jeudi 13 juillet 2017

Qu'est-ce que réussir sa vie ?

Il convient d'abord de remarquer que la question posée est celle de la quiddité (le τι εστί - ti esti - d'Aristote, à propos d'un τόδε τι - todé ti - dont on recherche le to ti èn eïnaï), à savoir quelle est l'essence de cette expression courante "réussir sa vie". Celle-ci est passée en proverbe et donc en préjugé dans le langage courant du sens commun. La question posée n'est pas d'abord celle de la modalité. En effet on demande qu'est-ce que réussir sa vie, et non pas comment faire pour réussir sa vie. Descartes, en sa troisième méditation métaphysique, dit bien qu'avant de se demander d'une chose si elle est, il faut se demander ce qu'elle est. Ici, pour le sens commun, la question de la quiddité est toujours occultée au profit de celle de la modalité ou du mode d'emploi (procédé, protocole, notice). La question de savoir quelle est la façon de réussir sa vie est problématique, car il s'agit de savoir d'abord ce qu'on entend par cette expression, si elle est douée et dotée d'une essence ou simplement d'un sens, et si elle n'est pas une simple métaphore, construite par analogie avec la réussite relative à un impératif hypothétique, de la technique ou de la prudence.

En effet, l'alliance des deux termes, "réussir" et "vie", paraît d'emblée antithétique. Réussir provient de uscire qui signifie sortir de, ce que l'on peut entendre de deux manières. D'une part comme ouverture, terminus a quo, c'est-à-dire mise en oeuvre des moyens adéquats pour atteindre une fin donnée. D'autre part, comme issue, terminus ad quem, c'est-à-dire résultat qui fait ressortir l'achèvement — au deux sens du terme, chronologique et téléologique — d'une visée à travers la diachronie et la dialectique des moyens. Le terme de vie est à prendre ici au sens d'existence, c'est-à-dire ce qui fait la spécificité de l'humain en sa faculté de liberté et de raison. Pour un animal, individu purement biologique, la vie est toujours déjà atteinte en sa fin. Car celle-ci est la condition de possibilité de mouvement, qui est toujours une entéléchie (en télos ékein) ou faculté de se tenir toujours déjà dans sa fin comme condition de possibilité de mouvement. L'animal agit suivant des lois, la réussite n'a aucun sens par rapport à sa vie puisqu'il se tient toujours à chaque instant en son oeuvre (en-ergéïa). Au contraire, l'être humain agit suivant la représentation des lois — définition kantienne de la vie dans les Fondements de la métaphysique des moeurs — ce qui implique la position libre d'une fin et le choix délibéré des moyens pour l'atteindre.

Ainsi le problème posé prend la forme d'un dilemme. Ou bien on décompose la vie humaine en la somme des conditions nécessaires de sa définition : vie intellectuelle, vie sentimentale et affective, vie religieuse, vie sociale, etc. Mais alors, à chacun de ces domaines de la vie on peut appliquer adéquatement mais partiellement le concept de réussite. Nous échappe alors le caractère unitaire, téléologique, architectonique, du concept de vie. Car comment opérer la synthèse totalisatrice, dans le phénomène, de cette multiplicité de réussites ponctuelles ? Ou bien, inversement, on part d'abord de l'exigence d'unité propre au concept global de la vie individuelle, comme conciliation entre la nécessité biologique et la liberté de la raison pratique. Mais il semblerait alors qu'on ne puisse plus assigner au concept de réussite aucune détermination adéquate à l'exigence de définir en lui une fin extérieure aux moyens dont on dispose pour l'atteindre.

Or il s'agit de trouver ce qui, dans une vie humaine singulière, fait son unité, et en même temps y attacher adéquatement le concept de réussite qui est toujours avant tout lié à l'impératif hypothétique. Ainsi plusieurs questions corrélatives semblent découler de la position de ce problème. S'il est clair que réussir sa vie est un jugement de valeur, sur quelle valeur de l'objet porte-t-il et quelle est sa validité ? Est-elle universelle — peut-on dire : il a réussi sa vie ? — ou singulière — seul l'individu pourrait juger la valeur de sa propre vie ? Dans ce dernier cas ne trouve-t-on pas une contradiction à considérer que c'est la vie qui doit se juger elle-même, alors que dans tout impératif hypothétique de réussite, le jugement de valeur demeure extérieur et indépendant de la valeur de la chose jugée et évaluée ? Une réussite qui ne serait pas un objet de jouissance apparaît comme un non-sens. La réussite implique en effet une mémoire et un prolongement dans le temps afin de jouir par rétention d'un événement de réussite. Or n'est-il pas évident en apparence qu'on ne peut dire avoir réussi sa vie que lorsque celle-ci est achevée dans le temps, et précisément au moment où il n'est plus possible de jouir par mémoire et prolongement, de cette réussite ?

Que vaut enfin la solution spinoziste qui consiste à réconcilier, par la découverte d'une durée inauthentique dénoncée comme le fondement d'une vie factice, la contrariété, seulement apparente dans le sens commun, entre la vie active et la vie contemplative ? N'est-elle pas elle aussi une réponse particulière à la question de la modalité — comment faire, quel est le mode d'emploi de la vie, si tant est que l'on dit souvent que "le temps d'apprendre à vivre, il est déjà trop tard" ? Cette modeste et simple question de la modalité n'a-t-elle pas plus de valeur et d'intérêt qu'une réponse universelle à la question de la quiddité — y a-t-il une essence universelle de la réussite de la vie individuelle ? Ainsi, l'expression proverbiale et préjudicielle "réussir sa vie" ne serait-elle pas, finalement, une simple métaphore construite par analogie, pour plus de commodité dans la représentation, avec la visée ponctuelle de tout impératif hypothétique ?

Il convient donc dans un premier temps de s'attacher à réduire le plus possible l'insupportable confusion du sens commun qui mélange trois aspects bien distincts du problème posé : réussir sa vie, réussir dans la vie, et réussir à (bien) vivre. Le terme de vie étant pris au sens d'existence humaine, la question de réussir à survivre ne se pose pas car elle est seulement déterminée par les lois naturelles de la physiologie, de la zoologie et de l'éthologie. Il est clair par ailleurs qu'on entend par réussir dans la vie, la réussite sociale en ses multiples composantes (gloire, honneur, richesses, pouvoirs, etc.), ce qui implique de penser la vie humaine comme puissance d'organisation au sein d'une société civile libre composée d'individus raisonnables et rationnels. L'homme est en effet plus libre en société que dans la solitude (cf. Spinoza, Traité politique) et il doit préférer les vrais biens aux biens seulement apparents (cf. Spinoza, Traité de la réforme de l'entendement). La vie humaine est alors pensée par analogie limitée avec la vie purement biologique, en une dimension qui est l'organisation, à savoir la faculté de coordonner et de subordonner (articuler selon une fin) des moyens en vue d'une fin. Mais la différence réside en ce que dans la vie biologique l'organisation procède d'une finalité interne ou immanente ou finalité sans représentation de la fin. Alors que dans la vie humaine (au sens d'existence), la vie procède à chaque instant d'un choix libre et raisonnable de la fin et des moyens mis en oeuvre pour l'atteindre.

Ainsi un individu au sein de la société est sollicité dans une multitude de directions : vie professionnelle, conjugale, sentimentale, sexuelle, religieuse, sportive, associative, etc. Il pose ainsi par rapport à chacune de celles-ci une fin, de manière libre et raisonnable. Il doit alors tâcher de ne pas faillir dans la réalisation des moyens qu'il a choisis librement comme étant les meilleurs et les plus propres à réaliser cette fin (définition de la vertu de générosité chez Descartes, dans le traité Les passions de l'âme). Il devient donc clair que la réussite individuelle, dans chacune de ces directions particulières et nécessaires de la vie totale, reste liée à l'effectuation d'un impératif hypothétique (ou impératif pragmatique, de la prudence ou de l'habileté). En somme, si je veux réussir ma vie professionnelle et sociale — une promotion, un concours, un accroissement des richesses, des pouvoirs, des honneurs, de la réputation, etc.), je sais exactement et universellement, selon les lois constantes de la nature et du réel, ce qu'il me reste à faire. Le choix des moyens dans ce cas est unanime et porte en lui une validité universelle. De même pour tous les autres secteurs de la vie humaine : vie intellectuelle (créatrice) sexuelle, conjugale, familiale, etc.

Mais alors, est-on en droit légitimement de confondre la réussite dans une dimension particulière de la vie, avec la réussite totale (ou prétendue telle) de la vie individuelle prise existentiellement ? Il est clair par exemple pour Machiavel dans Le Prince, que celui-ci n'a pas d'autre vie individuelle que sa vie politique, et celle-ci en tant que telle n'est fondée que sur des impératifs hypothétiques ou pragmatiques, de l'habileté et de la prudence. Si je veux prendre le pouvoir et le conserver, je dois impérativement et impérieusement éliminer mes adversaires, mes ennemis, après m'en être astucieusement servis et les avoir instrumentalisés à leur insu selon mes propres fins et intérêts. Mais est-ce ainsi qu'on peut juger avoir réussi sa vie ? Il est clair que la réponse est négative, car la vie humaine est l'exigence d'une unité qui lui confère tout son sens et sa valeur. C'est bien précisément ce qui constitue toute la difficulté du concept de vie humaine, car elle est en même temps une diversité d'activités toutes liées à des impératifs hypothétiques.

Pas davantage, au cas où l'on refuserait cette première solution, pourrait-on se réfugier dans la simple confusion entre réussir sa vie et réussir à vivre (à bien vivre plus qu'à survivre). A ce titre, Leibniz, dans sa Monadologie, nous pose nécessairement et implicitement un problème. En effet, pour Leibniz, la vie humaine est une activité monadique par excellence, c'est-à-dire un développement ordonné et autonome d'une suite de prédicats. Ces prédicats sont d'une part totalement inhérents et consubstantiels à la monade, et d'autre part ils sont pré-réglés et pré-ordonnés de toute éternité dans l'entendement divin par les lois de l'harmonie pré-établie et le principe du meilleur. Ainsi la monade est sans portes ni fenêtres, elle n'exprime qu'elle-même. Mais peut-on imaginer un instant que réussir sa vie serait réussir à vivre au sens monadique du terme, à savoir développer de manière autonome la suite ou série bien ordonnée des prédicats de la monade suivant une loi de série immuable ? Leibniz prétend que son système est compatible avec l'exigence de liberté. Mais Kant montre que la liberté de la monade est celle du tourne-broche, libre seulement d'obéir à sa nécessité immuable de ne se développer que dans un sens déterminé par avance. Or, au contraire, la vie humaine se présente comme une activité libre et raisonnable, créatrice d'imprévisible nouveauté, qui pose des fins et des jugements de valeur suivant ses propres déterminations et qui possède le pouvoir de ressaisir le sens et la valeur de son passé, par une réinterprétation dont la direction est entièrement laissée à sa libre initiative. Dans ces conditions, réussir à vivre ou à survivre, en développant seulement minimalement son principe interne de mouvement, nous ramènerait à une vie purement animale, ce qui ne saurait être admis si l'on veut conférer à la vie humaine toute sa plénitude.

Pas davantage non plus pourrait-on identifier "réussir sa vie" avec "réussir à bien vivre". En effet, pour le sens commun il est clair que l'expression "réussir sa vie" implique nécessairement l'idée de bonheur. Ainsi l'eudémoniste épicurien, qui ne se confond pas avec l'hédoniste cyrénaïque (disciple d'Aristippe de Cyrène) fondera la réussite de la vie individuelle dans l'usage modéré, prudent et raisonnable des plaisirs, non seulement physiques et sensuels mais surtout intellectuels et spirituels. Si, à chaque instant ou moment de sa vie, le sage eudémoniste prend conscience de la jouissance maximale de toutes ses facultés, il lui faut nécessairement se représenter, par mémoire et prolongement dans le temps, la durée totale de son bonheur, qu'il identifiera à la réussite de sa vie individuelle. Mais Kant montre bien dans la Critique de la raison pure (dialectique transcendantale) que le bonheur est la satisfaction intégrale de tous les penchants, tant de manière extensive (quant à la variété) que de manière intensive (quant au degré), mais aussi de manière protensive (quant à la durée). Dans ces conditions il ne saurait être atteint dans la sphère du phénoménal, en laquelle précisément toute détermination est conditionnée à l'infini par la loi de causalité naturelle. La synthèse totalisatrice et unificatrice de toutes les déterminations dans le temps du sujet, même au cas où celui-ci se serait appliqué sans fautes au carpe diem de chaque instant, reste proprement impossible, car la synthèse de la durée en une seule représentation nous reste à jamais inaccessible. Le bonheur n'est donc pas un idéal de la raison mais seulement de l'imagination. Si nous ne pouvons pas chercher à être heureux (recherche vaine car trop de choses et d'abord la temporalité" sont hors de notre portée), nous devons néanmoins chercher à nous rendre digne du bonheur. Puisque le temps est créateur d'imprévisible nouveauté et que nous sommes astreints à une finitude constitutive, il en résulte que nous ne pouvons pas identifier une vie réussie à une vie heureuse, car le bonheur suppose la synthèse totalisatrice du temps, elle-même radicalement impossible. Rousseau avait déjà esquissé cette idée : "Le bonheur est un état trop constant, et l'homme un être trop inconstant, pour que jamais le premier puisse convenir au second". C'est précisément ce qui déjà fait dire à Aristote que nous ne pouvons pas nous juger heureux (c'est-à-dire ici avoir le sentiment justifié d'avoir réussi notre vie), parce qu'il faudrait alors que celle-ci fut achevée, non seulement dans le temps (l'èn-ergéïa, comme le fait de se tenir toujours au plein de son oeuvre, est en ce sens le contraire de la fatigue ontologique), mais aussi quant à l'atteinte de sa fin ultime (l'èn-télèchéïa, le fait de se tenir toujours dans sa finalité). Energie et entéléchie au sens strict nous restent en ce sens à jamais inaccessibles.

Cependant l'eudémoniste peut très bien jouir par mémoire et par prolongement dans la durée, d'un instant de pleine réplétion effective, dont il garderait le souvenir. Le bonheur réside d'une certaine manière dans la contemplation (Aristote), mais aussi et surtout dans la remémoration du passé en ce qu'il présente d'agréable (Epicure), voire aussi dans la simple imagination (Proust). Mais on ne peut en revanche prétendre effectuer la synthèse totalisatrice et unificatrice de tous les moments du passé pour se déclarer heureux et affirmer ainsi avoir réussi sa vie. On peut certes jouir de l'atteinte pleine et entière du but proposé comme prémisse par un impératif hypothétique. Car le jugement de valeur et sa condition, qui est la vie, restent extérieurs à l'atteinte de cette fin particulière. C'est seulement en ce sens que l'on peut dire avoir réussi et jouir par la mémoire de cette réussite, désormais passée mais qui continue à perdurer dans ses effets. Réussir un concours par exemple est une jouissance pour la vie, précisément parce que la fin a été actuellement et ponctuellement atteinte à un moment donné. Disparaissent alors tous les moyens employés et utilisés pour l'atteindre, et la vie subsiste comme fond sur lequel on peut jouir de la réussite ponctuelle.

Mais en revanche comment concevoir précisément le cas d'un jugement de valeur portant sur la vie en son entier ? La vie serait à la fois juge et parti (en tant que seule une partie, aussi grande soit-elle, peut être considérée) ? Elle serait à la fois la fin visée et la moyen pour l'atteindre. Y aurait-il donc une vie réussie et une vie qui réussit, sans qu'on puisse perdre alors l'unité de la vie ? Toutes les solutions proposées jusqu'ici pour tenter de saisir la quiddité du "réussir sa vie" ont échoué. La solution ascétique échoue de même, et pourtant elle est l'inverse de la solution eudémoniste. Elle prétend nier la vie en sa réalité concrète, mais elle y reste cependant contradictoirement attachée, elle en demeure complètement tributaire. En effet, elle ne cesse de s'occuper avec ressentiment de cette négation de la vie, et sombre dans la contradiction d'affirmer à la fois la vacuité et la vanité de la chair, et d'autre part elle dépense réactivement (en pure perte) toutes ses forces à tenter de l'extirper d'elle. Dans ces conditions, peut-on tenter d'expliquer, à la manière de Spinoza, la raison de cet échec de toutes les solutions proposées par une mauvaise interprétation de la durée authentique ? Que vaut la tentative spinoziste de réconcilier, dans une temporalité véritablement retrouvée (au sens de Proust dans À la recherche du temps perdu), la vie active et la vie contemplative, par la (re-)découverte d'une durée authentique de la vie ?

Il est clair que pour le sens commun, vie active et vie contemplative restent à jamais incompatibles, irréductibles l'une à l'autre, et irréconciliables. D'un côté en effet, il y a les manuels, au sens large, on pourrait dire plutôt les professionnels pragmatiques et techniques. D'un autre côté, on trouve les intellectuels au sens large — non pas les pseudo-penseurs, techniciens sophistiques et journalistiques professionnels de la pensée pré-fabriquée et médiatique, les (petits) maîtres penseurs — mais plutôt les maîtres de la pensée, les contemplatifs et les poètes, au sens pur qu'Homère confère à ce mot (le poïétès, le créateur).

Ainsi, pour Spinoza, il faut comprendre que la vie active n'est pas nécessairement la vie agitée, segmentée, démembrée, éparpillée et aliénée dans l'espace, et surtout dans le temps. Même si comme le remarque Pascal en ses Pensées, c'est une disposition immédiate consubstantielle à l'homme que de s'agiter vainement : "Notre nature entière est dans le mouvement, le repos entier est la mort" et "J'ai découvert que tout le malheur des hommes vient de ce qu'ils ne savent pas rester en repos seuls dans une chambre". Cette vie inauthentique, faussement active, préoccupée, est avec raison niée par l'ascète, mais celui-ci tombe néanmoins dans un autre travers. Car il est faux de croire que la vie contemplative soit d'essence ascétique ou stoïque, le seul bonheur possible et la seule réussite de la vie passant nécessairement pour Epictète par une éradication radicale, une exténuation suppressive foncière de toutes les passions. C'est bien ce qui constituera le reproche majeur de Nietzsche à l'encontre du stoïcisme, de fuir la passion au lieu de l'affronter et de la porter à l'incandescence en vue d'un dépassement créateur.

En effet il ne s'agit pas de croire, comme le visionnaire ou le mystique, qu'un monde pur d'idées serait rendu accessible à la vision, en ce monde phénoménal, grâce à la mortification. L'acharnement, tout empreint de ressentiment et de moraline, à condamner et à éradiquer ce que Nietzsche nomme les passions affirmatives : orgueil, santé, sexualité (cf. La généalogie de la morale, Les idéaux ascétiques, et La volonté de puissance). D'ailleurs Spinoza et Nietzsche se rejoignent sur le plan de l'affirmation des passions affirmatives, ou celui de la négation des passions tristes. Pour Spinoza en effet l'homme n'est pas un empire dans un empire, il ne saurait donc être prétendûment exempté des lois nécessaires de la naturalité que sont les passions. La nature ne fait pas d'exception ni de sauts, elle impose le même régime à toute chose.

Avec Spinoza, l'opposition entre vie active et vie contemplative ne se situe plus dans la sphère des passions, car le contemplatif et l'actif y sont soumis pareillement. L'ascète, en s'acharnant à éradiquer les passions, se contredit lui-même. D'un côté il affirme la vanité de toute chair, ce qui impliquerait donc une indifférence complète à son égard. D'un autre côté, il passe sa vie, obsédé et obnubilé par ce problème de la chair. Il est contre la chair, ce qui signifie qu'il est tout contre, avec un immense ressentiment en prime. D'où son infériorité par rapport à son contraire, l'eudémoniste, qui affirme positivement, bien que raisonnablement, le plaisir total de la chair. La réconciliation ne peut pas s'opérer sur le plan des passions, car précisément il n'y a pas de rupture. Elle s'opère uniquement par une réinterprétation de la durée, par la saisie cette fois authentique et non plus factice de son essence même.

Pour Spinoza, la durée extérieure et sociale est factice, bien qu'utile et commode, précisément parce qu'elle est un produit de l'imagination sur lequel s'établit un consensus omnium, qui fonde un modus vivendi unanime. En un sens, Hippias d'Elis, le sophiste prétendument polytechnicien et polymathicien, a raison d'identifier (dans Hippias majeur, Sur le beau) la réussite de la vie individuelle à la stricte observance du calendrier social. Auguste Comte construira lui aussi dans son Catéchisme positiviste un calendrier social donnant prétendument le détermination universelle du temps humain. Réussir sa vie consisterait ainsi dans le respect de la chronologie la plus stricte : enterrer ses parents à leur heure, et être enterré à son tour à son heure par ses propres enfants.

Chez Spinoza en vertu du monisme substantialiste, le temps, tel que l'être humain se le représente, n'est qu'une modalité par laquelle l'imagination interprète les rapports dans l'individu entre l'étendue et la pensée. Pour lui, seule cependant l'éternité possède une consistance ontologique : "Sentimus et experimurque nos aeternos esse", nous sentons et nous savons par expérience que nos sommes éternels. Cette éternité est l'essence de la nécessité même de la Nature. Dieu est éternel parce qu'il est nécessaire, l'éternité n'est qu'une détermination intrinsèque de la nécessité, non l'hypostase anthropomorphique d'une durée humaine qui n'est que l'effet naturel et inévitable de l'imagination humaine. On peut en déduire que la durée authentique ne sera pas déduite à partir de la durée factice, comme étant son contraire, mais elle sera fondée sur l'acte même de l'entendement. Il n'y a pas deux durées qui s'opposent côte à côte, l'une factice, l'autre authentique. Ce que nous appelons durée n'est qu'un effet nécessaire de l'imagination humaine, dont l'utilité est d'appréhender commodément la nécessité des rapports humains dans l'existence concrète. Mais la durée authentique n'est rien d'autre que l'acte même par lequel l'entendement saisit, en une intuition intellectuelle pure, la rationalité de Dieu, qui est la seule connaissance authentique.

Ainsi, la contemplation ne consiste pas à subir passivement une mortification des sens et une vaine éradication des passions, mais elle est acte pur, et donc vie active au sens authentique du terme. Inversement, ou réciproquement, en une mutualité désormais infrangible, la vie active, en son authenticité même, ne consiste pas en une vaine agitation fébrile, aliénée et désordonnée. C'est pourtant l'illusion dans laquelle sombre le sens commun qui croit, et avec fierté hélas, être actif alors qu'il n'est que dépressif, agité et neurasthénique. La vie active au contraire consiste en une méditation pure, condition d'une vie réussie, comme simple spectateur amusé et indifférent, de la comédie humaine ( Balzac), ou de toutes les comédies (Descartes), ou farces (Montaigne), qui se jouent sur le théâtre du monde. En effet, par exemple, pour Balzac, physiologiste génial de ce grand animal qu'on appelle la société, qu'est-ce que la vie active sinon une gigantesque comédie humaine dont les acteurs préparent malheureusement à leur insu la pérennité dans la terrible et effroyable divine comédie de Dante (du moins dans son enfer, région circulaire la plus peuplée) ? Il est ainsi préférable d'analyser cette société civile (avec son cortège de misères et de crimes), froidement, sans hargne ascétique, sans ressentiment vengeur, mais aussi sans aliénation hédoniste. On renforcera ainsi sans cesse l'unité retrouvée entre deux facettes, l'actif et le contemplatif, qui forment une même réalité, à savoir la nécessité universelle de l'identité de Dieu et de la Nature.

Seulement, tout le problème est de savoir s'il est possible sans contradiction d'en rester à cette solution, certes séduisante mais qui ne laisse pas de traîner avec elle certaines difficultés. En effet, peut-on affirmer que Spinoza a répondu à la question de la quiddité, et non pas plutôt à celle de la modalité ? Mais peut-être nous montre-t-il seulement pourquoi il ne faut pas les distinguer. Par ailleurs, dans le Traité de la réforme de l'entendement, il n'hésite pas à livrer sa propre expérience pour montrer comment peut s'effectuer le passage d'une vie inauthentique, dans la résignation passive face à une segmentation sociale et aliénatrice du temps, à une vie authentique, dans l'activité pure de la contemplation au sein d'une éternité retrouvée. C'est par l'expérience progressive d'exercices répétés (habitudes) qu'on doit parvenir à actualiser cette vie authentique. Pour celui qui par habitude active se laisse progressivement habiter par la raison, l'horizon d'une vie réussie se dégage et se découvre peu à peu.

Mais cette expérience s'effectue individuellement, dans le temps social, et de manière contingente, aléatoire. Il faut en effet attendre patiemment avant d'actualiser la vie authentique. Et pendant ce temps, la vie n'est-elle pas perdue ? Bien entendu, on peut toujours imaginer que chaque moment, arraché de haute lutte à la barbarie de la sphère active et installé dans a contemplation pure, peut racheter tout le temps passé et perdu à tenter d'accéder à cette fugace et fugitive éternité. Cette philosophie de l'instant (das Augenblick) apparaît d'ailleurs commune à Nietzsche et à Spinoza. Pour Nietzsche chaque instant doit être affirmé sous le sceau de l'éternel retour et pour Spinoza, chaque instant doit être conçu comme actualisation pure de l'éternité en sa nécessité même.

Chez Spinoza, réussir sa vie signifie réconcilier en une durée authentique la vie contemplative et la vie active. Mais cette exigence ne nécessite-t-elle pas un effort incessant pour persévérer dans son être propre et dans la recherche de l'utile propre de tout être pensant ? Ne s'agit-il pas de remettre en jeu et en cause à chaque instant, à chaque moment, le résultat acquis antérieurement ? La vie authentique, si elle est atteinte en son actualité même (énergéïa et entéléchéïa) grâce à l'expérience progressive et réitérée sur soi de la réforme de l'entendement, peut-elle se stabiliser dans l'être aux instants ultérieurs ? Spinoza prétend accéder à la vie authentique par l'expérience ("Le philosophe ne pense à rien, moins qu'à la mort, et sa sagesse est une méditation, non de la mort, mais de la vie"). On retombe alors dans la difficulté initiale, à savoir qu'on ne peut pas dire d'un homme qu'il a réussi sa vie tant qu'il ne l'a pas achevée, non seulement du point de vue téléologique (par l'atteinte de sa fin propre à chaque instant), mais du point de vue chronologique, lorsque la vie individuelle cesse en tant que mode singulièrement déterminé des attributs de la substance finie. S'il n'y a pas chez Spinoza, comme on le trouve chez Descartes, de problème de création continuée, comment néanmoins assurer la continuité des éléments de la durée ? Tant que la mort (dislocation ) n'est pas là, on ne peut pas parler de bonheur ni de réussite (au sens totalisant), et une fois que la mort est là, on ne peut plus rien attribuer à une entité qui n'a plus d'être : tel est le dilemme qui demeure résiduellement. Seul Dieu (la Nature en sa nécessité absolue) est absolument indéterminé, car en lui rien ne peut être nié. Car toute détermination est négation pour Spinoza, et l'homme, être fini, individu déterminé, est nié comme mode par la mort (résultat d'une dislocation opérée par des causes extérieures plus puissantes). Cependant tout individu est en puissance d'être nié à chaque instant, quel que soit l'acmè qu'il aurait atteint, s'il ne réactualise pas le résultat acquis à l'instant précédent. Pour Spinoza, contrairement à Descartes, ce n'est pas Dieu le principe de cette création continuée ou de cet effort de continuité dans la perduration dans son être propre. C'est plutôt l'individu lui-même qui, par son conatus propre (conari, s'efforcer vers), en produisant de l'impetus (de la quantité de mouvement par différenciation), s'efforce de réactualiser à chaque instant l'achèvement de sa finalité propre, en quoi consiste la contemplation pure dans l'amour et la connaissance de Dieu (comme l'asymptote de l'accroissement de la maîtrise d'un nombre toujours plus grand de choses singulières) dans l'éternité de chaque instant.

Il devient donc clair que la question initiale renvoie en dernier ressort au problème de la valeur de l'objet jugé, en l'occurrence la vie. En effet, dire "j'ai réussi ma vie" ou bien "il a réussi sa vie", revient toujours à porter un jugement de valeur. Or, selon Kant (dans la Critique de la raison pure, analytique transcendantale), juger consiste à joindre dans l'unité d'une même conscience le divers des représentations. Ainsi, porter un jugement de valeur revient à trouver la valeur, et par conséquent la validité, d'une série de déterminations du divers — les événements de la vie individuelle — dont on aurait réussi à opérer la synthèse dans le phénomène, à savoir dans la représentation du sens interne.

Mais tout le problème qui se pose est de savoir si la vie, comme objet du jugement évaluateur, détient par soi-même une valeur universelle et objective qui pourrait être saisie et appréciée par un observateur extérieur, ou bien si elle ne prend sa valeur que par rapport à elle-même, en tant qu'elle est à elle-même son propre principe évaluateur. Par exemple, pour le christianisme, il est clair que la vie individuelle n'a sur Terre — mais y a-t-il un autre lieu, un arrière monde ? — qu'une valeur limitée, relative à une présupposée vie dans l'au-delà. La vie terrestre est ici interprétée comme un passage, une épreuve, une longue attente, une longue maladie pour les épuisés de la vie — c'est du moins ce que nous suggère l'interprétation nietzschéenne du christianisme. Pour Pascal par exemple, en ses Pensées, "Le bonheur n'est ni en dehors de nous, ni en nous, il est en Dieu seulement". Pour le christianisme, la valeur de la vie individuelle reste déterminée par une évaluation dans l'au-delà, en Dieu. Mais pour Nietzsche le platonisme reste du christianisme pour le peuple. Sous cette lumière, on constate que pour Platon, les âmes individuelles, porteuses de leur vie terrestre, seront évaluées et pesées à l'entrée du Royaume d'Hadès (l'Invisible) par les trois juges infernaux (Eaque, Minos et Rhadamante). C'est bien ce qui est exprimé dans les trois mythes eschatologiques, concernant la destinée et la destination de l'âme après le mort terrestre, développés respectivement dans le Gorgias, le Phédon et la République. Ces trois mythes (respectivement le jugement, la palingénésie, ou migration, et le régénération, renaissance ou choix d'une nouvelle vie) se situent à la fin de ces trois ouvrages et fonctionnent comme l'ultima ration, la raison première et dernière de toute la philosophie. De même il est indiqué dans l'Ancien Testament qu'un ange avait marqué d'un doigt de sang ces trois mots hébreux — manè, thécel, pharès, tout à été compté, pesé, divisé — pour signifier au roi juif Nabuchodonosor que sa vie terrestre, toute de plaisirs et de jouissances, serait évaluée dans l'Au-delà par Dieu. L'ange dit en songe au roi juif: "Tu as été mesuré et trouvé trop petit, tu as été pesé et trouvé trop léger, tu as été divisé et éparpillé avec toute ta descendance sur toute la surface de la Terre".

La notion de valeur, et la question de la valeur de la valeur, apparaissent donc au centre de l'enjeu de la question initialement posée, de l'interrogation initialement ouverte. Que faut-il entendre par valeur de la vie ? Toute prétendue réussite peut-elle s'évaluer ? La valeur est en effet liée aux notions de quantité, de nombre et de mesure (donc de normes), contrairement à la notion de sens, qui est de l'ordre du qualitatif, de la direction et de l'intensif. L'évaluation de la vie a-t-elle donc un sens ? La valeur peut-elle être fondée en dernier recours sur un sens inévaluable ? Certes, on peut admettre qu'il n'y a pas de valeur absolue, mais seulement relative à un certain niveau de volonté de puissance et à une certaine perspective. Mais qui évaluera la valeur de toutes les valeurs ? Au fond la valeur a-t-elle un sens ? Peut-on imaginer que si le sens fonde toute valeur, il soit lui-même soustrait à toute évaluation ?

Ainsi, que vaut cette idée que toute vie individuelle terrestre trouve son unique valeur par rapport à un étalon transcendant et inconnu, qui ne se manifeste que par les commandements de lois morales ? De ce point de vue, si la vie après la mort existe dans l'individu à titre non seulement de possibilité mais de destin, réussir sa vie terrestre ne peut rien vouloir dire d'autre que réussir à gagner la vie éternelle. C'est précisément tout l'objet du pari pascalien. Pour Pascal en effet, il faut mettre en jeu les vertus morales et religieuses (Foi, Espérance, Charité), les "miser" pour pouvoir espérer une éternité de bonheur, c'est-à-dire finalement "réussir sa vie". Ainsi, la vie terrestre ne serait qu'un moyen en vue de l'atteinte d'une fin par un simple impératif hypothétique : si tu veux la vie éternelle, alors obéis pendant ta vie terrestre à tous les commandements divins. Cette solution est évidemment séduisante, mais elle oblige à faire d'aventureuses hypothèses : qu'est-ce qui pourrait fonder la continuité entre une vie terrestre et une vie éternelle, si homogènes entre elles, que celle-ci pourrait évaluer celle-là ? Où pourrait-on trouver avec certitude un principe fondateur de l'unité infrangible entre vie terrestre et vie éternelle ? La vie terrestre serait-elle la vie qui fait l'acte de réussir, et la vie céleste serait-elle la vie qui est réussie ? Bien entendu, du point de vue de la durée, cette solution est extrêmement satisfaisante, car dans l'au-delà il n'est pas impossible que l'âme saisisse en une synthèse totalisatrice et unificatrice la série intégrale de son développement temporel sur Terre, et puisse alors être jugée et évaluée sans contradiction, conformément à une récapitulation exhaustive de la série de ses actions. Cependant, cette solution demeure hypothétique, ou bien comme le dit Nietzsche, "un pur délire des arrières mondes".

Au contraire, la solution schopenhauérienne apparaît comme la négation radicale de toute valeur de la vie, et donc de toute possibilité de la réussir : "la vie travaille à perte, elle est une opération qui ne couvre pas ses frais". Cette solution semble plus réaliste, en ce qu'elle s'applique entièrement au champ des phénomènes, sans supputer ou conjecturer un au-delà comme étalon de mesure et d'évaluation de la vie. Cependant, s'il faut passer par la lucidité authentiquement pessimiste de Schopenhauer, il ne convient pas pour Nietzsche de s'y arrêter. Car en fait il est impossible d'évaluer la vie dans son ensemble. Il faudrait pour cela se placer en dehors de la vie. Cela ne se peut, car toute interprétation de la vie reste prise dans la vie elle-même. C'est d'après Nietzsche le cercle herméneutique vertueux et salutaire (il ne faut pas chercher à en sortir mais plutôt y entrer avec joie et volonté affirmatrice), ce qui signifie que la vie est à elle-même son seul et unique critère. La vie ne cesse pas de s'auto-évaluer de s'auto-fonder, et la valeur de toute vie particulière dépende directement de la quantité de volonté de puissance qu'on emploie pour l'affirmer, et ainsi de la perspective (affirmative ou réactive) que l'on adopte pour la développer. Pour Nietzsche, la valeur des valeurs est la vie, accompagnée de sa capacité à affirmer propre à la volonté de puissance constructrice et de la perspective ascendante conjointe.

Cependant, l'intuition de Schopenhauer, selon laquelle la vie est comme une opération financière qui ne couvre pas ses frais, reste saisissante et suggestive. La vie en effet apparaît comme un investissement multiple dans une très grande variété de dimensions, à savoir l'ensemble des forces du vivant, à la fois biologique, raisonnable et libre qu'est l'humain. La vie peut donc se penser comme une entreprise qui investit, produit, fructifie et escompte bien un bénéfice, à savoir ce qui seul peut faire dire : "J'ai réussi ma vie", ou : "Il a réussi sa vie". Seulement, supposons un instant que l'on soit parvenu à une telle affirmation, par ailleurs parfaitement légitime et justifiée (au moins au niveau ponctuel et local). Subsiste alors encore la terrible question, pessimiste et schopenhauérienne par excellence : "Et après ?" Quel sera le bénéfice du bénéfice ? A quoi bon être parvenu rigoureusement jusqu'à ce point, puisque tout être va être détruit dans l'instance (in-sistante et ex-sistante) de la mort ? En effet, pour jouir d'une réussite, encore faut-il vivre après cette réussite, c'est-à-dire exercer une faculté de synthèse pour fonder un prolongement dans le temps et une mémoire de cette réussite et de la jouissance qui lui est liée. Or Schopenhauer n'a pas encore à sa disposition la doctrine nietzschéenne de l'éternel retour. Et d'ailleurs, l'eut-il effectivement en sa possession, son pessimisme, son nihilisme et son ressentiment réactif l'eurent bien empêché de l'appliquer concrètement (d'accompagner la vie dans son accroissement et son déploiement). Pour Nietzsche en effet, dans son Ainsi parlait Zarathoustra, livre évangélique de la religion de l'éternel retour, reviendra éternellement et un nombre innombrable de fois, tout ce qui fut une fois affirmé avec la force joyeuse de la volonté de puissance affirmative. Ainsi pourrait être fondé, instant affirmateur par instant affirmateur — quand le monde touche à sa perfection — la valeur de la vie. Cependant, réussir sa vie ne présente pas beaucoup de sens dans la philosophie de Nietzsche. Car cette expression est un précepte du dernier homme qui dit : "Nous avons inventé le bonheur" et qui "cligne de l'oeil". Réussir sa vie, ce n'est pas en effet vivre le plus longtemps possible — "Pour le jour, on a son petit plaisir et pour la nuit son petit plaisir également, et on vénère la santé". Pour Nietzsche en effet, dans le Gai savoir : "L'amour de la vie est presque toujours le contraire de l'amour d'une longue vie. Réussir sa vie ne signifie pas se conserver frileusement et mesquinement : "J'aime ceux qui vont à leur déclin, car en périssant, ils se dépassent".

Ceci posé, il n'en reste pas moins que la solution négative de Schopenhauer, suivant laquelle réussir sa vie n'aurait aucun sens car la vie ne vaut rien, n'a elle-même aucun sens selon Nietzsche. En effet, Schopenhauer, en affirmant que la vie ne vaut rien et que par conséquent réussir sa vie est un non-sens, se place implicitement en dehors d'elle-même pour se permettre de l'évaluer et de la juger. Or la vie est le tout, car il faut être en vie pour juger la vie, et le tout par définition est ce en dehors de quoi il n'y a rien d'autre que lui-même. Ainsi, pour prétendre valider objectivement le jugement de valeur suivant lequel on ne saurait en aucun cas réussir sa vie, il faut se placer en dehors de la vie pour l'évaluer en sa totalité, ce qui est impossible et donc absurde.

La seule façon non contradictoire de penser le concept de réussite à l'intérieur du concept de vie, serait la pensée nietzschéenne du surmontement incessant de soi-même à chaque instant dans la vie. Mais la vie n'est que volonté de puissance, aveugle, et qui ne se hiérarchise que ponctuellement, selon des perspectives sans cesse fluctuantes. "Voulez-vous que je vous dise ce qu'est le monde ? Le monde n'est que volonté de puissance, et rien d'autre. Et vous aussi, vous n'êtes que volonté de puissance, et rien d'autre". Et aussi : "Partout où j'ai cherché la vie, j'ai trouvé la volonté de puissance" (La volonté de puissance). Dans ces conditions, si la vie équivaut à la pure volonté de puissance aveugle, comme chaos de forces qui s'ordonnent et se hiérarchisent d'elles-mêmes, selon des perspectives qui luttent contre d'autres pressions extérieures, il est hors de question d'espérer trouver un sens unilatéral et fixe à l'expression "réussir dans la vie".

Il semblerait donc que, en dépit de la solution spinoziste — parfaitement séduisante mais malheureusement affirmée dogmatiquement et péremptoirement comme simple mode d'emploi de la vie individuelle —, la question de la quiddité ait échoué au profit de celle de la modalité. A la limite, on ne pourrait jamais s'exprimer par un "J'ai réussi ma vie", qui est toujours un passé composé, et décomposé dans un émiettement de la durée, pas plus que par un présent du type : "Je réussis ma vie". En effet, on peut dire : "Je suis en train de rater ma vie", parce qu'on peut saisir clairement dans la présence du présent, du maintenant, le manquement aux conditions nécessaires, mais absolument pas suffisantes, de la réussite de la vie individuelle. En revanche, il demeure exclu de prétendre efficacement détenir la synthèse totalisatrice des conditions suffisantes à l'atteinte de la béatitude, de la joie, du bonheur, et donc de la réussite de sa vie.

Il semblerait au contraire que, d'un point de vue grammatical, la seule modalité possible d'expression de ce prétendu concept serait l'impératif. Cet impératif n'est pas de devoir (sollen) mais de nécessité d'après les lois de la volonté de puissance (müssen). Certes, il ressemble à l'impératif catégorique en ce qu'il est non déterminé par les inclinations sensibles, mais seulement produit par la pure volonté de puissance affirmative. Ainsi l'expression : "Réussis ta vie!", ou bien : "Que je réussisse ma vie!", ces formules, en tant qu'elles engagent la nécessité d'un dépassement de soi, où il y va constamment de son être le plus intime, inexorablement déterminé sur le fond d'une mort toujours possible et présente, pourraient apparaître comme les formes langagières qui pourraient cerner le plus adéquatement possible ce que signifie vraiment réussir sa vie.

Dans ces conditions, on peut dire qu'il n'y a pas d'essence du "réussir sa vie", mais seulement des acceptions diverses dont il est impossible de réaliser l'unité. Cette expression apparaît alors comme purement aporétique, menant au suicide ou au non sens. Car cette question, si elle était posée dans les premiers dialogues platoniciens (dits aporétiques), n'aurait trouvée comme solution que celle, précédemment réfutée, de l'eschatologie. Il faut donc admettre en dernier ressort que ces deux termes, "réussir" et "vivre" demeurent éternellement antithétiques. La vie ne réussit pas, du moins pas au sens où l'imagination humaine s'imagine obtenir des satisfactions ponctuelles dans le cours de la vie. La vie n'a pas de fin, si ce n'est l'affirmation inconditionnelle d'elle-même. Elle ne réussit pas, c'est-à-dire qu'elle ne sort (uscire) jamais d'elle-même. Elle est un dépassement, un surmontement perpétuel, que rien ne garantit et qui ne garantit rien. La vie est une continuelle mise et remise en jeu, l'enjeu de la vie n'est pas défini, elle n'est le moyen de rien, et rien n'est définitivement un moyen privilégié pour elle. La réussite, quelle qu'elle soit, n'est jamais la vie, car elle annonce toujours la mort au double sens de la cessation et du parachèvement de ce qui avait été mis, partiellement et ponctuellement, en jeu. La vie n'est jamais une réussite, mais une volonté indéfinie d'accroissement à l'intérieur de sa propre puissance, sans but ni moyen, sans commencement ni fin, sans bénéfices ni faillites.

Cependant, à la dernière limite, à l'extrême rigueur, dans une perspective nietzschéenne, la vie est pensée comme pur chaos de forces de la volonté de puissance. Mais en aucun cas, la perspective d'une vie rationnellement organisée (sur le modèle biologique du vivant comme systèmes fonctionnel d'organes) ne peut constituer le modèle d'une réussite de la vie. Car "la vie n'est qu'une variété, et une variété extrêmement rare, de la mort". Cette mort est pensée comme le chaos entropique qui règne partout comme maître absolu, étendant partout sa minéralisation inexorable. L'ordre, la hiérarchie apparents de la vie, par où l'on pourrait nourrir l'illusion de la réussite de la vie, ne sont en réalité que les masques apolliniens de la vérité dionysiaque de la volonté de puissance, qui ne cesse de se vouloir exclusivement elle-même. Dans ces conditions, il ne serait pas incongru de substituer à l'expression désormais aberrante de "réussir sa vie", celle beaucoup plus profonde, réaliste et affirmative — parce qu'elle ne préjuge en rien de l'existence d'une étalon transcendant pour la jauge et l'évaluation — de "vivre sa vie" ou plus simplement et mieux encore : "vivre la vie".

Christophe Steinlein (octobre 2000).

L'amour

La difficulté que pose la notion d'amour est qu'elle semble être d'abord et davantage un sentiment qu'une idée. Il semblerait qu'essayer de penser l'idée d'amour nous reconduise constamment à éprouver un sentiment. Il est même courant qu'on se défende — et même qu'on nous défende — toute tentative de définir l'amour au prétexte que sa seule manifestation serait le sentiment indicible et singulier, la pure épreuve intime et inexprimable d'une disposition qui resterait obscure, intouchable et inanalysable. Cette attitude pénible, s'apparentant au tabou et à la superstition — du genre : "on ne rencontre pas l'amour si on le cherche", ou bien : "c'est en cherchant à dire l'amour qu'on manque à l'éprouver" —, peut trouver son origine dans le fait que l'amour est d'abord une image. D'abord susceptible d'admiration et de fascination, elle sera bientôt transformée en mirage (ou fantasme), et chargée de tonalités affectives diverses, plutôt que de devenir un concept précis chargé de sens. Le mot amour fait en effet partie de ces grands mots — comme liberté, vérité, bonheur —, qui recouvrent peut-être plus de valeur (subjective) qu'ils ne portent de sens (objectif). En effet ils se présentent d'abord à notre esprit comme des images floues et confuses susceptibles d'accueillir toutes nos projections psycho-affectives ainsi que les mouvements immédiats de notre âme.

Cependant il s'agit ici de trouver comment on peut sortir de l'image de l'amour — qui est désir de l'image comme substitut de l'exigence de penser —, pour accéder à son idée vraie, sa forme pure, essentielle et invariante. Quitte d'ailleurs ensuite à repenser l'image immédiate de l'amour et à justifier sa place dans l'expérience émotionnelle, passionnelle et sentimentale de l'individu singulier. Car le paradoxe immédiat de l'amour consiste peut-être en ceci : comment comprendre, dans l'amour, ce mélange étonnant de richesse phantasmatique et de pauvreté de fait, de ressources d'images et d'indigence réelle? En effet, malgré la prolifération des images de l'amour — ou de tout ce qui semble de près ou de loin se réclamer de ce mot, protester ou déclamer en sa faveur, l'invoquant sans répit en une exténuante et stérile incantation — l'amour réel effectif demeure extrêmement rare, voire radicalement absent. "Il n'y a encore jamais eu au monde assez d'amour pour qu'une religion vraie soit seulement possible sur Terre."(Nietzsche). Il semblerait que — pour reprendre une image de Spinoza selon laquelle "les hommes combattent pour leur esclavage comme s'il s'agissait de leur liberté" —, les individus et les groupes ne cessent d'aggraver la quantité et l'intensité de la haine et du mal avec la meilleure — "bonne", i.e. fausse — conscience du monde, fermement convaincus qu'ils travaillent à l'avènement de l'amour individuel et collectif.

La difficulté pour penser la notion d'amour tient par conséquent à l'écart entre l'intention, le désir — souhait ou velléité — d'amour, et le résultat effectif, le produit et le fruit réel de l'amour dans la réalité humaine. La matière de l'amour est sans doute présente, possible et disponible. Le monde reste indéniablement à aimer dans son infinie richesse et diversité. Mais la forme d'amour susceptible d'introduire un ordre de rapports au sein de cette profusion semble faire défaut. Ne se heurte-t-elle pas en effet à l'obstacle et à l'inertie même de ces images de l'amour, incapables de s'entendre sur leur objet et leur modalité?

Il convient donc d'analyser en premier lieu l'amour comme image, dont le contenu et les limites — ainsi que la modalité d'accès à l'esprit — seront à critiquer. Mais il ne suffit pas de dire que l'amour est perçu d'abord comme une image, idéal ou fantasme. Il doit aussi être éprouvé comme mouvement, effort médiatisé par le conflit, la recherche et le travail. Afin précisément de sortir de l'image et viser la réalité de l'autre, cet autrui objet de l'amour. Enfin, pour résoudre les contradictions précédentes d'une définition de l'amour par l'image et le mouvement, il conviendrait peut-être de chercher la vérité de l'amour dans l'idée d'un rapport actualisé de l'entendement à lui-même. Peut-on espérer montrer que l'amour est une réalité d'entendement plus que d'imagination et d'affect? Car l'entendement, en son suprême pouvoir séparateur et abréviateur, reste au principe, et dans le résultat, d'un changement de regard et d'une mise en ordre de la représentation, dans la réalité humaine, de ce que l'on doit aimer, comment on doit l'aimer et pour quelle fin.

L'amour apparaît d'abord, en sa manifestation la plus spontanée, comme émotion, mouvement intérieur du désir à nul autre pareil, puisque l'être vivant sensible et imaginatif qu'est l'être humain déclare et déclame le reconnaître entre tous par sa singularité exceptionnelle. Il ne saurait en effet se réduire à une simple attraction, ou attirance sensuelle ou charnelle. Pas davantage ne se laisse-t-il enfermer dans une cordialité bienveillante envers son semblable. Il ne peut pas non plus se laisser ramener simplement à une amitié scrupuleuse, respectueuse et désintéressée. L'amour se laisse donc d'abord penser comme un mouvement qui ne se confond ni ne se réduit à l'éros, à la philia, ou à l'agapê. Il constitue une réalité plus haute, bien que pour l'instant confusément appréhendée, à laquelle cependant ces trois déterminations d'affects participent ou empruntent une partie de leur effectivité sans pour autant la résorber en elles.

Ce mouvement intérieur et intense — "é-motion" — doit sans doute sa singularité à sa relation à l'image, pourtant inadéquate et confuse, du bonheur. On peut concevoir sans difficulté que l'éros est une représentation conjointe au plaisir, la philia conjointe à la joie et l'agapê à la félicité. Mais il semble que l'amour, comme émotion, soit lié à la représentation fugace et pleine d'espoir de la possibilité et de la disponibilité éminentes et imminentes d'un bonheur à saisir et à accomplir dans l'instant, sans aucune médiation de durée. L'amour semble se donner comme velléité d'éternité et d'union, autrement dit comme suppression d'un rapport problématique entre l'Un et le Multiple. L'émotion amoureuse nous dit, en effet, dans la fulguration d'un instant : "c'est maintenant ou jamais, c'est cet être unique et nul autre".

S'adjoint à cette émotion d'éternité et d'union le scintillement ou l'éclat de la possibilité d'une perfection et d'une paix. L'émotion amoureuse produit l'image d'un accomplissement et d'un équilibre indéfectible. Elle nous murmure tendrement mais fermement : "Le monde touche maintenant à sa perfection, il atteint par moi et avec moi son équilibre définitif". Et d'autre part, elle renchérit avec toute l'inexorable nécessité et dureté bonne et vraie du diamant : "Je suis en paix avec moi-même, je n'ai plus rien à désirer. La place du Mal, du Négatif, est enfin résolue et elle est celle du Néant, du Non-être." On comprend alors, dans un illusoire instant d'espoir, que peut-être la haine n'eût jamais existé que sous la forme bénigne d'une attente impatiente et inadéquate de la révélation d'amour. Celle-ci se pense peut-être avec Nietzsche (Gai Savoir, §341, partie 4, début) comme puissance de voir le beau dans la nécessité des choses : "Ma formule pour cela, c'est amor fati".

Cependant, face à la réalité de la Durée, du Multiple — pluralité des forces et des perspectives — et du Travail du Négatif, l'émotion d'amour ne subsiste pas longtemps dans son indépendance, et se transforme en passion. La passion, n'est-ce pas la polarisation de l'âme en ses images, intentions ou réactions inadéquates, dans l'unique direction d'un refus du Temps, et d'un fascination désespérée pour une idée fixe et désincarnée? Cette passion s'atténue avec le temps et trouve un compromis et une relativité raisonnables dans le sentiment d'amour. Celui-ci ne finit-il pas par concéder à la réalité de la durée, du multiple et du conflit — en somme à l'imperfection de la condition humaine —, une place non négligeable? Ce sentiment d'amour ne tente-t-il pas de participer modestement, modérément, avec toute la relativité pragmatique requise, aux figures plus concrètes que sont l'éros (attirance charnelle et sensuelle), la philia (attirance intellectuelle et existentielle) et l'agapê (attirance symbolique fondée sur la reconnaissance de l'humanité en tout homme)?

Cependant, ces trois figures affectives de l'amour ne sont encore que des images de l'amour. Certes, elles sont plus déterminées que la simple émotion fugitive et illusoire, ou la simple passion restrictive et desséchante, puisqu'elles correspondent à des sentiments, des tonalités affectives parfaitement repérables. Mais nous ne pouvons pas encore saisir à ce niveau d'analyse ce qui constitue le sens même de l'idée d'amour. L'amour ne saurait donc se satisfaire, pour informer le contenu objectif de son idée, des représentations inadéquates du bonheur, de l'éternité, de l'union (comme unité et unicité). Pas davantage ne s'épuisera-t-il dans le désir de paix et de sérénité, de perfection et de stabilité. L'amour cherche peut-être davantage la lutte, la joute amoureuse et l'étreinte des lutteurs. Aimer son ennemi comme soi-même, n'est-ce pas l'essence intime de l'amour?

Ce qui revient à formuler deux acceptations inconditionnelles.

D'une part, accepter son destin, comme conscience de soi, mais comme d'un ennemi (Hegel). Et d'autre part, se souhaiter à soi-même des adversaires parfaits (Nietzsche). Car le plus proche dans l'amour doit résolument se tenir dans le plus lointain. Et ce n'est pas simplement un paradoxe facile. "Je veux que mon prochain devienne mon lointain. Comment ferait-il autrement pour devenir mon étoile?" (Nietzsche / Zarathoustra, en une de ses sentences les plus profondes et fécondes). En effet l'amour authentique ne requiert-il pas des rivaux càd des riverains rivés à la même rive et luttant indissociablement dans une même étreinte amoureuse? Des rivaux riverains rivés à la même lutte créatrice "ar-rivent" peut-être à l'amour, "dé-barquent" enfin sur cet terre isolée perdue au milieu des infinis déserts—d'eau, de glace, de sable—de notre monde dévasté et désertifié par le nihilisme. Aimer l'amour n'est-ce pas d'abord aimer les déserts qui nous en séparent? "Ce qui est précieux est aussi rare que difficile." (Spinoza, Traité de la réforme de l'entendement, fin).

Quoiqu'il en soit, et en tout état de cause, on peut déjà admettre que l'amour ne puisse pas en son essence se résumer à une image, qu'elle soit frustre et immédiate (l'émotion, l'effervescence) ou au contraire élaborée et délimitée (éros, philia, agapê). L'amour en effet ne saurait se contenter d'une esthétique, càd d'une façon de sentir et de ressentir les choses présentes au monde. Car alors l'image, non soutenue par le concept, se mue en mirage — aussi mirifique, mirobolant et "ad-mirable" soit-il. Du mirage, il passe à l'illusion, puis se dégrade en désillusion amenant la tristesse, l'impuissance, donc le mal. "Amour, que de crimes (petits et grands) on commet en ton nom!", pourrait-on s'écrier en reprenant la célèbre exclamation, au sujet de la liberté, d'une marquise spirituelle montant sur l'échafaud en pleine Terreur. Souvent en effet la haine, la rage, le rétrécissement de l'âme et de l'esprit se substituent déplorablement à ce qui devrait au contraire s'annoncer comme ouverture et dilatation, non seulement du corps, mais surtout de l'esprit. Et ces crimes ne sont pas seulement ceux réprouvés par la Loi civile (meurtres) ou morale (irrespect et humiliation). Le plus grand péché reste celui du crime contre l'esprit même de l'amour, qui exige solitude, liberté, affirmation de la nécessité, et qui ne rencontre que petitesses, mesquineries, et contresens dérisoires. "Oh! Mes frères, que sont vos mariages, vos amours, vos unions si ce n'est le mauvais amour de vous-mêmes, pitoyable fuite à deux devant la nécessité de vous-mêmes!"(Nietzsche, Zarathoustra, du mariage).

Ainsi, faute d'une absence de critique de l'image que l'on se fait complaisamment de l'amour, cette disposition, cette disponibilité toujours possible se voit submergée par son contraire, qui est l'affect narcissique, finalement pensé comme désaffection et dés-affectation de soi. "J'aimais à aimer, amabo amari", dit Saint Augustin en parlant de sa vie précédant sa conversion, confessant ainsi un narcissisme stérile qu'il parvint à surmonter, par la grâce de Dieu mais aussi par ses propres efforts. Le débauché est souvent un saint qui s'ignore. Il y a souvent, dit Nietzsche, plus d'amour créateur et fécond dans les plus grands criminels que dans les êtres les plus normaux et normalisés, respectueux de la loi civile et morale. Et ce n'est pas simplement un paradoxe pour effrayer les (petits) bourgeois. Quoiqu'il en soit, dans le contresens de l'amour, on confond allègrement l'amour avec le désir d'avoir, de conquérir, de jouir, de posséder. Mais l'amour ne semble pas être pourtant de l'ordre du plaisir mais plutôt du côté de la joie. Non pas de l'ordre de l'avoir (avoir des bonnes fortunes, ou de la chance) mais de l'ordre de l'être càd du faire, si tant est qu'on n'est jamais rien d'autre que ce qu'on a fait, et ce qu'on se fait. On se forge une image fausse — et qui faussera tout par la suite — de l'amour comme divertissement, agrément, bien-être, facile et accessible à tous. Mais ce qui ne se paie pas cher, par définition ne vaut rien. Idée uniquement applicable dans l'ordre de l'esprit et de l'action humaine, car elle est invalidée dans l'ordre de la production économique par les contre-exemples de l'eau et du pain. Mais l'eau et le pain de l'amour, fraîche ou croupie, tendre ou rassis, resteront toujours d'un prix exorbitant. Ils ne peuvent être donnés que de surcroît, au terme d'un dépassement qui ne les concernait nullement. "Celui qui n'espère pas ne rencontrera pas l'inespéré, car il est introuvable et aporétique" (Héraclite d'Éphèse). La question fondamentale que pose Nietzsche à travers toute sa pensée est celle du droit. Non pas dérisoirement le droit positif, civil, historique. Mais le droit en termes de puissance créatrice. A quoi as-tu vraiment droit? Es-tu vraiment assez puissant pour avoir droit à l'amour? Bien entendu ce n'est à personne d'autre qu'à l'intéressé de se poser la question! Sinon on tomberait dans la plus méchante caricature du despotisme imbécile et stérile. Mais encore faut-il que chacun se pose la question, ce qui est rare, et reste l'effet d'une véritable culture et éducation aristocratiques, ce dont nous demeurons encore assez éloignés. Nietzsche demande : "As-tu assez aimé ta propre solitude, ta propre liberté, ton corps, ton esprit et ton destin, pour avoir le droit d'aimer un être qui sera ton semblable?" Encore, pour prétendre rencontrer son semblable, faut-il être assez identique à soi, s'être connu et reconnu, accepté et aimé, s'être déterminé par l'affirmation de son être au sein du devenir. L'amour, donc, en son concept authentique, s'atténue, s'efface et s'exténue devant une fascination, fascisante et totalitaire, à l'égard des forces brutes et primaires de la Nature et de la Vie. On amalgame, dans l'immédiateté et la confusion, la notion d'amour à l'attraction, l'assimilation et le déploiement de la force. La religion, de tout temps, proteste, proclame, milite et revendique la notion d'amour qui est au fond alors inconsciemment interprétée comme une volonté de pouvoir et de domination malades. Cette volonté nihiliste travaille à son insu à sa propre perte, à son auto-suppression au terme du nihilisme, en croyant s'affirmer dans le fanatisme, le terrorisme et la superstition les plus effrénés. Et ce ne sont alors que massacres, croisades, dévastations et colonisations, revêtues du nom d'amour. (Montaigne, Essais, II, 12, Apologie de Raymond Sebond). L'amour est tout sauf appropriation, emprise et extorsion. Il est don, abandon, pardon, en un sens aussi bien chrétien qu'anti-chrétien, celui du Christ comme celui de Dionysos. Les deux extrêmes se rejoignent seulement sur cette ligne de crête sur laquelle Nietzsche a marché et dansé toute sa vie. "Il n'y eu jusqu'à présent pas assez d'amour pour qu'une religion ait été seulement possible."(Nietzsche, Aurore).

L'histoire de l'amour sur Terre nous paraît donc, grotesquement, se décliner, se conjuguer et se raconter comme l'histoire de la haine, autrement dit le règne du refus, du rétrécissement et de l'obscurcissement. L'éros n'est ainsi qu'une fascination et une admiration des qualités : "Celui qui aime une personne pour sa beauté, l'aime-t-il vraiment? Non, car la vérole qui tuera la beauté sans tuer la personne fera qu'il ne l'aimera plus. On n'aime donc jamais personne mais seulement des qualités."(Pascal, Pensées, Misère de l'homme sans Dieu). La philia, quant à elle, n'est qu'un intérêt qui creuse sournoisement, insidieusement et sourdement son labyrinthe sous le masque de la sincérité et du désintéressement. Lieu commun mais vérité éternelle des moralistes du dix-septième siècle, de Pascal à La Rochefoucauld en passant par la Bruyère. "Si chacun savait comment son ami parle de lui quand il n'est pas là, il n'y aurait pas quatre amis sur Terre." (Pascal, Pensées, Misère de l'homme sans Dieu). Enfin l'agapê, pour passer comme image la plus grande et la plus universelle de l'amour, n'en apparaît pourtant au fond que comme la dé-figuration et le dé-visagement les plus tenaces et inéradicables. Ce qui en effet devait se manifester comme ouverture inconditionnelle à la fraternité de l'autre dans la similitude de la condition humaine — mort, solitude, espérance, travail, mais aussi orgueil, inconstance, ennui, inquiétude —, se dégrade en mimétisme sordide et égoïste, en faux-semblants produits par le divertissement — comme principe d'un détournement d'un amour de la vérité humaine. Toute générosité, toute charité, toute ouverture à l'élévation et à l'expansion spirituelle, requis d'ailleurs comme condition de l'amour de l'autre, du prochain comme tout autre (passé, présent, à venir), semblent avoir déserté le monde, ensevelissant cet appel à la conscience d'un consubstantialité, d'un confraternité et solidarité, d'une co-naturalité des hommes dans l'élément vivant de l'esprit."Les hommes n'ayant pu résoudre la Mort, la Misère et l'Ignorance, ils se sont avisés, pour leur échapper, de n'y point penser."(Pascal, Pensées, Misère de l'homme sans Dieu).

Les images de l'amour, petites et grandes, nobles et ignobles, ne sont donc produites que par cette peur d'aimer. En effet, il semblerait que dans un amour authentique, qui saisit son idée adéquate, l'image soit superflue et que seule suffise la pure position dans l'intellect d'un objet visé comme satisfaction d'un désir de l'esprit. Mais on préfère souvent une confortable image statique, mais fausse, de l'amour, à la vérité de l'amour qui est essentiellement mouvement de l'esprit vers une idée qu'il cherche obscurément à saisir sous sa forme adéquate. On croit chercher le bonheur comme satisfaction imaginaire intégrale et immuable de tous nos penchants. On croit le trouver dans l'image phantasmée de l'amour, mais au prix catastrophique de la suppression de la durée, avec laquelle seule la joie créatrice peut être compatible. Il faut ainsi penser cette durée comme principe de continuité des intermittences, et non comme un obstacle imaginaire à la satisfaction. Ignorant cette différence, on plonge alors dans l'immédiateté, l'instantanéité esthétique, au lieu de faire place à la médiation du travail. Car l'amour est en son essence un travail et en travail. D'ailleurs le travail de l'amour, qui seul peut mener à un résultat tangible et durable, ne peut se fonder que sur l'amour du travail en général (càd la volonté de faire oeuvre utile, de faire quelque chose de soi et de sa vie). Le contresens sur l'amour s'aggrave progressivement dans la confusion entre l'union et la totalisation abstraite, ce qui a pour effet de gommer toute la richesse, la variété et la diversité du monde. On plonge alors dans la pauvreté stérile de la passion amoureuse. Enfin on oublie que l'amour demeure en son fond faiblesse, imperfection, affirmation devant l'autre de notre finitude. On lui substitue au contraire l'orgueil d'une conviction de la perfection. On pourra nous objecter que réduire l'amour à une connaissance intellectuelle des choses se révèle extrêmement orgueilleux eu égard à l'humilité requise pour approcher l'autre en sa finitude incompréhensible et lui offrir en sacrifice notre propre finitude énigmatique et scandaleuse.

En réalité nous ne nions pas la place essentielle accordée à la reconnaissance de la finitude de l'autre ainsi que notre propre finitude dans la rencontre d'amour. Mais comprendre cette finitude reste bien, plutôt que de la sentir ou d'en produire une représentation esthétique grandiose et flatteuse, précisément le plus bel acte d'humilité : celui de l'entendement à l'oeuvre dans la recherche et la saisie d'une idée. Enfin le plus grave contresens que l'on puisse commettre à propos de l'amour consiste à l'amalgamer avec la paix. Croire que l'amour est le tout qui doit être recherché, revient à gommer la place nécessaire du mal et de la haine dans la lente constitution de l'amour. On s'enferme au contraire dans des synthèses floues lorsqu'on cherche à tout iréniser, même avec les meilleures intentions du monde (et précisément à cause d'elles). Il faut se rappeler que pour Platon dans le Banquet, la lutte indigente est une des composantes de l'amour. Ces synthèses floues, animées de bons sentiments, portent le plus grand tort à l'essence de l'amour qui est agonistique, car elles masquent le mal et le rôle de l'amour comme compensation à l'indifférence matérielle, à la neutralité cosmique et à la haine — répulsion et destruction — toujours possibles. Nous voulons dire ici que l'amour reste en son fond une lutte, une agonie créatrice et productrice, un enfantement douloureux de l'esprit du monde, une incarnation finie de l'amour infini que l'absolu se porte à lui-même en son jeu éternel. "Jésus-christ est en agonie jusqu'à la fin du monde : vous ne devez pas dormir pendant ce temps- là" (Pascal). Le christ, symbole de l'amour, livre un combat perpétuel (agôn, aiôn) qui délivre éternellement l'essence de l'amour. Aimer un être, aimer les idées, aimer la science, aimer l'humanité, c'est toujours se battre en une singulière et unique étreinte amoureuse, qui nous maintient dans l'élément de l'amour. Le repos entier est la mort.

Pour sortir, donc, de l'amour comme image, conséquence d'un désir frelaté d'images — à l'oeuvre dans chaque chose permettant — au moins illusoirement et temporairement la fuite et le divertissement devant l'exigence d'amour —, il convient de penser l'amour comme mouvement. Non pas le penser selon un modèle mécanique simple, comme celui d'Empédocle d'Agrigente — Philothès, l'attraction et Neikos, la répulsion — qui prétendait décrire binairement tout mouvement réel. Mais plutôt comme mouvement de libération, de création, d'ouverture (offrande et oblation) inauguratrice et constitutive du rapport à l'autre.

L'autre est bien entendu autrui, la personne humaine visée dans un rapport singulier de reconnaissance et d'affirmation conjointes de l'universalité dans la particularité. En ce sens nous oublions souvent ce qu'est l'autre : nous l'aimons comme on peut aimer un plaisir, un agrément qui n'est pas une fin en soi mais un simple moyen subordonné à l'accès à une fin plus haute, dans laquelle son destin serait de se résorber en y trouvant sa propre fin. Nous oublions facilement (parce que nous restons inconscients de nous-mêmes) qu'autrui est une autre conscience, une partie intégrante de la conscience totale de l'être. Ainsi autrui n'est pas un instrument (dont on pourrait se servir) ni un obstacle (qu'on devrait surmonter). Autrui, c'est le moi qui n'est pas moi. Autrui c'est la résistance de ce qui n'a pas de résistance (contrairement à toutes les autres choses de l'univers). Sartre et Lévinas respectivement veulent signifier la même chose, chacun à sa manière. Nous nous traiterons nous-mêmes exactement comme nous aurons traité autrui, puisqu'il s'agit de la même conscience enfermée dans des points de vue irréductibles l'un à l'autre.

Ainsi, si l'on veut se donner une chance de comprendre l'amour, et corrélativement l'essence d'autrui (qui est au fond notre propre essence malgré l'isolement et la solitude irréductibles dans lesquels se trouvent et se tiennent les consciences), il convient de s'efforcer de substituer l'amour de bienveillance à l'amour de concupiscence (selon Leibniz) ou bien remplacer l'amour-propre par l'amour de soi (selon l'idée de Rousseau). L'amour de concupiscence consiste à rapporter autrui à nous comme un instrument à une fin. Il est fondé implicitement sur un amour-propre qui est le désir et la conviction de devoir être préféré à autrui. Mais quoiqu'il en soit, et en tout état de cause, dans la réalité même de la phénoménalité, autrui est nécessairement traité d'abord comme extériorité, alors qu'il est une figure autre de notre intériorité. Que l'amour soit l'amour des semblables — pour Epicure, Lucrèce et Démocrite, ce qui se ressemble s'assemble — ou bien amour des contraires — pour Héraclite, Hegel et Nietzsche, les contraires se recherchent, s'attirent, se lient entre eux par une opposition flexible et invincible engendrant une tension productrice et motrice —, il existe une dialectique intime de l'amour, une lutte amoureuse et secrète entre les choses, qui éprouvent ainsi leur complémentarité. Elles maintiennent ainsi une différence dans l'identité, en tant que cette identité dynamique est elle-même issue d'une identification toujours reconduite de certaines différenciations à l'oeuvre dans chaque chose.

L'amour n'est plus ici une image, mais un mouvement. Il n'y a plus de bonheur de l'amour mais seulement une liberté de l'amour, qui crée dans la Durée et par la Lutte — le travail de différenciation et d'identification — un rapport à l'autre. L'amour est donc rien moins qu'immédiat, instantané. Il lui faut naître dans et par la médiation du Temps. Il lui faut chercher à durer — dans le dur désir de durer —, et à mesurer son intensité et sa liberté dans l'horizon de la Mort, toujours recommencée. Ici s'opère un dépassement radical et collatéral des deux images les plus tenaces de l'amour. D'une part l'amour-passion ("Aima-t-il jamais celui qui n'aima pas au premier regard?", Shakespeare, Comme il vous plaira), et d'autre part l'amour-raison, très mal nommé puisqu'il n'est que le masque d'une autre passion, celle de la prudence, de l'intérêt et finalement de la paresse comme renoncement à l'exigence de penser et de vivre l'amour en son exigeante vérité. On se marie ici alors par amour de la raison, amour ici bien mal nommé puisqu'on ne désire que la paix, l'absence d'inquiétude rationnelle. Ce qui constitue précisément le plus grave péché contre l'esprit et la raison dont l'essence reste la recherche.

Ce qui fait en effet avorter l'amour, c'est précisément son enfermement dans l'instant, autrement dit le refus du travail et de la durée. L'amour ne se déploie que dans l'élément du travail, qui est travail de l'amour, s'immergeant et se nourrissant de l'élément et de l'aliment que constitue l'amour du travail en général. Dans ce cadre de l'amour, le travail n'est plus une torture, bien qu'il soit contraire au plaisir. Il devient plutôt un lien vivant de transformation réciproque de ce qu'il maintient et retient ensemble. Il apparaît comme le moteur d'une sculpture et d'une émergence progressives d'un forme à partir de l'application des forces qui agissent les unes sur les autres. Aimer travailler, en ce sens, se comprend finalement comme la volonté d'introduire de l'ordre — sélectionner, identifier, différencier, synthétiser — dans la multiplicité et la pluralité. En particulier il en résulte donc qu'aimer travailler c'est travailler à aimer, si aimer signifie comprendre l'ordre et la raison de toutes choses (Spinoza) ou égaler l'unité vivante et insaisissable d'un être (Raphaël).

Aimer c'est donc aller vers l'autre, à sa rencontre improbable et aventureuse, non pas comme vers une image distante, figée, creuse, une idole fascinante. Mais s'acheminer vers l'autre dans une incessante oscillation qui s'apparente au dialogue, à la parole ou au chant, dont les intonations sont indéfiniment renvoyées à leur source pour en parfaire l'émission et l'écho, indissolublement.

Dans ces conditions, l'amour maternel — "Amour d'un mère, amour que nul n'oublie / Pain merveilleux qu'un Dieu partage et multiplie", proclame Hugo —, peut apparaître comme la figure essentielle du travail, du lien transformateur qui donne l'exemple de l'amour comme mouvement et non plus comme image. Déjà le travail de dilatation physique du corps dans l'orgasme de la femme ou de l'homme donne l'idée adéquate d'une naissance de l'amour comme réception et restitution réciproques. S'effectue alors une double dilatation du travail de l'amour dans l'accouplement et l'accouchement, corrélatifs, l'une restant toujours virtuellement contenue dans l'actualité de l'autre, et réciproquement. Sauf à figer l'amour dans l'image statique et sclérosée, fausse et inadéquate, de l'éros comme plaisir, ou de l'amour-raison (comme idolâtrie stérile de la famille), l'amour peut et doit se penser comme systole / diastole spirituelle aussi bien que corporelle, essentiellement dynamique et vivante. L'amour maternel pur (indépendamment de son contexte familial factice et fallacieux) se pense alors comme travail silencieux du dialogue, de la parole et du chant, et apparaît alors comme la langue maternelle par excellence, celle que l'on suce avec le lait maternel—Montaigne et Descartes, nourris aux Belles-lettres dès leur plus tendre enfance — et qui devient le paradigme intériorisé de toute attitude d'amour. Dans la genèse psycho-physique de l'enfant le modèle maternel constituera le principe déterminant — et pour longtemps — de l'attitude et de la modalité d'amour.

Cette liberté, ou invention de l'amour, par laquelle on fait venir du fond de soi ("in-venire") ce qui toujours déjà s'y trouvait et s'y maintenait, dépasse l'image figée et niaise du bonheur comme immobilité faisant illusoirement l'économie du temps. Elle lui substitue la joie comme dilatation, élargissement dynamique de la relation à l'autre. Simultanément elle fait de la place au multiple et au plural, en évitant la tentation et la tentative de la totalisation fermée, close et donc stérile. L'amour n'est pas omniprésent comme perfection du Tout. Il est plutôt imperfection, faiblesse, ouverture (apérité, déhiscence). Tout comme le sourire innocent d'un Nouveau-né, l'amour ne cesse de naître et de dé-naître sur le fond pourtant toujours possible de la mort. Dès que l'amour naît, déjà il est assez vieux pour mourir. De même pour l'enfant. La faiblesse radicale de tout amour, comme celle du petit enfant, s'offre et se constitue comme le démenti le plus cinglant à la puissance la plus aveugle : c'est la résistance de ce qui n'a pas de résistance (Lévinas). C'est pourquoi le Massacre des Innocents n'est pas une réfutation contre la possibilité et la plausibilité de l'amour mais au contraire une confirmation éternelle de l'infinie puissance sans pouvoir de l'amour. L'amour, c'est la royauté d'un enfant qui ne parle pas (in-fans), mais à travers qui l'amour exprime invinciblement son éclat inexpugnable. En effet, dans le bégaiement, le balbutiement, le silence de l'enfant qui ne parle pas encore, parle toujours-déjà la source de toute parole, l'arche de la parole, l'amour. D'autre part l'amour comme mouvement dans la durée, dans l'expression de ses deux figures les plus immédiates (courantes et communes), l'amour maternel et l'amour conjugal — comme effort de conjugaison de deux âmes qui tendent à s'unir par volonté (Descartes) afin d'augmenter ainsi leur puissance d'être (Spinoza) — n'est jamais le signe d'une perfection (orgueil, fermeture, autarcie) mais la marque d'une imperfection positive : faiblesse, humilité, ouverture. Il ne saurait non plus se restreindre à l'image affadie et faussée de la paix, de la pacification comme suppression — illusoire et hypocrite — du Mal, du Négatif et de la Haine. Et c'est précisément cette coprésence non improbable, non impossible de l'amour et du mal qui fait dire à Gilbert Lély (le premier biographe de Sade, le plus autorisé, le plus profond et le plus proche du Divin Marquis, par-delà les siècles et les âges de l'Esprit), en une sentence qui n'est pas simplement un paradoxe-épouvantail — et épouvantable — destiné à effrayer le bourgeois bien-pensant : "Tout ce qu'écrit Sade est amour". Car au fond de l'horreur, de la haine, du mal, de la dislocation et de la souffrance, l'éclair souverain de l'amour ne brille-t-il pas d'un éclat et d'une grâce à jamais inentamée et inentamable, témoin et martyre de son éternelle et invincible existence? Le Christ, bien avant Sade, ne nous l'avait-il pas déjà montré, en sa Passion sublime? Et avant lui, Diogène le Cynique, en sa liberté sublime : "Le soleil baigne les latrines et ne se souille pas"?

L'amour, comme bien absolu en son idée, n'autorise ainsi nullement à évacuer théologiquement le mal dans la région distante du Non-être, pensé alors comme "remotio boni" (Thomas d'Aquin). Le mal n'est pas réductible à un éloignement du bien, il est l'autre de l'amour, comme le vide interstellaire est l'autre de l'étoile qui y brille et y scintille. L'amour n'est pas la paix, l'absence de mal. Il brille seulement dans l'obscurité du mal, fondant constamment l'espoir sur la constatation d'une présence, aussi retirée soit-elle. Car au moment où l'amour est obscurci, offusqué, il est dé-claré, é-clairé. Il se pose et se donne comme témoin de lui-même. Tout comme l'Esprit qui se pose et séjourne auprès de soi, car l'amour est l'esprit. Il s'im-pose et se dé-pose comme alternative au mal, à la haine, à la destruction, dislocation et souffrance. Ainsi c'est sans doute une erreur théorique et une faute morale d'identifier, dans les philosophies théologiques (Leibniz) ou les théologies philosophiques (Thomas d'Aquin), l'amour et la totalité.

Quand Leibniz déclare, par exemple — comme résultat de sa métaphysique — : "Je ne méprise presque rien", il faut entendre la suppression réelle, bien que non apparente, du "presque", concession fugitive à ceux qui resteraient impuissants à déployer les dernières conséquences du système leibnizien. Mais pour nous il s'agit d'une identification contestable de l'amour — comme compréhension du bien absolu et ultime perfection de Dieu — avec la totalité de l'être.

Au contraire l'amour pourrait apparaître comme refus radical d'identification au Tout. Il a besoin de l'Altérité, de l'Étrangeté — le mal, la haine, la dislocation ou éparpillement — pour témoigner de lui-même. La forme la plus pure de l'amour n'est-elle pas en ce sens celle que (et qui) dé-clare, ré-vèle et dé-voile le Christ : "Aime, et fais ce que tu voudras" (repris par Saint Augustin). Encore faut-il vraiment aimer et vraiment vouloir, ce qui reste rare et difficile. Mais, "ce n'est pas le chemin qui est difficile, c'est le difficile qui est chemin" (Kierkegaard). La haine et le mal ne sont nullement détruits et dissous par l'amour.

L'amour en effet est sans force, mais pas sans effort. Il est sans pouvoir mais pas sans puissance. La position affirmative et active de l'amour comme faiblesse, humilité, ouverture, transcendance, dépassement — "par-donner", donner au-delà et par-delà ce qui serait simplement requis par la nature des choses, en ce sens l'amour demeure surnaturel — de tout pouvoir et de toute force, assigne un sens indéfectible et invincible à l'existence. Alors cette existence ainsi investie et visitée par l'amour, devient radicalement incompatible avec la haine, la "mé-chanceté" : léger, l'amour tombe toujours bien, alors que la violence pesante retombe toujours mal en un "mal-choir" et un "mal-échu" intrinsèques. L'amour séjourne auprès du Négatif, sans l'annuler, mais il le laisse librement subsister comme objet d'un témoignage toujours reconduit dans le Temps.

L'amour peut donc se penser comme travail de la durée, comme mouvement libre sous l'horizon de la mort, comme témoignage humble et faible de soi devant une altérité menaçante ou simplement aveugle et indifférente — "Le silence éternel de ces espaces infinis m'effraie. Ces trois figures de l'amour nous permettent de nous sortir de toute image inadéquate de l'amour. Nous évitons ainsi une détermination esthétique — attirance, divertissement, plaisir, fascination, séduction —, aussi bien qu'une détermination éthique — l'amour-raison, le devoir comme dette et respect envers l'humanité, exercice de la prudence, de l'intérêt et de l'équilibre pragmatiques.

Nous entrevoyons alors précisément la possibilité et la disponibilité d'une idée vraie — complète, adéquate — de l'amour. Nous conjurons ainsi une double tentation et tentative réductionnistes. L'amour n'est pas réductible à un amour-propre masqué (La Rochefoucauld). L'amour n'est pas non plus en son fond une volonté de puissance travestie (Nietzsche). La puissance de l'amour ne prend pas essentiellement sa source dans l'amour de la puissance, même créatrice et affirmative. A fortiori pas non plus dans la volonté de puissance malade, stérile et réactive, celle de tous les genres de prêtres pour qui l'idéal dont ils se donnent pour les intercesseurs n'est au fond qu'un moyen d'emprise et de domination.

L'idée d'amour apparaît dans ces conditions sans masque, dans sa nudité et sa crudité prosaïques, entièrement compatible avec sa dimension essentiellement poétique, càd créatrice. L'amour se donne comme sincérité et authenticité, quand il consiste à remettre toute chose dans sa rectitude ou orthogonalité. Aimer c'est donc en ce sens percevoir les choses selon leur idée adéquate (auto-affirmative), leur angle vrai ou droit. L'essence de l'amour, autrement dit l'ordre de l'amour — au double sens d'un commandement, d'une exigence, mais aussi d'une disposition intrinsèque dans l'être — se ramène à l'amour de l'ordre. En effet aimer, n'est-ce pas en son fond s'efforcer de com-prendre (cum-prehendere), de prendre toute chose selon son ordre propre et intrinsèque? Car le vrai est indice de lui-même et du faux, l'ordre des choses est identique à l'ordre des idées (Spinoza). On voit alors comment l'amour chasse le "mé-pris", et la "mé-chanceté". A mal aimer on prend mal les choses, et on les assemble selon un ordre inadéquat. On ne tombe pas juste, on devient "mé-chant", autrement dit incapable d'aimer, on manque les choses et on (se) manque (à) soi-même. "Il n'y a que le méchant qui soit seul" (Diderot). En effet, être incapable de compréhension c'est être incapable d'amour et donc se retrouver au monde comme un étranger. Ne pas se comprendre, càd être incapable de se remettre dans son ordre, (se) mé-prendre et (se) mé-priser (sur) son être amène l'isolement, càd la non-compréhension de sa propre solitude. "Chacun est éternel à sa place" (Goethe). Celui qui ne se comprend pas s'isole. La haine apparaît en effet dans sa vérité et sa réalité à la fois comme un principe et un effet de l'isolement et de la dislocation. C'est pourquoi il convient, nous dit Spinoza, de "Ne pas rire, ne pas pleurer, ni même haïr, mais comprendre"(T.R.E.). Il aurait pu ajouter : "aimer", si ce terme n'était pas pour lui l'exact synonyme d'aimer. En effet les rires, les pleurs, les haines et les grincements de dents sont des principes et des attitudes d'isolement, d'isolisme et de dislocation (au sens premier d'éparpillement, de dispersion dans l'espace de la conscience). Au contraire la compréhension, la remise de chaque chose à sa place, est donc l'amour qui brille faiblement mais immuablement à côté de la Haine, du Mal, comme une Étoile dans le Vide cosmique ("Comme une étoile au fond d'un trou" dit énergiquement Aragon dans son poème J'entends, j'entends).

On perçoit alors le lien entre la compréhension d'une chose selon son Idée — il s'agit en effet pour l'entendement de prendre conscience, càd d'accompagner ("cum-scire") toute chose de l'idée de sa cause —, et l'amour comme extension et dilatation. Plus nous connaissons de choses singulières (et chaque chose dans sa singularité unique), choses concrètes, plurielles, multiples, plus nous nous rapprochons de l'Idée de Dieu, càd de Dieu lui-même (Deus sive Natura). L'abstraction en effet n'est-elle pas le principe de toute haine et de toute intolérance? Au contraire, la connaissance concrète, singulière, porte en elle la joie affirmative de l'idée d'amour, dans l'amour de l'idée. A l'inverse, la tristesse, issue directement de l'abstraction qui mutile la chose, la sépare de son idée ou d'une de ses déterminations principales, se pense comme rétrécissement et dis-location (éparpillement) de l'âme. C'est pourquoi l'amour reste et demeure éternellement le contraire du pouvoir, ce qu'ont en effet parfaitement compris (mais aussi nullement compris, ceci étant la cause de cela) tous les types de prêtre — Nietzsche se vante dans l'Antéchrist d'avoir été le premier à construire une psychologie générale du prêtre —, qui ont sévi sur Terre depuis l'origine. Le pouvoir est antithétique de l'amour, car il aime la division, le rétrécissement, la tristesse, l'impuissance : divide et imperare.

L'amour est sans pouvoir, mais non sans puissance (celle d'actualiser toujours plus son idée dans l'idée de la chose visée). Le pouvoir au contraire reste par essence radicalement impuissant (ce qui se vérifie chaque jour dans la réalité sociale la plus diversement et bêtement prosaïque), impuissant à aimer, comprendre, étendre, synthétiser et affirmer créativement l'être. On ne peut pas non plus contourner cette séparation radicale en prétendant qu'en réalité l'amour et le pouvoir restent intimement liés par un lien dialectique, chacun passant dynamiquement dans son contraire. Cette représentation commode mais fallacieuse n'est encore qu'une abstraction produite par le pouvoir, une mutilation de l'idée d'amour, qui n'engendre que haine, incompréhension et dislocation. Il n'y a pas de pouvoir de l'amour. Sauf pour les individus complaisants qui veulent s'étourdir en s'enfermant dans le fantasme, et en concédant arbitrairement à l'autre un droit arbitraire sur eux, ainsi que le font beaucoup de personnages de la Comédie humaine et de la Recherche du Temps perdu. Et en effet, quelle comédie! Et quelle perte de temps! Ce que font ressentir génialement chacun à sa manière Balzac et Proust.

Il y a par contre un amour du pouvoir, mais qui se condamne lui-même parce qu'il se fonde sur une idée inadéquate de l'amour. Pas de pouvoir de l'amour, mais une puissance de l'amour (à développer son idée adéquate). Pas d'amour du pouvoir, mais un amour de la puissance, créatrice de valeur et de sens. L'amour brille à côté du pouvoir, comme une étoile dans la nuit, comme son autre radical. Le pouvoir ne comprend pas l'inadéquation à lui-même de l'idée qu'il se fait de lui. Il est en ce sens toujours déjà aliéné. Il pense illusoirement se totaliser par la systématisation et le bouclage/verrouillage qu'il opère dans la rencontre des individus qu'il s'efforce d'asservir par tous les moyens et surtout les plus subtils, en s'estimant en droit de les assujettir, "par amour", "pour leur bonheur".

Mais, "on ne rencontre jamais des gens, on ne rencontre que des choses", remarque Deleuze en une de ses pensées les plus profondes. Ce qui ne signifie évidemment pas qu'il n'y a pas de personne humaine sur Terre, ou que la personne humaine doit être traitée comme une chose, un moyen en vue d'une fin. Mais il faut plutôt comprendre que l'individu humain reste inaccessible en sa solitude indivisible, et qu'il est vain de vouloir et croire pouvoir l'asservir. Par contre il convient de rechercher l'idée adéquate d'un rapport à autrui. Ce rapport est précisément une chose qu'il faut comprendre en sa nécessité rationnelle et qui reste inaccessible à toute emprise subjective. Rousseau confirme brillamment et par avance cette idée fondamentale en son Emile (ou de l'éducation), idée déjà pressentie par Locke en ses Pensées sur l'éducation. L'amour des parents pour les enfants se mesurent exactement à leur souci de ne jamais placer l'enfant devant le pouvoir arbitraire de l'autorité parentale mais toujours devant la nécessité rationnelle de la nature qui, elle, n'est jamais arbitraire et toujours immuable, insensible aux passions et aux humeurs de l'animal "homme", en qui, selon Zarathoustra "il subsiste hélas encore beaucoup du ver de terre". Ainsi l'amour commence-t-il d'abord par une discipline négative, à l'inverse du pouvoir dont il est et demeure l'exact opposé. Cette discipline négative absolument nécessaire bien que non suffisante se décline en trois moments successifs. D'abord, "ne pas nuire"(Primum non nocere, Hippocrate, Serment). Ensuite, "fuir pour ne pas nuire" (Epicure, Maximes). Enfin, "fuir seul vers Le (Lui) seul" (Plotin, Ennéade VI, 9). Pour commencer à aimer ne faut-il pas d'abord diminuer la haine de soi et des autres? "Au lieu de chercher à augmenter vos raisons travailler d'abord à diminuer vos passions" (Pascal, Pensées).

Ainsi nous apparaît-il que rencontrer des choses concrètes, singulières, c'est saisir adéquatement leur idée. Ce n'est nullement se lier, dans un rapport de domination, à une image abstraite, mutilée, incomplète. Aimer l'autre, n'est-ce pas plutôt se tenir à l'écart et en dehors de tout pouvoir — sans avidité, sans envie, sans jalousie —, dans la faiblesse absolue, dans le refus absolu de toute image? Aimer, n'est-ce pas "re-garder" l'autre — l'"en-visager" comme le visage même de la liberté et de la solitude, plutôt que le "dé-visager" comme une proie —, le regarder pour le garder, autrement dit le "sauve-garder" de tout pouvoir, de toute corruption par le pouvoir, et ainsi empêcher une substitution d'une image abstraite à la réalité complète de l'idée? Le para-doxe constitutif de l'amour véritable de l'autre — non sa pâle, dérisoire et stérile singerie, d'ailleurs souvent animée des meilleures intentions — est que la sincérité (l'absence de masque, de fard, "sine-cerus") s'y déploie sans désir, sans passion. Ce qui précisément permet de restituer dans leur ordre l'idée et la place justes des corps, des sens, de l'imagination — "Cette maîtresse d'erreur et de fausseté, et d'autant plus fourbe qu'elle ne l'est pas toujours" —, des images et des inclinations.

Car le dés-ordre, le dés-astre, et finalement le désert du dé-sir, empêche l'amour, le fait avorter, le dégrade ou en confirme l'absence ou l'impossibilité. Ceux qui font tout pour ne pas comprendre l'essence de l'amour ne doivent nullement s'étonner de ne pas le rencontrer et même de ne plus y croire. Ceux-là en effet s'efforcent bien dérisoirement de substituer la liaison entre deux images statiques et figées (idéaux et fantasmes) à la rencontre entre les deux idées adéquates déterminant entièrement deux êtres à augmenter leur puissance d'être et d'agir par composition de rapports adéquats. Ce sont en effet dans l'amour, les idées de chaque être qui doivent se rencontrer et se composer. Il s'agit d'empêcher les images partielles et fantasmatiques de s'établir en relation d'abîme narcissique réciproque. En effet l'amour ne consiste nullement dans la surenchère d'un exercice de projection sur l'autre de ce qu'on croit nous manquer personnellement. Car en réalité on ne manque pas d'être (on dispose, au fond, malgré notre finitude, de tout ce qu'il nous faut) mais plus gravement on manque à notre être, càd on oublie et on néglige de l'explorer pour le développer complètement (péché contre l'esprit : laisser l'esprit en friche). Penser la réalité de l'amour, en son essence, exige donc de s'arracher de force à des lieux communs qui indiquent précisément l'absence de ce dont ils sont au contraire censés dévoiler la présence. Aimer ce n'est pas rencontrer l'âme -soeur. Car il n'y a aucune filiation, aucune origine commune des idées. Chacune existe par elle-même comme chose réelle, solitaire et indépendante dans son splendide isolement. Il s'agit au contraire dans l'amour, simplement de la composition adéquate de deux idées selon une troisième idée, celle de leur composition. D'autre part on ne saurait non plus dans l'amour rencontrer sa (tendre?!) moitié : naïveté du mythe platonicien de l'Androgyne. On ne cherche pas tant à faire la "Bête à deux dos", selon l'énergique expression de Rabelais illustrant l'union enfin recherchée. Mais plutôt l'amour cherche à se souvenir que l'humain a toujours été plus qu'une Bête à deux Dos, un Ange à deux Têtes. L'amour est donc la rencontre nécessaire, immanente, de deux idées complètes, non la superposition extérieure et factice de deux images mutilées, nullement complémentaires.

Cependant l'idée de l'amour comme amour ou compréhension de l'idée ne nie nullement l'existence de la matière, de la chair, des images des sens, en leurs lois d'attraction et de composition mécaniques. Mais n'y aurait-il pas un moment du négatif, de doute à surmonter? L'amour ne serait-il qu'un rapport matériel superficiel, comme le suggère péremptoirement Sébastien Nicolas Roch de Chamfort : "L'amour n'est que l'échange de deux fantaisies et le contact de deux épidermes"? L'amour ne serait-il, comme le suggère Nietzsche en un aphorisme célèbre du Gai Savoir intitulé Du préjugé de chacun des sexes en amour, une simple projection de ses propres préjugés sur l'autre? La femme veut aimer en donnant, et elle tend à croire que l'essence de l'amour est l'abandon. L'homme veut aimer en prenant, et entretient ainsi le préjugé selon lequel l'amour est conquête et domination. L'amour semble porter avec lui un paradoxe constitutif, et s'ouvrir à une tension permanente. D'un côté il est exigence et souci d'accession à une idée qui n'est jamais immédiate, dont l'approche est lente et difficile. D'un autre côté, indissolublement lié au premier, l'amour est nécessité des corps, de la chair, de la faiblesse et de la déficience. On ne sait pas ce que pourrait être un amour angélique, purement désintéressé et non pathologique, un amour que se porteraient et qui porterait deux êtres spirituels, sans corps, sans offuscation des passions. Ainsi, ce paradoxe est-il dirimant de l'amour, le réduisant à une simple naïveté illusoire? Ou bien la synthèse de ces deux aspects incontournables est-elle possible, est-elle réalisée? Car il ne suffit certes pas de dire "je t'aime", de dire" j'ai aimé" pour être certain que ces mots expriment bien ce qu'on a voulu signifier et qu'ils correspondent à une réalité objective. Certes il n'y a peut-être pas de réalité objective de l'amour et on trouve exactement l'amour qu'on mérite, du plus bas degré (la simple copulation) au degré le plus éthéré et le plus sublime (l'union mystique et spirituelle avec une idée). Quoiqu'il en soit, l'amour est d'abord enthousiasme, puis angoisse, enfin désillusion et retour à résipiscence. Mais en tout état de cause, pour penser l'idée de l'amour — par et dans un certain amour intellectuel de la raison —, il faut nécessairement admettre la possibilité de comprendre le rapport, remis dans son ordre vrai, entre le matériel et le spirituel, l'âme et le corps, l'intérieur et l'extérieur, la nature et l'esprit.

Car l'amour n'est-il pas, depuis que Platon nous l'a tendrement suggéré dans son Banquet, une énergie dynamique qui traverse la succession de toutes ces oppositions fondamentales sans jamais s'arrêter à aucune? Il est vivant, créateur de sens et de valeur, en proie souvent aux difficultés et aux apories les plus extrêmes, à la fois sans ressources propres mais inventant sans cesse de nouveaux expédients. Les poètes, les créateurs libres, ou inventeurs de l'idée d'amour, se sont toujours efforcés et essayés à spiritualiser ce sensible, et lui redonner sa forme vraie. Et réciproquement, dans un lieu symétrique, ils ont cherché à sensibiliser ce spirituel qu'est l'idée d'amour. Ils ont en effet cherché, non pas à subir des images convenues et passives de l'amour, mais à construire des images qui pourraient se donner comme la représentation exacte de l'idée d'amour. Par exemple Goethe, dans son célèbre poème d'amour du Faust utilise-t-il l'image du feu pour signifier l'amour. En effet l'amour s'élève, brûle, danse, éclaire, mais aussi consume dans le souci ceux qui sont emportés par lui. "Une amoureuse flamme consume mes beaux jours / Ah! La paix de mon âme a-t-elle fui pour toujours?". Ou bien l'image saisissante chez Racine dans son Andromaque de l'amour comme une furie furieuse qui s'agrippe et vampirise celui ou celle qui a eu la faiblesse de lui céder. "C'est Vénus tout entière à sa proie attachée / J'ai conçu pour mon crime une juste terreur / J'ai pris la vie en haine et ma flamme en horreur." Cependant à travers ces deux occurrences, parmi bien d'autres, des ravages de l'amour on peut se demander s'il ne s'agit pas plutôt de passion amoureuse destructrice, dans laquelle l'imagination prédomine très loin de la dimension rationnelle de l'amour, telle que nous avons cru pouvoir l'expliciter précédemment. Mais quoiqu'il en soit, l'amour peut aussi bien être suggéré par des images iréniques, salvatrices, voire sotériologiques. Par exemple Paul Eluard, en sa délicatesse accoutumée, suggère que l'amour est un principe non seulement de reconnaissance mais surtout de renaissance. "Et si je ne sais plus tout ce que j'ai vécu / C'est que tes yeux ne m'ont pas toujours vu."

De même Louis Aragon, en son énergie accoutumée, nous offre-t-il l'image de l'amour comme ce qui nous soulève — plus qu'il ne nous élève — et nous sauve au-dessus de la misère du monde, en une rédemption mystérieuse de soi, des autres, et du monde.

"Il n'aurait fallu 
Qu'un moment de plus 
Pour que la mort vienne 
Mais une main nue 
Alors est venue 
Qui a pris la mienne...
Un front qui s'appuie 
À moi dans la Nuit 
Deux grands yeux ouverts 
Et tout m'a semblé 
Comme un champ de blé 
Dans cet Univers." 

Quelle que soit la position escomptée de l'amour à travers cette oscillation entre ces figures négatives et positives, on comprendra qu'il faille d'abord se tourner vers les images innombrables qu'ont données de l'amour les sublimes poètes — et ils se nomment Légion — pour tenter ensuite modestement soi-même, quand on n'est pas poète, d'esquisser, à propos de son expérience intime de l'amour, un lien et un lieu entre l'image (le sentiment) que l'on peut se faire subjectivement de l'amour, et l'idée (la compréhension) que l'on doit former objectivement de l'amour. C'est précisément cette ouverture infinie entre le sentiment qui devient Idée et l'Idée qui se cherche et se trouve (dans) une incarnation, qui apparaît comme la richesse caractéristique de l'amour, dans son aspect pensé comme dans son aspect vécu. Aimer sa vie et vivre son amour deviennent ainsi deux actes indissociables qui équivalent justement à l'acte également indissoluble de penser sa vie et vivre sa pensée.

Au terme de ce parcours sans doute trop long — car l'amour ne demande-t-il pas seulement et simplement l'éclair et l'éclat d'un instant pour se comprendre et comprendre toutes choses? —, un doute irrépressible subsiste encore, peut-être d'ailleurs constitutif en son inquiétude même d'un amour sincère de la recherche de la vérité. Peut-être en effet n'avons-nous réussi à rien d'autre qu'à dire des choses sur l'amour en laissant échapper l'essentiel toujours déjà dérobé dans le silence indicible et ineffable de la rencontre des êtres. Peut-être, après avoir essayé de parler longuement de l'amour, faut-il se résigner à se taire et le laisser être. L'amour n'est peut-être au fond que la rencontre de deux individus de sexe opposés selon le plan caché de la Nature, comme l'explique Kant dans son Idée d'une histoire universelle ainsi que dans ses Conjectures sur les débuts de l'histoire humaine. Mais aussi Schopenhauer dans son Monde, au chapitre de la métaphysique de l'amour.

Quoiqu'il il en soit, l'amour demeure une certaine alchimie existentielle entre deux êtres, tout en oscillant perpétuellement entre le pôle de l'image et le pôle de l'idée. Il est donc possible que l'amour soit en son essence, son existence, sa valeur et son sens, la possibilité — rarement actualisée — de s'efforcer par disposition et puissance d'atteindre une idée en s'arrachant à une image. Pour ensuite corrélativement choisir par liberté la vérité d'une image, qu'on jugera être ainsi l'incarnation sensible exacte de l'idée ainsi atteinte et comprise. L'amour montre et déploie des degrés d'intensité qui sont atteints dans le mouvement de la pensée vers l'Idée. En ce sens aimer c'est toujours finir par aimer, dans un mouvement rétrograde du vrai, qui, par l'expérience accumulée et progressivement mise en ordre dans la spiritualité du souvenir, permet de donner un sens à la rencontre, toujours déjà attendue.

L'amour peut donc se penser, en toute ignorance constitutive de causes — et après avoir parcouru toutes les figures négatives et embryonnaires de ce qu'il n'est pas —, comme don, abandon et pardon, dans la faiblesse et l'innocence clairement affirmées et proclamées d'un regard qui garde et sauvegarde l'âme de la tentation du pouvoir, sous ses quatre tristes figures principales : domination, séduction, division, fascination. L'amour reste et demeure en son fond essentiel auto-performatif comme la conscience et la raison subjective. Il est nécessaire d'y croire, d'y ajouter foi de soi-même, pour qu'il fasse procéder de lui-même son propre objet. "Ne cherchez pas des preuves pour avoir la foi. Car c'est la foi qui donne les preuves". (Alain, Éléments de Philosophie). L'amour est comme un nouveau-né, il faut croire en lui malgré les apparences et le porter à bout de bras malgré le doute immédiat qui s'empare de nous quant à son avenir. L'amour ne deviendra en effet ce qu'il est (ce qu'il doit être) que dans l'exacte mesure où nous l'aurons fait ce qu'il doit devenir.

Ainsi il conviendrait peut-être mieux à l'amour d'en esquisser une phénoménologie plutôt que de l'alourdir d'un ontologie incertaine.

L'amour ne se décline-t-il pas selon les trois mouvements de l'âme unie au corps, que sont successivement le regard, le sourire et la caresse?

1. L'amour vrai re-garde (nous l'avons déjà souligné) l'autre pour le garder, il se rend à la garde de l'autre aussi en une humilité totale. Cette attitude d'offrande s'initie d'elle-même mais peut ne pas être réciproque, car les regards peuvent être tournés dans des directions divergentes ou différentes ou bien simplement n'être pas de la même force et au même degré de déploiement. Le ridicule et l'horrible est alors dans ce cas de non-réciprocité de transformer ce regard d'ouverture et d'offrande en un regard d'oiseau de proie : la plupart n'attendent même pas l'annonce de cette non-réciprocité pour opérer cette conversion négative du regard mais y restent spontanément enfermés. Après le mouvement des yeux vient le mouvement des lèvres.

2. Le sourire, certes n'est pas le propre de l'homme contrairement au rire (signe d'esprit). Car il exprime une certaine détente du corps (que l'on peut constater chez certains animaux supérieurs). Cependant, sourire ne consiste pas à montrer les dents dans une anticipation au combat par la menace ou à la consommation, par la satisfaction. Le sourire d'amour marque la continuité du regard par la détente du visage qui ne dévisage plus l'autre comme une proie, une menace ou un obstacle, mais qui l'envisage sereinement. Dans le sourire amoureux, l'horizon s'éclaircit et s'éclaire en une troisième processualité phénoménologique.

3. L'amour se déploie sous le geste de la caresse qui marque, plus que son étymologie pure (caro, chair), la synthèse effectuée entre l'esprit qui confère le sens et le corps en la sensibilité duquel il s'investit et s'incarne, se fait chair, chiasme et entrecroisement sublime. Ce triple dépliement phénoménologique de l'amour nous montre, au moins nous suggère, que l'amour est ouverture et non pas clôture. En ce sens l'amour n'est jamais le Tout, comme voudraient nous le persuader les philosophies totalisantes et théologiques. Il est au contraire l'Autre, toujours présent, et renaissant du Tout — image mutilée du Pouvoir — comme le Phénix renaît de son incinération, Dionysos de sa lacération / dislocation, et Jésus de sa crucifixion. En son apérité même, en sa fracture inconcussible et inamissible d'être, il déploie sa complétude en une déhiscence énigmatique. Ainsi l'amour est-il toujours-déjà là comme im-pensé, non encore dé-claré et dé-couvert. Il demeure en attente dynamique de sa propre révélation ou apocalyse par l'Esprit qui toujours s'ouvre, cherche, s'inquiète de sa propre essence im-pensée, qui est Amour de Soi en son Idée.

Christophe Steinlein (septembre 2000).