samedi 15 juillet 2017

Nietzsche, Gai Savoir partie III, § 111 (extrait)

«Provenance du logique. — A partir de quoi la logique a-t-elle pris naissance dans la tête des hommes? A coup sûr à partir de la non-logique, dont l'empire, à l'origine, a du être immense. Mais des quantités innombrables d'êtres qui raisonnaient autrement que nous ne raisonnons aujourd'hui, ont péri : voilà qui pourrait avoir été encore plus vrai! Celui qui par exemple ne savait pas trouver suffisamment souvent le "même", en ce qui concerne la nourriture ou en ce qui concerne les animaux hostiles, celui donc qui subsumait trop lentement, ou se montrait trop prudent dans la subsomption n'avait qu'une probabilité de survie plus faible que celui qui, dans tout ce qui était semblable, devinait immédiatement le même. Mais le penchant prédominant à traiter le semblable comme de l'identique, penchant illogique — car il n'y a en soi rien d'identique —, a le premier créé tous les fondements de la logique. Il fallut de même, pour qu'apparaisse le concept de substance, qui est indispensable à la logique, bien qu'au sens le plus strict rien ne lui corresponde, — que durant une longue période on ne voie pas, qu'on ne sente pas ce qu'il y a de changeant dans les choses ; les êtres qui ne voyaient pas avec précision avaient un avantage sur ceux qui voyaient tout "en flux". En soi et pour soi, tout degré élevé de prudence dans le raisonnement, tout penchant sceptique est déjà un grand danger pour la vie. Aucun être vivant ne se serait conservé si le penchant inverse, qui pousse à affirmer plutôt qu'à suspendre son jugement, à se tromper et à imaginer plutôt qu'à attendre, à acquiescer plutôt qu'à nier, à juger plutôt qu'à être juste — n'avait pas été élevé d'une manière extraordinairement vigoureuse. — Le cours des pensées et des conclusions logiques dans notre cerveau actuel correspond à un processus et à une lutte de pulsions qui en soi et à titre individuel sont toutes très illogiques et injustes ; nous ne prenons habituellement connaissance que du résultat de la lutte : tant le fonctionnement de cet antique mécanisme est aujourd'hui rapide et caché

Nietzsche, Gai Savoir partie III, § 111 (extrait). Trad. Wotling édit. GF.


Ce texte de Nietzsche, extrait du Gai Savoir (livre III, §111), se propose pour objet, comme son intitulé l'indique, la recherche de l'origine de la logique. Il y a certes un fait de la logique et Nietzsche se propose d'interroger ce fait. Pour ce faire, il suppose que la logique n'est pas innée, mais qu'elle a un devenir qui n'apparaît pas immédiatement. Nietzsche en donnera la raison explicative dans la seconde partie de la dernière phrase du texte. Non seulement pour Nietzsche la logique n'est pas immuable (elle a une histoire, un devenir) mais, suivant son second présupposé, elle n'est pas universelle : elle est liée à la "tête des hommes", et c'est cet usage proprement humain de la logique que Nietzsche se propose d'expliciter.

La singularité du style de Nietzsche doit être prise en considération. Il procède par court aphorisme, dont le propos est clairement délimité par l'intitulé en italique. Immédiatement, suit une question, signe du commencement d'une recherche, d'une enquête. A cette question succède une proposition en forme de réponse, de nature assez provocante. Elle suscite un intérêt, un éveil, car elle apparaît sous la forme d'une inversion, pour le moins apparemment scandaleuse d'un point de vue logique : la logique vient de l'illogique. Ces trois premiers éléments (Intitulé — Question — Affirmation provocante susceptible d'ouvrir une perspective) constituent l'ouverture du texte et pourraient passer sans difficultés pour un modèle du style aphoristique de Nietzsche. Ce qui augmente encore d'un point de vue stylistique l'éveil, l'intérêt et l'intrigue propres à un tel aphorisme, apparaît aussi dans la présence d'un point d'exclamation (ligne 4), qui ferme une proposition en forme d'énigme et de défi. L'intérêt est aussi suscité par la présence de guillemets entourant précautionneusement certains mots, et suggérant au lecteur un effort supplémentaire de distinction de sens et d'interprétation d'un sens non usuel. L'"identique" (ligne 5), "dans un flux" (ligne 14) exigent du lecteur de prendre en considération le fait que ces mots recouvrent une autre réalité que celle qu'on croit qu'ils désignent usuellement. Enfin la présence de deux incises, introduites — incisivement — par des tirets, incite le lecteur à prendre en considération la possibilité de changer de plan, en mettant au jour une autre couche de sens. Ainsi la première incise — "tendance illogique, car il n'y a rien d'identique soi" — (ligne 9), de même que la seconde — "encore que rien de réel ne lui corresponde au sens le plus rigoureux" — (lignes 11-12) invitent au soupçon, ou au moins à la méditation.

Ces remarques d'ordre stylistique trouvent chez Nietzsche une porté essentielle, en ce qu'elles aident à prendre conscience d'une démarche généalogique (retrouver les passages liés à un processus de devenir) autant qu'archéologique (retrouver les véritables fondations par-delà l'ensevelissement).

L'effort d'explicitation et d'explication de l'hypothèse se déploie de la ligne 2-3 ("Mais d'innombrables êtres") jusqu'à la ligne 18 ("de façon extraordinairement forte"). Vient enfin la conclusion de cet aphorisme, de forme "modèle", introduite par le tiret (fin de la ligne 18), qui semble répondre par symétrie au tiret introduisant la question initiale (ligne 1). La réponse à cette question se tient de manière lapidaire (au sens positif de ramassé, massif et dense) dans cette dernière phrase conclusive, plus exactement dans sa première moitié (avant les deux points de la ligne 21). La logique serait donc née d'une lutte d'impulsions, et cette naissance (seconde moitié de la phrase) serait dissimulée par l'invéteration et l'induration de son processus même, entretenu par le caractère habituel de la schématisation et de la simplification décrites dans le corps même du texte.

Cette explication, qui forme le corps même de l'aphorisme — entre l'ouverture (lignes 1-2) et la conclusion (lignes 19-22) — apparaît de manière curieuse et intéressante sous la forme d'un récit, d'une narration du devenir et du destin d'êtres vivants, ponctué par des justifications qui semblent s'appuyer sur des principes logiques.

Il s'agit donc, tout en expliquant la démarche explicative et élucidante de Nietzsche, d'essayer, en distinguant au moins deux aspects de la logique (processus vital et fonction argumentative utilisée par Nietzsche lui-même), de mettre le texte en perspective, en reconnaissant sa dimension perspectiviste et interprétative, afin de découvrir éventuellement des limites critiques du texte.

Le Gai Savoir est un ouvrage de la maturité de Nietzsche, dont le but avoué est de rendre la connaissance plus légère, plus joyeuse, plus libre, parce qu'elle aurait pris conscience des filiations qui président à l'état de fait des connaissances occidentales, dont Nietzsche prend acte. En particulier, la logique est un fait, au moins depuis Aristote et son Organon, en Occident. Il s'agit donc de s'interroger sur ce fait. Certes, le logos grec existait avant Aristote, chez les Pré-socratiques. Mais il semble n'avoir que peu de points en commun avec l'usage ultérieur des catégories. Dès lors, la question de l'origine de la logique se pose de manière intrigante. La logique est-elle innée (née par nature dans et avec l'esprit humain), ou bien s'est-elle lentement constituée au cours d'un devenir dont on a oublié les péripéties? Une simple remarque formelle montre la réponse que Nietzsche se propose de justifier. Dans l'intitulé, il est question de chercher l'origine (la fondation, ce par quoi on doit commencer) de la logique. Il s'agit de l'Ursprung, de ce qui jaillit originairement. Immédiatement, la perspective s'infléchit, puisque la question s'ouvre sur une forme adverbiale contractée ("De où"), signifiant la provenance (Herkunft, la direction selon laquelle une chose vient vers nous). Les vérités éternelles, pour le rationalisme classique, s'enracinent dans une origine stable en Dieu, elles appartiennent à la structure essentielle du Monde. Pour Nietzsche, au contraire, comme l'indiquera la conclusion, la logique provient d'une lutte d'impulsions (ligne 20). Ces impulsions peuvent se comprendre comme des forces qui mettent en place des perspectives. La perspective qui rend la vie possible s'impose d'elle-même, car dans la perspective de Nietzsche la vie est volonté de puissance et cherche donc à s'affirmer et s'affermir pour elle-même.

Cet antique mécanisme de lutte — antique et non immémoriale, car pour Nietzsche la vie, qui n'est qu'un cas particulier de volonté de puissance, n'a pas toujours existé — est maintenant recouvert et enseveli par les strates de l'habitude de voir triompher une perspective parmi d'autres. Nous pourrons éventuellement risquer, in fine, à propos de ce texte interprétatif, une interprétation selon laquelle Nietzsche chercherait, par-delà le démontage de ce mécanisme, à suggérer la nécessité de laisser maintenant se montrer d'autres perspectives que celle décrite ici dans sa liaison avec la survie.

Nietzsche suggère d'abord deux idées. D'abord la logique n'est pas immuable, car elle n'a pas été toujours identique à elle-même, elle est le résultat d'une formation et la résultante de compromis. Ensuite la logique n'est pas davantage universelle, puisqu'elle ne concerne que les hommes et leurs besoins spécifiques. Il suppose alors, plus encore par méthode rigoureuse que par provocation polémique, l'origine non logique de la logique. Le "certainement" (ligne 2) semble moins appuyer une affirmation péremptoire — qui serait étrange chez un penseur qui ne cesse de soupçonner, de se méfier et de se défier des apparences — que la volonté de circonscrire son objectif de démonstration : l'origine de la logique serait le fait de l'illogisme (à savoir l'attitude illogique). Ce dernier terme d'illogisme doit être pris, dans la perspective nietzschéenne, comme éminemment positif et non pas comme signe de négation ou de privation. C'est au contraire la logique qui est la l'instrument par lequel une certaine forme de vie (homme) se prive d'une partie des perspectives et des possibilités du réel, afin précisément de pouvoir survivre.

Nietzsche ne semble d'ailleurs pas entendre l'illogisme comme l'absence radicale de toute logique, mais uniquement comme celle que nous connaissons et qui s'est installée, instituée et formalisée en Occident. En effet, dans un texte des Fragment Posthumes, intitulé A quoi je reconnais mes pairs (Œuvres Complètes, tome 14, printemps 1888), proche de la folie, il parlera de la logique de Dionysos, "logique des nœuds" qui traverse "le monde des voluptés doubles" (destruction et affirmation). De même, le Logos héraclitéen constitue pour Nietzsche une forme de contrariété (ou de tension) dynamique et créatrice, qu'il illustre personnellement par l'image de l'arc d'Héraklès, dont pour lui les deux parties tendues en direction inverse par une volonté surhumaine projettent "la flèche du surhumain". De même dans notre texte, Nietzsche admet la possibilité de conclure autrement (ligne 3) que selon le principe d'identité et ses corrélats, les principes de non-contradiction et du tiers-exclu — à savoir, selon Aristote en Métaphysique Gamma : "Il est impossible qu'une chose soit identique à elle-même et à son contraire, en même temps et sous le même rapport".

De même, dans cette perspective on peut réfuter immédiatement l'objection trop facile qu'on pourrait adresser à Nietzsche, d'utiliser la logique pour critiquer la logique. En fait, il ne critique pas la logique, il met seulement à jour son processus. Et, par une finesse de perspective, dont "l'interprétation de Nietzsche" — au sens du génitif objectif visant le génitif subjectif de cette même expression — peut, problématiquement, se réclamer, il suggère implicitement que d'autres logiques sont possibles. D'autre part, l'utilisation par Nietzsche de la fonction argumentative de la logique (réduction à l'absurde, alternative, mise en évidence d'une impossibilité) ne constitue nullement un argument contre la validité de son interprétation. Car il apparaît en effet légitime pour Nietzsche d'utiliser les acquis de la logique, dès qu'ils ne sont plus en prise sur les circonstances et nécessités de la survie. L'interprétation ne s'oublie pas elle-même dans son processus interprétatif. Simplement elle n'en est plus l'objet, puisque les conditions et circonstances d'avènement de la logique ont disparu.

Nietzsche suggère qu'il a fallu un très long temps pour que la logique se mette en place sous la forme que nous lui connaissons. Il n'emploie pas le mot "périr" mais seulement "dépérir", qui suggère que certaines forces s'affaiblissent et se dévalorisent, elles ne peuvent plus s'affirmer avec le même degré de puissance et d'intensité. Tandis qu'à l'inverse, d'autres forces prennent le dessus au détriment et aux dépens des premières. Mais l'explication de cette supposition que Nietzsche place au début de la phrase 3 apparaît comme un objet redoutable pour l'interprétation. A quoi, précisément, Nietzsche fait-il allusion à la fin de la phrase 3 : "il se pourrait que ce fût encore plus vrai qu'on ne le pense"? Certes, on pense immédiatement à la notion de struggle for life (lutte pour la survie) de Darwin. C'est un fait de la paléontologie et de la préhistoire que beaucoup de vivants ont disparu au fil des époques géologiques. Les vivants qui n'ont pas su ou pu s'adapter aux mutations climatiques, géologiques ou géographiques (biotopiques) ont certes disparu parce que les transformations extérieures furent trop brutales pour permettre des mutations internes fonctionnelles. C'est effectivement bien ce que "l'on pense", au siècle de Nietzsche, à la suite des acquis du transformisme de Lamarck et de l'évolutionnisme de Darwin. Ces interprétations des faits restent par ailleurs tout à fait autorisées.

Mais d'après Nietzsche, et conformément à deux paragraphes connus des Fragments Posthumes de mars 1888 (Oeuvres Complètes, tome 14, printemps 1888) intitulé Anti-Darwin, il se pourrait que cette interprétation masque une partie de la réalité. C'est peut-être ce qui justifie (sous réserve de la légitimité d'une telle interprétation) l'emploi de cette remarque : "il se pourrait que ce fût encore plus vrai" (ligne 4). Une chose est vraie ou ne l'est pas. Le vrai ne connaît pas de degré, tout au moins dans la logique classique. Nietzsche veut simplement dire qu'il faut étendre le champ de cette interprétation et le faire passer de l'ordre strictement vital à un ordre plus spirituel. Dans les deux célèbres Fragments Posthumes (Oeuvres Complètes tome 14, printemps 1888) intitulés Anti-Darwin, Nietzsche suggère en effet que ce ne sont pas les plus forts, les plus affirmatifs, les plus nuancés, les plus créateurs, qui sont sélectionnés par la Vie et que le cours du Temps retient. Bien au contraire. Fidèle à sa méthode d'inversion, Nietzsche montre que ce sont les formes les plus grossières de la vie, donc les plus efficaces, qui sont retenues, et peuvent ainsi prospérer et se développer, au détriment des natures plus subtiles, délicates, différenciées et nuancées, riches et fécondes spirituellement (du point de vue du sens et non de la force). Il ne s'agit pas ici de sur-interpréter le texte, en lui prêtant des intentions secrètes dont il serait peut-être au contraire dépourvu. Il s'agit plutôt d'expliquer cette extension, possible pour Nietzsche ("il se pourrait"), du champ de l'interprétation immédiate.

Dans le corps de son récit justificatif, Nietzsche va mettre en évidence une triple implication. 
  • 1°/. D'abord, la vie, pour sa conservation (éventuellement son accroissement) a besoin de fabriquer "de l'identique" (ligne 5). Ce processus vital d'identification (simplification, schématisation, en vue de l'action) passe pour une identité immuable, à savoir une logique, qui se montre comme une sorte de croyance officielle en la stabilité des choses. 
  • 2°/. Mais ensuite, dans un deuxième temps, cette logique a besoin de la notion de substance, qu'elle implique et qui la fonde. 
  • 3°/. Enfin, en une troisième implication, cette notion de substance — ce qui se tient de manière stable en toute chose et en assure la solidité —, à son tour, n'est possible que par une sorte de "myopie" devant le flux infiniment différencié et diversifié de toutes choses.
On remarque que le dernier terme de cette triple implication (Vie — implique — Logique —implique — Substance — implique — Myopie de la Vie) est reconduit comme une des caractéristiques — au moins dans les circonstances et conditions initiales — de la vie. Il ne s'agit cependant pas d'un cercle logique ou diallèle (n'obtenant rien d'autre au terme de la démonstration que ce qui était pré-supposé en son début comme sa condition de possibilité). Il s'agit au contraire du fondement logique (au sens non pas instrumental ni argumentatif, mais seulement processuel) de l'affirmation de la vie. Nietzsche en effet, interprète la vie comme un processus d'auto-interprétation. Dès le départ, tout forme de vie sait par avance ce qui lui est nécessaire pour s'affirmer. La vie ainsi passe par des médiations (Logicisation, Substantialisation, Identification) qui lui permettent de mettre en évidence l'élément qui lui permet de s'affirmer.

Par conséquent la lenteur, la circonspection, l'attrait et la capacité de goûter les différences et les nuances, constituent des handicaps, au moins dans les moments d'émergence de la vie. Nietzsche avoue, dans un célèbre fragment de la Volonté de Puissance, que, là où il a trouvé la Vie, il a trouvé aussi en même temps la volonté de puissance, celle-ci indissociablement liée à celle-là comme son tissu le plus intrinsèque. Cette volonté de puissance se veut elle-même comme affirmation. Il est vrai que, pour Nietzsche, l'humain présente de toute évidence une particularité : son caractère propre n'est pas encore fixé, et par conséquent il doit constamment inventer des médiations qui lui permettent d'affirmer une vie qui n'est jamais pré-réglée par des valeurs fixes. L'humain se déploie en recherche de sens, mais l'urgence de la vie, la plus commune à tous les vivants et la plus matérielle, n'attend pas. L'humain invente progressivement la logique conformément à l'interprétation nietzschéenne selon laquelle la forme la plus haute de volonté de puissance est d'imposer la marque de l'être au devenir. Dans la célèbre première partie du premier livre de Humain, trop humain, qui porte sur la critique des principes et des fins qui ont valeur courante dans le monde humain, Nietzsche montre l'incontournable nécessité de l'injustice, de l'illusion, de l'illogisme dans la consolidation de la vie par elle-même. De même dans son ouvrage posthume (ébauché sous forme de plan et reconstruit de manière douteuse par sa sœur Elisabeth Förster-Nietzsche) intitulé La volonté de Puissance, et en accord avec le célèbre §9 de la première partie de Par-delà Bien et Mal (dont l'objet est la critique des préjugés des philosophes, en l'occurrence du homologoumenos tè phuseï des Stoïciens), Nietzsche indique que la vie consiste à simplifier, schématiser, trancher dans le vif, pour dégager une direction, un sens, un horizon, qui sont toujours ceux de toujours plus de vie, et pour poser des valeurs (points de repère, soutiens, indications référentielles) qui favorisent sa propre affirmation inconditionnelle. En ce sens la Nature, selon un autre très célèbre fragment de La volonté de puissance intitulé Comment je vois le monde, est le témoin essentiel de l'effort que fait la Vie pour sortir de son propre chaos par hiérarchisations et simplifications graduelles.

Ainsi la réalité de la nature et de la vie, du réel, c'est "le flux" (ligne 14). Nietzsche adopte la sentence héraclitéenne (panta reï). Mais "l'identique" (ligne 5) est une médiation nécessaire (au sens de l'utilité vitale), bien qu'artificielle. Une réduction à "l'identique" (ligne 9) et une réduction à la "substance" (ligne 12) constituent deux processus contraires à la logique — car rien ne s'enferme dans l'identique et tout demeure en mouvement — qui rendent paradoxalement possible la logique (mais ce paradoxe est constitutif et non pas dirimant). Ce qui montre bien que la logique ne saurait trouver sa source en elle-même. Sa cohérence et son autonomie ne sont rien moins qu'interne mais plutôt empruntée aux exigences externes de la vie qui elle, au contraire, reste parfaitement cohérente à sa propre finalité aveugle (la volonté de puissance et de toujours plus de puissance).

Nietzsche appartient certes indéniablement à la science et à l'esprit de son Temps, imprégné des acquis de l'évolutionnisme et du transformisme. Mais il n'apparaît pas comme un vitaliste, au sens seulement biologique. Certes, il énonce (ligne 15 : "Nul être vivant") une loi générale de la vie, valable pour tous les vivants. Mais il ne se restreint pas au fait de la vie biologique. On sent dans toute l'œuvre de Nietzsche le souci de distingue l'interprétation qu'il donne de l'humain, de celle qu'il donne de l'animal. Certes, notre texte nous montre la loi générale de la vie qui s'applique à tout vivant.

Mais l'humain est néanmoins le vivant qui interprète, ou du moins celui dont les interprétations ne restent pas enveloppées de manière immanente dans un instinct, comme chez les animaux. Certes, la vie ne peut s'interpréter plausiblement que comme interprétation d'elle-même, elle se met en perspective d'elle-même et trouve (ou forge et constitue) un sens, qui rend possible sa propre affirmation. Mais seul l'humain interprète ses interprétations vitales, à l'infini.

Il y a un fait de la logique, mais nullement au sens il y a un fait de la vie. Nietzsche certes ne cesse de s'en prendre à ceux qui croient au fondement universel et avéré du fait : il les nomme les "fait-alistes" (dans son ouvrage Le livre du philosophe), selon un jeu de mots dicté par sa verve polémique. Polemos pater pantos, la joute, diatribè, la lutte, agôn, le combat, polemos, la guerre, maquè, sont les principes éternels du devenir, d'après la leçon d'Héraclite, mais tout dépend quel contenu plus ou moins riche et subtil on introduit dans cette forme universelle! Nietzsche réplique qu'il n'y a pas de fait, au sens absolu, mais seulement des interprétations. Ainsi, la logique, pour Nietzsche — non pas au sens d'un instrument de l'argumentation, dont Nietzsche use d'ailleurs à la perfection, ni non plus au sens d'une vision de la structure et du dynamisme dialectiques du monde, que Nietzsche marque du sceau de l'irrecevabilité intellectuelle — est le résultat d'une interprétation, qui s'est longtemps et longuement sédimentée, à propos de la vie. La vie, au contraire, si elle ne demeure pas pour Nietzsche le dernier terme des choses — elle "n'est qu'un cas particulier de volonté de puissance", elle "n'est qu'une variété très rare de mort" —, reste cependant comme le fait de la pluralité des interprétations qui mettent des forces en perspective et en jeu. Chez les animaux, ces perspectives sont figées (aux mutations génétiques et évolutives près), chez les humains elles demeurent ouvertes et constamment reprises par d'autres interprétations.

Certes, le fondement commun de cette logique propre — à des degrés hiérarchiques différents — à tous les vivants, constitue les stimulus "extrêmement fort" (ligne 19) de la vie dans sa volonté de puissance, en tant que dans la puissance dont elle dispose et qu'elle ne cesse de chercher à accroître, elle veut sa propre survie (conservation).

Dans ces conditions, les actes d'affirmer (poser des valeurs), inventer (trouver des solutions, essayer, explorer), et valoriser (privilégier, peut-être injustement par rapport à la morale, telle perspective utile à la vie) voilà d'après Nietzsche (ligne 16) les trois tendances fondamentales de la vie et du vivant. On reste cependant en droit de soupçonner, bien que cela ne soit pas indiqué dans le texte, que les modalités de cette attitude vitale diffèrent grandement des humains aux animaux (ainsi que nous l'avons suggéré ci-dessus). La base reste la même mais les prolongements apparaissent beaucoup plus variés, riches et intéressants chez l'humain, par le fait même que ses perspectives ne restent pas figées, mais se déplacent sur le mode de l'ouverture.

Ce texte en définitive n'apparaît nullement comme une attaque contre la logique. Il se donne plutôt au contraire comme un invitation à l'attitude généalogique, interprétative et perspectiviste. Il s'offre d'ailleurs lui-même, en bonne cohérence logique, à l'interprétation critique, qui pourra ainsi demander au texte de Nietzsche si ce processus de structuration logique du réel en vue de l'utilité pour la vie peut être considéré comme le dernier assignable à la vie humaine. Peut-être Nietzsche lui-même se refuserait-il à le penser et accorderait-il que d'autres perspectives interprétatives de la logique restent possibles.

Certes, la vertu cathartique de ce texte exige de nous faire prendre conscience de la possibilité et de la probabilité d'une provenance. La force de ce texte aurait peut-être par conséquent pour effet de nous amener à considérer que d'autres créations de sens tendraient à émerger, une fois libérées par la reconnaissance interprétative de l'antique mécanisme qui les maintenait ensevelies et dérobées à leur destin de déploiement. Ainsi il semblerait que la réflexivité apparaisse comme une alternative perspectiviste légitime face à la généalogie, et elle pourrait ainsi libérer la notion d'identité et de substance pensante (cogito réflexif) de leur généalogie vitalement nécessaire mais spirituellement insuffisante.

Christophe Steinlein (février 2005).

Tout énoncé admet-il une interprétation?

Quand on pose la question de savoir si tout énoncé admet une interprétation, on produit déjà un énoncé, sur le mode interrogatif. La phrase impliquée ici est grammaticalement bien formée, et en ce sens ses éléments constitutifs renvoient à des référents (au sens de repères) consignés dans un dictionnaire. Mais la question posée appelle déjà un souci de lexique. Quels sens peut recouvrir le mot "énoncé"? Quelle acception, quelle signification peut-on lui assigner? L'énoncé se distingue déjà de la simple phrase, en ce qu'il se rapporte à l'énonciateur, qui est toujours pris dans un contexte, et qui parle toujours, vollens nollens, selon une perspective qu'il s'agit de clarifier, d'élucider. L'énoncé ramasse et recueille en lui un ensemble de phrases, théoriquement sans ambiguïtés. Mais ce recueillement, puisqu'il provient d'une subjectivité prise dans un contexte et soumise à des perspectives, s'ouvre en discours (ensemble d'énoncés liés entre eux). On voit déjà ainsi que le lexique et la syntaxe ne sont jamais neutres relativement à leur usage. On peut par conséquent admettre plusieurs sans du mot "admettre". D'abord on peut envisager un sens rigoureux, scientifique, qui peut indiquer le strict respect des lois logiques (sens 1). Un énoncé mathématique, par exemple, n'admet pas la contradiction (flagrante ou cachée). Ensuite, un second sens du mot "admettre" peut consister dans l'idée de recevoir, s'ouvrir, faire venir à soi des compléments de sens compatibles avec le sens initial, et qui l'enrichissent (sens 2). Par exemple on pourra dire d'une œuvre d'art qu'elle admet plusieurs approches, ou bien d'une individualité psychologique qu'elle est ouverte au dialogue et à toute proposition. Enfin, en un troisième sens, on pourra concevoir l'admission comme ce qui est toujours déjà pré-figuré et pré-supposé dans le lieu mental de l'énonciateur, et qui rend possible cette énonciation. Il s'agit ici quasiment de la notion de condition de possibilité (sens 3). Par exemple, on pourra dire que la condition humaine n'admet aucune infinité, ou que la perception du bâton brisé dans l'eau admet une illusion nécessaire et inévitable. On peut dès lors déjà soupçonner, à propos de ce troisième sens de l'admission, que tout ce qu'on énonce est toujours conditionné par une perspective interne pré admise à la manière d'une sorte de schème transcendantal, dans les structures mentales de l'énonciateur.

Ainsi, les trois sens fondamentaux du caractère d'admissibilité d'un sens — 1°/. La rigueur logico-mathématique, 2°/. La richesse de la glose et du commentaire, 3°/. Le pré-conditionnement de la perspective — suggèrent déjà d'opérer une partition dans le champ des énoncés, d'après l'injonction du quantificateur "tout". On pourra se demander dans ces conditions si cette partition est elle-même interprétable en terme de perspective classificatoire utilitaire (rendre possible la pensée et la vie), ou bien si elle correspond à l'approche d'un type spécifique d'énoncés singuliers extérieurs à toute interprétation. On pourra ainsi croire intéressant d'examiner d'abord la nature des énoncés de la vie courante, commune, pragmatique, puis celle des énoncés de la Science et de toute démarche objective et rigoureuse. Enfin, en troisième lieu, il conviendra d'examiner les énoncés de la pensée de l'art et de la réflexion philosophique et métaphysique. Dans ces trois domaines on cherchera s'il existe des énoncés qui n'admettraient qu'un sens univoque. Dans cette éventualité il en découlerait que ne serait possible aucune interprétation au sens de la glose, de l'herméneutique, ni au sens de la mise en perspective idéologique.

Ainsi, l'enjeu profond de la question posée n'est-il pas de savoir à quelles conditions est possible la conciliation entre, d'une part, une exigible clarté (univocité, non ambiguïté) du langage dans son utilisation de la langue et dans son énonciation par la parole, et d'autre part une non moins nécessaire et inévitable richesse et profusion des expressions multiples de la pensée, de la volonté et de la sensibilité.

Dans la vie quotidienne nous sommes en présence de deux modalités d'énonciation. L'énonciation objective, qui correspond à une description d'un objet, se référant à une situation empirique. Par exemple : "Le ciel est bleu", "La maison est au coin de la rue", etc. Ce sont des énoncés bien formés grammaticalement, qui s'appuient sur une réalité empirique, et dont on dira qu'ils sont vrais et avérés s'ils sont conformes à ce que l'expérience indique à tous. Mais, tout aussi fréquent, apparaît un autre type d'énoncé, qu'on pourrait qualifier de subjectif, car il met en jeu, sous certaines conditions d'admission de contexte et de perspective de sens, le sujet individuel capable d'adopter des attitudes propositionnelles. Par exemple, dire: "Je me sens bien", ou bien "Je crois que Dieu est en moi", ou plus simplement : "J"ai faim", etc. Nous sommes ici en présence d'énoncés qui sont formulés à partir d'un état subjectif non référé à une expérience commune. Car on ne sait jamais ce qu'un sujet entend par des mots qui se rapportent à des sentiments impénétrables et inaccessibles pour tout autre. Dans le premier cas, celui des énoncés objectifs et univoques, l'interprétation est immédiate et consiste en une commutation simple entre les mots et l'expérience à laquelle ils réfèrent. Dans le second cas, celui des énoncés subjectifs, il y a possibilité d'admettre — (au sens 2) càd de recevoir, s'ouvrir et s'offrir à, se mettre à l'écoute de — un sens en le faisant venir par devers soi ("ad-mettre"). Il s'agit alors dans ce cas de s'immerger dans l'élément vivant d'une discussion, d'un échange sur le contexte et la signification propres à des mots qui renvoient à une expérience intérieure incommunicable en tant que telle. Cette discussion peut mener à prendre conscience de l'admission préalable, bien que latente, d'une perspective qui conditionne l'énoncé et l'énonciation. En effet, en parlant de sa souffrance comme état intime, on peut la clarifier en mettant au jour la perspective latente qui en conditionnait l'énonciation.

Ainsi trouve-t-on deux types d'énoncés dans la vie courante et commune. Se présentent d'une part les énoncés non ambigus, par exemple le commandement ("Levez-vous!"), qui ne suscitent que des interprétations externes, car ils sont cohérents par eux-mêmes. Dans cet exemple l'interprétation externe peut se résumer et se borner à la recherche du sens de l'énoncé de ce commandement : pourquoi a-t-il proféré ce commandement, pourquoi a-t-il dit cela. La vie courante, au sens où elle s'appuie sur des perspectives qui la rendent possible et efficace, nécessite de tels énoncés. Mais on trouve aussi les énoncés dont l'ambiguïté est intrinsèque, et qui naturellement s'ouvrent à la recherche et à l'explicitation d'un sens. En s'ouvrant à autrui à partir d'un énoncé de ce type (par exemple : "Je me sens mourant", ou bien "Je me sens enthousiaste, emporté par le divin") on peut espérer éclaircir pour soi et pour l'autre les présupposés implicites et admis et rechercher les sens des perspectives qu'il adopte. C'est ainsi le but et le rôle de toute thérapie psychique que d'ouvrir au dialogue pour tâcher de décrypter, de désembrouiller le contenu d'énoncés très riches mais confus et imprécis. On permet ainsi à la subjectivité de clarifier ses propres perspectives et de compléter ses interprétations d'elle-même.

Ainsi, même les énoncés apparemment sans réplique, qui font un usage univoque du lexique et de la syntaxe, qui se veulent objectifs et rigoureux, se trouvent finalement susceptibles d'être interrogés, mis en perspective à partir d'un contexte et un point de vue plus large. La parfaite rigueur dans la prolation et la profération de la parole quotidienne n'apparaît pas comme possible ni même souhaitable. Elle n'est pas possible, car les mots sont pris dans un usage sédimenté et accoutumé qui les précède et les déborde. Elle n'est pas davantage souhaitable, parce que l'ambiguïté et l'équivocité s'ouvrent toujours à la possibilité d'une discussion et d'un enrichissement mutuels par complétude et complémentarité des perspectives.

Certes, des énoncés imprécatifs, comminatoires, insultants — qui empiètent sur l'intégrité intime du sujet, "in-saltere", en prenant d'assaut son for intérieur par un saut hétérogène et illégitime —,ou injurieux — qui nient le droit, jus, de chacun à n'être que soi-même et rien d'autre —, peuvent être considérés,d'un point de vue stoïcien, comme étant dépourvu de tout sens en tant qu'on les juge proférés au même niveau qu'un aboiement de chien (dont les expressions sont pré-conditionnées par une simple perspective de survie. Le stoïcien décide ainsi seul du sens qu'il doit accorder à ses représentations, en particulier celles qui se forment à partir des énoncés d'autrui. L'injure ou l'insulte en ce sens demeurent des énoncés qui n'admettent (au sens 1 de la rigueur logique, et au sens 2 de l'ouverture au commentaire) aucune interprétation. En effet, l'injure ou l'insulte consiste toujours en des comparaisons qui se veulent dévalorisantes et dénigrantes, mais qui sont inadéquates à leur objet. Ainsi elles sont rigoureusement dépourvues de sens. Par contre, ces énoncés admettent (au sens 3 d'un pré-conditionnement par une perspective vitale, ici pulsionnelle-agressive) une interprétation. L'énoncé injurieux ou insultant devient à lui-même sa propre interprétation immanente. Le stoïcien, devant l'injure et l'insulte, ramassées en un énoncé lapidaire, décidera successivement :

  • 1°/. Que cet énoncé ne le touche en aucune façon et ne correspond en rien à son essence.
  • 2°/. Que cet énoncé supprime par avance, par son caractère de non-sens, toute admission à une extension possible de sens (il n'y a en effet strictement rien à (re-)dire à une injure ou une insulte).
  • 3°/. Que cet énoncé peut-être l'objet d'une mise en perspective à partir d'un point et d'une ligne de fuite extérieurs, à savoir entre autres facteurs, le contexte, les circonstances et conditions, la faiblesse, la fragilité et la réactivité humaines.
Ainsi, dans cette esquisse d'une phénoménologie des énoncés de la vie quotidienne, on pressent que même les énoncés rigoureux, sans réplique apparemment, peuvent néanmoins être plongés dans un contexte interprétatif extérieur. Inversement, même les énoncés ambigus — qui sont susceptibles donc d'être mal interprétés — dépendent néanmoins de la liberté (fondée sur l'entendement) de celui à qui ces énoncés s'adressent, et qui choisit de les recevoir ou de leur opposer une fin de non recevoir. C'est dire en somme que le sujet pensant, voulant, sentant, éprouvant, reste souverainement libre d'admettre, en s'ouvrant à la recherche de sens et de perspectives, ou bien en la refusant obstinément, une interprétation des énoncés.

Mais la vie quotidienne, courante et commune ne produit pas uniquement des énoncés constatifs, descriptifs, performatifs, comminatoires, injurieux ou humoristiques (mots d'esprit, calembours, etc.). Elle se fonde aussi sur des énoncés juridiques, moraux, religieux, qui en règlent la structure et en conditionnent l'expression sociale. Ces énoncés apparemment sont sans ambiguïté et n'admettent aucune interprétation. Ils parlent d'eux-mêmes. Par exemple, l'énoncé juridique : "Nul n'est censé ignorer la loi", ou bien : "Nul ne peut se placer au-dessus de la loi" demeure parfaitement clair et n'admet aucun interprétation, même si le contenu précis du mot "loi" (qu'entend-on par loi en général, et en particulier, loi juridique, morale et politique) reste encore à déterminer, il demeure que la forme même de la sentence est immédiatement compréhensible à l'esprit. Ainsi cette formule n'admet aucune interprétation au sens 1 de la rigueur logique, ni au sens 2 du mot admettre (s'ouvrir à une glose complémentaire et enrichissante) ni non plus au sens 3, apparemment, puisque cet énoncé sur la loi et son rapport au sujet conscient paraît universel et fondé en raison. Il n'admet donc par conséquent aucune perspective préalable implicite qui le pré-déterminerait et en conditionnerait la validité et la valeur.

Et pourtant cet énoncé sur la loi demeure l'objet de transgressions multiples. Comment cet état de fait est-il donc possible? N'est-ce pas parce que l'énonciateur, en certains cas — ceux qui énoncent la loi de ne pas ignorer la loi et de ne pas se placer au-dessus d'elle, ne sont pas ceux qui la respectent —, ou celui qui reçoit l'énoncé admettent (au sens 3) implicitement quant à eux une perspective vitale, intéressée, qui déforme cet énoncé objectif, et forme des possibilités dérogatoires illégales et illégitimes.

On pourrait conduire le même raisonnement pour un énoncé moral, formulé par Kant : 1°/."Agis toujours comme tu si tu pouvais ériger la maxime particulière de ton action en loi universelle de la nature". Les deux autres énoncés équivalents de la formulation de l’impératif catégorique traité par Kant dans les Fondements de la métaphysique des mœurs ne sont pas davantage ambigus. 2°/. "Agis toujours de telle sorte que tu puisses te considérer à la fois comme sujet et législateur de la loi morale". 3°/. "Agis toujours de telle sorte que tu considères l'humanité, dans ta personne et dans celle d'autrui, toujours en même temps comme une fin, jamais uniquement comme un moyen". Ces trois énoncés successifs et progressifs (qui parcourent les trois aspects solidaires de la loi morale, l'universalité, la réciprocité et la finalité), constituent trois formulation équivalentes de l'impératif catégorique (injonction inconditionnelle à respecter la loi morale), ils peuvent être expliqués, compris, mais absolument pas interprétés, au sens où ils sont parfaitement explicites par eux-mêmes. En effet, l'énonciateur est anonyme (c'est la personne morale), le contenu de l'énoncé est universel et inconditionné, et sa forme, cohérente d'un point de vue logico-grammatical.

Mais, même si Kant admet, en toute rigueur logique, que l'on n'est jamais sûr d'accomplir un acte moral — en vertu de la double nature humaine, matière et esprit —, cette remarque ne constitue pourtant pas une interprétation de l'énoncé, mais un élément essentiel de son sens comme conséquence de son universalité face à la particularité de l'individu humain. Dès lors, c'est seulement du côté de celui qui reçoit l'énoncé que peut se produire cette déviation du sens qu'offre l'occasion de ne pas se sentir, sous cette condition, obligé de respecter la loi morale (circonstances soi-disant atténuantes). On voit ici par cet exemple — le cas d'un énoncé religieux comme "Tu ne tueras pas ton Prochain" serait pareillement traité — qu'un énoncé intrinsèquement univoque et non ambigu, se diffracte nécessairement en des perspectives subjectives admises implicitement par ceux qui les reçoivent. Il n'admet intrinsèquement aucune interprétation (il est souverain et sans appel) mais il induit nécessairement dès sa réception des déformations subjectives qui s'énoncent elles-mêmes comme perspectives utilitaires, vitalistes et intéressées, dans l'usage qu'elles font de cet énoncé.

La science, au contraire apparaît comme un domaine qui produit apparemment des énoncés qui n'admettent aucune ambiguïté.

Les raisonnements sont fondés sur la rigueur logique et mathématique, et la validité des énoncés qui décrivent les propriétés des forces de la nature doit être prouvée et attestée par la conformité à l'expérience. Ainsi on peut dire que la science n'admet pas (au sens 1 de la rigueur logique) dans ses énoncés une interprétation rendue possible par un flottement de sens : le langage y reste au contraire entièrement univoque. Pas davantage les énoncés scientifiques n'admettent-ils une interprétation (au sens 2 d'une ouverture à une glose et à un commentaire complémentaires et enrichissants). Ils se contentent de décrire rigoureusement le contenu intégral de leur objet, puisque celui-ci est construit. Mais ils admettent cependant (au sens 3 d'une intégration de perspective, ou paradigme, conditionnant le traitement de leur objet) une interprétation, au sens d'un contexte général qui rend possible l'avènement de telle théorie ou la conduite de telle expérience.

Une théorie scientifique (comme système d'énoncés) apparaît comme cohérente, puisqu'elle s'appuie sur la rigueur mathématique et la conformité à l'expérience. Elle ne donne aucune prise à l'interprétation. Mais seulement dans le rapport au réel et la concurrence pour expliquer les phénonmènes de la nature, chaque théorie affronte une autre théorie. Comme l'explique Pierre Duhem dans La théorie, son objet, sa structure, l'énoncé scientifique est à la fois une version et un thème du phénomène naturel. Il traduit, selon le sens de la version, en langage mathématique, ce qu'exprime le phénomène. Et inversement, selon le sens du thème, il applique des schémas explicatifs au donné brut. L'énoncé scientifique n'admet par lui-même, s'il est bien constitué par la structure mathématique et conforme à l'expérience, aucune interpétation (ni ambiguïté logique, ni supplément de sens, ni perspective vitale). Mais c'est le système tout entier des énoncés (qu'on appelle théorie) qui peut prêter à une interprétation par rapport à un autre système également concurrent pour expliquer le même ensemble de phénomènes selon une autre perspective. Thomas Kuhn, dans son ouvrage La structure des révolutions scientifiques a mis en évidence ce mécanisme de changement de paradigme, qu'on pourrait interpréter comme un changement de structures mentales, une perspective nouvelle sur la représentation du réel. Par exemple la concurrence entre le modèle ondulatoire et la modèle corpusculaire de la lumière (Huygens, Young, Fresnel, contre Newton, Descartes), ou bien les deux perspectives de l'espace comme cadre absolu, d'une part (Newton) et l'espace comme champ gravitationnel relatif (Einstein) d'autre part, montre que les interprétations des énoncés scientifiques sont possibles de l'extérieur, au niveau du tout du système, et qu'elles ne sont pas liées intrinsèquement à ces énoncés.

Ainsi, sans reprocher aux énoncés scientifiques de se réduire à des tautologies, ni croire qu'on peut leur ajouter une glose quelconque qui en enrichirait le sens — les énoncés scientifiques ne peuvent parler que de ce qu'ils ont construit —, on pressent néanmoins que, de l'extérieur, on peut les organiser en système ou en théorie dépendant de la perspective globale adoptée sur le réel. "Une géométrie n'est pas plus vraie qu'une autre, elle est seulement plus commode", dit Henri Poincaré dan La science et l'hypothèse. L'énoncé scientifique n'est pas la conséquence d'une hypothèse interprétative ("Hypothesis non fingo"disait Newton), mais au contraire un système d'énoncés scientifiques induit de l'extérieur un certain prolongement spéculatif (donc interprétatif). Ainsi les énoncés de la thermodynamique ou les résultats de la mécanique quantique induisent et suscitent de l'extérieur des mises en perspective globale de l'homme dans la Nature. Mais de l'intérieur des énoncés, la rigueur subsiste car l'esprit scientifique, qui construit son objet, ne retrouve jamais dans la représentation des choses que ce qu'il y a introduit au préalable comme condition de cette représentation.

Il nous reste à examiner les énoncés de la pensée philosophique, dans la mesure où celle-ci se donne d'emblée comme une recherche de sens, de fondation, et qu'elle vise à établir, sinon un système, du moins une vision du monde. Les énoncés de philosophes s'offrent spontanément à l'explication, l'analyse, la compréhension, la clarification des mots, des idées, et de leurs rapports aux choses. Ainsi on peut admettre que les énoncés philosophiques n'admettent pas la contradiction logique ni l'ambiguïté sémantique. Par exemple, dans l'énoncé cartésien : "Cette pensée: «je suis, j'existe», est nécessairement vraie toutes les fois que je la prononce ou que je la conçois en mon esprit" — équivalent d'un énoncé plus ramassé et recueilli : "Je pense donc je suis" —, ou bien dans l'énoncé hégélien : "Tout le réel est rationnel, tout le rationnel est réel", tous le termes peuvent être expliqués. De plus, ces énoncés s'offrent et s'ouvrent à la glose et au commentaire pourvu qu'ils soient rationnels. Ils sont rigoureux, précis, exacts, au sens où ils coïncident bien avec la vision globale du monde de chaque penseur, et ils ne se trouvent en contradiction avec aucune partie de leur système. Il en va de même pour la pensée de Leibniz : "La matière est esprit momentané, materia mens momentanea", ou bien : "Ce qui n'est pas Un être n'est pas véritablement un Être". Mais encore ce serait le cas, au niveau des énoncés de Métaphysique pure, de Schelling : "La Nature est l'Esprit extériorisé, et l'Esprit est la Nature intériorisée".

L'ensemble des énoncés qui commentent ces énoncés forme l'histoire des idées philosophiques (sous réserve de rigueur). Aucun énoncé philosophique digne de ce nom ne peut ni ne doit supporter (admettre, au sens 1) la contradiction et l'équivocité de sens incompatibles, mais il peut et il doit admettre (au sens 2) une interprétation dans la mesure où il exige de s'ouvrir à une explicitation de son contenu par le commentaire. En dépit du fait que Hegel a cru que : "Le système de Leibniz est la contradiction entièrement développée", nous sommes en mesure de nous ouvrir à une interprétation de cet énoncé de Hegel en fonction du contenu du système de Leibniz. Cependant, pouvons-nous affirmer que les énoncés philosophiques (qui expriment une vision cohérente, sinon systématique, du réel) admettent — au sens 3, d'une structuration implicite et préalable par une perspective qui en conditionne le déploiement — une interprétation intrinsèque et pré-existante, encore im-pensée et in-consciente? En somme, pouvons-nous accréditer l'idée qu'un énoncé philosophique exprime une idéologie, autrement dit soit l'instrument inconscient de l'expression d'un contexte qui le déborde?

Un énoncé est un fait, le résultat d'un processus, c'est indéniable. Mais quel statut assigner alors à d'éventuelles perspectives et interprétations — polarisations du sens à partir d'une valorisation déterminée par une utilité —, sur lesquelles il repose, desquelles il procède et qu'il relègue au second plan ?

Prenons par exemple l'énoncé nietzschéen : "Il n'y a pas de faits, il n'y a que des interprétations" (Fragments Posthumes, Volonté de puissance). Que présuppose cet énoncé, qui a été fait (formulé) par Nietzsche ? La réponse est immédiate : une interprétation ou mise en perspective global se trouve et se tient au fondement de cet énoncé. Cet énoncé semble se consolider dans une dimension performative : si l'on dit que l'énoncé de Nietzsche n'est qu'une interprétation, on le justifie comme fait, d'après la cohérence interne de l'énoncé. Et si l'on dit que cet énoncé correspond à un fait dan le réel, alors on en justifie la vérité et la justesse comme interprétation vraie, càd unique. Dans ces conditions, il semblerait, à moins d'une illusion provoquée par une dimension sophistique de l'énoncé (comme dans l'énoncé du menteur), que l'on soit en présence d'un énoncé qui présente une double particularité remarquable. D'une part, il est à la fois une phrase logiquement et grammaticalement bien formée, une vision synthétique du réel, et un discours perspectif sur la vie. Et d'autre part, il apparaît comme seul et unique dans son genre à n'admettre aucune interprétation, en aucun sens du mot admettre ni en aucun sens du mot interprétation. En effet, aucune interprétation ne lui préexiste, puisqu'il décrit le réel comme un ensemble d'interprétations. Il semble que nous soyons face à une singularité complète.

Mais en réalité, il n'en est rien, car l'énoncé nietzschéen pré-suppose une défnition de l'interprétation comme mise en perspective et non pas recherche de sens et clarification des mots et des idées. Dès lors il pourrait se faire que cet énoncé philosophique soit précédé d'une perspective qui le fonde extérieurement, celle précisément du vitalisme.

En somme, nous avons voulu montrer, ou suggérer, à travers l'analyse des trois modalités de l'admission, et en parcourant trois domaines d'énoncés, comment l'interprétation est un processus de l'esprit attaché aux facultés du sujet beaucoup plus qu'il ne consiste en, — et ne se rapporte à — une ambiguïté inhérente aux choses.

Ainsi l'esprit expliquant le monde ne cesse de s'énoncer lui-même en une continuelle auto-interprétation. Il ne retrouve dans les choses interprétées que les perspectives qu'il y a introduites, qui apparaissent finalement comme les médiations nécessaires de cette énonciation de soi qui définit l'esprit lui-même.

Christophe Steinlein (février 2005).

Le langage est-il un instrument?

Considérons la proposition suivante : "Le langage est un instrument". Cette proposition, de type affirmatif et assertorique est grammaticalement et logiquement correcte en apparence. Elle est de nature prédicative, elle attribue à un sujet une propriété. Cette phrase consiste dans une identification d'essence et non pas dans l'assignation d'une notion abstraite à l'un des éléments d'une chose. Mais déjà cette proposition, présente dans cette phrase, incite à l'interrogation et au questionnement. Car son énonciation, sa profération, qui fera passer la phrase au statut d'énoncé, suggère déjà plusieurs niveaux de sens en rapport avec le contexte. On peut vouloir dire, par cette assertion, que le langage doit être pris au sérieux et utilisé avec la précision d'un instrument de mesure ou d'opération. Mais l'énoncé peut signifier aussi, dans un autre contexte, qu'on a l'intention de mettre à profit les ressources du langage en vue de la satisfaction de ses intérêts personnels. Dans le premier cas on a une instrumentation du langage, dans le second cas on se trouve devant ce qu'on peut appeler une instrumentalisation—incluant un sens péjoratif, à la différence de la neutralité du premier sens.

Ainsi l'interrogation initiale se justifie d'abord devant l'ambiguïté des compréhensions possibles de cette identification entre le langage en général et l'instrument On peut définir le langage comme faculté ou capacité liée au pouvoir de penser, et qui consiste à produire et combiner des signes afin de produire une signification qui peut s'incarner dans l'acte individuel de la parole. Dans ces conditions, le langage peut-il s'identifier à un élément de la classe des instruments, ou bien peut-il être saisi comme l'essence de l'instrumentalité? Il faut noter que l'interrogation initiale ne porte pas d'abord sur une analogie (le langage serait à l'homme comme l'instrument adéquat à la fabrication d'un produit), ni sur une comparaison (comme). Elle ne porte pas non plus sur une restriction (ne...que), qui demanderait si le langage peut être autre chose qu'un instrument, supposant ce qui est en question.

La question posée porte sur trois niveaux.

D'abord, le langage est-il d'essence instrumentale, ou l'essence même de l'instrumentalité? Cette interprétation demande qu'on définisse ce qu'est l'instrumentalité par rapport à l'articulation entre moyen et fin. En somme, le langage peut-il être le moyen qu'emprunte la pensée pour atteindre sa fin, qui est de produire du sens?

Ensuite, le langage est-il un instrument parmi d'autres, abstrait bien entendu (comme une fonction mathématique)? Mais alors se pose la question de savoir quelles sont ses limites comme instrument particulier. Car la propre d'un instrument, concret (un outil, un organe, un médium au sens où le violon est un médium de la musique), ou abstrait (un concept, une fonction, un élément d'un outillage mental) consiste dans le fait d'être désolidarisé du sujet qui l'emploie et qui opère par son intermédiaire, en tant qu'il médiatise une intention. Or, si le langage est un instrument, il semble au contraire adhérer au sujet pensant et ne pas présenter de limites strictes. Ce qui fait éminemment problème.

Enfin, la question initiale s'entend en un troisième sens problématique, celui de la métaphore ou déplacement de sens. En effet, il est clair que de tout constat d'instrument on peut dériver la présence des effets d'un langage, qui a voulu dire et signifier la possibilité d'une opération—en ce qu'il est dépositaire d'une intention inscrite en lui. Peut-on alors inverser l'ordre et se demander comment l'instrumentalité peut être une métaphore (déplacement de sens réel et fécond) qui aiderait à penser l'essence du langage? C'est alors l'articulation "partie/tout" qui fait problème.

Ainsi, nous nous interrogerons, dans le cadre de ces trois niveaux, successivement sur l'origine et la finalité de cette identification problématique, sur la valeur et le sens qu'elle peut recevoir, enfin sur ses limites immanentes, en restriction comme en extension. On associera méthodiquement à ces trois niveaux et ces trois modes trois champs d'intervention du langage : d'abord le champ de la description, puis le champ de l'échange, enfin le champ de l'interprétation.

Il nous faut donc partir d'abord de la comparaison entre deux essences, pour en déterminer les points communs et les différences, et décider à quelles conditions l'identification d'essence serait possible entre le langage et l'instrumentalité. Tout d'abord qu'est-ce qu'en son essence un instrument, et comment se caractérise-t-il en ses déterminations principales? D'abord l'instrument est toujours conçu comme un moyen, une médiation, un intermédiaire. Un instrument est fabriqué en vue d'une fin qu'il doit aider à atteindre. Mêmes les organes (organon en grec signifie instrument) du corps humain (corps organisé comme système solidaire d'organes) peuvent être pensés comme des instruments naturels en vue d'une finalité constante et immanente : la conservation de la vie individuelle (bouche pour ingérer, jambes pour fuir) et de la vie de l'espèce (organes de la génération, fécondation et gestation). Certes, on ne dira pas que la dentition (en vue de l'incision, de la mastication et du broyage) est un organe, mais elle plutôt comme un outil naturel—un équipement, instrumens, un appareil, une arme ou une défense naturelle. Leroi-Gourhan, dans son ouvrage Le geste et la parole (tome 1, technique et langage), montre bien que l'hominisation—passage de la bête vivante à une stature, une posture et une allure contenant les possibilités humaines— a été possible au cours de l'évolution par la modification des organes. Ont été modifiées en particulier les deux mains servant initialement et inadéquatement à la déambulation quadrumane, puis trouvant une nouvelle fonction de préhension—d'où la modification morphologique de la main humaine par rapport aux singes. Cette libération des mains pour la préhension affine leur instrumentalité et libère conjointement la station verticale, complétant précisément l'efficacité de la préhension. Mais ces différents organes reconfigurent leurs rapports dans l'horizon d'un enrichissement. Cependant ils demeurent de simples moyens en vue d'une fin qui est le développement du sujet homme (humanisation), à la fois comme individu (ontogénèse), et comme espèce (phylogénèse). De même que les organes (instruments naturels ou pensés comme tels) ne sont que des moyens articulés à la fin mais clairement séparés d'elle, les instruments que l'homme a pu créer—qu'on peut nommer des organes artificiels, comme la marteau, la couteau, la pelle—, restent des moyens détachés mais articulés en vue d'une fin. L'homme expérimente, instrumente ses outils, et les instrumentalise, tout comme ses organes dans une phase d'hominisation. Ainsi, comme Aristote les souligne dans Les parties des animaux : "L'homme n'est pas intelligent parce qu'il a des mains, mais il a des mains parce qu'il est intelligent" (souligné par nos soins). En effet l'affinement progressif des organes par instrumentation (expérimentation) et instrumentalisation (médiatisation en vue d'une fin) permet un développement de l'intelligence. En ce sens et dans ces conditions celle-ci peut être définie comme capacité de comprendre et d'établir des rapports et des connexions non évidentes entre les choses, et son développement permet en retour de déterminer complètement l'usage de ces organes. Le singe n'a des mains que par homonymie, il n'a des mains au fond que le nom. En effet, une véritable main d'homme (et d'abord d'enfant) va beaucoup plus loin comme moyen dirigé par une fin, que la simple préhension ou le simple appui. En témoignent la main du pianiste, la main du sourd-muet, la main de l'orateur dont les volutes et arabesques accompagnent les inflexions de son discours, et par excellence la main du chirurgien. Aussi Aristote peut-il caractériser la main comme outil d'outils, capable de prolonger ses effets par toutes sortes d'outils, parce qu'elle est médiatisée par l'intelligence.

Peut-on dans ces conditions et de la même façon penser le langage comme l'instrument par excellence, l'instrument qui concevra et confectionnera tout autre instrument en vue de prolonger lui-même ses effets dans le champ de la description, dénomination, classification et prédication des propriétés du réel? Car il semble indéniable que le fait du langage soit d'abord, par-delà le cri inarticulé — pure expression de la sensation —, de décrire les phénomènes en nommant d'abord et en combinant des signes pour produire des propositions qui décrivent et disent les propriétés des choses. Ici apparaît le double problème de l'instrumentalité du langage. D'une part, par rapport à la pensée, qui produit des états et des contenus mentaux dotés d'intentions de signification. D'autre part, par rapport à la représentation générale que peut se faire l'esprit à propos du réel. Il semble difficile de défendre l'idée que la pensée soit antérieure au langage, et qu'elle existe indépendamment de son instrumentation (expérimentation) dans le langage, et qu'elle se maintienne dans l'élément d'une lingua mentalis (langue mentale). Merleau-Ponty dans sa Phénoménologie de la perception a suggéré que le langage et la pensée ne pouvaient être dissociés. Ils sont au contraire donnés dans une même unité. Le langage n'est pas l'instrument docile et servile de la pensée mais il est lui-même de la pensée. Le langage n'est pas un simple moyen, détaché, utilisé temporairement et qui verrait la fin chronologique de son emploi au moment même de l'atteinte de la fin téléologique de l'action. Au moment où je n'ai plus besoin de couper un objet, le couteau disparaît de mon horizon intentionnel qui faisait porter sur lui une signification utilitaire. Ainsi, on ne peut pas décrire et penser la relation "pensée/langage" comme une relation d'instrumentalité du second pour le premier. Car quand on décrit un objet du monde grâce à la faculté de langage, la pensée continue de se maintenir dans les mots et les phrases que la parole choisit de composer à partir de la langue. La pensée n'est pas en retrait de la parole, elle est tout entière dans cette parole, éventuellement intériorisée comme soliloque. Nous pensons certes intérieurement par fulgurations intuitives, qui contiennent déjà des éléments du langage (structures) et de la langue (mots). Inversement, dans toute parole déclarée, la pensée n'est jamais complètement épuisée, mais continue à offrir des potentialités et des ouvertures de sens.

Corrélativement, le langage ne saurait se réduire à un instrument de classification. Par exemple, les mots ne sont pas des étiquettes collés sur des choses, ou du moins ne le sont que si on le veut bien (Bergson), et en fonction d'un but : montrer qu'il existe sous la gangue des mots et des représentations verbales une réalité plus substantielle, vivante, mouvante, dont le langage comme instrument utile mais déformant ne saisirait que l'aspect le plus stérile. Ockham, en distinguant trois types de termes—termes parlés, termes écrits, termes conçus— avait montré que le véritable nominalisme ne consiste pas à dévaloriser le langage et sa capacité à nommer et décrire les choses. Car il admet précisément, selon une positivité que lui reconnaît le logicien Fodor, l'existence d'entités symboliques dans la pensée même. Dès lors le langage n'est plus considéré comme un instrument nécessaire mais déformant de la pensée dans sa tentative de décrire le monde et les impressions et sentiments que le sujet humain peut accueillir.

Cependant, si Aristote prend soin de placer au début de son oeuvre un Organon (en six parties), ce n'est pas tant pour instrumentaliser le langage par la pensée, que pour montrer comment la pensée peut se construire un outil (organon) ou instrument d'analyse qui est en même temps une pensée vivante—logique, ontologique, voire rhétorique— permettant de régler les conditions adéquates pour parler et décrire rigoureusement le réel. Que ce soit pour déterminer les Catégories (principes de classification), et les structures des propositions et de syllogismes (Analytiques I et II), mais aussi pour régler les modalités de l'échange, en évitant les sophismes (Réfutations sophistiques), et en manipulant correctement les lieux communs du langage (Topiques), il est clair qu'Aristote n'instrumentalise pas le langage comme on déterminerait un moyen séparé de la fin—et dont on se débarrasserait une fois la fin atteinte. Mais au contraire il suggère (même quand il pense le problème de L'interprétation) que la pensée se constitue dans le langage pour déterminer les limites et les conditions de son opérativité. C'est donc bien une totalité vivante que forme l'organon d'Aristote, et en ce sens il est plus que ce que sa dénomination indique : il est, en tant que logique, un condensé du système.

Ce n'est peut-être d'ailleurs que dans le cas des langages formels (pensés comme extension de la langue mathématique des signes) que l'on pourrait parler d'une pure instrumentalité du langage. Mais il ne s'agit plus alors du langage en un sens proprement dit, mais d'une formalisation logique et mathématique, qui lui prend son nom par déplacement de sens.

Cependant, le langage ne saurait être identifié, dans le champ descriptif du réel, à un instrument, parce qu'il ne peut se dissocier, comme moyen, de sa fin qui est la pensée d'un ordre et de rapports entre les éléments du réel. Mais on reste cependant en droit de se demander s'il serait légitime d'instrumentaliser le langage dans la sphère de l'échange communicationnel et conversationnel avec autrui. Parler n'est pas en effet uniquement une activité opératoire de description, de classement, de dénomination—selon les trois fondamentales opérations de l'esprit que repèrent Arnauld et Lancelot dans leur Grammaire générale et raisonnée, et qui sont : concevoir, juger et raisonner). Mais parler peut se comprendre aussi comme une activité d'échanges symboliques. Car l'homme est un animal politique et rationnel : il est politique parce que rationnel, en comprenant que seule la communauté peut accomplir l'humanité de l'individu. Cette existence sociale n'existe que par le lien de l'échange. Communiquer — à savoir rendre commun et public — aux autres nos pensées, exprimer les sentiments de l'âme, faire passer un discours mental sous la forme d'un discours extérieur, tel est le sens du langage.

Ici, le langage peut-il devenir objet d'échanges? Ou bien, plutôt, peut-il être légitimement considéré comme l'instrument qui mesure tout échange? Mais là encore on ne peut concevoir le langage comme un simple instrument de mesure et d'évaluation, dont un sujet se servirait en vue d'établir un rapport avec un objet d'abord appréhendé comme inconnu et étranger. Si le "langage" des mathématiques est le nécessaire instrument pour faire parler la Nature—qui, d'ailleurs, répond invariablement la même chose en fonction de la pertinence du mode de questionnement—, en va-t-il de même dans l'échange symbolique intersubjectif? Nous n'avons pas devant nous, séparée de nous comme un ustensile de son utilisateur, une monnaie d'échange et un commun dénominateur d'évaluation des rapports. Dans le monde humain, tout est signe et tout fait signe. Dans l'échange intersubjectif, il y a certes des paroles vives—qui contiennent d'ailleurs une réserve de sens et de pensées, car rien ne s'explicite totalement—, mais s'y tiennent et s'y trouvent aussi des significations figées et déposées dans le contexte global de l'échange. Par-delà l'apparence et l'attitude des interlocuteurs elles ne demandent qu'à être réactivées. "Ce monde est toujours bruissant de paroles" (Merleau-Ponty), et celles-ci, même sous le silence du bruit (la notion de "noise" chez Serres) ne demandent qu'à être explicitées. On ne parle que parce qu'on peut se taire ou dire autre chose.

Au contraire, un instrument est univoque, il ne possède qu'une fonction ou une série de fonctions (un couteau multi-lames reste pourtant borné dans sa multi-fonctionnalité même). L'instrument est assujetti et asservi à un horizon borné et prédéterminé de fonctions. Il répond toujours de la même manière à la sollicitation de l'utilisateur. Au contraire, comme Chomsky l'a montré dans Le langage et la pensée, le langage humain se caractérise par une possibilité infinie de productions de significations. Le langage n'est en effet pas formé d'une structure répétitive : il varie à l'infini dans ses productions. Aussi bien, il ne peut être considéré comme un objet détaché d'une subjectivité qui l'utiliserait dans un rapport de pure extériorité. Même une phrase répétée ne prend pas les mêmes aspects selon les conditions contextuelles de l'énonciation. On ne peut pas compter sur une structure "stimuli / réponse" pour caractériser le langage. On ne répond en effet pas toujours de la même façon à une phrase proférée dans des circonstances différentes.

C'est pourquoi, par conséquent, la parole instituée et constituée dans le tissu social, riche de cette créativité — performance ou production, et compétence ou compréhension, selon la terminologie de Chomsky — reste l'élément de conservation et l'aliment même de la vie sociale. Converser, c'est conserver le capital culturel et symbolique d'une même intersubjectivité humaine en général et d'un même tissu social en particulier.

Cependant, de même que dans le champ de la description on pouvait comprendre l'inclination à faire du langage un instrument de mesure de précision (pour classifier et ordonner),on peut concevoir dans le champ de l'échange symbolique une symétrique assertion péremptoire, fondée sur une croyance mal intentionnée selon laquelle le langage pourrait être un instrument de pouvoir (et du pouvoir), dont la finalité serrait la domination : il apparaîtrait alors propre à être utilisé, au moyen des artifices de la rhétorique et de la sophistique, simplement comme moyen, en vue d'une fin de commandement ou de subjugation. L'homme est par essence un être de paroles, conduit nécessairement à prendre la parole, à donner la parole (et sa parole). Mais aussi, inévitablement, en vertu de la liberté même du langage uni à la pensée, l'homme peut être conduit (incliné sans nécessiter) à confisquer la parole, à abuser de la parole, à la trahir au sens où intentionnellement on se sert de son équivocité pour orienter l'échange vers ce qu'on croit être son intérêt, de plaisir et / ou de puissance.

C'est précisément la tentation qui guette tout orateur d'instrumentaliser la parole pour ne plus la considérer que comme un moyen pour un but partiel, qui n'est plus au fond que le silence et l'absence de paroles. Mais précisément, le langage n'est pas un instrument car il n'a pas de fonction univoque et unilatérale qui n'amènerait qu'un seul produit (comme une arme par exemple). L'usage de la parole engendre une infinité d'interprétations et de contextes représentationnels, qui s'entre-déterminent. Il est bien connu, depuis la sagesse des Anciens Grecs, que les paroles du démagogue vont être asservies — et lui avec — aux effets variés qu'elles ne manqueront pas d'induire dans la foule de l'auditoire : on peut désigner ce phénomène comme une instrumentalisation en retour.

Ce que l'on peut suggérer ici, c'est la nécessité, en vertu de l'intersubjectivité et de l'effet en retour de l'échange langagier, de régler la conversation et l'échange intersubjectif en général. Puisque le langage ne peut être un simple instrument objectif dont le sujet se débarrasserait une fois son méfait et son forfait commis, il s'agit d'emblée, en s'arrachant à la tentation d'instrumentaliser aveuglément le langage, de constituer une catharsis de l'usage du langage. Comme le dit Platon dans le Phédon (circa 115) : "Mal parler non seulement fait du tort au langage, mais fait surtout du mal aux âmes". Un logicien contemporain, Grice, s'est essayé à constituer une série de maximes conversationnelles qu'il détermine selon une table des catégories, empruntées de son propre aveu à Kant.

  • 1°/. Du point de vue de la quantité, il ne faut dire que le nécessaire, et tout le nécessaire. 
  • 2°/. Du point de vue de la qualité, il faut être vérace (se tenir le plus possible dans le vrai), et véridique : ne dire que ce dont est absolument assuré en vérité.
  • 3°/. Du point de vue de la relation, il s'agit d'être pertinent, notion qu'il détermine comme le souci d'aider sincèrement à l'efficacité de l'échange, et à sa fécondité objective.
  • 4°/. Enfin, du point de vue de la modalité, bien parler consiste à s'efforcer d'être clair, bref, ordonné.
Ces maximes n'ont rien d'inouïes, et on ne peut que s'en réjouir ("n'y ayant rien de plus ancien que la vérité" dit Descartes). Cette formalisation a cependant le mérite de nous rappeler que le langage (comme essence de la conversation) n'a rien d'un instrument détaché de nous, dont on pourrait se débarrasser. Mais il nous constitue en propre. Mal parler, c'est donc en effet se faire du mal d'abord à soi-même, dans une défiguration qui nous est renvoyée aussi par les effets de notre discours sur les autres. Le langage, principe intime de tout échange symbolique, est tellement peu un instrument, il nous constitue au contraire tellement en propre, que Platon remarquait déjà dans le Théétète (circa 169) et dans le Sophiste (circa 265) ‌ "La pensée est un dialogue intérieur et silencieux de l'âme avec elle-même."

C'est précisément dans ce soliloque — en un sens entendu positivement contrairement au monologue, d'une acception plutôt péjorative — que l'âme dés-instrumentalise véritablement le langage, et s'objective en se considérant elle-même comme un autre, en se traitant dès lors comme elle aimerait qu'on la traite selon des principes universels qui fonderaient peut-être une éthique du langage. Certes, on ne pense pas comme l'on parle, tout au moins d'un point de vue technique. Mais si le langage n'est pas un instrument, alors la pensée réside dans le langage et inversement. Et en ce sens on doit parler comme si on se pensait soi-même et réciproquement on doit penser comme si on parlait à tout autre.

Cependant, l'analyse de la pertinence éventuelle d'une réponse affirmative à la question posée initialement ne serait pas complète, si n'était pas abordée, ou du moins esquissée brièvement, la question du rapport d'une dimension d'instrumentalité à la réalité du langage, comme celui d'une partie à un tout qui l'incluerait nécessairement sans pourtant s'y réduire. Nous avons vu dans le premier et le second moment de notre étude pourquoi il n'était pas possible de faire comme si le langage était d'essence instrumentale (partie I), ni comme si le langage était un instrument particulier assignable à un champ d'opérations. En ce qui concerne le premier moment, dans le champ général de la descriptivité du réel, il a été montré que le langage ne pouvait être un moyen pour une fin séparée de lui. En ce qui concerne le second moment, dans le champ général de l'échange intersubjectif et social, on pourrait montrer que, conformément à ce qui a été suggéré, la langage n'est pas comme un objet séparé offert à la discrétion d'un sujet décidant de l'instrumentaliser.

En somme on a pu constater que le langage ne peut pas être pensé comme un instrument de connaissance, ni de fabrication, mais pas davantage comme un instrument de communication. En effet, ces trois activités humaines se développent avec les produits du langage, constamment réactivés, repensés, repris, mais nullement avec le langage lui-même. Car celui-ci ne peut pas être asservi, assujetti (au sens propre où il ne sert pas). Il ne saurait non plus être borné à une seule tâche : son essence n'est pas pré-déterminée comme fonctionnalité. Et en outre il engendre des produits infiniment variés et diversifiés selon les contextes d'intentionnalités, d'énonciations et de significations.

En outre, aucun instrument ne possède le pouvoir d'examiner par lui-même son pouvoir, ses conditions d'effectuation et d'opérativité, ainsi que ses limites. C'est précisément le contresens que fit Nietzsche sur Kant en croyant pouvoir lui reprocher l'idée illusoire que la raison puisse faire sa propre auto-critique (critique de la raison pure), et en arguant de l'argument selon lequel un instrument ne peut pas s'instrumenter lui-même, à savoir expérimenter de manière critique ses propres limites. En réalité, c'est dans l'élément même du langage et de la pensée que la pensée s'auto-affecte et réfléchit (sur) ses propres limites. De fait, pour cette raison, elle ne saurait être pensée comme un instrument.

Qu'il y ait de fait une philosophie du langage vivante et vigilante prouve d'ailleurs que le langage n'est pas un instrument. Car il est à la fois sujet et objet de sa propre investigation rationnelle critique, et de son propre investissement dans ce contexte. C'est peut-être un défaut des sciences formelles du langage que de formaliser à l'extrême le langage ordinaire (et la langue naturelle), au risque d'oublier qu'il est imprégné de pensée vivante et créatrice.

En tout état de cause, et dans ces conditions, on peut avancer l'argument, complémentaire et peut-être décisif, selon lequel un instrument n'est jamais instrumental dans toutes ses parties, à la différence du modèle leibnizien du vivant—machine de machines dans toutes ses parties, ad infinitum, cf. La Monadologie, §67.

En effet les parties du couteau ne sont pas elles-mêmes des micro-couteaux. Au contraire, les parties de tout langage et du langage, sont encore du langage, susceptibles d'être utilisées comme sujet et objet et détenant une équivocité jamais totalement réduite et toujours susceptible d'un surcroît d'interprétations. Dans ces conditions, comme nous l'esquissions plus haut, tout, dans l'univers représentatif de l'homme, fait signe, fait sens, est objet indéfini d'interprétation. Le langage ne cesse pas de s'interpréter dans sa forme même comme dans l'infinie prolifération de ses produits et contenus. Totalité organique et dynamique, le langage ne cesse de se reprendre dans l'immanence de la pensée. Il produit constamment des métaphores, des déplacements de sens, des métonymies labiles et déformables, mobiles et façonnables. La figure de l'instrumentalité du langage dès lors semble produite par la pensée comme métonymie, autrement dit comme substitution temporaire, mouvante et plastique d'une partie au tout, dans lequel elle se meut comme en son élément et aliment. Car l'instrumentalité de tous les produits de l'activité humaine tient en ceci qu'ils contiennent chacune un sens figé, déposé dans leur fonctionnalité propre, mais indéfiniment réactivable par réinterprétation toujours possiblement effectuée par l'activité langagière. La métaphore est ainsi complétée et dynamisée : le langage est une métaphore de tout instrument, de même que l'instrument est une métaphore (et non pas une essence réelle) de tout langage.

En somme, l'intérêt philosophique de la question initialement posée est qu'elle nous a permis, en finissant par répondre négativement, de nous instruire (instruere signifie en latin équiper et disposer d'éléments effectifs pour une action donnée) au sujet du langage, dont finalement on ne peut jamais se débarrasser en l'instrumentalisant conceptuellement dans la notion d'instrumentalité. Ou bien alors, à la limite, on peut dire que le langage reste instrument de lui-même au sens où il ne peut s'instruire et se nourrir que des signes qu'il produit, dans son union à la pensée. L'esprit reste auprès de soi comme son seul instrument, instrument de lui-même dans l'élément infini du langage.

Christophe Steinlein (février 2004).

Foucault, L'archeologie du savoir (extrait)

« Il n'est pas facile de caractériser une discipline comme l'histoire des idées : objet incertain, frontières mal dessinées, méthodes empruntées de droite et de gauche, démarche sans rectitude ni fixité. Il semble cependant qu'on puisse lui reconnaître deux rôles. D'une part, elle raconte l'histoire des à-côtés et des marges. Non point l'histoire des sciences, mais celle de ses connaissances imparfaites, mal fondées, qui n'ont jamais pu atteindre tout au long d'une vie obstinée la forme de la scientificité (histoire de l'alchimie plutôt que de la chimie, des esprits animaux ou de la phrénologie plutôt que de la physiologie, histoire des thèmes atomistiques et non de la physique). Histoire de ces philosophies d'ombre qui hantent les littératures, l'art, les sciences, le droit, la morale et jusqu'à la vie quotidienne des hommes ; histoire de ces thématismes séculaires qui ne se sont jamais cristallisés dans un système rigoureux et individuel, mais qui ont formé la philosophie spontanée de ceux qui ne philosophaient pas. (...) Ainsi définie — mais on voit tout de suite combien il est difficile de lui fixer des limites précises — l'histoire des idées s'adresse à toute cette insidieuse pensée, à tout ce jeu de représentations qui courent anonymement entre les hommes ; dans l'interstice des grands monuments discursifs, elle fait apparaître le sol friable sur lequel ils reposent. C'est la discipline des langages flottants, des oeuvres informes, des thèmes non liés. Analyse des opinions plus que du savoir, des erreurs plus que de la vérité, non des formes de pensée mais des types de mentalité.

Mais d'autre part l'histoire des idées se donne pour tâche de traverser les disciplines existantes, de les traiter et de les réinterpréter. Elle constitue alors, plutôt qu'un domaine marginal, un style d'analyse, une mise en perspective. Elle prend en charge le champ historique des sciences, des littératures et des philosophies : mais elle y décrit les connaissances qui ont servi de fond empirique et non réfléchi à des formalisations ultérieures ; elle essaie de retrouver l'expérience immédiate que le discours transcrit ; elle suit la genèse qui, à partir des représentations reçues ou acquises, va donner naissance à des systèmes et à des oeuvres. Elle montre en revanche comment peu à peu ces grandes figures ainsi constituées se décomposent : comment ces thèmes se dénouent, poursuivent leur vie isolée, tombent en désuétude ou se recomposent sur un mode nouveau. L'histoire des idées est alors la discipline des commencements et des fins, la description des continuités obscures et des retours, la reconstitution des développements dans la forme linéaire de l'histoire. Mais elle peut aussi et par là même décrire, d'un domaine à l'autre, tout le jeu des échanges et des intermédiaires : elle montre comment le savoir scientifique se diffuse, donne lieu à des concepts philosophiques, et prend forme éventuellement dans les oeuvres littéraires ; elle montre comment des problèmes, des notions, des thèmes peuvent émigrer du champ philosophique où ils ont été formulés vers des discours scientifiques ou politiques ; elle met en rapport des oeuvres avec des institutions, des habitudes ou des comportements sociaux, des techniques, des besoins ou des pratiques muettes ; elle essaie de faire revivre les formes les plus élaborées de discours dans le paysage concret, dans le milieu de croissance et de développement qui les a vues naître. Elle devient alors la discipline des interférences, la description des cercles concentriques qui entourent les oeuvres, les soulignent, les relient entre elles et les insèrent dans tout ce qui n'est pas elles


Foucault, L'archeologie du savoir (extrait). (Archeologie et histoire des idees, iv, 1 pp.179-180 éd. gallimard 1969).


Le but de Foucault dans ce texte est de nous montrer ce que l'histoire des idées peut devenir à partir du constat que cette discipline assez récente ne peut pas être définie comme une science historique traditionnelle. Il faut partir du savoir constitué tel qu'il se présente et renouveler le sens de ce qu'on entend traditionnellement par démarche historique. Un récit, une enquête, un témoignage sont les éléments qui entrent dans la définition du sens traditionnel d'histoire (histôriè). Pour penser à la fois le contenu de l'histoire et la méthode de l'histoire, tels qu'ils sont reçus traditionnellement, Foucault choisit d'entrée de jeu de se limiter à l'histoire des idées — par contraste avec l'historiographie, l'histoire des peuples, histoire politique ou événementielle. En effet, ce n'est pas tant pour Foucault ce qui est constitué en apparence (le savoir) qui peut nous faire comprendre l'histoire, que ce qui ne cesse de constituer souterrainement ce savoir : son sol et son sous-sol. D'où l'emploi chez Foucault du terme d'archéologie qui désigne à la fois le discours sur l'archive et l'étude des déplacements en profondeur des perspectives et des interprétations.

L'ouvrage se présente comme la justification épistémologique et méthodologique de Foucault depuis le début de ses recherches sur les mouvements, les obstacles, les ruptures du savoir et de la pratique (Histoire de la folie à l'âge classique et Les mots et les choses, 1966). Recherches en marge, mais non sans lien avec l'Ecole de Annales et ultérieurement ce qu'on a appelé la Nouvelle Histoire.

Ce texte s'inscrit donc bien dans un contexte vivant, il cherche à esquisser les fondements théoriques d'une nouvelle façon d'aborder l'histoire. Sa fonction est de montrer comment, en esquissant le mouvement d'une discipline, on découvre ce qu'elle est en décrivant ce qu'elle devient.

Le texte part d'un constat — l'histoire des idées est apparemment déficiente —, et montre que cet état de fait lui permet de devenir ce qu'elle peut être, en jouant deux rôles. Le premier, plutôt statique (raconter les marges), le second plutôt dynamique (traverser les domaines). Ainsi, ce qui paraît être une déficience se révèle la condition du développement et de l'affermissement d'une attitude historique, en un sens profondément renouvelé. Ainsi la difficulté de fixer des limites précises (l.12) et la difficulté de caractériser une telle discipline (l.1) n'apparaissent pas comme des restrictions rédhibitoires dans l'esquisse et la fondation foucaldiennes de l'histoire des idées — dont on verra qu'on peut lui trouver une filiation nietzschéenne, reconnue par Foucault lui-même, comme objet de l'histoire de la généalogie.

Ainsi la question centrale que pose ce texte, mais aussi sa difficulté et son enjeu, est de savoir comment l'histoire des idées peut inaugurer et renouveler son sens. Comment peut-elle se constituer comme discipline en maintenant l'unité et la cohérence entre une détermination statique (examiner les marges et les soubassements, les sous-sols du savoir) et une détermination dynamique qui se constitue sur plusieurs niveaux progressifs : étude des formations de savoir, de leurs échanges et interactions, étude des déplacements et des insertions dynamiques.

Le texte commence par un aveu de difficulté, ce qui permet déjà de considérer l'histoire des idées comme une méthode non institutionnalisée, ouverte sur un devenir. Une discipline est à la fois un exercice, un effort d'appropriation (discere), et ce qu'on apprend (docere) de cet effort, de cette démarche toujours en devenir, en exploration d'elle-même et de son objet. Quel peut donc être l'objet de l'histoire des idées? Les idées, ce ne sont pas ici pour Foucault, des entités immuables de type platonicien. On peut les définir plutôt comme des représentations fluentes et fluctuantes. De même, où commencent et où finissent les formations d'idées et leurs enchaînements? Les méthodes, quant à elles, à savoir les directions prises dans le traitement des idées et de leurs enchaînements, ainsi que les hypothèses de travail, apparaissent très diverses. On peut choisir une méthode structuraliste, ou au contraire une méthode téléologique, par exemple. Cette fluctuation entraîne une démarche peu rigoureuse, erratique, peu assurée. Foucault se propose alors de prendre positivement ces négativités apparentes, pour les dépasser et esquisser le devenir d'une attitude dont le sens est désormais renouvelé.

C'est pourquoi il suggère (l.3) que le rôle est au fond plus important que toute définition figée. C'est parce que l'histoire des idées présente apparemment une absence de définition fixe qu'elle peut s'ouvrir à une attitude dynamique.

Le rôle, ce n'est pas la fonction. Le rôle a partie liée avec le jeu au sens d'une interaction des mouvements. D'abord, l'histoire des idées raconte, ce qui jusque-là n'est pas en contradiction avec la définition classique de l'histôriè (un récit). Mais le contenu de ce qui est raconté n'est plus traditionnel, comme le récit des grands événements, des actions des grands hommes. La probité commande en effet selon Foucault de regarder autour, en dessous, dans ce qui n'est pas immédiatement visible. Attitude presque socratique : ce qui ne paie pas de mine se révèle à l'examen plus instructif que ce qui est admis sans examen par tous, dans l'évidence naïve. Comment ne pas reconnaître ici une filiation de Foucault avec la méthode de Nietzsche, filiation explicitement avouée par l'auteur de l'article Nietzsche, la généalogie, l'histoire? Nietzsche déclare lui-même dans un Fragment Posthume (automne 1888) qu'il a toujours compris la philosophie comme un effort pour s'intéresser aux aspects les plus reniés de l'existence : les à-côtés, les marges, ce qui n'a pas été remarqué ni institutionnalisé, et qui, pour être muet, n'en continue pas moins d'agir en sous-main, en soubassement, souterrainement, insidieusement (l.13). Dans l'article de Foucault, celui-ci montre le déplacement de méthode opéré à partir de Nietzsche. Il s'agit de ne plus chercher l'origine (Ursprung), car elle est illusoire puisque reconstruite après-coup, mais la provenance (Herkunft), qui est nécessairement multiple et marginale, et en ce sens plus expressive de la réalité. Ce n'est donc plus l'origine qu'on doit penser, contrairement aux histoires universelles, théologies eschatologiques ou providentialismes téléologiques, mais il convient de s'enquérir au contraire des originaux, des documents qui indiquent des traces de provenance. Non seulement Foucault se veut archéologue, mais complémentairement archiviste. Nous montrerons par ailleurs comment vers la fin du texte il se fait cartographe et topographe des déplacements de forces, d'interprétations et de perspectives. Il faut d'ailleurs prendre au sérieux dans ce texte tout le vocabulaire foucaldien. Celui-ci ne se réduit pas à un ensemble de métaphores commodes, d'images ou de comparaisons brillantes et suggestives. Il est avant tout un outillage mental et méthodique qui permet à l'auteur de penser l'histoire des idées en un sens renouvelé.

Pourquoi Foucault refuse-t-il délibérément et d'emblée de s'intéresser à l'histoire des disciplines constituées et institutionnalisées? Peut-être parce qu'il soupçonne, selon une attitude généalogique, qu'elles ne sont pas un principe, mais un résultat. La dimension spécifique de ce résultat est précisément qu'il peut se transformer, se décomposer et se recomposer en fonction e la friabilité du sol sur lequel il est édifié, et il provient de sources éparses, marginales et mouvantes. Ces connaissances imparfaites et mal fondées (l.5), en quoi sont-elles précisément intéressantes? Peut-être justement en vertu de leur vice apparent, et par la qualité de leur défaut manifeste. En effet, ce qui est imparfait reste précisément ouvert au changement, ce qui est mal fondé peut donner lieu à des glissements et des recompositions particulièrement instructifs.

L'histoire des échecs, des manquements n'est-elle pas au fond plus instructive que celle des réussites? Il le semblerait pour deux raisons. D'abord parce qu'elle décrit la genèse des institutions, et ensuite parce qu'elle permet de comprendre le devenir historique.

Ainsi, pour Foucault, il faut rompre, au moins provisoirement, avec l'histoire des institutions, des événements (histoire traditionnelle), si on veut in fine pouvoir les comprendre dans leur vérité. Celle-ci en effet n'est jamais toute faite, mais toujours en train de se faire. Mieux : l'histoire des idées (politiques, morales, religieuses, philosophiques, etc.) ne doit pas d'abord se faire à travers l'histoire constituée des institutions. On peut poser que l'histoire a pour projet de saisir une partie de la vérité et qu'elle s'appuie sur une discipline, à savoir un effort méthodique et rigoureux qui s'instruit de soi en même temps qu'il s'exerce. Dans ces conditions, pour qu'il y ait histoire au sens de Foucault on doit prendre le mot idée non comme un entité immuable qui s'incarnerait, mais comme mouvement complexe de représentations qui errent et hantent les époques et les sociétés, et qui ne cristallisent pas ou ne précipitent pas dans des systèmes figés et clos. Ces idées ainsi définies apparaissent en ce sens comme un témoignage précieux d'un mouvement, d'une vie, d'un jeu, tous objets instructifs pour rendre compte du devenir humain.

Dans un célèbre article intitulé les hommes infâmes (reproduit dans Dits et Ecrits), Foucault met en lumière la nécessité de prendre au sérieux ce qui est resté dans l'ombre. L'infamie est ici à prendre en un double sens. D'abord, certes, la monstruosité, étudiée sans moralisation, pour elle-même et son caractère instructif : cf. par exemple le dossier Moi, Pierre Rivière, ayant égorgé.., dossier d'archives établi en collaboration avec l'historienne Arlette Farge. Ensuite, le sens d'obscur, inconnu (in-fama) est à prendre en considération. Ainsi pour Foucault, par-delà les institutions lumineuses, les savoirs et les pratiques exposés au grand jour, en-deça, souterrainement dans le sous-sol du devenir humain s'élaborent des réseaux, des déplacements qui gardent au secret la clé de l'interprétation des épiphénomènes (événements de surface). Ces réseaux demeurent muets et au secret, jusqu'au jour où ils sont mis en lumière par une occasion inattendue, et forcent ainsi l'esprit à ré-interpréter ce dont la compréhension avait été banalisée et institutionnalisée.

La probité épistémologique de Foucault, disciple de Canguilhem, de Bachelard, de Koyré, exige de ne pas se satisfaire de ce qui est montré, connu et reconnu. Il s'agit au contraire de redécouvrir comment le savoir a été, un moment, en train de se faire. La chimie, la physiologie, la physique ne sont pas des commencements ou des origines de la science. Elles sont plutôt des résultats, plus exactement des résultantes instituées et constituées dont on a oublié la provenance, recouverte par des sédimentations de représentations non critiquées, et qui se donnent comme originaires. Déjà l'Ecole des Annales (fondée par Bloch et Febvre en 1929) avait montré que les faits sont complexes, doivent être reconstruits, ne peuvent être réduits à la simplicité d'événements. Il faut en comprendre la genèse par une méthode généalogique (rien n'est donné tout est (re-)construit). Cette méthode généalogique n'est pas à prendre en un sens dynastique (recherche d'une origine), mais en un sens critique et dynamique (reconstituer un mouvement). Mais Foucault anticipe et fonde théoriquement ce que deviendra la Nouvelle Histoire (1978), notamment avec et par son dialogue ininterrompu avec Philippe Ariès (L'enfant et l'éducation sous l'Ancien Régime), en montrant que l'on doit se préoccuper de tous les jeux de représentations, de tous les interstices entre des domaines balisés et banalisés. Cette discipline est un effort que l'on s'impose par probité à considérer l'anonyme, le frivole, l'informe apparents. Elle constitue bien une histoire, une enquête et un compte rendu du développement du passé, non pas tant par son objet que par les mouvements et tensions qui le parcourent. Dans sa leçon inaugurale au Collège de France, intitulée L'ordre du discours (1970), Foucault montre que le discours n'est pas une forme monolithique, mais plutôt stratifiée et mouvante. Derrière les monuments discursifs (l.14) — ceux par exemple d'historiens comme Michelet dans Histoire de la Révolution française et Le Peuple), se tiennent d'autres discours, diffus, flottants, disparates, informes, qui contribuent à faire et à défaire les représentations mentales en cours, autrement dit institutionnalisées. Pourquoi dès lors s'intéresser, paradoxalement, aux opinions, aux erreurs, aux types, plutôt que, respectivement, aux savoirs, aux vérités, aux formes? Parce que, peut-être ce sont des lieux de provenance, et que la provenance instruit davantage que le résultat. Par exemple l'opinion non cristallisée est plus riche, plus suggestive que le savoir, car elle permet de comprendre sur le vif une formation, une genèse. L'errance ouvre plus de chemins — même si bon nombre s'avèrent des impasses — à la connaissance des modes de connaissance, que ne peut le permettre un savoir vérifié et réitérable. Enfin, les types de mentalité ne sont-ils pas des résultantes, des empreintes (tupoï) et des pressions laissées sur des organisations sociales par les rapports de force? C'est en ce sens que la chaire de Foucault au Collège de France s'est intitulée Histoire des systèmes de pensée. Non pas qu'il faille entendre "système" au sens encyclopédique ou au sens de représentation spéculative de l'histoire et du monde. Le système pour Foucault n'est pas une forme achevée, principielle, mais l'ensemble vivant et fluctuant des rapports entre les types de pensée.

Mais toute statique doit se compléter par une dynamique. C'est bien le sens du second paragraphe du texte, qui se donne pour tâche indéfiniment ouverte de penser la transversalité. Car rien n'est clos, tout doit être indéfiniment repris. La position de Foucault, bien que différente, n'est pas sur ce point incompatible avec l'herméneutique de l'histoire, où l'interprétation se reprend elle-même comme objet.

Ce serait évidemment ici un contresens majeur sur la pensée de Foucault que d'interpréter cette transversalité comme transdisciplinarité. Car celle-ci suppose en effet des savoirs constitués. Or Foucault se place en-deça de l'institutionnalisation, et veut montrer comment les disciplines ne se sont pas constituées indépendamment et isolément, mais plutôt sur fond de contaminations et de migrations souterraines. Déjà Foucault, dans les années cinquante, lors de sa thèse sur L'histoire de la folie à l'âge classique avait mis en oeuvre cette méthode de transversalité en montrant comment la médecine, la psychiatrie et la sociologie peuvent rendre compte de cette idée de folie et du partage des représentations qui ont contribué à la constituer. De même dans Les mots et les choses (1966), Foucault, mettant en oeuvre cette méthode ici explicitée (1969), avait pris en charge trois champs scientifiques — la linguistique, l'économie, la biologie — pour en montrer les interférences et les recouvrements évolutifs.

Cette dimension traversante et transversale de l'histoire des idées telle que l'esquisse ici Foucault est fondamentale parce qu'en effet le savoir vrai n'est jamais frontalement ni massivement donné. Certes, des disciplines existent de fait, mais elles sont toujours en formation, souvent à leur insu quand elles se croient illusoirement instituées dans le définitif. Aussi, les traverser consiste-t-il à les mettre en mouvement et en perspective. Analyser en effet, ce n'est pas seulement et uniquement décomposer du figé, mais c'est surtout mettre en perspective, assigner une ligne de fuite (non définitive) à un corpus mouvant de représentations afin de saisir son allure générale. On n'étudie bien que le mouvement, car dans celui-ci tout se développe et vient au jour. La statique cache toujours ses possibilités. Telle se présente la position méthodologique de Foucault, et elle apparaît comme conforme à la définition la plus complète du passé comme ensemble présent et mouvant soumis à l'interprétation.

Ainsi, traiter le fond (jamais premier, toujours dérivé à un certain niveau d'analyse) des représentations qui constituent le contenu progressivement élaboré des formalisations ultérieures, c'est précisément traiter le discours disciplinaire : autrement dit lui appliquer une grille de lecture, partielle, révisable, mais révélatrice d'un état des forces et des interactions. En fait, on ne peut vraiment connaître qu'à la condition d'avoir réussi à reconstituer le processus par lequel une chose s'élabore et se fait : connaissance toujours oblique, partielle, réinterprétable mais fondamentalement instructive.

Foucault est fondamentalement un penseur de l'histoire, mais en un sens renouvelé par son approche philosophique. Sa méthode est généalogique et en ce sens tout opposée à l'histoire universelle qui chercherait une origine. La notion de généalogie est ici à prendre au sens d'un effort pour retrouver et reconstituer ce qui a rendu possible tel système, telle figure. Pour ce faire, de même que Nietzsche (philologue modifié par la philosophie) lit entre les lignes d'un texte, Foucault (historien modifié par la philosophie comme faculté critique qui prend pour objet le pouvoir de connaître) lit entre les massifs institutionnalisés (les systèmes, les oeuvres) la structure sédimentaire et tectonique du sol et du sous-sol qui les porte. Cette généalogie, entendue en un sens probant, apparaît alors comme la condition de la représentation de la genèse, toujours révisable en fonction des archives et des topographies nouvellement constituées. Inversement, la décomposition des grandes figures ou systèmes institutionnels n'est nullement pour Foucault la marque d'une fatalité de l'histoire, ou la conséquence d'un destin providentiel, mai simplement la résultante intelligible et compréhensible du mouvement de ces formations. Foucault n'a pas cessé (notamment dans Dits et Ecrits) de mettre en garde contre une réduction de sa pensée à une thèse structuraliste ou marxiste. En effet, cette attitude de mise en garde est pleinement légitimée quand on constate que la méthode foucaldienne est perspectiviste et généalogique. Elle ne suppose pas un principe explicatif unique et premier (qu'il soit de nature idéelle ou matérielle). Car la méthode de mise en mouvement qu'est la transversalité montre comment les formations et les systèmes sont le fruit de réseaux de forces eux-mêmes toujours en interaction, en modification réciproque. Conséquemment on ne saurait trouver chez Foucault un quelconque invariant structurel. Car l'idée de structure peut être constituée comme objet dans l'histoire des idées. En tant que telle elle provient alors de contaminations et de glissements antécédents dans les systèmes de pensée.

Et pourtant, Foucault n'ignore pas la nécessité d'une linéarité d'exposition de la recherche historique. Dès lors le problème devient : comment reconstituer de la manière la plus probante et la plus ouverte — dans la forme linéaire de l'histoire et de l'exposition — ce que l'on a découvert comme rhizomatique, arborescent et efflorescent?

Cette discipline de l'historie des idées s'oppose alors à l'histoire théologique ou téléologique, respectivement fondées sur la Providence ou la Raison. Elle contient cependant aussi une histoire des idées religieuses, philosophiques, et même une histoire des idées historiques. Elle prétend en outre penser — autrement dit traverser, traiter et réinterpréter — des commencements et de fins (l.27), à condition que ceux-ci soient désormais entendus en un sens renouvelé. Il ne s'agit en effet pas d'entendre la notion de début au sens originaire, originel et original d'une histoire eschatologique, ni le principe au sens d'un avènement à terme d'une finalité rationnelle dans le cadre d'une histoire téléologique. Il s'agit au contraire de s'efforcer à effectuer l'assignation la plus exacte possible de toutes les forces et configurations concourantes présidant à la formation d'un système de représentations mentales. La notion de fin s'entend chez Foucault de manière locale et stratégique, non pas eschatologique ou téléologique.

Les fondements épistémologiques, méthodologiques et heuristiques de la conception foucaldienne de l'histoire des idées reposent sur les notions d'obstacle, de coupure et de rupture. Ceux-ci en effet se trouvent toujours là où on les attend le moins. Toute continuité apparente cache en effet des formes de discontinuité et de disruptivité (et réciproquement), mais elle ne révèle ce qu'elle cache qu'au prix d'une discipline de mise en perspective (ligne de fuite, mouvement) qui libère partiellement le muet et ce qui se tient en souterrain.

Dans l'épistémologie historique de Foucault, notons encore qu'il n'y a pas de progrès, mais seulement un développement (l.28) que l'on peut reconstituer en observant les affluents et les effluents. On entend certes la notion de progrès au sens classique des Lumières. Si Foucault traduit Anthropologie d'un point de vue pragmatique de Kant, c'est cependant bien d'un point de vue pragmatique et non pas cosmopolitique. Car pour Foucault, à la fin de Les mots et les choses, la figure de l'homme est récente et peut être vouée à s'effacer comme un visage sur le sable. On n'observe aucune médiation dialectique chez Foucault, mais seulement des intermédiaires (l.30), gradations, déplacements, interférences d'un domaine à l'autre, sous le mouvement du temps et de l'espace, des représentations dans l'histoire

Enfin il ne s'agit pas pour Foucault de ressusciter le passé selon ses grands moments, par l'édification de monuments discursifs comme ceux que le XIX ème siècle a vus naître sous la plume de Michelet, Comte, Hegel. Il s'agit simplement au contraire de faire revivre (l.35) —i.e. expliquer par la réinterprétation — toutes les formations discursives. Celle-ci doivent être réactivées, réactualisées, exhumées et exprimées, non pas dans le lien apparent qu'elles présentent avec les institutions, mais dans les interstices, les écarts d'un sol mouvant constitué par tout ce que Foucault nomme les pratiques muettes (l.35). Si quelque chose a parlé, si une formation discursive a pu voir le jour, être mise en lumière, c'est que nécessairement et complémentairement tout un système n'a pas cessé d'agir de manière insidieuse (sans valorisation ni connotation morales) et souterraine (l.13).

On serait tenté de se demander, à ce stade du commentaire (l.38), quels peuvent être les rapports, lointains ou interférés, entre la méthode foucaldienne et l'herméneutique de l'histoire, esquissée d'abord par Dilthey, théorisée par Gadamer (Vérité et méthode), et illustrée par Aron (La philosophie critique de l'histoire).En effet, il s'agit bien pour Foucault de relier, d'insérer et de réinterpréter les oeuvres, les formations culturelles et les systèmes de pensée — y compris les interprétations de l'histoire. Nous avons vu qu'il n'y avait pas dans l'épistémologie historique de Foucault la moindre trace de structuralisme, de providentialisme, de rationalisme idéaliste ou matérialiste. Y aurait-il cependant une dimension herméneutique? La question est délicate, car si la filiation foucaldienne à Nietzsche — au sens d'une histoire généalogique, critique, pragmatique, qui veut produire une perspective effective et révélatrice pour le devenir humain — reste indéniable, on serait tenté d'y voir la condition d'une attitude progressivement interprétative (selon le mot de Nietzsche "Il n'y a pas de faits, il n'y a que des interprétations"). Or, si la question méritait d'être posée on peut cependant y répondre par la négative. L'insertion (l.38) dont il s'agit chez Foucault n'est pas celle de l'inclusion dans la globalité d'un ensemble d'action (Wirkungszusammenhang), qui constituerait un cercle herméneutique fécond. Car chez Foucault il semblerait qu'il n'y ait pas de globalité fermée quoique mouvante et intégrant son interprétation comme objet. L'insertion est au contraire ici ouverte, car chez Foucault l'histoire se pense comme lieu des stratégies (non pas politiques car ce ne sont que des épiphénomènes) des systèmes de pensée qui ne cessent de s'affronter en une lutte toujours ouverte. Apparaît la pure extériorité de la pensée historique de Foucault : une pensée du dehors. Les intériorités apparentes sont momentanées, vite déplacées et constituées par des replis d'extériorité dans les interférences des systèmes de pensée. Aucune place dans la pensée historique de Foucault n'est en effet prévue pour une intériorité non seulement absolue — la Providence divine ou l'immanence de la Raison, qu'elle soit de nature idéaliste ou matérialiste —, mais même relative. Les cercles concentriques de Foucault (l.37) ne peuvent pas être identifiés aux cercles herméneutiques. Les insertions, les interférences ne sont pas d'ordre organique (totalité partielle se modifiant par osmose selon un principe interne d'interprétation), mais d'ordre stratégique et stratigraphique.

Au final, c'est un véritable discours de la méthode foucaldienne que nous livre ce texte et l'ouvrage duquel il est tiré. Discours dont les essais préalablement mis en oeuvre ou visés seraient précisément Histoire de la folie à l'âge classique, Les mots et les choses, et Histoire de la sexualité, dont ils apparaîtraient comme l'application.

L'épistémologie historique de Foucault ne s'est pas elle-même créée ex nihilo. Elle est le résultat, la résultante organiquement ressaisie, réappropriée et réinterprétée d'une filiation nietzschéenne. Cette filiation est à entendre au niveau de l'attitude généalogique, critique, pragmatique, telle que nous l'avons soulignée dans un Fragment Posthume de Nietzsche : "Le service de la vérité est le plus dur service". Cette première filiation se double d'un filiation épistémologique à partir de Canguilhem (Histoire du concept de réflexe, par exemple) et de Bachelard (Etude de l'évolution d'un problème de physique : la propagation thermique dans les solides, par exemple). Ces deux filiations, généalogique et épistémologique, se trouvent couronnées par un dialogue constant avec les historiens de la Nouvelle Histoire (Ariès notamment et son Histoire de l'enfant et de l'éducation sous l'ancien Régime).

Dans ce texte théorique et fondateur, Foucault, archéologue, archiviste, topographe et cartographe des idées et de leurs transformations, montre que les métaphores discursives et descriptives sont en fait des constituants premiers de sa méthode. Cette méthode veut prendre au sérieux ce qui a été délaissé, et veut cesser de prendre pour une métaphore ce qui est peut-être la base même du développement de l'histoire et de la reconstitution du passé. Il s'agit alors non pas de remettre la réalité à l'endroit, mais d'éclairer lucidement et probrement ce qui reste dans l'ombre, comme condition d'émergence et de formation de ce que l'histoire avait mis en lumière.

Christophe Steinlein (février 2004).