreur de l’antériorité de la pensée sur l’expression, dans le contexte de tout ce qui est déposé en nous par l’habitude, le passé, la tradition. C’est en effet par une sorte de paresse — principe d’économie — et de complaisance à ce qui semble s’imposer, que nous accordons une sorte de transcendance à la pensée, en la déclarant toujours déjà présente. Or il n’en est rien : les pensées "déjà constituées et exprimées"(l. 3) ne sont que les matériaux, absolument nécessaires, mais en aucun cas suffisants. C’est effectivement à partir d’eux que va se jouer une sorte de lien entre une loi inconnue qui est peut-être la vie même de l’esprit et les significations disponibles résultant d’une longue habitude déposée lentement dans une disposition. Cette loi inconnue reste par ailleurs absolument irréductible, en tant que force créatrice et combinatrice, à toute représentation figée qu’elle permet en revanche d’entrelacer à toute autre pour faire émerger un sens vivant et neuf.
Ainsi l’illusion de l’intériorité entraîne celle de l’antériorité. En effet nous croyons à une intériorité pure de la pensée (l. 4) et nous sommes ainsi tout naturellement (mais illusoirement) amenés à poser que la pensée existe "pour soi avant" (l. 22) l’expression. Ce qui nous empêche de comprendre la simultanéité (l.10) de l’expression et de la pensée, c’est cette inclination à croire vivant ce qui n’est que recomposé. Merleau-Ponty rejoint ici Bergson et sa critique de la représentation mécaniste de la vie créatrice, appliquée aussi à un mauvais usage du langage. Cette pensée que nous croyons transcendante et antérieure n’est qu’une identification des expressions figées, résultats passés de l’activité constituante du sujet dans le temps du monde humain. Ce sont donc les actes exprimés, figés, déposés dans la mémoire et l’habitude (l. 8) — que par ailleurs nous pouvons rappeler à loisir dans le silence (l. 4) et le recueillement de notre remémoration — qui sont antérieurs, et nullement l’acte de pensée. Celui-ci au contraire s’établit et jaillit dans sa coprésence avec ce langage intérieur (l.5). Qu’est-ce que ce langage intérieur ? Peut-être cet ensemble mouvant de relations, de combinaisons, de tensions bruissantes (l. 5), grosses de possibilités et qui constituent l’élément et l’aliment mêmes de cet élan spirituel — "cette loi inconnue" —. Cet élan spirituel se tient enraciné dans notre être et constitue le principe d’un entrelacement qui va faire émerger un être culturel (l. 9), à savoir un être entièrement neuf. La loi de composition à l’œuvre dans cet élan spirituel ne peut être représentée, mais elle aura transformé, combiné et joint des matériaux préexistants dont on pourra repérer les traces dans les manifestations de la langue (les mots, le vocabulaire, la syntaxe).
Qu’est-ce donc que cette loi inconnue, sans laquelle les expressions pré-constituées sont aveugles et informes, et qui ne peut pourtant pas prétendre au détachement, à la pureté (l.6) sous peine de tomber dans la vacuité (l.6) et l’ineffectivité d’une velléité qui ne parvient pas à durer, à s’indurer dans l’épaisseur même du tissu de l’expérience, et qui reste ponctuelle et instantanée ? Ce principe d’entrelacement, de chiasme, qui constitue par résultante la chair vivante de la pensée authentique — càd exprimée —, est universel, valable pour toute occurrence ou événement humain, mais il reste inconnaissable en tant qu’irréductible à l’analyse. De même, dans l’œuvre d’art le principe d’unité de l’expression reste insaisissable et non conceptualisable, la créativité culturelle se donne comme irréversible — càd donnée une fois pour toutes —. Il s’agit d’un commencement (l. 9), d’une inauguration radicale, dont les retombées seules restent analysables et recomposables, car elles sont à jamais décomposées par l’absence de cet élan spirituel, de cette évolution créatrice qui continue à se déployer dans le temps, et qui est le temps lui-même — "ce qui fait que tout se fait", dit Bergson —.
Cette mobilisation (l. 11), cette composition inaccessible à l’analyse, sous l’impulsion de la présence d’autrui — en tant qu’il est la condition même de la pensée et du langage dans la réciprocité de l’intersubjectivité — constitue l’acte même de ce geste (l. 12), dont la pensée et l’expression constituent les deux aspects indissociables. Quels sont donc le statut et la fonction de cette comparaison que propose Merleau-Ponty entre la constitution simultanée de la pensée et de l’expression, d’une part, et la production corporelle d’un geste, d’autre part ? Le lien n’est pas simple parce que, précisément, le geste n’est jamais uniquement corporel, mais exprime un dynamisme mobilisateur des parties du corps.
L’image du geste chez Merleau-Ponty est rien moins que (tout sauf) rhétorique. Il fonctionne au contraire comme un schème moteur qui nous fait saisir et comprendre immédiatement la "pré-figuration" réciproque de l’expression — à partir d’éléments figés et déposés dans la mémoire — et de la pensée comme mouvement indécomposable, principe spirituel — au sens d’un animation non mécanique. En effet cette animation spirituelle est tout sauf un assemblage constitué après-coup, comme dans un dessin animé, d’éléments figés auxquels on confère artificiellement une vie "re-produite". Le passage vivant et original de la pensée de Merleau-Ponty à cette image du geste se situe sur ce point précis du geste comme notion commune et médiation entre deux sphères distinctes. D’une part celle de l’expression corporelle, qui ne se réduit pas à une recomposition mécanique de positions figées et séparées, mais manifeste l’immanence d’une intention, d’une unité finale, d’un déploiement intime de la durée, comme dans la danse qui en constitue l’exemple et l’illustration canoniques. Et d’autre part, la sphère de l’expression mentale, qui invente un sens, et le laisse apparaître par une combinaison singulière d’éléments pré-formés, pré-figurés, du discours : les mots, les vocables, la syntaxe (comme système des tournures objectives et communes).
Cette connivence intime entre le corps (comme structure et ensemble d’organes) et l’intention significative, cette préfiguration virtuelle et réciproque de l’un dans l’autre — à la manière d’un schème, pont , passage, liaison constitutive d’un rapport nécessaire entre deux sphères hétérogènes —, constitue l’image visible d’un rapport analogue, bien que moins évident, entre le matériel culturel dont dispose un individu humain — par héritage, tradition, habitude, mémoire et accoutumance —, et son rapport créateur d’un sens à chaque moment de sa durée. Dans le premier moment du texte, Merleau-Ponty avait besoin de montrer que la pensée n’a pas pour essence une intériorité absolue (l. 1), parce qu’au fond le but de l’auteur est de redéfinir le monde humain, et de montrer qu’il est construit et visé et non pas donné d’avance — ce point sera acquis au terme du troisième moment (l. 36) en établissant que le monde humain est une constitution de signification. Pour ce faire Merleau-Ponty établit que la pensée et l’expression sont constituées simultanément. La condition pour qu’il n’y ait pas d’intériorité est qu’il ne doit pas y avoir d’antériorité. De même la condition pour que le monde humain soit une instance créatrice et immanente, une existence ouverte et non figée, est qu’il n’y ait aucune transcendance d’intériorité. Mais alors il est nécessaire pour établir la simultanéité de la pensée et de l’expression de la pensée comme geste — i.e. entrelacement, chiasme irréductible à une représentation conceptuelle — de redéfinir ce qu’est la communication (l. 13). Qu’est-ce donc que la communication, au sens courant — prévenu et conventionnel, superficiel et immédiat —, et comment l’auteur fait-il subir des inflexions de sens à ce terme ? Communiquer peut s’entendre en trois sens. D’abord comme la transmission d’un mouvement, d’une impulsion, d’une information, afin de susciter une réaction, une modification de l’extérieur. Mais aussi en un second sens communiquer signifie qu’un contenu est délivré, se dépose et se fige (ou se fixe dans une structure) et devient alors l’objet d’une saisie compréhensive, d’une appropriation utilitaire. Enfin on peut discerner un troisième sens courant du vocable de communication, et du fait de communiquer : l’établissement d’une communauté, d’un lien communautaire. Il s’agit alors de faire société au moins par un aspect — converser c’est conserver dit Bergson — à partir de la circulation de ce qui se découvre être en commun, et qui en se stabilisant va rendre possible à nouveau, mais avec plus de régularité et de systématicité, le processus décrit au niveau du premier sens du terme.
Ces trois niveaux de sens de l’acte de communiquer et de son résultat qu’est la communication sont légitimement attestés par le sens commun, mais Merleau-Ponty les ré-interroge, en ré-ouvre la signification cachée. Certes la base matérielle nécessaire de la communication comme transmission d’un contenu (sens 2) est constituée par la langue, le dictionnaire mémorisé (vocabulaire et syntaxe). Cette langue est une condition nécessaire évidente de la connaissance entendue au sens large de familiarité et disponibilité pré-requises. Mais cela ne suffit nullement pour comprendre profondément ce que signifie la communication (l. 15). Les paroles ne sont nullement — en tout cas pas exclusivement ni essentiellement — des stimulations qui feraient ré-agir en suscitant des déterminations et des conditionnements par le biais de formes linguistiques pré-déterminées. C’est en ce sens que la communication humaine est plus profonde et plus riche que la communication animale, celle-ci apparaissant comme purement réactive et mécanique (danse des abeilles, conduites agressives des oies).
Certes, l’arsenal des représentations pré-déterminées — les expressions antérieures dont parle le premier moment — reste absolument nécessaire à la communication, mais pas suffisant (càd essentiel). L’essence de la communication humaine pour Merleau-Ponty ne consiste pas dans l’assemblage de représentations (reproduction de ces associations et stimulation extérieure à la reproduction), mais plus profondément dans la présence de l’autre comme "sujet parlant"(l. 18). Ainsi dans la communication humaine il s’agit plus de présentation, de présence de l’autre, que de la représentation et de la reproduction d’expressions figées et disponibles pour le sens commun.
C’est ce que l’auteur se propose de nous rappeler en nous faisant prendre conscience que beaucoup de conduites humaines restent superficielles (l. 34) parce qu’elles se contentent d’une structure communicationnelle en stimulus-réponse. Qu’en est-il donc de ce sujet parlant et qu’est donc ce style d’être (l. 18) dont il présente et laisse découvrir l’existence ? Qu’est donc ce monde que vise l’autre (l. 19) et comment le vise-t-il ? Certes la subjectivité n’est ni une instance transcendante, abstraite, détachée, en retrait du monde réel en son épaisseur empirique et circonstancielle. Mais pas davantage non plus elle ne peut se réduire à une simple faculté mécanique d’assemblage et d’expression de représentations figées, déjà pensées et prêtes-à-penser. La subjectivité apparaît au contraire comme cette dynamique intime, temporelle et jaillissante — "Je suis le Temps", dit Merleau-Ponty —, qui circule à travers son acquis et son passé, perpétuellement inquiète, ek-sistante, force de projection et de dépassement (au sens de Sartre). Elle porte par conséquent en elle un monde mouvant, vivant, gros de possibilités — plus qu’elle n’est déterminée par un monde antérieur, figé dans une transcendance factice. Cette subjectivité profonde et essentielle grave et imprime à même la chair du temps sa visée et son intentionnalité : c’est ce qu’on pourrait alors appeler le style d’être (l. 18), pensé sous deux déterminations principales et conjointes. A la fois comme ce qui porte (stulos, la colonne) un monde en devenir, se constituant sans cesse dans la mobilité de ses significations. Mais aussi comme ce qui grave (stulos, le stylet du sculpteur ou du graveur) sa propre visée dans un monde qui n’est jamais déjà pré-déterminé. Invention et assomption peuvent ainsi caractériser ce sujet parlant (l. 18), rien moins que (tout sauf) sujet assujetti à des préfigurations transcendantes. Au contraire il se présente comme subjectivité jaillissante — sub-jectum, ce qui se tient en -dessous de l’étant, ce rien qui perce sous l’étant, pour reprendre une image valérienne. Viser un monde (l. 19) c’est précisément le constituer en objet, l’objectiver en lui conférant par le mouvement de cette visée un sens et une valeur.
La communication apparaît ainsi à Merleau-Ponty en son essence comme affrontement pacifique, confrontation entre deux sujets parlants — càd qui participent dans la présence à cette création de sens —. Les sujets parlants mis en présence ne se communiquent pas des pensées explicites (l. 20), dépliées, mises à plat, donc figées et épinglées — conservant une forme parfaite que la vie a cependant désertée. Mais ils suscitent la conscience réciproque d’une intention significative implicite — repliée, enveloppée et immanente — à même le mouvement temporel et vital. Ainsi la subjectivité en jeu dans cet acte de communication apparaît-elle comme manque qui cherche à se combler (l. 20), dépressivité d’être, au sens d’une conscience sartrienne qui est dehors, claire comme un grand vent, ne coïncidant jamais avec elle-même afin de susciter le sens d’une visée. Réciproquement l’attitude d’autrui face à la présence parlante d’une subjectivité humaine n’est pas déterminée mécaniquement et réactivement. Cette intension, cette visée, cette expressivité (et non expression figée) d’une conscience qui se cherche en cherchant et en inventant sa parole est bien une reprise. Non pas au sens d’une reconstitution de sens à partir de déterminations figées, mais plutôt comme une modulation (l. 21). Qu’entend l’auteur par ce terme ? Peut-être le déplacement d’une perspective du mode d’être, un infléchissement simultané et synchronique (l. 22) qui reconduit la subjectivité dans la création constante d’elle-même — bien loin de la faire (se) reposer confortablement dans des significations attendues et convenues. "Nous avons à nous inventer chaque jour nous-mêmes" dit Sartre. On ne communique donc pas un contenu informatif (sens 2) mais plutôt une injonction vitale à se modifier, à se transformer sous l’incitation — et non pas l’ excitation, fondement de la communication animale — de la visée de l’autre qui infléchit constamment ma propre visée.
Cependant on ne saurait nier la nécessité de vivre dans un monde institué, édifié comme d’abord apparemment un système de relations et de résultats codifiés, acquis, habituels et convenus. Cette structure est nécessaire mais absolument pas suffisante. Car c’est le mouvement même de la vie d’emporter avec elle dans sa durée créatrice l’ensemble des retombées figées que son mouvement passant a produites et qui sont comme la trace et le témoignage reporté de cet élan spirituel. La communication au sens courant et commun du terme — comme impulsion, transmission et structuration — doit être approfondie pour y découvrir des sens plus profonds et cachés. Certes l’apparence du monde humain nous montre l’institution et la constitution, figées et déposées après coup, des structures nécessaires à la vie sociale. Les paroles banales (l. 23), les significations déjà formées (l. 24) font partie intégrante de cette institution. Nécessaires, elles nous font perdre cependant l’essentiel, qui est l’inventivité de la vie humaine, entrelacement du dynamique et du statique, de l’ouvert et du clos. La pensée, pour s’incarner dans sa chair effective, doit en effet accepter le chiasme, elle doit se recouvrir de significations déjà disponibles (l. 7) mais sans s’y asphyxier. Car ce qui est mort ne cessera pas de se décomposer — selon la loi de l’infinitésimal spatial et de la divisibilité à l’infini des êtres de pure extériorité partes extra partes — et d’entraver le mouvement de la vie de l’esprit, dont la profondeur réside précisément dans cette composition entre l’institué et l’instituant.
Certes l’exercice de la faculté de langage passe par l’utilisation de la langue et vise l’expression parlée dans un but de conservation, de stabilisation de la vie humaine, solidaire et non solitaire. Mais à oublier le mouvement originaire de la pensée incarnée dans la parole comme geste (l. 36) —intégration réciproque du sens dans le corps —, la société humaine risque de se systématiser en solidarité mécanique, se figer et voir la vie la déserter. C’est pourquoi le double effort (l. 25-26) d’expression et de compréhension est requis pour maintenir vivante (au sens de l’esprit) la communauté humaine. Car celle-ci se trouve menacée de sombrer dans la superficialité, donc la dégradation de ses parties, si la simplicité et l’unité de l’esprit incarné — loi inconnue qui ne peut être que constatée comme un fait — ne l’animent plus.
C’est précisément au moment où, par un effet pervers de paresse et de complaisance — justifiées rapidement par l’urgence de la vie et la dureté de l’existence —, plus rien ne nous étonne (l. 28) et que la communication paraît aller de soi (l. 27), qu’alors rien ne va plus, tout est près de détoner. Merleau-Ponty constate que c’est à l’intérieur d’un monde parlé et parlant que nous réfléchissons (l. 29) et propose implicitement de remonter en-deça du pas décisif de l’expression (l. 23). En effet celui-ci produit des matériaux, certes utiles et utilisables, mais figés. Or nous devons penser par soi-même, se réapproprier le mouvement de la pensée. On ne peut pas recourir à un quelconque prêt-à-penser, alors que le prêt-à-porter vestimentaire se justifie parfaitement dans le cadre de la vie matérielle et mécanique. Celle-ci en effet reste essentiellement fondée sur la division du travail —honneur de l’esprit humain en même temps que menace perpétuelle d’aliénation. Si donc le sur-mesure et la dépendance des services et des biens sont intégralement justifiés dans le cadre de la vie sociale (aux dérives et aliénations près) ils se révèlent au contraire complètement inadéquats dans l’ordre de la pensée individuelle.
Nos habitudes de vie, de parole, renvoient à un habitus légitime. Car l’urgence de la vie nous commande par le système de la tradition, de l’éducation, de la culture, de la coutume, d’habiter et d’habiller — originairement ces deux vocables recouvrent la même idée — le monde matériel, afin de l’utiliser et de l’asservir à nos propres fins. Mais l’essence de l’esprit humain commande pour se déployer pleinement selon son être, une tout autre méthode. Il s’agit presque d’adopter une perspective, une vision ou une visée esthétique, artistique, du monde de la vie. Retrouver le hasard, la contingence (l. 29), l’idée que les choses se touchent (tangere) se rencontrent et coïncident aléatoirement selon une harmonie et une unité imprévisibles. Comme à propos de l’œuvre d’art, Merleau-Ponty se trouve ici sur la question du rapport entre le langage et la vie sociale, très proche de Bergson. Ce que veut montrer Merleau-Ponty (l. 36) en disant que le monde est la signification — comme direction, orientation application et valeur, intensité ou norme — de la parole comme geste, c’est la nécessité de prendre conscience que ce monde humain est toujours déjà virtuellement présent comme visée et objet visé dans la pensée humaine.
Nous sommes tous au fond des enfants (l. 30), des êtres qui voudraient parler mais qui ne le peuvent pas complètement : in-fans, d’après l’étymologie. Nous voudrions être les écrivains de nous-mêmes et de notre expérience (l. 30), pour écrire et décrire une singularité (la nôtre propre). Mais nous n’y parvenons pas aussi bien que Montaigne, dont le coup d’essai pour parler vraiment de lui et écrire son être — non pas au sens superficiel, "Le sot projet qu’il a de se peindre !", que croit pouvoir lui assigner Pascal —, fut un coup de maître, pleinement réussi. Ainsi une question se pose : comment retrouver, chacun pour notre compte, tous autant que nous sommes — car chaque être humain cherche et tend obscurément à transformer un certain silence en parole, cf. l. 31 —, ce silence primordial (l. 35), ce silence donné en premier et qui n’est pas le silence illusoire (l. 4) dont nous croyions constituer l’élément de notre pensée abstraite ?
Comment se détermine ou est suggéré ce certain silence (l. 32) dont parle l’auteur ? D’un côté il y a le silence négatif qui est la mort de la pensée (comme incarnation vivante) étouffée alors sous la parole constituée et instituée, càd figée et fonctionnalisée. Ce silence est dangereux car il n’apparaît pas à la conscience, qui s’étiole, puisqu’il est recouvert par le bruit et la fureur du monde, ou le ronronnement d’habitudes et de routines confortables. C’est ce système bien organisé de pensées figées et mortes dont parle l’auteur (l. 4) qui nous fait croire à l’établissement d’une transcendance et d’une nature immuable. Cette croyance peut s’analyser comme symptôme de la mauvaise foi qui fuit complaisamment, par paresse et lâcheté, son devoir intrinsèque d’inventer le monde, car alors elle se réfugie dans une pensée toute faite, extérieure et abstraite, mais qui se donne fallacieusement pour intériorité et complétude. La pensée n’est donc pas pour Merleau-Ponty, comme le suggère Platon dans le Sophiste (265) ou le Théétète (189) "un dialogue intérieur et silencieux de l’âme avec elle-même". En effet l’auteur s’inscrit en faux contre cette position car cela supposerait la transcendance des idées qui s’inscrivent de toute éternité au-delà de l’épaisseur et du devenir du réel.
Mais on peut et on doit en revanche s’ouvrir à un silence premier, plein de sens, et se situant en deçà du bruit convenu des paroles utilitaires. Ce silence se donne alors comme ouverture et origine de la manifestation de l’esprit comme incarnation dans la durée de ce qu’au fond Merleau-Ponty nomme un geste (l. 35). Ce geste peut s’analyser comme le développement et le déploiement certains dans l’épaisseur du réel de ce qui ne s’y réduit pourtant pas et qui cependant pas davantage ne pourrait s’en passer. Ainsi, sous ce que nous appelons étourdiment le monde, et qui n’est formé que de l’enveloppe grossière de ce qui s’est déposé dans la durée du passé humain, comme utile à la vie, se trouve et se tient ce geste authentique de la parole. En effet la parole dans ces conditions agit, esquisse, figure, exprime l’unité vivante d’un mouvement incarné, transportant en lui sa finalité interne non représentable. Ce geste authentique découvre un arrière-monde — mais pas du tout au sens de Nietzsche —, un monde qui en fait est immanent et latent à cette surface que nous nommons la Terre des hommes, et qui est la signification — càd la manifestation vivante et indéfiniment renouvelée et régénérée de la parole. Cette parole se comprend comme une parabole càd une trajectoire qui crée et figure son sens au moment où elle parcourt la possibilité déployée d’un entrelacement entre le corps et l’esprit, la nature et la culture. Cette parole parabolique se tient du reste indéfectiblement et intimement appelée, inspirée autant qu’aspirée par ce silence authentique, silence qui est l’expression même de la recherche incessante de l’esprit se constituant dans l’incarnation du sens.
Au terme de la lecture de ce texte, tissu vivant de la pensée de Merleau-Ponty, nous constatons la structure rigoureuse de son propos dont le but final se tient dans la dernière assertion (l. 36) : constituer une définition authentique du monde humain comme signification vivante (génétique, en devenir) et non pas figée (structurelle, fonctionnelle) de la parole comme expression créatrice, quasiment artistique (l’écrivain) et esthétique (le geste). Ce texte se présente comme un certain entrelacement des thèmes bergsoniens de l’élan spirituel et de la durée créatrice avec une critique rigoureuse de l’usage superficiel — et pourtant utilitaire en première approximation — du langage comme combinaison mécanique de fonctions et de forces utiles à l’adaptation de la vie humaine au réel. Mais usage superficiel aussi de la langue, comme ensemble d’étiquettes figées perdant de vue le mouvement intime de la pensée, et en dernière analyse détournement de la parole, qui échoue en produit dégradé du bavardage de l’homo loquax, recouvrant l’homo loquens qui saisissait initialement le flux infiniment nuancé des affects de la vie.
Pour parvenir à ce résultat qu’il souhaite réellement nous communiquer — au sens fort de nous permettre de nous le réapproprier par un mouvement créateur, et qui est le résultat de toute la phénoménologie au sens de l’auteur — il a été nécessaire à Merleau-Ponty de montrer que le monde authentique se constitue non pas comme structure figée, mais comme communication. La communication s’entend alors en un sens radicalement nouveau qui constitue l’apport original de la réflexion de l’auteur. Elle est une incitation, par confrontation des styles d’être, à la transformation de soi devant l’autre. Cette opération n’est possible qu’à condition d’admettre qu’il n’y a pas d’antériorité de la pensée sur l’expression. Autrement dit dans le rapport à autrui c’est autrui se faisant que l’on saisit et non des représentations toute faites qui lui serviraient de représentants et d’alibis. A son tour cette simultanéité de la pensée et de l’expression n’est possible que si on renonce à une intériorité de la pensée. Mais ceci n’est possible que si le monde, comme visée du sens et somme des possibilités, est toujours déjà présent, au moins virtuellement, comme visée transcendantale au coeur même de cet acte indissoluble de penser et d’exprimer, dont il est l’élément et l’aliment. On retrouve ainsi l’idée husserlienne que le cogitum porte en lui comme objet de visée, et condition de sa visée, ses cogitata immanents.
On ne saurait pourtant déceler aucune circularité dans ce texte, qui fait exactement ce qu’il dit, qui se donne précisément comme l’expérience même de ce qu’il énonce. En effet ce texte réalise bien ce dont il parle, à savoir l’entrelacement de fait, sans origine, ni cause explicative, mais comme ouverture de l’être à lui-même, en ses deux aspects relatifs et corrélatifs. C’est bien dans et par un geste fondateur (sans fondement) et primordial (sans ordre) qui unit intimement le corps et l’esprit que peuvent enfin se déterminer mutuellement l’intérieur et l’extérieur, le naturel et le culturel, le figé et le mouvant, l’objectif et le subjectif.
Christophe Steinlein (novembre 2003).
« Tous les hommes louent le passé et blâment le présent, et souvent avec raison. Ils sont tellement férus de ce qui a existé autrefois, que non seulement ils vantent les temps qu'ils ne connaissent que par les écrivains du passé, mais que, devenus vieux, on les entend prôner encore ce qu'ils se souviennent d'avoir vu dans leur jeunesse. Leur opinion est le plus souvent erronée, et pour diverses raisons.
La première, c'est qu'on ne connaît jamais la vérité tout entière sur le passé. On cache le plus souvent les événements qui déshonoreraient un siècle ; et quant à ceux qui sont faits pour l'honorer on les amplifie, on les raconte en termes pompeux et emphatiques. La plupart des écrivains se laissent si bien subjuguer par le succès des vainqueurs, que, pour rendre leur triomphe plus éclatant, non seulement ils exagèrent leurs succès, mais la résistance même des ennemis vaincus ; en sorte que les descendants des uns et des autres ne peuvent s'empêcher de s'émerveiller devant de tels hommes, de les louer et de les aimer.
La seconde raison, c'est que les hommes ne haïssent que par crainte ou par envie, deux mobiles qui meurent avec les événements où nous sommes nous-mêmes acteurs, ou qui se passent sous nos yeux : la connaissance que nous en avons est entière ; rien ne nous en est dérobé. Ce que nous y apercevons de bien est tellement mêlé de choses qui nous déplaisent, que nous sommes portés à les juger plus sévèrement, quoique souvent le présent mérite réellement plus de louanges et d'admiration. Je ne parle point des oeuvres de l'art dont l'éclat est tel que le temps ne peut rien ôter ni ajouter à leur gloire, mais seulement de la vie et des moeurs des hommes qui ne laissent point des témoignages aussi illustres.
Je répéterai donc que rien n'est plus général que louer le passé et de dénigrer le présent. Mais il n'est pas vrai que cette habitude trompe toujours. En effet, il faut bien quelquefois que nos jugements s'accordent avec la vérité, puisque, selon la loi des choses humaines, tantôt elles progressent et tantôt elles déclinent. On voit par exemple une ville, un Etat, recevoir une Constitution des mains d'un législateur, dont la virtu leur fait faire pendant quelque temps des progrès vers la perfection : quiconque vit alors dans cet Etat et donne plus d'éloges au temps passé qu'au présent, se trompe certainement ; et la raison de son erreur se trouve dans les causes que nous avons indiquées. Mais s'il vit dans cette même République ou dans ce même Etat à l'époque où celui-ci décline, alors il ne se trompe plus.
En réfléchissant sur la marche des choses humaines, j'estime que ce monde demeure dans le même état où il a été de tous temps ; qu'il y a toujours la même somme de bien, la même somme de mal ; mais que ce mal et ce bien ne font que parcourir les divers lieux, les diverses contrées. D'après ce que nous connaissons des anciens empires, on les a tous vus déchoir les uns après les autres à mesure que s'altéraient leurs moeurs. Mais le monde était toujours le même ; il ne différait qu'en ceci, à savoir que la virtu qui avait commencé en Assyrie émigra ensuite en Médie, et de là en Perse puis s'en vint loger en Italie, dans Rome, et si nul empire n'a succédé à celui de Rome pour conserver la somme de tant de biens, du moins l'a-t-on vue se partager entre celles des Nations qui vivaient selon la bonne virtu. Tel fut l'empire des Francs, celui des Turcs, celui du Soudan d'Egypte, aujourd'hui les peuples d'Allemagne ; et avant eux ces fameux Arabes qui firent de si grandes choses, et conquirent le monde entier après avoir détruit l'empire romain en Orient. Les peuples de ces différents pays, qui ont remplacé les romains après les avoir détruits, ont possédé ou possèdent encore les qualités que l'on regrette et qu'on peut louer de juste louange. Ceux qui, nés dans ces pays, louent le passé plus que le présent, peuvent bien être dans l'erreur. Mais quiconque est allé en Italie et en Grèce, et qui n'est pas devenu ou ultramontain en Italie, ou Turc en Grèce, celui-là a raison de blâmer le temps présent et de louer le temps passé. Les siècles passés leur offrent des sujets d'admiration, et celui où ils vivent ne leur présentent rien qui les dédommage de leur extrême misère, et de l'infamie d'un siècle où ils ne voient ni religion, ni lois, ni discipline militaire, et où règnent des vices de toute espèce ; et ces vices sont d'autant plus exécrables qu'ils se montrent chez ceux qui siègent pro tribunali, qui commandent à tous et qui veulent être adorés.
Mais pour revenir à notre sujet, les hommes se trompent quand ils décident lequel vaut mieux du présent ou du passé, attendu qu'ils n'ont pas une connaissance aussi parfaite de l'un que de l'autre ; le jugement que portent les vieillards sur ce qu'ils ont vu dans leur jeunesse, et qu'ils ont bien observé, bien connu, semblerait n'être pas également sujet à erreur. Cette remarque serait juste si les hommes à toute époque de leur vie, conservaient la même force de jugement et les mêmes appétits, mais ils changent ; et quoique les temps ne changent pas réellement, ils ne peuvent paraître les mêmes à des hommes qui ont d'autres appétits, d'autres plaisirs et une autre manière de voir. Nous perdons beaucoup de nos forces physiques en vieillissant ; et nous gagnons en jugement et en prudence ; ce qui nous paraissait insupportable ou bon dans notre jeunesse, nous paraît mauvais ou insoutenable ; nous devrions n'accuser de ce changement que notre jugement ; nous en accusons le temps. D'ailleurs les désirs de l'homme sont insatiables : il est dans sa nature de vouloir et de pouvoir tout désirer, il n'est pas à sa portée de tout acquérir. Il en résulte pour lui un mécontentement habituel et le dégoût de ce qu'il possède ; c'est ce qui lui fait blâmer le présent, louer le passé, désirer l'avenir, et tout cela sans aucun motif raisonnable.»
MACHIAVEL, Discours sur la première décade de Tite Live, livre II, Avant-propos.
Le texte proposé présente une double fonction. D'une part Machiavel semble régler ses comptes avec le pouvoir en place. Les Médicis l'ont exilé. C'est précisément le but du cinquième paragraphe, qui constitue le second moment du texte. Mais il est enchâssé entre les deux autres moments qui portent le véritable intérêt de la réflexion de Machiavel. Il s'agit d'un essai de psychologie historique. L'auteur essaie d'analyser les mobiles qui peuvent incliner les hommes à louer le passé et à dénigrer le présent. Cette explication ne peut s'effectuer que sur fond d'une psychologie générale de l'humain, explicitée dans les toutes dernières lignes du texte (sixième paragraphe, troisième et dernier moment du texte).
On peut suivre d'emblée ici un aphorisme de Nietzsche (Humain, trop humain), qui montre que, quel que soit l'éclat des actions d'un homme, quelle que soit la profondeur de sa réflexion sur son passé, il n'en reste pour finir que sa propre biographie (I, 513). Ainsi Machiavel a occupé des fonctions administratives et politiques importantes à Florence, mais il fut contraint de s'exiler à l'avènement des Médicis. Exilé, il utilise sa réclusion pour réfléchir sur l'histoire, sur le passé, en s'intéressant à l'historien Tite Live. Même si le contenu de l'oeuvre de cet auteur n'est plus d'actualité, on peut néanmoins — en supposant la somme de bien et la somme de virtu constante globalement à travers les époques et les pays — se servir de ce qui a été dit et fait pour améliorer le présent.
Machiavel propose donc dans ce texte une réflexion générale sur la manière de juger le passé par rapport au présent. Il utilise ce thème pour esquisser d'une part une psychologie générale de l'humain — et en particulier celui qui fait l'histoire et celui qui fait de l'histoire, i.e. qui l'écrit. Et d'autre part il ébauche une critique de l'actualité politique de son temps — à savoir les troubles à l'intérieur du Duché de Florence et entre les différentes cités de l'Italie.
Le texte s'articule à travers ses six paragraphes en trois moments bien distincts. Dans un premier moment (lignes 1 à 22, quatre premiers paragraphes) Machiavel pose une thèse : les hommes en général louent le passé et blâment le présent. Il tente de la justifier en l'expliquant par deux raisons. Dans un second moment (lignes 23 à 38, paragraphe cinq), Machiavel pose une seconde thèse : le monde demeure dans le même état où il a été de tout temps. Cette thèse peut se penser corrélativement à la première dans la mesure où, si le monde demeure en un état constant, il n'y a alors aucune raison de privilégier le passé par rapport au présent. Nous projetons sur le monde les déficiences de notre jugement sur le monde. Cette idée est illustrée par un exemple global qui a pour fonction "in fine" pour Machiavel, d'amorcer une critique du climat politique de son temps et de son pays. Enfin, dans un troisième et dernier moment du texte (lignes 39 à 49, sixième paragraphe), Machiavel confirme sa première thèse en montrant que l'erreur gît dans le jugement humain. Et il relie sa deuxième thèse à une psychologie générale de l'humain en marquant la différence, l'opposition entre la constance du monde et l'inconstance de l'homme.
Nous poserons donc successivement trois questions à ce texte, afin d'en éclairer la démarche. D'abord, d'où vient cette différence d'appréciation entre le passé et le présent : peut-elle être évitée ou contournée? Ensuite, peut-on vraiment prouver, à partir de la marche des choses humaines, que l'état du monde est constant? Enfin, l'erreur de jugement que l'on porte sur le passé peut-elle être évitée : y a-t-il une fatalité de la nature humaine qui la porterait à un désir en excès sur ses capacités?
En position d'exil et fort d'une grande expérience politique, administrative et diplomatique, Machiavel peut donc à loisir s'interroger sur le rapport de l'homme à son passé. Cette interrogation est possible surtout après la lecture de l'historien romain Tite Live. Fort de sa propre expérience humaine et du récit de l'expérience humaine d'autres historiens, Machiavel peut énoncer une proposition générale sur l'homme. L'opposition de "tous" (l.1) et de "souvent" (l.1) marque une nuance. Il y a des cas — il y reviendra dans le second moment — où on a raison de louer le passé. Mais ces cas sont rares et en général on se rend coupable d'une erreur de jugement en valorisant excessivement le passé (excès de l'attitude laudative). Nietzsche montrera parfaitement dans sa Seconde considération intempestive (De l'utilité et des inconvénients des études historiques pour la vie) que les historiens de type monumental ou antiquaire avancent dans le devenir à reculons, et naissent avec des cheveux blancs, vieillards chenus vieillis avant d'avoir vécu. En effet le passé semble attirant parce qu'il est lointain, et il constitue un très bon alibi — une fuite dans un ailleurs qui sert de refuge pour éviter les difficultés — pour ne pas affronter le présent de la vie, et la vie du présent dans sa présence.
Nous connaissons tous l'illusion rétrospective qui consiste à affirmer que "c'était mieux dans l'ancien temps", soit que nous l'ayons vécu — mais Machiavel traitera cette hypothèse au début du sixième paragraphe —, soit que nous l'ayons lu chez les historiens ou entendu raconter.
Pourquoi les hommes sont-ils si "férus" de ce qui a existé autrefois? Outre la raison évoquée précédemment et suggérée par Nietzsche (refus de vivre), on peut trouver dans les dernières lignes de ce texte une réponse qui montre son unité et sa cohérence. En effet les hommes étant altérés par nature d'un désir insatiable, ils se donnent l'illusion de le satisfaire en croyant que le passé était parfait, avait atteint une perfection, dont toute le suite ne serait qu'une dégradation. Mais au contraire la vie humaine n'est-elle pas, comme le suggère Nietzsche, un imparfait à jamais imperfectible?
Ainsi la louange remplace la connaissance car elle évite d'affronter la difficulté de connaître : "le service de la vérité est le plus dur service" (Nietzsche). Rien ne coûte de louer le passé, puisqu'il est dépassé et trépassé. Le prône est facile, la critique et la probité de la connaissance — chercher les preuves par l'épreuve — sont nettement moins aisées. D'autant que le souvenir n'est rien moins que fiable, et plutôt faible. Là encore c'est la fin du texte qui nous éclaire, car les hommes voient leur force de jugement décliner avec le temps (l.42) et ils changent (l.43).
Mais outre ces raisons préliminaires (explications ou principes d'intelligibilité) que l'on peut trouver par soi-même et par d'autres auteurs, Machiavel propose lui-même deux raisons qui sont des principes d'explication mais qui peuvent aussi jouer le rôle de causes (l.21), i.e. de lois de production, comme le suggère la fin du quatrième paragraphe. Quel est donc l'ordre des raisons qui explique cet effet constaté immédiatement?
La première raison est objective, épistémique. Elle tient à la nature même de la vérité, qui ne se donne jamais entièrement à l'esprit de l'homme. Et a fortiori se dérobe la vérité du passé en tant que celui-ci n'est jamais totalement présent à l'esprit.
Mais la raison n'est pas uniquement ontologique et intrinsèquement liée à la notion de vérité. Il y va aussi d'une raison psychologique : on pense aux "cinquante pour cent" fameux chez Machiavel, entre le hasard et la volonté humaine prise dans le cours du monde. Ainsi les hommes ont honte de la vérité de leurs déficiences. Ils se font une fausse image (narcissique) de ce qui honore ou déshonore (l.6). Par principe de compensation, ce qui est dévalorisé, caché, l'est aussi par une amplification abusive de ce qu'on croit être à l'honneur de l'esprit. En réalité rien n'est plus honteux que d'avoir honte de la vérité, qu'elle nous paraisse laide ou belle. La pompe (l.6) et l'emphase (l.7) sont bien des maladies psychologiques humaines, trop humaines. La clé de leur emprise est elle aussi donnée à la fin du texte, en sa grande cohérence logique et psychologique. L'homme se sent totalement et illusoirement misérable eu égard à ses prétentions factices et sans bornes (l.47). Ainsi il ne supporte plus la réalité, dans sa simplicité nue et crue, à cause de l'écart qu'il a creusé entre ce qu'il croit illusoirement devoir atteindre et la toute aussi fausse et illusoire représentation de ses propres capacités. Mais "A l'impossible nul n'est tenu" (Bergson), et "Il ne vaudrait pas mieux pour les hommes que tous leurs désirs fussent satisfaits" (Héraclite). A preuve : c'est en se croyant tenu à l'impossible que l'on se rend toute vérité impossible. Et un début de satisfaction illusoire engendre une surenchère désastreuse. On est contraint de maquiller toujours plus les écarts creusés entre la réalité et sa représentation flatteuse par un maquillage initial. De même chez Rousseau (Discours sur les sciences et les arts), le progrès augmente pour résorber la progression du mal qu'il a engendré.
L'écart entre la vérité historique du passé et sa représentation factice se creuse doublement dans les deux sens. On rend tacites certains événements et emphatiques certains autres. Mais outre cette détermination accidentelle et extérieure (mais implacable dans ses effets), on constate aussi (l.7) une tendance à l'adoration de la domination, et à l'idolâtrie de ses effets. L'homme reste esclave de la libido dominandi (désir de dominer). A tel point que, lorsqu'elle ne s'exerce pas sur nous (ce qui est toujours pénible) on l'exalte chez les autres. Les historiens sont des esclaves qui acceptent leur joug (ils se "subjuguent") complaisamment en une sorte de servitude volontaire qui peut dégoûter plus d'un la Boétie. On retrouve cette critique chez Nietzsche dans un fragment célèbre : "Les grandes guerres modernes sont les conséquences directes des études historiques." En effet, l'exaltation indue de certains aspects du passé "engendre au peuple de faux souvenirs" comme le rappelle finement Valéry dans ses Cahiers.
Le désir de dépassement, de triomphe, et de domination, est si profondément ancré et enraciné en l'homme qu'il investit à tort de faux objets. Ce n'est même pas une attitude partisane mais intrinsèque. On exagère aussi "la résistance des ennemis vaincus". (l.8) Cette inclination pathologique à la vénération et à l'idolâtrie de la force, de la puissance — "Vous aussi , vous êtes, comme le monde, cette volonté de puissance et rien d'autre" (Nietzsche, La volonté de puissance, livre II chapitre I § 53) — puissance saine ou malade, se transmet de génération en génération. Le temps s'écoule, on oublie les sources, on s'éloigne du point de départ mais la vénération fantasmatique s'accroît dans l'oubli et l'illusion de la vérité initiale.
La seconde raison (l.10, §3, début) invoquée par Machiavel, est de nature psychologique. On ne peut pas vraiment haïr le passé, parce qu'on n'y est pas vraiment intéressé — immergé, au sens vital de l'urgence immédiate. Même les événements passés les plus horribles ne nous touchent guère, et ne dit-on pas qu'on oublie plus facilement le mal passé que le bien passé? Machiavel, fin connaisseur et psychologue des hommes, montre que les deux mobiles les plus puissants de la haine sont la crainte et l'envie. Comment les définir? La crainte est la représentation d'un mal possible à venir. La crainte est toujours exagératrice et elle n'est jamais une fatalité dans son objet. Car pour Machiavel la moitié du réel est entre nos mains, l'autre moitié entre les mains du Hasard, du Sort, de la Fortune, trois "divinités" par ailleurs totalement dépourvues de mains, d'yeux, d'esprit, d'intention. Elles ne veulent ni bien ni mal, elles ne savent rien ni ne sentent rien. Elles sont sourdes, aveugles et muettes. Mais elles restent absolument hors de nos prises. Ainsi même sans être stoïcien au sens fort d'Epictète ("On ne souffre pas des choses, mais de la représentation des choses") ou en un sens nuancé, celui de Montaigne ("Celui qui craint de souffrir, il souffre déjà de ce qu'il craint"), il serait possible de diminuer la crainte, et partant de surmonter la crainte du présent. Il s'agirait avec Nietzsche de repenser l'innocence du devenir (die Unschuldichkeit des Werdens) et l'Amor Fati. On ne souffre pas tant en effet du passé, car il est passé et ne nous atteint plus directement. De même nous souffrons de l'envie (l.10), forme laide de l'impuissance qui consiste dans le désir de voir l'autre privé de ce que nous ne pouvons obtenir par nos propres moyens. Mais le passé est définitivement nécessaire, nous ne pouvons espérer le modifier. De même la jalousie y est sans objet, car il ne nous appartient plus, il est universel. Alors que la jalousie consiste dans la tendance à ne se départir de rien, et à l'inverse de l'envie, de vouloir priver l'autre de ce que nous possédons.
Il s'agit ici bien ici de mobiles (l.10), différents des motifs, selon la belle distinction kantienne à l'oeuvre dans la Critique le la raison pratique. Le motif reste une détermination motrice, d'ordre raisonnable et rationnel. L'homme en est souvent dépourvu (l.49). Le mobile est une détermination affective, pathologique, qui nous mobilise et nous manipule dans l'esclavage le plus complet, d'autant plus qu'il reste inconscient. Acteurs ou spectateurs (l.11) nous accédons à une réalité présente, d'abord complète ("rien ne nous est dérobé") et d'autre part mélangée de bien et de mal, d'agréable et de désagréable. Il faut noter que Machiavel croise les deux catégories en y soustrayant un élément. Le bien objectif est obstrué, offusqué, occulté, non par le mal, mais par le sentiment subjectif du désagréable. Ici en effet s'introduit une dimension subjective. Ce n'est pas le mal objectif qui nous empêche de saisir le bien intrinsèque des événements dont l'avènement se déploie sous nos yeux. Ce sont nos liens subjectifs étroits avec le désagrément. Ainsi nous confondons par une singulière mais repérable erreur de jugement, le mal et le désagréable.
Ainsi l'illusion produite par une erreur de jugement, elle-même dérivée d'une mauvaise maîtrise psychologique, est complète (l.13) dans l'interversion des valeurs. Le présent est blâmé alors qu'il mérite des éloges. Ensuite, quand il sera à son tour transformé en passé il recouvrera une dignité illusoire et surtout inefficace. Car il s'agit d'agir sur le présent en le croyant digne d'une telle transformation, non de l'enfermer dans une mélancolie stérile qui, il est vrai, ne nous demande aucun effort.
Pour mieux faire comprendre son point de vue, mais aussi pour statuer sur l'oeuvre d'art — Machiavel est contemporain de la peinture et de la sculpture florentines et en général de la renaissance artistique italienne — l'auteur du texte monte qu'à la différence des oeuvres d'art (soustraites en bien ou en mal à l'emprise du temps), les actions des hommes restent sous l'empire des fluctuations du temps. Car elles ne sortent pas, contrairement aux oeuvres d'art, du flux du temps. Elles ne constituent pas à elles seules un éternité, mais restent prises dans la temporalité et les vicissitudes continues de l'histoire.
Pourtant on peut objecter que les oeuvres d'art au moment où elles sont créées ne bénéficient pas nécessairement de la reconnaissance que l'histoire leur attribue ensuite progressivement et rétrospectivement. L'histoire de l'art nous en donne d'ailleurs des témoignages : que de génies ignorés de leur temps autant que d'oeuvres à la mode de leur temps qui croupissent maintenant dans les caves des musées. La peinture et la sculpture florentines étaient-elles aussi adulées et adorées du temps de Machiavel que de nos jours? Il est permis d'en douter. Car nous vénérons et conservons (comme montre Nietzsche, dans la seconde Considération) ce que nous estimons ne plus pouvoir revenir et ce que nous estimons (souvent plus à tort qu'à raison) impuissants à jamais faire revenir. Il est vrai que l'oeuvre n'a ni passé ni avenir et qu'elle participe de l'éternelle présence à soi de l'esprit. Au contraire les prosaïques actions humaines ne se suffisent pas à elles-mêmes. Elles sont portées par ue provenance déterminée et appelées à une estimation, non préalablement fixée, mais inéluctable en fonction des vicissitudes en devenir du temps de l'époque.
Dès lors, fort de ce contrepoint et appuyé sur cette différence esthétique et politique, Machiavel peut clore ce premier moment de sa réflexion en réitérant au début du quatrième paragraphe (l.16) l'idée que cette dissymétrie d'appréciation est d'une part une habitude —ancrée dans le temps, on a vu comment — et générale, car il y aune nature humaine aux déterminations de laquelle nul être humain n'échappe. Mais utilisant toujours cet art du contrepoint et de la différence, Machiavel précise que cette habitude n'est pas entièrement mauvaise. Elle peut conduire à de justes résultats. Mais pour imiter Pascal — "l'imagination, puissance d'erreur, maîtresse d'erreur et de fausseté, et d'autant plus fourbe qu'elle ne l'est pas toujours, car elle serait règle infaillible de vérité si elle l'était de l'erreur"—, cette habitude, comme seconde nature qui remplace la première, celle du bon sens, est d'autant plus dangereuse qu'elle mène quelquefois à des considérations justes. Ainsi le danger est-il d'induire illégitimement à partir de quelques cas rares et sporadiques de justesse, une justesse continuelle. Car ce qui est mauvais dans une habitude, ce n'est pas tant ses résultats (qui peuvent être bons) que son manque de justification et sa rencontre aléatoire avec la vérité. Socrate adresse le même reproche à l'opinion vraie, non pas de tomber juste, mais d'être incapable de rendre compte d'une méthode pour atteindre le juste.
Comment expliquer donc que cette habitude (de louer le passé et de dénigrer le présent) tombe quelquefois juste? La raison en est que les choses humaines oscillent et fluctuent. Nous sommes en effet dans la contingence du sublunaire qui ne se réduit précisément pas à la fatalité. Les choses sont donc susceptibles de progression ou de régression (l.18). Machiavel ne suggère d'ailleurs pas que les déclins sont la ruse d'un progrès plus caché, comme chez Zarathoustra : "J'aime ceux qui déclinent, car en périssant ils se dépassent". La "loi" (l.18), exprimée dans ce "tantôt...tantôt", n'est d'ailleurs pas imputable au destin ou à la fatalité, pas plus qu'il n'en incombe la responsabilité à la seule volonté libre de l'homme. C'est la loi des "cinquante pour cent" imputable à la fortune aveugle et à la volonté humaine respectivement. Machiavel par souci de réalisme s'empresse alors d'exhiber un exemple général (l.18) qui n'est sans doute d'ailleurs pas sans rapport avec sa riche expérience du monde politique, stratégique et diplomatique de son temps et son pays. L'homme est perfectible i.e. il est susceptible de s'acheminer vers une perfection, un accomplissement plus grand. Pour cela il est nécessaire de posséder une virtu une force d'âme qui certes n'est pas donnée à tous, mais qui est susceptible de servir d'exemple et de modèle. Il faut noter qu'à l'époque de Machiavel, celle des cités et des duchés (avant l'unité de l'Italie) une ville pouvait être assimilée à un Etat. S'il se trouve que la constitution présente est efficace, il ne convient alors pas de préférer le passé au présent (l.21). Il faut s'arrêter ici sur le rapport de signification entre les causes et les raisons. On explique cette erreur d'interprétation qui consiste à valoriser le passé — alors que tout indique une progression présente —, par des circonstances réelles (causes) indiquées par Machiavel sous la forme de deux raisons. Une cause, quand on la saisit comme principe d'explication, devient une raison. Et symétriquement, une raison, quand on la pense du côté du caractère efficient et efficace que produit l'interprétation immanente qui lui est associée, devient une cause (loi de production). On rend raison de la raison en la montrant comme cause et on "ac-cuse" la cause en l'exhibant comme raison, i.e. principe d'intelligibilité, plus que loi de production. Notons pour finir qu'une ville (au sens simplement géographique) peut être considérée par Machiavel comme un Etat si elle se voit munie d'une constitution républicaine construite par un législateur vertueux, non pas tant au sens moral qu'au sens civique et politique. La vertu consiste alors à viser toutjours l'intérêt général plutôt que son intérêt particulier, stigmatisé à la fin du second moment du texte (§5, l.37 à 38). Ceux qui siègent "pro tribunali", les tribuns politiques investis de responsabilité, désirent davantage une adoration narcissique (l.38) avec ses conséquences directes — pouvoir, honneur, richesse — et ses corrélats indirects, les vices sous toutes leurs formes : volupté, luxure, corruption, trahison, concussion, prévarication, cruauté, domination. Seul le citoyen peut être digne d'être au pouvoir et d'orienter "la société et son cortège de misères et de crimes" (Hegel, Principes de la philosophie du droit), vers un statut de république où la chose publique (substance, res) reste l'essentiel de la visée et dépasse le marasme des intérêts privés (privés d'universel).
Machiavel confirme ainsi sa première thèse, selon laquelle en règle générale le passé n'a pas plus de valeur que le présent, malgré cette polarisation dissymétrique du jugement. Puis l'auteur, dans un second moment du texte (cinquième paragraphe en entier, l. 23 à 38) va proposer une seconde thèse qu'il va s'efforcer d'illustrer de toute la force probante d'un exemple général résumant l'histoire mondiale. D'abord Machiavel montre la nécessité d'une réflexion, i.e. un retour sur soi qui ne se disperse pas dans l'infinité apparente des vicissitudes humaines. Il y a bien au cours du temps une marche des choses humaines mais celle-ci recèle une unité permanente accessible à la réflexion, i.e. à la saisie d'une idée dans son caractère intrinsèque. Machiavel porte son estimation sur la permanence du monde. Malgré les apparences de fluctuations et d'oscillations, c'est la stabilité globale de la somme totale qui est réelle (l.24). Les parties de l'ensemble fluctuent mais globalement se compensent, s'annulent, et se retranchent autant qu'elles s'ajoutent. Tout comme les ondes de l'océan se propagent sans déplacer de matière liquide, les vicissitudes, péripéties et avatars humains ne font que parcourir une réalité spatiale et temporelle (géographique et historique) qui reste globalement identique à elle-même.
S'ensuit alors l'exemple des anciens empires, que Machiavel tire de sa lecture de Tite Live. La déchéance et la dégradation des anciens empires sont liées à la décomposition de leurs moeurs au sens de la moralité objective chez Hegel (Sittlichkeit). Mais cette décomposition n'altérait pas le monde global, car d'autres naissances et croissances s'amorçaient d'ailleurs pour la compenser. Si le monde n'était pas intuitivement stable — raisonnement ex absurdo par contraposition —, alors il aurait été anéanti depuis longtemps à la suite de la première dégradation locale et sous la pression d'immenses forces entropiques. Cette décomposition peut être pensée comme la décomposition locale d'une partie d'un fruit qui entraîne progressivement l'anéantissement de la totalité de ce fruit. Comment Machiavel explique-t-il ce phénomène? Par le simple fait que le principe politique essentiel, la virtu, abandonne une partie du monde, mais ne s'abandonne pas elle-même : elle demeure éternelle comme idée. Elle se déplace, se propage, et son départ engendre la corruption de la partie dont elle s'absente. Cette absence indique non pas la nécessité d'une essence de la virtu mais la suppression d'un rapport de forces qui lui est consubstantiel comme conviction de pouvoir l'emporter. Tout comme chez Descartes, c'est davantage le départ de l'âme de son enveloppe corporelle qui entraîne la perte de celui-ci, plutôt qu'inversement la décomposition initiale du corps qui chasserait l'âme immortelle d'un réceptacle désormais inhabitable.
Ainsi Machiavel met-il en évidence une propagation linéaire de la virtu dans différents sites successifs : Assyrie, Médie, Perse, Italie, puis Rome, de l'Orient à l'Occident, comme un lever de soleil de la raison (Hegel). Puis à partir de Rome, la virtu passe sous le mode et le régime d'une propagation arborescente et rhizomatique. Les divisions et les répartitions varient mais la somme demeure constante. Les Francs, les Turcs, les Soudanais, les Arabes et enfin les Allemands forment une liste énumérative dont la raison semble résider dans la circularité du mouvement de la virtu. Ainsi elle part de l'Occident, pénètre l'Orient, puis revient à son point de départ, preuve supplémentaire de son invariabilité. Ainsi les peules qui détruisent un autre peuple le remplacent et investissent à leur tour la virtu dont ils ont dépossédé les précédents. C'est alors qu'à bon droit on peut louer des qualités encore présentes alors qu'on croyait pouvoir les regretter comme définitivement absentes (l.32). Dans ces conditions on aurait effectivement tort de louer le passé, puisque le présent nous montre la vie réelle et présente de ces qualités. Mais dans certains cas c'est l'inverse qui se produit. Les peuples qui ont remplacé la domination romaine possèdent des qualités intrinsèques de virtu, qui les rendent aptes à supplanter la domination romaine. Et ce n'est que justice, car la virtu parcourt tous les peuples. Elle n'est pas uniquement l'apanage du peule romain. Par contre la virtu romaine n'a pas été remplacée à Rome. En somme pour Machiavel on a raison de louer le passé et de blâmer le présent en ce qui concerne les peuples qui ont perdu leur virtu (Italie et Grèce). C'est les sens des dernières lignes (§5, l. 34 à38) du paragraphe. Alors que les peuples florissants qui ont remplacé Rome dans ses conquêtes et son empire ont bénéficié et bénéficient encore de ce déplacement de la virtu en leur faveur.
En somme, ce que veut suggérer Machiavel au terme de ce second moment de sa réflexion est l'idée que l'histoire, la vénération du passé, ne peut servir que comme compensation d'une absence et non comme principe d'action, idée que reprendra Nietzsche dans sa seconde Considération intempestive. Quand un peuple est en pleine expansion, et qu'en lui la virtu est vivante, il aurait tort de se tourner mélancoliquement et nostalgiquement vers le passé. Ce serait contraire aux lois et aux exigences de la vie. Par contre dès que la virtu, par des processus décrits ci-dessus, s'est absentée, il convient de prendre le mode et le régime d'une contemplation du passé. Mais cette méthode peut-elle se révéler efficace et féconde pour redonner à un peuple se grandeur perdue?
Tout comme le principe de l'âme, en s'échappant d'un corps, la voue à la décomposition prochaine, la virtu s'est investie chez d'autres peuples et n'a plus laissé en Italie et en Grèce que, d'une part, la décomposition avancée (l.36) — infamie, absence de religion, de lois, de discipline militaire, omniprésence des vices —, et d'autre part la consolation, peut-être abstraite, de la remémoration d'un passé éclatant. C'est pourtant la seule façon légitime d'envisager la grandeur passée : masquer l'infamie, la mauvaise réputation et permettre de temporiser — l'histoire comme force du cunctator. Au contraire, comme le montre Nietzsche, les peuples florissants n'ont nul besoin d'attitude historique, conservatrice et vénératrice.
On conçoit alors toute la subtilité psychologique et médicative de la réflexion machiavélienne. La contemplation du passé n'est, pour Machiavel, pas indiquée dans tous les cas. C'est un remède qui peut se révéler nuisible à ceux dont le cas ne requiert pas qu'on l'utilise. Par contre il peut se révéler salutaire à ceux pour qui il est fortement indiqué. Après l'unité de l'Italie, ses vicissitudes et son état actuel, on peut se demander si le remède proposé par Machiavel —louer le passé et blâmer le présent dans certains cas problématiques — s'est avéré efficace.
Dans un troisième et dernier moment, Machiavel clôt son propos en une sorte de circularité non déficiente, mais efficiente : "pour revenir à notre sujet" (l.39). Il y confirme une nouvelle fois, en un quatrième argument, la validité de la thèse initiale, à savoir que les hommes louent dans la majeure partie des cas — on a vu dans le second moment l'exception et le contre-exemple — le passé et blâment à tort le présent. Le premier argument était celui de la dissimulation de la vérité (l.5) .Le second argument était celui des motifs psychologiques de la crainte et de l'envie. Ces deux arguments peuvent être qualifiés de particuliers. Les deux suivants sont plus généraux. Le troisième argument concerne en effet la permanence globale de l'état du monde et de la marche des choses (l.23). Enfin le quatrième argument, également d'ordre général (l.40), montre que l'erreur de jugement est dérivée d'une perspective faussée. Les hommes n'ont pas une connaissance aussi parfaite du présent et du passé (l.40). Ainsi, en effet, le jugement vieillit et change avec son objet, et provoque des aberrations d'interprétations autant en ce qui concerne des objets neutres qu'en ce qui concerne sa propre vie. Les hommes en effet ne conservent pas la même force de jugements et les mêmes appétits (l.42). C'est une idée courante et commune que l'attitude historique d'appréciation du passé est elle-même d'ordre historique. L'histoire, faite et écrite, est elle-même prise dans l'historicité. L'important n'est pas d'avoir une méthode objective au sens absolu mais une méthode adaptée à l'évolution même de l'objet auquel elle s'applique.
La thèse de Machiavel est que ce n'est pas le monde permanent en lui-même qui est responsable de nos erreurs d'appréciation, mais notre jugement lui-même, inconscient de ses propres modifications et n'ayant donc pas la présence d'esprit de les rectifier. Les appétits, les plaisirs, les perspectives changent (l.44). Ainsi le présent est au fond mieux jugé que le passé, car par définition la puissance de jugement reste exactement adéquate à son objet dans ce cas. Ce qui n'est plus le cas du passé, puisqu'on juge dans le présent un événement passé, augmentant ainsi l'écart et le risque d'illusion.
C'est pourquoi (l.45), comme nous gagnons en jugement et en prudence, nous sommes plus capables de discerner dans le passé le bien plutôt que le mauvais. Mais c'est encore une conséquence de l'imprudence, que d'accuser les temps de cette soi-disant dégradation du présent par rapport au passé. Alors qu'en réalité seul notre jugement est en cause et doit être "ac-cusé" (intégré dans la chaîne des causes et compris par elle). Mais comme dit Descartes en son Discours de la méthode, personne n'est près à reconnaître qu'il manque de jugement, ou que son jugement est déficient. Nous manquons de probité, i.e. de capacité à accéder à une preuve (probans) par une épreuve. Nous fuyons nos déficiences en projetant sur l'extériorité ce que nous ne pouvons supporter de note intériorité.
Machiavel achève alors sa réflexion par une notation de psychologie générale concernant l'humain. La raison générale qui fait et permet d'expliquer que l'homme a tendance à louer le passé et blâmer le présent provient d'un ailleurs (l.46) : par ailleurs, d'ailleurs, la détermination générale de l'humain est négative et provient d'une mystérieuse déficience ontologique. "Condition de l'homme : orgueil, inconstance, ennui, inquiétude." (Pascal, Pensées). L'homme est "in-satiable", il n'en a jamais assez, satis (l.47). Non pas qu'il ait une capacité infinie à recevoir (comme Gargantua), car au contraire il est plutôt d'une nature mesquine, superficielle et bornée. Mais c'est qu'il n'approfondit rien et là encore, selon le principe universel de compensation, il ré-équilibre son manque d'intensité, de profondeur et de qualitatif, par un excès de variété, de surface, d'extensif et de quantitatif. Mais de toutes façons : "Il ne vaudrait pas mieux pour les hommes que tous leurs désirs fussent satisfaits"(Héraclite). Car le vrai problème ne réside pas dans l'obtention de la quantité, mais dans le mode et le régime de saisie des principes en leur intensité.
Le mécontentement et le dégoût (l.48) sont alors nécessairement au rendez-vous de tant d'incompréhension de soi-même. Le mécontentement dérive du sentiment illusoire d'un écart entre ce que l'on croit pouvoir désirer — ce à quoi on croit illusoirement avoir droit — et la représentation tout aussi factice et fantasmatique de ce que l'on croit pouvoir obtenir (l.47). Le mécontentement peut s'entendre aussi bien au sens cartésien (sentiment d'impuissance pour n'avoir pas fait son maximum en toute liberté et générosité) qu'au sens spinoziste : à savoir être impuissant à saisir l'idée adéquate de ce que l'on est et de ce qui nous est nécessaire selon notre idée intrinsèque.
Le dégoût (l.48) peut aussi se penser tout simplement comme un manque de goût (de jugement) de soi. Etre dégoûté de soi c'est, à l'inverse de Montaigne — ce grand goûteur de l'existence, en toute sa profonde et éternelle saveur —, être impuissant à se goûter (sapere, sapiens), se juger, s'évaluer soi-même en toute objectivité et probité. Et pourtant "chacun est éternel à sa place" (Goethe). Cette déficience du jugement de goût non pas sensuel ni esthétique, mais éthique, amène à basculer dans les représentations fantasmatiques de la crainte et de l'espérance face à l'avenir (l.49). Ce mobile passionnel est déraisonnable.
La profonde subtilité de ce texte de Machiavel nous invite à considérer, donc, que l'usage de la représentation du passé et sa constitution possible en histoire reste problématique, et pour la majeure partie des humains, aporétique. La posologie de la représentation du passé doit être presque médicalement réfléchie. Elle ne doit pas être administrée de la même façon à tous les peuples et dans toutes les circonstances, ce que montrera tout aussi bien Nietzsche dans sa seconde Considération intempestive.
En tout état de cause, il est nécessaire pour Machiavel de tenir compte d'une psychologie objective et générale de l'humain, avec ses limites, ses déficiences. La nature même de son jugement sur l'histoire doit être prise dans une évolution historique, individuelle et collective. La doctrine politique et historique du grand Nicolas — politique et histoire sont tout un pour lui — est une doctrine du réalisme et de l'action, à partir du présent de la vie. Il ne s'agit donc jamais de fuir dans la nostalgie et la mélancolie d'un passé illusoire, mais le faire (as-) servir de manière critique à la construction du présent. De même que, dans d'autres textes, il s'agissait de ne jamais céder à la mauvaise foi et à la mauvaise conscience d'une représentation fataliste, à la manière de l'argument paresseux — fatum mahometanum, argos logos. L'image machiavélienne de la construction d'une digue qui arrête pour moitié les coups du sort reste probante et prégnante.
Machiavel semble ici nous suggérer par anticipation la profonde pensée de Paul Veyne à la fin de son ouvrage Comment on écrit l'histoire, selon laquelle, d'une part l'histoire ne sera que ce que nous en ferons d'après les documents disponibles, et d'autre part, plus profondément, elle ne sera que ce que les conventions du genre (i.e. la démarche historienne), elles-mêmes soumises à la marche du temps, feront d'elle.
Christophe Steinlein (novembre 2003).